Publié dans le magazine Books n° 26, octobre 2011. Par Tommaso Pincio.
Pour comprendre l’imaginaire du Japon, il n’est pas de meilleur guide que l’art. Dans ce pays hypermoderne qui réinvente en permanence ses classiques, les créateurs révèlent une civilisation à nos yeux étrange. Où l’outre-tombe ne s’oppose pas au vivant, où les monstres sont le miroir de soi, où la réclusion nourrit la quiétude.
Une poésie très ancienne, attribuée à Ariwara no Yukihira – qui vécut à la cour impériale japonaise à l’époque de Heian, de 818 à 893 –, dit plus ou moins ceci : « Si par hasard venait / quelqu’un qui s’enquiert de moi / réponds-lui que, dans la baie de Suma / baigné de larmes comme l’algue en eau saumâtre / je vis submergé par la désolation. » Ces vers célèbres, repris au siècle suivant par la romancière et dame de cour Murasaki Shikibu dans
Le Dit du Genji, qui passe pour être l’œuvre majeure de la littérature japonaise (1), contiennent en germe un concept fondamental pour la culture nippone. Exprimant à l’origine la tristesse nue et crue ressentie lorsque, de gré ou de force, on se retrouve exclu du monde, le sens du
wabi – vivre submergé par la désolation – s’est transformé au cours des siècles pour devenir synonyme d’une forme de béatitude, la voie maîtresse pour atteindre à la quiétude spirituelle du néant le plus profond, la clé pour accéder à la conscience que tout attachement aux valeurs terrestres est pure illusion et, par conséquent,...