« Je crois au droit d’insulter, mais… »
Publié dans le magazine Books n° 63, mars 2015. Par Art Spiegelman.
Près de dix ans avant le massacre de Charlie Hebdo, le dessinateur Art Spiegelman se livrait à un éloge prudent du droit d’offenser. Les caricatures de Mahomet alors publiées par un journal danois, certaines bel et bien insultantes, s’offraient idéalement à la manipulation. D’un côté, l’étendard de la liberté d’expression brandi par l’Occident recouvrait beaucoup d’hypocrisie. De l’autre, islamistes et États musulmans avaient leurs raisons de mettre le feu aux poudres.
La « guerre des caricatures » qui a éclaté en février 2006 dans le monde entier ne portait absolument pas, et c’est là sa tragédie, sur la caricature. Les dessins, même les plus détestables, sont les symptômes d’une maladie, non sa cause. En l’occurrence, il s’agissait de ce qu’Alfred Hitchcock appelait un « McGuffin », procédé sans grand intérêt qui permet à l’intrigue de continuer à progresser. Les insultes proférées par ces caricatures ont permis de porter un préjudice supplémentaire à un monde déjà grièvement blessé ; et, sur ce plan du moins, elles ont atteint leur but. Les dessins ont polarisé l’Occident autour de la vision du musulman comme Autre inassimilable. Tandis que, pour les Vrais Croyants, les insultes apportaient la preuve irréfutable du statut de victime de la communauté, et servaient d’affiches de recrutement pour la guerre sainte. (1)
Je ne suis pas croyant, mais je crois vraiment que ces caricatures danoises, devenues banales et tristement célèbres, ont en fait besoin d’être vues pour être comprises. Si, comme le veut le cliché, une image vaut mille mots, il faut souvent mille mots de plus pour l’analyser et la mettre en perspective. Mon intention n’est pas de verser une nouvelle fois le sel de l’insulte sur une plaie ouverte, comme l’ont fait les nervis d’extrême droite du British National Party en distribuant 500 000 tracts avec l’image emblématique du Prophète furieux [une bombe en guise de turban] pour semer davantage encore la discorde xénophobe. Elle est de démystifier ces dessins et peut-être même de leur ôter une partie de leur venin. Je crois que la discussion ouverte contribue, in fine, à la compréhension, et que le refoulement des images leur donne trop de pouvoir.
En tant que dessinateur, Juif, laïc et New-Yorkais, je pars avec un quadruple handicap, mais je n’ai vraiment aucune envie de voir des musulmans courroucés me déclarer la guerre sainte (même si je ne suis pas du tout religieux, je suis un fervent trouillard). Le caricaturiste en moi espère assister à l’essor du dessin et de la BD au XXIe siècle et je presse depuis longtemps les bibliothécaires, les universitaires, les conservateurs de musée, les libraires, les rédacteurs en chef et les lecteurs de prêter plus d’attention au moyen d’expression que je me suis donné. J’aimerais aussi assister à l’essor du XXIe siècle lui-même, et j’exhorte donc les clercs musulmans extrémistes à prendre le dessin de presse un peu moins au sérieux. Après tout, les fidèles d’une religion principalement aniconique – dont certains pensent que rien de ce qui possède une âme ne doit être représenté – ne sont pas exactement le public idéal pour des caricatures quelles qu’elles soient. Encore moins celles qui ont été initialement publiées, sous la bannière de la liberté d’expression, pour entraîner la communauté musulmane du Danemark dans un choc des civilisations. (2)
Grâce au fanatisme des islamistes radicaux, à la caisse de résonance d’Internet (la Paix soit sur lui) et au heurt de projets politiques internationaux violents, les responsables du Jyllands-Posten, organe de la droite danoise, ont réussi au-delà de leurs cauchemars les plus fous : plus de cent morts et huit cents blessés alors que des millions de musulmans offensés manifestaient dans le monde entier ; drapeaux et bâtiments incendiés ; caricaturistes vivant cachés, leur tête étant mise à prix pour plusieurs millions de dollars ; rédacteurs en chef licenciés et arrêtés ; Nations unies et Union européenne (entre autres) saisies de projets de lois visant à restreindre la liberté d’expression ou à ressusciter les dispositifs antiblasphèmes ; boycott des produits danois, pour une valeur de plus de 50 millions d’euros. Je suis sûr que les dessinateurs impliqués reconnaîtraient tous qu’ils ont eu tort de participer au grand concours « Dessinez le Prophète et gagnez un prix », mais ils sont au moins parvenus à démontrer cette faculté qu’ont les caricatures de donner un relief saisissant aux problèmes brûlants.
Fermement installé du côté gauche de l’abîme qui sépare les laïcs des islamistes radicaux, à cheval sur le trait d’union qui relie les mots aux images, j’aimerais prendre la défense du dessin de presse, malgré sa propension à l’insulte, ou peut-être même à cause d’elle. Par définition, la caricature est une image chargée ; son esprit tient à la concision visuelle qui lui permet d’exprimer un point de vue en quelques traits habiles. La réduction des idées en icônes mémorisables permet au dessin de s’insinuer au plus profond du cerveau ; nous autres humains sommes programmés dès la petite enfance pour distinguer, par exemple, un visage bienveillant d’un motif abstrait, avant même de savoir identifier le sourire maternel.
Le vocabulaire de la caricature se limite pour l’essentiel à une poignée de symboles et clichés visuels reconnaissables. Son langage emprunte aux principes aujourd’hui discrédités de cette pseudoscience qu’était la physiognomonie pour camper une personnalité à travers quelques attributs physiques et expressions faciales. Il faut du talent pour utiliser ces clichés de manière à élargir ou subvertir ce lexique appauvri. Des artistes comme Honoré Daumier, Art Young et George Grosz étaient des maîtres de l’insulte et obtinrent le juste prix de leurs transgressions : Daumier fut emprisonné pour avoir tourné Louis-Philippe en ridicule ; Art Young, rédacteur en chef du journal socialiste The Masses, fut jugé pour trahison après avoir publié des dessins hostiles à la Première Guerre mondiale ; et George Grosz subit divers procès pour calomnie, blasphème et obscénité, avant de fuir l’Allemagne à la veille de l’arrivée au pouvoir des nazis.
Fauteurs de troubles professionnels
Je ne veux pas insinuer que les Douze Danois ont leur place en si digne compagnie, bien que je croie profondément au droit d’insulter, même si cela me met parfois en position de me sentir insulté moi-même. C’est simplement que les caricatures procurent le plus grand plaisir esthétique lorsqu’elles réussissent à dire son fait au pouvoir, non quand elles affligent les affligés. (Bien sûr, tout individu ou groupe visé par une image blessante se sent touché. Dans mon roman graphique Maus, j’ai réussi à offenser les Juifs, les Polonais, les Allemands et même les amoureux des chats comme Desmond Morris, pour qui ma représentation des nazis en chats était la pire chose qui soit arrivée aux ailurophiles depuis le Moyen Âge. Et en tant qu’illustrateur de couverture du New Yorker, j’ai fait de la peine à la police de New York, à notre maire et à notre gouverneur, aux chrétiens, aux musulmans, aux Noirs américains et à encore plus de Juifs.)
Malgré tout, le Jyllands-Posten – journal connu depuis longtemps pour son hostilité envers les immigrés – semble avoir fait preuve d’une certaine mauvaise foi en se drapant dans le manteau de la liberté d’expression, en septembre 2005, pour inviter les caricaturistes à se payer la tête de Mahomet. Le rédacteur en chef à l’origine de l’opération affirme avoir été inspiré par la désolation d’un auteur danois : aucun illustrateur ne voulait collaborer avec lui sur un livre pour enfants consacré au Prophète, de peur d’offenser. Mais ledit rédacteur en chef n’a pas invité des illustrateurs à monter au créneau ; il a sollicité des caricaturistes. Des caricaturistes ! Une race de fauteurs de troubles professionnels ! La communauté musulmane danoise, déjà sous pression, s’est mise dans cette situation inextricable : ressentir l’insulte délibérée pour ensuite s’entendre dire, après avoir protesté, qu’elle ne comprenait pas les valeurs occidentales de liberté d’expression.
Mécontents de voir que ni le journal ni le gouvernement n’étaient prêts à présenter des excuses, les imams danois ont emporté les dessins au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour en discuter avec leurs frères plus puissants. Peut-être désarçonnés par les nuances ou par la tiédeur des caricatures danoises, ils ont ajouté à leur cahier de doléances trois images beaucoup plus calomnieuses, qui pourraient bien être de leur propre fabrication : la photocopie du portrait d’un comique barbu portant un faux groin, photo prise lors d’un concours de cris du cochon quelque part en France, image fournie par l’Associated Press et sans aucun rapport avec l’islam, mais au-dessus de laquelle était dactylographié le mot « Mahomet » ; un gribouillis proche du graffiti intitulé « Le “prophète” pédophile Mahomet », montrant un démon barbu et cornu serrant dans ses poings deux femmes semblables à des poupées de chiffon ; et un photomontage grossier d’un musulman agenouillé pour la prière, que monte par-derrière un chiot géant. Bien sûr, presque personne n’avait vu ces trois images supplémentaires – à vrai dire, pratiquement aucun des millions de manifestants n’avait vu une seule des images tout court. Il leur a suffi de s’entendre dire qu’on avait voulu les insulter. Le Jyllands-Posten aurait pu économiser les 129 dollars versés à chacun de ses douze dessinateurs et se contenter d’imprimer à la une ce titre en gros caractères : « Ton prophète est une pute ! »
Cinq mois plus tard, les insultes danoises, à visée locale, avaient été instrumentalisées pour promouvoir différents projets politiques à visée régionale : l’Iran, par exemple, était soucieux de détourner l’attention de son programme nucléaire ; les forces pakistanaises pro-talibans, pour leur part, jugeaient ces gribouillages bien utiles dans leur combat contre le président Mucharraf… Et la fatwa « spontanée » contre les caricaturistes surgit aux quatre coins de la planète. À mesure que l’incident prenait une envergure mondiale et que les assiégés devenaient les assiégeants, le cadre – et même le sens – des caricatures danoises changea. Un peu partout, les journaux durent décider s’ils montreraient ces dessins pour illustrer leurs articles sur l’affaire, ou non – que ce soit par respect pour les sensibilités musulmanes ou par peur des représailles. Même si j’ai été ému de voir des dizaines de quotidiens européens reproduire ces caricatures par solidarité, il semble que bon nombre des journaux concernés aient instrumentalisé les images à leur manière, corroborant leurs propres préjugés anti-immigrés ou islamophobes.
« S’unir ou périr »
Aux États-Unis, la plupart des médias ont refusé de montrer les caricatures, professant un noble souci du politiquement correct qui sentait la peur et l’hypocrisie. Le dessin politique connaît des heures difficiles en Amérique. Fini le temps glorieux où Benjamin Franklin rassemblait les colonies dans la guerre contre les Français et les Indiens avec son image d’un serpent tronçonné portant la légende « S’unir ou périr » ; fini le temps, un siècle plus tard, où les dessins acerbes de Thomas Nast faisaient tomber l’influent William M. Tweed, démocrate véreux de New York. Depuis quelques décennies, les rédacteurs en chef, redoutant de plus en plus d’offenser les lecteurs ou les annonceurs, ont sublimé la puissance des caricatures comme arme rhétorique capable littéralement de donner forme à l’opinion. Les dessins percutants ont pour l’essentiel été remplacés par des gags gentillets ou des illustrations décoratives dans le style « tribune libre », dont le sens est souvent noyé dans un surréalisme ambigu. Résultat : le caricaturiste éditorialiste est à présent une espèce menacée, dont la disparition est encore plus rapide que celle de la presse écrite, son habitat naturel. Dans les années 1980, les journaux américains employaient plus de deux cents dessinateurs de presse à plein temps ; ils sont aujourd’hui moins de quatre-vingt-dix. Et j’entends le « bon débarras » qu’entonnent à l’unisson les rédacteurs en chef assiégés et les musulmans furieux. Ces deux groupes, après tout, sont connus pour leur commune méfiance envers l’art visuel.
En tant que producteur d’images imprimées, j’ai trouvé outrageant l’argument invoqué par le New York Times pour ne pas montrer les caricatures offensantes. Il y était question d’un « choix rationnel pour une organisation de presse qui évite en général les attaques gratuites contre les symboles religieux, d’autant plus que les dessins sont si faciles à décrire verbalement » – alors même que la plupart des caricatures n’ont pas été décrites verbalement dans ses pages. Trop facile, j’imagine. Le lendemain, le critique d’art du Times, Michael Kimmelman, examina de plus près la puissance des dessins danois et d’autres images totémiques susceptibles d’émouvoir ou d’offenser. L’illustration choisie pour accompagner son article était La Sainte Vierge Marie de Chris Ofili, cette peinture ornée de bouse d’éléphant qui avait tant commotionné le maire de New York, Rudolph Giuliani, qu’il avait poursuivi le musée de Brooklyn au nom de ses électeurs catholiques – sans même avoir jamais vu l’œuvre. Il faut croire que le tableau a été préféré à toute caricature plus directement en rapport avec le sujet, car les chrétiens au cuir tendre ont plus de chances de faire sauter une clinique pratiquant l’avortement que les bureaux d’un journal.
Matt Stone et Trey Parker, les créateurs du dessin animé South Park, diffusé par la chaîne Comedy Central, ont attiré l’attention sur ce type particulier d’hypocrisie. Un de leurs personnages, le jeune Kyle, supplie un des responsables de Fox TV de ne pas censurer une caricature de Mahomet visible dans un épisode de la série Les Griffin, en disant : « Soit l’épisode est entièrement acceptable, soit il ne l’est pas du tout. Faites le bon choix. » Ému, le responsable accepte de défendre la liberté d’expression, mais, quand l’image est sur le point d’apparaître, l’écran est occupé par le message : « Comedy Central a refusé de diffuser une image de Mahomet. » Peu après, on voit une image de Jésus déféquant sur le président Bush et sur le drapeau des États-Unis.
L’administration Bush, soucieuse de défendre du bout des lèvres la liberté d’expression au moment où elle tente d’exporter la démocratie au Moyen-Orient, a publié une déclaration hostile à la publication des caricatures indélicates. Réaction compréhensible de la part d’un gouvernement animé d’une passion malsaine pour l’élimination de toutes sortes d’images : les photos de George W. en compagnie de Jack Abramoff [impliqué dans un scandale de corruption], les photos des cercueils de nos soldats drapés dans la bannière étoilée, ou le récent paquet de photos des tortures pratiquées à Abou Ghraïb.
Caricatures bébêtes
Mais pourquoi ces manifestations violentes se sont-elles focalisées sur des caricatures bébêtes plutôt que sur des images de torture véritablement effroyables que diffusent régulièrement Al-Jazeera ou les chaînes européennes, que l’on peut voir partout, donc, sauf dans les principaux médias américains ? Voilà l’aspect le plus déroutant de toute l’affaire. Peut-être parce que ces photos de crimes réels n’ont pas l’aura magique des choses que l’on n’a pas vues, comme ces fichues caricatures. Récemment, durant une tournée de conférences sur la BD dans diverses universités, j’ai été étonné de constater combien ceux qui ont réellement vu les caricatures (ou les photos de torture) étaient rares, alors qu’elles sont facilement accessibles sur Internet. Certains organes de presse, répugnant à montrer directement les dessins, ont d’ailleurs indiqué où les trouver en ligne, claironnant ainsi leur propre obsolescence.
Je présente par avance mes excuses pour le caractère banal et inoffensif qu’ont à mes yeux de laïc les caricatures du Jyllands-Posten. Je partage avec ces douze artistes une profonde méconnaissance de l’islam, et c’est sans doute notre ignorance même que le dévot perçoit comme de l’arrogance. Je sais maintenant que pour nombre de musulmans – mais pas tous, loin de là ! – la représentation de Mahomet viole le tabou frappant l’idolâtrie [lire « Les plus belles images de Mahomet », Books, janvier 2013]. Mais aucune raison convaincante (en dehors de la politesse ou de la peur) ne justifie que des artistes non musulmans s’interdisent de dessiner Mahomet, pas plus que quoi ce soit ne les empêche de porter une kippa ou un turban. En publiant ces images sous le titre « Le visage de Mahomet », le rédacteur en chef affichait bel et bien ce message. C’est ensuite le ton moqueur intrinsèque au langage du dessin de presse qui devait fatalement offenser tous les croyants.
Quand ces caricatures locales ont dégénéré en une frénésie de protestations internationales, les réactions ont pris des formes extrêmes mais légitimes comme le boycott économique et l’embrasement de drapeaux danois (une forme d’insulte symbolique contre une nation qui est un peu analogue à l’offense initiale contre l’islam) ou ont sombré dans l’excès de violence qui consiste à proférer des menaces de mort et à menacer des ambassades d’attentats. Mais aucune réaction ne fut plus sidérante que celle de l’Iran, qui annonça en guise de riposte l’organisation d’un concours international de caricatures sur l’Holocauste, pour « tester » les limites de la tolérance occidentale en matière de liberté d’expression (3).
Même si cela cadrait bien avec le programme négationniste et anti-israélien du président Mahmoud Ahmadinejad, il m’a semblé un peu injuste – et même légèrement paranoïaque – de punir les Juifs pour des péchés danois. Je sais bien que la plupart des musulmans ont le sentiment qu’Israël fut créé afin de punir les Palestiniens pour des péchés européens, mais il n’empêche : ce n’est très correct d’organiser un concours international qui avantage à ce point les caricaturistes musulmans. Leurs dessins antisionistes, publiés avec l’aval du pouvoir, leur ont donné plus d’occasions d’affûter l’art multiséculaire de la caricature antisémite que quiconque depuis l’époque où Philipp Rupprecht dessinait dans l’hebdomadaire nazi Der Stürmer.
Un concours israélien de dessins antisémites
Ce concours cynique, qui mettait sur le même plan l’insulte à une croyance religieuse et le déni d’un épisode sanglant et incontestable de l’Histoire, a marqué des points dans la controverse moins de deux semaines après son annonce, quand un tribunal autrichien trop zélé a condamné David Irving à trois ans de prison pour négationnisme. (4) Je pense personnellement que cela n’aurait pas pu (ni dû) arriver à un type plus sympathique ; mais, ayant grandi avec deux parents survivants d’Auschwitz, il m’a fallu depuis longtemps accepter les conséquences parfois douloureuses de mon amour de la liberté d’expression. Dans ma jeunesse, je confondais parfois l’humoriste contestataire Lenny Bruce et Jésus (5) ; et j’approuvais le point de vue sur l’incitation à la haine exprimé en 1927 par Louis Brandeis, premier Juif nommé juge à la Cour suprême, à l’époque où l’institution était encore indépendante du pouvoir politique : « S’il reste du temps pour dénoncer par la discussion mensonges et contre-vérités, pour endiguer le mal par le processus éducatif, alors le remède à appliquer est d’encourager la parole, non d’imposer le silence. »
Face au concours iranien, la réaction la plus inspirée est venue de quelques artistes de Tel-Aviv qui ont lancé leur propre concours de caricatures antisémites : « Nous montrerons au monde que nous pouvons faire les meilleures caricatures judéophobes, les plus insultantes jamais publiées ! Aucun Iranien ne nous battra sur notre propre terrain ! » Pour être tout à fait transparent, je dois révéler que j’ai été invité à faire partie du jury, après qu’une page de mes caricatures dans le même esprit eut été publiée par le New Yorker. Hélas, la plupart des images proposées étaient loin d’avoir le panache du geste initial. Prouvant les limites de la simple ironie, elles étaient incapables de s’élever à un niveau d’humour plus complexe – c’en était gênant – et ne montraient donc qu’une chose : nous, les Juifs, avons bel et bien un sens très développé de l’ironie. Il est humiliant d’avoir à admettre que – si on accepte de laisser de côté la réalité et les questions idéologiques – la plupart des nombreuses contributions au concours iranien richement doté témoignent d’un plus grand talent graphique.
Sans me laisser intimider par la méchanceté sinistre de cette guerre des caricatures, j’aimerais en proposer modestement une de plus grande envergure encore : une compétition mondiale, atomique, de satire visuelle acrimonieuse, dotée de prix dignes d’Halliburton ! (6) La vieille tradition afro-américaine du concours d’insultes appelé playing the dozens peut servir de modèle. Chaque coup bas fait monter les enchères. Dans ce genre de compétition, les adversaires laissent à la porte leurs lames de rasoir et leurs armes à feu, ils subliment leur antagonisme et s’envoient à tour de rôle des invectives intelligentes, bien tournées, en vers. Dans cet assaut d’esprit, chaque joueur a l’occasion de gagner le respect de ses adversaires. Je propose donc qu’on retire du Moyen-Orient tous les combattants armés et je rêve de bataillons de caricaturistes aéroportés de toutes les régions du monde pour les remplacer. Les susceptibilités seront sans doute bien froissées, mais à la fin, que le crayon le plus affûté gagne !
Cet article est paru dans Harper’s en juin 2006. Il a été traduit par Laurent Bury.
Notes
1| Le texte fait ici référence au grand classique du philosophe Eric Hoffer, publié en 1951, The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements (« Le vrai croyant: réflexions sur la nature des mouvements de masse »), dans lequel l’auteur analyse les causes psychologiques du fanatisme. Ce livre célèbre dans le monde anglo-saxon n’est pas traduit en français.
2| Allusion au livre de Samuel Huntington Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 2000.
3| L’Iran a récidivé après la « une » du numéro de Charlie Hebdo paru au lendemain du massacre du 11 janvier. Un concours est lancé pour la meilleure caricature sur le thème du « mensonge » de l’Holocauste. Les dessinateurs ont jusqu’au 1er avril pour envoyer leur œuvre. Le 1er prix sera de 12 000 dollars.
4| L’écrivain britannique David Irving a été incarcéré en Autriche de novembre 2005 à décembre 2006 pour avoir nié le génocide juif dans une conférence en 1990.
5| Ce comique juif américain était très célèbre et controversé dans les années 1960 pour sa liberté de ton. Il a été arrêté plusieurs fois pour obscénité.
6| La firme Halliburton a été impliquée en 2003 dans un énorme scandale de vente d’équipements pétroliers.