« Je poursuis un rêve, je veux l’impossible »
Publié en avril 2024. Par Michel André.
De tous les « impressionnistes », Monet est celui qui s’est montré le plus tôt déterminé à inventer une nouvelle manière de peindre.
Claude Monet, qui n’aimait guère les journalistes et souhaitait être reconnu sans subir les inconvénients de la notoriété, ne s’est exprimé publiquement sur lui-même qu’à de rares occasions. « Que peut-il y avoir à dire, déclara-t-il un jour, d’un homme que rien au monde n’intéresse que sa peinture ? » Par bonheur, comme pratiquement tout le monde à une époque où le téléphone restait à inventer, il écrivait des lettres. Et même beaucoup, dans lesquelles il se livrait très ouvertement. C’est particulièrement vrai de celles qu’il adressait à ses amis les plus proches – Renoir, Clemenceau et le critique Gustave Geffroy – ainsi qu’à ses deux épouses successives, avec lesquelles il restait en contact par ce moyen quand son travail le tenait éloigné du domicile familial, ce qui se produisait souvent. Pour ses biographes, cette correspondance, aussi riche que celle de Vincent Van Gogh, est une précieuse source d’informations sur sa vie et, plus encore, sa personnalité. Dans l’excellent ouvrage qu’elle vient de lui consacrer (contrairement à ce qu’elle affirme, il ne s’agit pas de la première biographie de Monet en anglais), comme plusieurs biographes français du peintre l’avaient fait avant elle (ce qu’elle semble ignorer), Jackie Wullschläger, tout en analysant ses œuvres avec une grande finesse, exploite cette correspondance pour éclairer la vie intérieure de Monet.
À l’exception de l’épisode de l’affaire Dreyfus, qui l’a vu se ranger résolument aux côtés des défenseurs du capitaine injustement accusé, de la guerre franco-prussienne de 1870 et de celle de 1914-1918, qu’il lui était difficile d’ignorer, il n’est pas beaucoup question des affaires du monde dans les lettres de Monet. Le sujet qui y occupe de loin la première place, c’est son œuvre. En rébellion contre la peinture académique officielle de l’époque, les peintres de sa génération n’en admiraient pas moins certains de leurs aînés comme Delacroix, Corot et Courbet. Monet, qui se sentait également proche de Watteau, est, de tous, celui qui s’est montré le plus tôt déterminé à inventer une nouvelle manière de peindre. Le terme « impressionnisme », on le sait, a été forgé par la critique, d’abord dans une intention dépréciative, pour regrouper une série d’artistes (Monet, Degas, Renoir, Pissarro, Sisley, Berthe Morisot) qui partageaient en apparence certains traits. Il n’est pas fortuit que le nom de ce groupe ait été formé d’après le titre de la toile de Monet Impression, soleil levant. Si quelqu’un incarne en effet l’idéal esthétique associé à ce mot, c’est bien lui, bien qu’il n’ait jamais cherché à le théoriser. « J’ai toujours eu horreur des théories, écrira-t-il à la fin de sa vie, […] je n’ai que le mérite d’avoir peint directement devant la nature, en cherchant à rendre mes impressions devant les effets les plus fugitifs. »
Ce que Monet n’a cessé de vouloir capturer, ce sont les imperceptibles variations de l’air et de la lumière autour des objets, en fonction de la saison, du temps qu’il fait et de l’heure du jour. Ne pas y parvenir le jetait dans des états de désespoir. « Je poursuis un rêve, disait-il, je veux l’impossible. » Dans de nombreux passages de ses lettres s’exprime une profonde insatisfaction. Jamais il ne se montre content de ce qu’il a produit. À la fin de sa vie, il détruisit avec rage une trentaine de toiles qu’il estimait ratées. Cette quête perpétuelle influença à la fois le style et les sujets de ses tableaux. Au début de sa carrière, il peignait des scènes familiales, des scènes de rue ou de foule, des paysages. Très peu de portraits et d’autoportraits, toutefois, et – une rareté dans l’histoire de la peinture – pas un seul nu. À l’âge mûr, il se lança dans la réalisation de séries représentant le même motif à différents moments, sous différents éclairages : des meules de foin, la façade de la cathédrale de Rouen, les ponts de la Tamise et le bâtiment du Parlement à Londres, les nymphéas de l’étang attenant à la propriété de Giverny où il passa les quarante dernières années de sa vie. Arrivé à l’extrême vieillesse, il fabriqua, en prenant pour sujets les mêmes nymphéas, de vastes panneaux décoratifs dont il fit don à l’État. Jackie Wullschläger rappelle à quel point ils inspirèrent les expressionnistes abstraits américains dans les années 1950. Elle montre aussi ce que la production de toutes ces œuvres exigeait d’engagement physique. Levé avant l’aube, Monet travaillait avec acharnement toute la journée dans des conditions parfois éprouvantes, balloté dans son bateau-atelier ancré sur la rive de la Seine, frissonnant dans la campagne glacée et enneigée, fouetté par les embruns au pied des falaises.
Un deuxième thème de la correspondance de Monet est celui de sa vie amoureuse et familiale. Contrairement à beaucoup d’hommes, notamment d’artistes, de sa génération, naturellement monogame, il n’entretenait pas de liaison extra-maritale et ne fréquentait pas les prostituées. Trois femmes ont joué un rôle clé dans sa vie. Sans elles, reconnaît Jackie Wullschläger, il n’en aurait pas moins été un immense créateur, mais leur présence à ses côtés, soutient-elle, a influencé sa vie émotionnelle d’une manière qui se trahit dans son art. La première est Camille Doncieux, qu’il épousa jeune et qui lui donna deux enfants. Elle apparaît, parfois avec eux, dans beaucoup de tableaux de sa première période. Il l’aima passionnément et son décès prématuré, en 1879 à l’âge de 32 ans, le laissa brisé. Quelque temps auparavant, ils avaient fait la connaissance d’Ernest Hoschedé, un négociant qui fut son premier mécène, de sa femme Alice et de leurs six enfants. Les revers de fortune d’Hoschedé et la situation financière fragile des Monet décidèrent les deux familles à s’établir ensemble. Alice assista Camille tout au long de la maladie qui allait l’emporter, mais, à ce moment, quasiment séparée de son mari, elle s’était déjà rapprochée sentimentalement de Monet. Durant douze ans, ils habiteront ensemble avec leurs huit enfants, jusqu’à ce que la mort d’Hoschedé leur permette de se marier. Bien qu’enclin à la solitude et de commerce souvent difficile, Monet était très attaché au petit clan au sein duquel il vivait. Lorsqu’Alice mourut à son tour, le laissant à nouveau dévasté, une de ses belles-filles, Blanche, celle dont il s’était toujours senti le plus proche, notamment parce qu’elle peignait également et l’aidait dans ses travaux, prit en charge la maison de Giverny. Elle avait épousé son fils Jean. Après la mort de ce dernier, en 1914, elle continua d’être le soutien de Monet jusqu’à sa mort, en 1926.
Le troisième sujet récurrent est l’argent. Né à Paris, Monet a vécu son enfance au Havre où son père tenait un commerce d’équipements pour les bateaux. De retour à Paris pour étudier la peinture, il connut la vie de bohème des jeunes gens de petite et moyenne bourgeoisie. Mais il avait des habitudes et des goûts très au-dessus de ses moyens, aimait s’habiller avec recherche et manger finement. Longtemps, ses tableaux ne lui rapportèrent qu’à peine de quoi vivre. Sans beaucoup de pudeur et sans scrupule, de manière insistante, il empruntait à ses amis plus fortunés, par exemple le peintre Bazille, ou leur quémandait de l’aide. Lorsque Manet mourut, apprenant qu’il était sollicité pour porter le cercueil, il dut se faire payer un costume. Les années qu’il vécut à Paris, puis à Argenteuil et Vétheuil sur les rives de la Seine, furent difficiles. Ce n’est qu’après qu’il eut fait la connaissance du marchand d’art Paul Durand-Ruel que sa situation financière s’améliora. Ses tableaux commencèrent à se vendre, de plus en plus cher. Ne se sentant lié par aucune fidélité, il n’hésitait pas à proposer ses œuvres à différents marchands d’art et galeristes. Devenu riche, il put acheter et agrandir la propriété de Giverny dans laquelle il s’était installé. Il rendit alors à ses amis la générosité dont il avait bénéficié, en aidant financièrement ceux qui étaient dans le besoin, comme Pissarro. Il se battit aussi pour faire entrer l’Olympia de Manet dans un musée national.
En même temps que le récit d’une vie, le livre de Jackie Wullschläger est le tableau d’une époque et d’un milieu. Sans être le simple produit de la modernité, l’œuvre de Monet est inséparable de celle-ci. Elle n’aurait par exemple pas été possible sans l’invention du tube de peinture souple et du bouchon à pas de vis, qui permirent aux artistes de sortir de l’atelier pour peindre sur le motif. Sans l’invention de la photographie, aussi, qui, prenant en charge la reproduction fidèle de la réalité, les incita à se distancer de la représentation objective. Le développement du chemin de fer leur fournit par ailleurs à la fois un sujet inédit et un moyen de se rendre aisément loin du lieu où ils habitaient. On ne peut d’un autre côté qu’être frappé par l’ombre sinistre que jetaient en permanence sur la société de ce temps la maladie et l’infirmité. Monet lui-même était de constitution extraordinairement robuste et doté d’un appétit légendaire. Mais arrivé dans ses dernières années, ce n’est que sur l’insistance de Clémenceau qu’il consentit à se faire opérer de la cataracte, tant il était terrifié à l’idée de perdre complètement la vue suite à une intervention qui présentait alors plus de risques qu’aujourd’hui. Autour de lui, dans sa famille et parmi ses amis, on ne compte pas les hommes et les femmes qui moururent jeunes.
En dépit des habitudes solitaires de Monet et de sa réputation d’être un ours asocial, on est de surcroît plongé, en lisant son histoire, dans l’effervescente vie artistique, intellectuelle et littéraire de la France du second Empire et de la IIIe République. Jackie Wullschläger fait référence à la proximité que le peintre éprouvait à l’égard de Debussy, pour des raisons compréhensibles : qu’est-ce que le poème symphonique La Mer, sinon un équivalent musical de ses marines ? Elle mentionne l’admiration de Stéphane Mallarmé et d’Octave Mirbeau pour ses toiles, cite la merveilleuse description de Monet en plein travail au pied des falaises d’Étretat par Guy de Maupassant et évoque l’évolution de ses rapports avec Zola. Celui-ci admirait au départ les impressionnistes, quand il les croyait à tort sur le chemin du réalisme. Mais dans son roman L’Œuvre, sous les traits de Claude Lantier, personnage composé à partir de traits de Manet, Monet et Cézanne, il fit le portrait d’un peintre raté. Cézanne se sentit personnellement attaqué, Monet reprocha en termes courtois à Zola la mauvaise image qu’il donnait de leur groupe. Mais au moment de l’affaire Dreyfus, il le soutint sans réserve. Une autre figure littéraire qui parcourt le livre est celle de Marcel Proust, dont Monet était un des peintres favoris et qui a écrit sur lui des pages élogieuses. Le principal modèle d’Elstir, dans À la recherche du temps perdu, est Monet. Le prologue et l’épilogue du livre de Jackie Wullschläger se terminent tous deux par des passages dans lesquels Proust explique ce qui fait la force et la beauté de ses tableaux, dans des termes éloquents et poétiques qui s’appliquent avec une grande justesse à ceux de Monet et rendent implicitement hommage à son génie.