La carrière contrariée d’Ionesco
Publié le 11 mai 2015. Par La rédaction de Books.
La Cantatrice chauve a fait son apparition sur les planches le 11 mai 1950. Elle doit les quitter après vingt-sept représentations boudées par le public et par la critique. Ce n’est que sept ans plus tard que la pièce d’Eugène Ionesco trouve son public et s’installe définitivement au Théâtre de la Huchette (où elle est encore jouée). Dans cet article écrit pour Books en février 2013, Anthony Daniels rend hommage à la richesse des textes du dramaturge, dont les significations psychologiques et politiques sont riches et multiples.
Toutes les carrières politiques, dit-on, se terminent en échec, et toutes les tendances littéraires dégénèrent, parfois très vite. Dans ses entretiens avec Eugène Ionesco, publiés en 1966, Claude Bonnefoy lui demandait si les jeunes auteurs dramatiques devaient prendre Beckett comme modèle. Ionesco répondit avec sa subtilité caractéristique : « En tout cas Beckett cultive ses disciples… Avoir des disciples, c’est dangereux, parce que l’école est toujours inférieure au maître. En même temps, s’il n’y a pas de disciples, cela peut signifier que la nouvelle expression stylistique n’est pas ancrée dans la réalité vivante. Ce sont là les contradictions de la littérature. »
Beckett et Ionesco furent les deux personnalités majeures de ce que Martin Esslin, critique dramatique britannique d’origine hongroise, appela le « théâtre de l’absurde », expression qui fut rapidement adoptée et se généralisa pour désigner l’œuvre d’auteurs en révolte contre les pièces naturalistes, les « pièces bien faites » comme celles de Terence Rattigan ou d’Arthur Miller, qui dominaient encore les scènes d’Europe et d’Amérique. Après tout, la réalité ne s’offre pas à nous sous la forme de jolis récits bien troussés, avec un commencement, un milieu et une fin, en attendant qu’un dramaturge les présente sur un théâtre comme une photo de vacances ou comme un boucher découpe des tranches de jambon à l’os. Le théâtre naturaliste n’était donc pas vraiment réaliste, mais exprimait seulement un désir névrotique de domestiquer la nature insaisissable et incompréhensible de l’existence humaine ; c’était plus une fuite loin de la réalité qu’une tentative visant réellement à la refléter et à l’analyser. Harold Pinter, de vingt-trois ans le cadet de Ionesco, était le représentant britannique de cette école et illustre à la perfection le penchant des disciples littéraires à simplifier le modèle originel, de transformer une vision profonde en un simple procédé, une ficelle. Selon Ionesco, c’est ce qui est arrivé à Beckett lui-même. « On a parfois l’impression qu’il ne cherche plus à dire ce qu’il a à dire, mais à trouver des procédés qui stupéfieront le spectateur. Après les poubelles il utilise les jattes, puis il enterre les personnages, et ainsi de suite. C’est une série permanente de prouesses… Je crois qu’il y a surtout chez lui maintenant une recherche purement formelle, parce que l’essentiel de ce qu’il avait à dire, il l’a dit plusieurs fois, dans En attendant Godot, dans Fin de partie, dans Oh les beaux jours. » L’œuvre de Ionesco était bien plus riche que celle de Pinter, mais c’est Pinter qui reçut le prix Nobel.
À l’époque de l’essor du théâtre de l’absurde, l’absurde était une catégorie philosophique, un sujet apprécié, qui semblait avoir des connotations de profondeur. Ionesco, pour sa part, n’aimait pas vraiment ce terme, parce qu’on peut qualifier d’« absurdes » tant de choses différentes. La plupart du temps, le mot est implicitement comparatif ; par exemple, un prétentieux est absurde parce qu’il prend son rêve d’importance ou d’intelligence pour la réalité, qui est tout autre. Qu’est-ce donc que l’absurdité existentielle, non pas l’absurdité de telle ou telle forme de comportement humain, mensonge à soi-même ou folie, mais plutôt de l’existence humaine en soi ?
Ni récompense ni châtiment
La foi religieuse transcendante a disparu en Europe ou est devenue impossible, au moins pour la majorité des gens instruits, qui représentent une part croissante de la population. Mais les problèmes auxquels elle semblait apporter une solution sont restés aussi grands que par le passé, malgré les progrès de la médecine et du niveau de vie. La règle est encore, et sera toujours la suivante : chaque homme doit mourir. Dans un univers dont on pense aujourd’hui qu’il contient plus d’étoiles que le nombre de dollars auquel s’élève la dette nationale de n’importe quel pays, l’homme reste le roseau pensant de Pascal ; mais ses joies, ses passions, ses réussites et surtout ses souffrances sont désormais privées de tout espoir d’objectif transcendant. Il n’y a plus de téléologie, donc ni récompense ni châtiment.
L’angoisse existentielle n’a rien de nouveau, car elle remonte au moins à l’Ecclésiaste. Vanité des vanités, tout est vanité. Shakespeare fut un grand poète de l’absurdité (mais aussi de presque toutes les autres réalités humaines). Quand ses ambitions sont contrecarrées, Macbeth voit la vie dépouillée de tous ses aspects contingents : « C’est un récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » Notre époque est néanmoins la première à éprouver l’absurdité de masse. Quantité d’individus sont entièrement privés de tout appui transcendantal, qu’il soit religieux ou laïque, comme naguère le marxisme. Pour ceux auxquels cet appui fait défaut, l’absurdité réside dans le fait que la vie continue, doit continuer, guidée par ses propres impératifs irrésistibles mais dénués de sens. L’espoir d’être un jour délivrés de cette absence de sens est exprimé par le titre d’une pièce, devenu proverbial même parmi ceux qui n’ont jamais lu ou vu l’œuvre en question. Il transcrit exactement notre manque total de sécurité philosophique : En attendant Godot. De même, le protagoniste de L’Innommable dit : « Je ne peux pas continuer, je vais continuer. » La force vitale se heurte à l’indifférence cosmique de l’univers.
Parmi bien d’autres choses, Ionesco nous oblige à faire ce qui est impossible selon La Rochefoucauld : regarder la mort en face. Peut-être pas très longtemps, mais certainement plus qu’aucun autre n’en est capable. Après avoir lu ou vu au théâtre Le roi se meurt, je ne peux m’empêcher de me demander combien de Bérenger il y a autour de moi, et je suis toujours forcé de répondre qu’ils sont légion. Cela vient de ce que nous sommes tous des Bérenger pendant le plus clair de notre vie ; c’est un personnage véritablement universel parce que, comme lui, nous savons tous que nous sommes mortels mais vivons comme si nous l’ignorions. Nous avons le sentiment d’être immortels, du moins tant qu’aucun diagnostic fatal n’est prononcé contre nous (même dans cette situation, selon un article paru récemment dans le New England Journal of Medicine, beaucoup d’entre nous sont tout à fait capables de déni). C’est dans la contradiction essentielle entre ce que nous savons et ce que nous ressentons – essentielle parce que nous ne pourrions tout simplement pas fonctionner sans – que réside l’absurde. Bérenger n’est pas seulement absurde, pourtant, mais tragique et digne de pitié, comme nous tous. La pièce est à la fois déconcertante et réconfortante ; la révélation de notre mensonge nous inspire une sorte de joie, et même d’euphorie. Comme le dit Marie, la première reine de Bérenger, « tout le monde est le premier à mourir ». C’est comme si Ionesco nous soulageait, au moins un moment, de la nécessité de prétendre être nous-mêmes. En nous forçant à affronter l’absurde, il le rend moins menaçant.
Bavardage
Le vide de l’existence humaine apparut dans l’œuvre d’Ionesco (si tant est que le vide puisse faire une apparition) dès sa première pièce, La Cantatrice chauve. Le bavardage creux des Smith et des Martin n’est pas symptomatique de l’impossibilité de la communication humaine ; comme l’a dit Ionesco, si la communication entre humains n’était pas possible, il n’aurait pu devenir dramaturge. Les banalités des Smith et des Martin sont bien plutôt symptomatiques de l’absence de quoi que ce soit d’important à communiquer. Les Smith et les Martin parlent non parce qu’ils ont quelque chose à dire, mais parce qu’ils n’ont rien à dire : tous, face à l’ineffable, nous n’avons rien à dire. Je ne peux prétendre représenter l’espèce humaine, mais, en ce qui me concerne, je ne suis que trop douloureusement conscient de ce fait, depuis l’adolescence : c’est parce que je n’ai rien à dire que je dis la majeure partie de ce que je dis : un rien que le silence exposerait sans pitié. La discussion ridicule qui oppose les Smith et les Martin au sujet de la sonnette de la porte d’entrée – si elle retentit, y a-t-il forcément quelqu’un ? – est une tentative, d’un genre que nous connaissons tous, sans doute, visant à déguiser le fait (ou peut-être le soupçon) que ce qui est important ne peut aucunement être dit, ni peut-être même pensé, le langage étant un instrument insuffisant. Ce dont on ne peut parler, dit Wittgenstein à la fin du Tractatus, il faut le taire. Et le bavardage est le moyen par lequel nous remplissons le vide de notre esprit lorsque nous contemplons ce mystère : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien (question fondamentale chez Ionesco). La banalité est notre ours en peluche ; ce n’est pas un hasard si l’ère de la communication est aussi celle de la banalité et de l’athéisme. Je ne dispose d’aucune preuve empirique dans ce domaine, mais je soupçonne que les individus animés d’une foi religieuse profonde et sincère ont moins recours à Facebook et à Twitter que les autres.
Ionesco est riche, autant que Pinter est mince, parce que son œuvre fonctionne sur plusieurs niveaux. S’il est vrai que ses pièces abordent les questions philosophiques les plus abstraites, elles contiennent aussi les messages politiques les plus pertinents, mais de manière aussi apolitique que possible, et malgré le refus affiché de tout didactisme. De ce point de vue, Ionesco est comme Socrate, il affirme ne rien savoir si ce n’est qu’il ne sait rien, et il en tire les conclusions appropriées sur le vide de toute idéologie, de tout dogme politique. C’est un message qui affirme ne pas en être un. Le message est qu’il ne peut ni ne doit y avoir aucun message.
Quand « la philologie mène au crime »
Par exemple, dans La Leçon, la fille dit au maître après que celui-ci a tué son quarante et unième élève de la journée : « Et je vous avais bien averti, tout à l’heure encore : l’arithmétique mène à la philologie, et la philologie mène au crime… » À première vue (ou à la première écoute), cela semble purement arbitraire et ridicule, le comble de l’absurde, conçu pour susciter un rire facile. Mais ce n’est pas le cas. C’est une référence voilée au Bucarest des années 1930 qu’a connu Ionesco, quand la grande majorité des intellectuels et des écrivains (dont Eliade et Cioran), dont beaucoup avaient étudié la philologie, étaient soit sympathisants soit activement impliqués dans le fascisme roumain, peut-être le plus atrocement brutal de tous. De plus, la philologie était l’un des piliers de la revendication sur la Transylvanie. Les nationalistes en usaient (et abusaient) pour prouver que cette région était habitée depuis près de deux millénaires par les descendants des Romano-Daces. Bien entendu, les historiens et philologues hongrois parvenaient à la conclusion exactement opposée, prouvant que les Roumains étaient des immigrés tardifs venus d’ailleurs et donc des intrus dont rien ne légitimait la présence. La philologie alimentait ainsi la haine et fut utilisée à cette fin à la fois par les fascistes et par les communistes. Et il ne faut pas oublier que Staline (encore vivant quand La Leçon fut écrite et créée sur scène) rédigea une brochure sur la linguistique et que ses opinions devinrent aussitôt une orthodoxie, toute dissidence étant un prétexte supplémentaire à la répression.
La remarque apparemment absurde de l’élève a sûrement aussi un sens plus profond : les pires crimes sont le fruit de théories intellectuelles foireuses, philologiques ou non, plutôt que le résultat spontané de la nature malfaisante de la racaille. Les intellectuels sont donc potentiellement les individus les plus dangereux au monde, capables de susciter et de justifier des crimes de masse (c’est pourquoi le meurtre de quarante élèves en un seul jour, apparemment si absurde que certains metteurs en scène en réduisirent le nombre, était plutôt modeste).
Le message politique est renforcé par ce que dit la fille quand le maître s’inquiète d’éveiller les soupçons en achetant quarante cercueils et en transportant dedans les quarante cadavres : « Ne vous faites donc pas tant de soucis. On dira qu’ils sont vides. D’ailleurs, les gens ne demanderont rien, ils sont habitués. » Autrement dit, le meurtre de masse était devenu partie intégrante de l’existence normale (et le serait encore pendant de nombreuses années, dans certaines parties du monde). Aucune réflexion ne saurait être moins absurde, plus pertinente.
Le maître répond : « Quand même… », et il s’ensuit cette indication scénique : « La Bonne sort un brassard portant un insigne, peut-être la svastika nazie » – c’est moi qui souligne. Après quoi la bonne dit : « Tenez, si vous avez peur, mettez ceci, vous n’aurez plus rien à craindre… C’est politique. » Dans mon édition, une note de bas de page de l’auteur précise, après « ils sont habitués » : « À Paris, à la représentation, on a supprimé les deux répliques qui suivent, ainsi que le brassard, pour ne pas ralentir le rythme. » En quoi Ionesco se montre assurément très narquois, ou ironique. Le rythme de la pièce n’aurait guère pu être perturbé par ces quelques mots, également supprimés de la représentation que j’ai vue en décembre 2012 à La Huchette. La clef de l’énigme réside dans le « peut-être » de la didascalie : si le symbole figurant sur le brassard n’est pas un insigne nazi, de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? Il n’y avait qu’un autre candidat plausible, la faucille et le marteau ; mais une forte proportion de l’intelligentsia française à l’époque était en faveur de l’oppression et du meurtre de masse, pourvu que ce fût par des gens bien au nom de la bonne doctrine. Utiliser un brassard arborant la faucille et le marteau aurait certainement ralenti le rythme de la pièce, mais pas en raison des paroles proférées ou des actes accomplis par la jeune élève et le maître.
Le « c’est politique » nous rappelle néanmoins que ce ne sont pas seulement le nazisme et le communisme que nous avons à redouter, mais toute doctrine politique érigée en dogme dérivé de la « philologie » ; métonymie de toute théorisation intellectuelle ambitieuse mais foncièrement inappropriée et ridicule. Ionesco prend le particulier (le totalitarisme du XXe siècle) et en tire une conclusion universelle, bien que négative : il fait exactement ce qu’il dit de ce que l’article doit faire, dans ses entretiens avec Claude Bonnefoy.
La Leçon est loin d’être la seule pièce à avoir un message anti-message. On trouve la même chose dans Les Chaises, par exemple. Le Vieux, même s’il fut simple concierge jusqu’à l’âge de 95 ans, a un message à délivrer au monde, message auquel sa femme croit aussi, victime d’une « folie à deux », forme de démence contagieuse, à la base des mouvements politiques les plus hideux. Elle dit : « Tu n’as pas le droit de taire ton message ; il faut que tu le révèles aux hommes, ils l’attendent… l’univers n’attend plus que toi. » Presque aussitôt après, elle poursuit : « Tu aurais pu être un orateur chef si tu avais plus de volonté dans la vie… je suis fière, je suis heureuse que tu te sois enfin décidé à parler à tous les pays, à l’Europe, à tous les continents. » Mais quand l’Orateur (le seul des invités du Vieux à véritablement exister) prend la parole à la fin de la pièce, au nom du Vieux et suivant ses instructions, il prononce non pas du verbiage, mais ce que les psychiatres appelaient, avant qu’il n’existe un traitement de la schizophrénie avancée, de la verbigération, c’est-à-dire de simples fragments de mots, des phonèmes non rattachés à un sens reconnaissable : « Mmm, Mmm, Gueue, Gou, Gu, Mmm, Mmm, Mmm, Mmmm. » L’art oratoire, et les espoirs qu’il suscite sont ainsi ridiculisés : ce n’est sûrement pas un message (ou un anti-message) d’absurdité au sens existentiel du terme. C’est de la satire, pas de l’Absurde.
Un profond malaise
Dans Les Chaises, Ionesco offre aussi un exemple de son éblouissant pouvoir d’intuition politique et de concision intellectuelle. Le Vieux demande au colonel imaginaire qu’il a invité à son meeting imaginaire : « Mon Colonel, mon Colonel, j’ai oublié. La dernière guerre, l’avez-vous perdue ou gagnée ? » Il n’obtient aucune réponse, évidemment, et ce point est abandonné sitôt qu’abordé, enseveli sous un monceau de banalités ; mais c’était une question cruciale, l’impossibilité d’une réponse définitive induisant un profond malaise, des arguments fallacieux, de la culpabilité, de la colère, des récriminations et bien d’autres choses encore. Rarement une question aussi prégnante et complexe a été posée en termes aussi simples et en aussi peu de mots.
Le contenu politique de Rhinocéros est généralement reconnu, bien sûr, mais souvent avec l’idée réconfortante que la pièce renvoie surtout, sinon exclusivement, à la montée du fascisme à Bucarest quand Ionesco y était étudiant. Mais le discours final de Bérenger, dans lequel il déplore sa propre incapacité à devenir un rhinocéros, suggère que le problème de la « rhinocérite » se situe plus profondément dans la psychologie humaine que dans des circonstances politiques particulières, qu’il existe en pratiquement chacun de nous la tentation ou le désir de noyer notre individualité dans une foule qui pense, parle et agit à l’unisson. Comment expliquer autrement la conduite d’une foule de supporters lors d’un match de football, par exemple, ou du public d’un concert de rock, composé de milliers de personnes qui se comportent volontairement comme la foule lors des conventions du parti nazi à Nuremberg, mais qui protesteraient avec véhémence si elles sentaient la moindre interférence dans la liberté d’exprimer leur individualité supposée ?
Ionesco a spécifiquement nié que l’Architecte de Tueur sans gages était Le Corbusier, mais il était connu pour sa réticence à rendre ses intentions trop clairement explicites ; comme l’écrivit Emily Dickinson, « le succès passe par des voies détournées ». On ne peut ne pas voir la coïncidence entre la Cité radieuse intégralement planifiée et la personnalité de son architecte, mystique exalté mais intimement bureaucratique, en quête de pouvoir, complètement insensible à la vie des gens réels, d’une part, et les théories et la pratique de Le Corbusier d’autre part, surtout lorsqu’on connaît la sensibilité de Ionesco et son hostilité au totalitarisme sous toutes ses formes, l’une d’elles étant clairement incarnée par l’urbanisme et l’architecture de Le Corbusier. Dans cette pièce, Ionesco est aussi un peu prophète, montrant avec quelle rapidité les cités radieuses dégénèrent en enfers urbains.
Pinter, intolérant et ennuyeux
Quand on se tourne vers Pinter, on ne découvre pas ce feuilletage des niveaux de sens qui existe chez Ionesco – existentiel, social, politique et psychologique (dans Victimes du devoir, il y a une scène émouvante pour tous ceux qui ont eu des relations difficiles avec leur père, soit une proportion non négligeable de la population). Selon le journaliste canadien Mark Steyn, la caractéristique d’une pièce de Pinter était « un silence suivi d’un coq-à-l’âne », et il n’est assurément pas difficile d’en trouver des illustrations dans son œuvre. Voici par exemple un extrait de la pièce Le Gardien :
DAVIES : Il se trouve que je suis moi-même un peu à court d’argent. Voyez-vous, je n’ai rien touché pour tout le travail que j’ai fait la semaine dernière. C’est la situation, voilà ce que c’est.
[Pause].
ASTON : Je suis allé au pub l’autre jour. Commandé une Guinness. Ils me l’ont servie dans une tasse épaisse. Je me suis assis mais je n’ai pas pu la boire. Je ne peux pas boire la Guinness dans une tasse épaisse. Je ne l’aime que dans un verre mince. J’en ai pris quelques gorgées mais je n’ai pas pu la finir.
Le commentaire de Steyn est injuste envers Pinter, et ne cherchait sans doute pas à être juste : un mot d’esprit n’est jamais équitable. Et il ne fait aucun doute que Pinter, avec l’oreille d’un poète (il a écrit de la poésie, mais très mauvaise), a très bien saisi l’incohérence de la plupart des conversations ordinaires, peut-être parce que nous sommes en général plus concentrés sur ce que nous allons dire que sur ce que les autres ont dit. Il a indubitablement su créer une atmosphère unique de menace omniprésente. Tout anglophone sait ce que le mot « pintérien » veut dire. Et certes bien peu d’auteurs voient leur nom adjectivé. Mais bien que Pinter eût des opinions très précises et catégoriques, et même la réputation d’être intolérant et ennuyeux dès qu’il enfourchait son cheval de bataille politique, on cherche en vain dans son œuvre cette substance intellectuelle, morale, psychologique et politique plus profonde que l’on trouve chez Ionesco.
Prise dans son ensemble, l’œuvre de Pinter donne le sentiment d’être un procédé, utilisé à répétition. Malgré l’habileté de l’exécution, le procédé manque de substance. On sort d’une pièce de Pinter avec une forte impression, mais elle se dissipe bien vite comme la brume du matin au soleil, ne laissant que le vague souvenir d’une atmosphère. Lire le texte d’une pièce de Pinter après l’avoir vue est comprendre qu’il y a peu de grain à moudre. Avec Ionesco c’est le contraire. Comme il l’a dit, les disciples sont toujours inférieurs au maître. Il était le maître, Pinter le disciple.
Ce texte a été traduit par Laurent Bury.