Deux économistes se rencontrent dans un bureau de vote. « Qu’est-ce que tu fais là ? », demande l’un. « C’est ma femme qui m’a obligé à venir », répond l’autre. « Pareil pour moi », dit le premier. Silence contrit. « Si tu me promets de ne jamais dire à personne que tu m’as vu ici, je ferai de même pour toi », dit l’un. Ils se serrent la main et filent dans l’isoloir.
Cette histoire est racontée par Stephen Dubner et Steven Levitt, les deux auteurs de
Freakonomics (1). Comme tous les économistes, ils savent que voter n’est pas un acte rationnel. Les chances que mon vote affecte le résultat d’une élection sont proches de zéro. Pourtant, les gens votent. Souvent, c’est même la majorité des citoyens qui se déplace. Qu’est-ce qui les motive ? Illusion cognitive ? Conformisme social, recherche d’une satisfaction morale ? Pression familiale, plaisir du jeu ? Une économiste de Barcelone, Patricia Funk, apporte peut-être un élément de réponse. Elle l’a trouvé en Suisse, un pays où l’on vote souvent mais où l’abstention a tendance à gagner du terrain. Pour tenter d’enrayer le phénomène, les autorités ont introduit la possibilité de voter par correspondance. Or cette mesure a eu l’effet contraire : l’abstention s’est accrue, surtout dans les petites communes (2). La raison ? Le droit moral donné à l’électeur de ne pas se montrer au bureau de vote. Beaucoup de citoyens, en effet, vont voter pour être vus en train de le faire. Ce qui est assez rationnel, finalement.
Chassé par la porte, l’irrationnel rentre par la fenêtre quand on cherche à analyser non pourquoi mais pour qui les électeurs votent. Clairement, chez la plupart d’entre nous, les raisons de choisir tel ou tel candidat relèvent du cerveau des émotions plus que du cortex frontal, celui de la réflexion, fort peu sollicité. Le fait est bien établi et donne du poids à la question : pourquoi voter ? Si les électeurs se prononcent pour des raisons qui tiennent davantage à leurs sentiments de sympathie, d’antipathie et à leurs tripes qu’à leur faculté de raisonner, pourquoi, moi qui aspire à raisonner, irais-je mêler mon vote à cette foule sentimentale ?
Voilà bien des tourments de riches quand, ailleurs, certains risquent leur vie pour que soit reconnu ce droit. Mais comme l’ont fait observer Samuel Johnson et Alain Souchon, l’homme est ainsi fait : jamais content, et toujours en quête de nouvelles problématiques.
Mieux vaut pouvoir voter que le contraire, c’est entendu. La démocratie a fait ses preuves au moins en un sens : elle seule garantit que des dirigeants impopulaires ne s’accrochent pas indéfiniment au pouvoir. Elle offre par les urnes une soupape propice à l’équilibre des passions et à la paix sociale. Peut-on dire pour autant que le droit de vote soit la garantie d’un fonctionnement optimal de la cité ? Doit-on s’en satisfaire ?
Dans ce dossier :
Notes
1| Gallimard, coll. « Folio », 2007.
2| Social Science Research Network, 8 décembre 2008.