Il voulait réformer l’Église de l’intérieur

Exploitant la considérable correspondance d’Érasme, la Néerlandaise Sandra Langereis reconstitue pas à pas sa trajectoire intellectuelle et sa vie émotionnelle. Philologue avant tout, le plus brillant humaniste de la Renaissance rompit avec Luther, dont l’intransigeance fanatique l’effrayait.


Portrait d’Érasme par Quentin Metsys (1517). © Domaine public

Lorsque la biographie d’Érasme par Sandra Langereis est parue aux Pays-Bas en 2021, saluée par la critique et plébiscitée par le public (elle en est aujourd’hui à sa douzième édition), beaucoup se sont étonnés du choix fait pour la couverture de l’ouvrage : la reproduction d’un tableau à la peinture acrylique d’une artiste néerlandaise contemporaine, portrait imaginaire, en couleurs très modernes, du « prince des humanistes » au sortir de l’adolescence. Tout le monde a plus ou moins en tête les célèbres portraits d’Érasme par Hans Holbein, Albrecht Dürer et Quentin Metsys. Pourquoi ne pas avoir utilisé un de ceux-ci ? Sandra Langereis s’est expliquée sur le parti qu’elle a pris. Érasme était l’écrivain le plus fameux de son temps, connu et admiré dans l’Europe entière. Il en était conscient et attentif à la façon dont il était perçu. Les portraits réalisés par trois des plus grands peintres de son époque le furent à sa demande, dans l’objectif de fixer l’image de lui-même qu’il souhaitait transmettre à la postérité. Le tableau récent est censé aider le lecteur à se détacher de cette image pour retrouver Érasme dans la fraîcheur de ce qu’il était avant d’être statufié de son vivant. 


Il ne s’agit pas de la première biographie d’Érasme en néerlandais. D’autres, par Johan Huizinga au début du siècle dernier et Cornelis Augustijn à la fin de celui-ci, l’ont précédée. Destinée au grand public autant qu’au monde savant, celle de Sandra Langereis exploite les ressources de l’écriture romanesque sans tomber dans la fiction et l’invention de dialogues. Autant que par sa longueur, le livre se distingue par l’attention qu’il accorde à un aspect parfois négligé de l’œuvre d’Érasme, son travail philologique. Le récit s’appuie largement sur l’étude de ses lettres. Épistolier prolixe, infatigable et inventif (il écrivit à la fin de sa vie un Traité de l’art épistolaire et publia les meilleures de ses lettres), Érasme entretenait une correspondance nourrie avec des centaines de personnes à travers l’Europe. Sa lecture permet de reconstituer pas à pas sa trajectoire intellectuelle et sa vie émotionnelle.


Érasme n’est pas devenu le savant qu’il fut par hasard. Son père, notamment, paraît avoir joué un rôle important à cet égard. Prêtre (Érasme était un enfant illégitime), il avait exercé durant plusieurs années le métier de copiste en Italie. Il en avait ramené des copies de manuscrits anciens dont Érasme profita précocement. Lorsque son fils fut en âge d’étudier, il l’inscrivit au collège de Deventer, une des meilleures écoles du nord de l’Europe. On y enseignait, non le latin médiéval de l’Église, mais le latin classique. Les élèves y apprenaient à lire, écrire et parler le latin authentique. Érasme y découvrit Tite-Live, Virgile, Lucrèce, Pétrone, Plaute, Martial et Cicéron. On y enseignait aussi le grec ancien, une innovation dans l’Europe du Nord.


À la mort de ses parents, frappés par la peste à quelques mois d’intervalle en 1484, Érasme, âgé de 15 ans, fut envoyé contre sa volonté, non à l’université mais dans un pensionnat des Frères de la Vie commune à Bois-le-Duc (‘s-Hertogenbosch), puis dans un monastère tenu par des chanoines réguliers à Steyn. Il fut très malheureux dans les deux établissements. Une vie centrée sur la piété silencieuse et les devoirs de la vie monastique ne lui allait guère. Ordonné prêtre à l’âge de 23 ans, il quitta le monastère un an plus tard pour ne plus jamais y revenir. Une existence itinérante commença alors, qui le conduisit à s’installer pour des périodes de durée variable dans une trentaine de villes d’Europe pour étudier, enseigner, travailler comme précepteur ou conseiller, exploiter les ressources des bibliothèques, fuir les épidémies ou les troubles religieux. Longtemps, il logea chez des amis, et ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il eut son propre domicile. 


Au début des années 1500, après être passé notamment par Paris, Orléans et Louvain, il fit successivement trois voyages en Angleterre (à Londres, Canterbury, Oxford et Cambridge), où il noua des amitiés durables avec John Colet et surtout Thomas More, avec lequel il traduisit les écrits satiriques de Lucien de Samosate. Au cours de son troisième séjour, qui succédait à un périple en Italie (Turin, Bologne, Venise et Rome), il écrivit chez Thomas More, qui l’hébergeait, son œuvre la plus célèbre, Éloge de la folie : une satire érudite, brillante et cruelle, dans l’esprit de Lucien. Mobilisant toutes les ressources de la rhétorique, à commencer par l’ironie, il y fustigeait avec férocité le pouvoir temporel du Pape, la cupidité des princes, la prétention intellectuelle des philosophes et des théologiens, l’hypocrisie et la grossièreté du clergé, la vanité des gens de lettres et la superstition. 


Avant cela, il avait publié la première édition d’une autre de ses plus grandes œuvres, les Adages : un recueil de proverbes latins et grecs dont le sens s’était souvent perdu, qu’il expliquait et commentait. L’ouvrage ne cessera de s’enrichir avec les éditions successives, pour finir par comprendre plus de 4 000 proverbes. Ce livre est à rapprocher de toutes les traductions d’auteurs latins et de traductions latines d’auteurs grecs qu’il effectua au cours de sa vie, un travail intellectuel au centre de son œuvre, suggère Sandra Langereis, qui culminera avec une nouvelle traduction en latin de la Bible, plus précisément du Nouveau Testament (les quatre Évangiles, les Épîtres, les Actes des Apôtres, l’Apocalypse), à partir du texte grec initial. 


La Bible utilisée alors partout en Europe était la Vulgate, produit de la traduction des textes originaux en grec par Jérôme de Stridon. Dans le processus de traduction et au cours de mille ans de copies successives, de multiples erreurs s’étaient glissées dans le texte, dues à la mauvaise compréhension de certains mots ou de certaines expressions, à l’utilisation d’équivalents inappropriés ou à des fautes de transcription. Il fallait donc revenir aux textes d’origine écrits en grec et en proposer une nouvelle traduction. 


C’est ce qu’il fit, en indiquant systématiquement pour chaque changement par rapport à la Vulgate la justification de la modification suggérée et les raisons militant en sa faveur ou contre elle. Cette opération n’allait pas sans conséquences sérieuses : dans le processus de retour au texte authentique, l’idée de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit disparaissait, tout comme celle de péché originel, apparemment absente de la Bible et inventée par Augustin d’Hippone. L’objectif d’Érasme n’était pas de jeter le doute sur la vérité et la valeur du message de la Bible et des Évangiles, mais, au contraire, d’aider les chrétiens à approfondir et purifier leur foi. Dans son esprit, ceci n’était pas incompatible avec l’idée que la Bible n’est pas directement inspirée par le Saint-Esprit, mais une œuvre humaine, réalisée par des hommes capables de commettre des erreurs tout en utilisant tous les procédés que la littérature mettait à leur disposition et que leur familiarité avec les œuvres classiques leur avait fait connaître. 


La dernière partie de l’existence d’Érasme fut largement occupée par son débat avec le protestantisme naissant et une controverse avec Martin Luther. Au départ, Érasme et Luther s’estimaient mutuellement et avaient de l’amitié l’un pour l’autre. Tous deux étaient révoltés par les mêmes choses : la corruption du clergé, son goût du luxe et la dépravation de certains de ses membres, le commerce des indulgences, le formalisme doctrinal étriqué de la scolastique. Mais Érasme voulait réformer l’Église de l’intérieur quand le tempérament entier et combattif de Luther le poussait à rompre brutalement avec elle. Leur dialogue devint difficile. Une dispute théologique publique les opposa au sujet de la question de la grâce et du libre arbitre. Refusant l’interprétation augustinienne des Écritures (ses pères de l’Église favoris étaient Jérôme et Origène), Érasme défendait l’idée que les actions de l’homme pouvaient contribuer à son salut. Luther soutenait que seule la grâce divine pouvait l’assurer. Son intransigeance fanatique effrayait Érasme. La rupture entre les deux hommes intervint lorsque deux prêtres professant des idées luthériennes furent brûlés sur la Grand-Place de Bruxelles et que Luther encouragea ses fidèles à mourir, comme eux, en martyrs de leurs convictions. Chassé de Bâle, où il vivait depuis huit ans, par les révoltes protestantes de 1529, Érasme se réfugia à Fribourg-en-Brisgau où il vécut six ans encore avant de mourir en 1536. 


Relevé de son vœu de pauvreté et de ses obligations monastiques par deux papes successifs, Érasme n’abandonna pourtant jamais la condition ecclésiastique. Bien qu’il s’interrogeât sur le sens du célibat des prêtres, sans jamais le remettre en question, et se plaignît parfois de la solitude qu’il impliquait, il ne se maria pas. Il est possible, suggère Sandra Langereis, qu’il se soit rapproché du monde des femmes en Angleterre, mais on ne lui connaît aucune liaison amoureuse féminine. L’amitié passionnée qu’il éprouva dans sa jeunesse pour deux jeunes hommes, si brûlante qu’elle fût, demeura très certainement platonique. C’était un homme de constitution fragile et de santé délicate, très sensible à la température, aux bruits et aux odeurs, porté à l’hypocondrie, frileux et mangeant peu. Toutes ses forces étaient concentrées sur l’étude et le travail.     


Dans un petit livre rédigé à la fin de sa vie où se reflètent ses inquiétudes face à la montée du nazisme, Stefan Zweig brosse un portrait d’Érasme dans lequel il avoue avoir mis beaucoup de lui-même. Il y décrit son esprit comme composé de couches superposées, un agglomérat de dons divers et de traits contrastés. Parce qu’il a écrit sur un vaste éventail de sujets, de l’éducation des enfants à la conduite de la guerre en passant par la politique, les bonnes manières et le mariage, on est tenté de le voir comme un esprit éclectique. L’image qui ressort de la biographie de Sandra Langereis est différente. C’est celle d’un homme doté d’une personnalité cohérente dont la vie témoigne d’une grande unité. L’Érasme qu’elle montre n’était essentiellement ni philosophe, ni théologien, ni théoricien de la politique, ni même pédagogue, quel que fût l’intérêt qu’il porta à ces disciplines. Avant tout, il était un philologue, un écrivain et un chrétien : un érudit passionné par l’étude des textes anciens qui a mis son savoir et son talent littéraire au service de sa foi catholique. C’est ce qui fait de lui le plus brillant représentant de l’humanisme de la Renaissance, à l’intersection de la civilisation chrétienne et de la civilisation antique, redécouverte dans toute sa richesse.

LE LIVRE
LE LIVRE

Erasmus: dwarsdenker de Sandra Langereis, De Bezige Bij, 2023

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