Icarie, l’île radieuse
Publié en novembre 2014. Par Antoine Danchin.
Dans sa livraison d’octobre, Books nous présente un lieu de rêve où l’homme vit, heureux et paisible, jusqu’à un très grand âge. Icarie, l’Ikaria grecque aurait découvert les secrets de l’élixir de longue vie. Il est amusant de voir les explications proposées, très proches de ce que nous impose la correction politique du moment : activité physique, grand air, nourriture frugale et convivialité. Mais on omet de mettre en avant une particularité de l’île, connue depuis l’Antiquité. Il est vrai que ce qu’on sait des choses, bien souvent, provient du savoir démocratique accumulé par Wikipédia, qui résulte d’un vote et reflète donc l’opinion dominante du moment. Dans l’entrée américaine de cette compilation Ikaria est une île sage, avec quelques traits d’un dépliant touristique. Le point de vue anglo-américain évoque un peu – très peu – la Seconde Guerre mondiale, même si l’on rappelle brièvement les ravages de l’occupation italienne et allemande. Mais rien, bien sûr, à propos de la guerre civile (la Seconde Guerre mondiale ne s’est vraiment terminée en Grèce qu’en 1949, et avec l’imposition d’une monarchie dirigée par un souverain allemand importé par les anglais). L’entrée française est du même tabac, mais une autre particularité y apparaît : on peut remarquer dans l’île la présence de sources thermales, bonnes pour la santé.
Le voyageur sait pourtant qu’on trouve bien d’autres choses à Ikaria. Au milieu des années 1980, en arrivant au port d’Agios Kirykos on était accueilli par une magnifique inscription sur la jetée :
καλώς ήλθατε στο νησί του ραδίου
« Bienvenue à l’île du rayonnement » (ou de la radioactivité, si l’on préfère). C’est que, depuis des millénaires sans doute, l’île est reconnue pour l’activité bénéfique de ses nombreuses sources chaudes (il y en a dix-sept), en particulier à Therma et Loutra. Et l’histoire des bains est inséparable de l’histoire de l’île. Les Grecs de l’Antiquité en raffolaient, et ils étaient conseillés par Hippocrate de Cos (cette île n’est pas très loin d’Icarie) et Hérodote y fait allusion. À l’époque, bien sûr, c’étaient les bienfaits de la température qui soulignaient l’apport original des eaux d’Icarie, en plus de ses sels minéraux. Mais après la découverte de la radioactivité, la célébrité de l’île fut fondée sur le fait que les sources chaudes en question sont « les plus radioactives du monde » – comme le note la version grecque de Wikipédia (en date du 15 novembre 2014 : rappelons que Wikipédia est une source d’information particulièrement instable dans le temps, ce qui fait d’ailleurs tout son intérêt lorsque se répandent des rumeurs d’intérêt médiatique. Suivre le destin de Bernard Madoff il y a quelques années, heure par heure, était fascinant, par exemple).
Radioactivité et longévité, quel beau titre de gloire ! Et si les données de longévité sont exactes, et statistiquement significatives (ce qui me semble douteux), il y aurait là de quoi s’interroger. Nous avons évoqué il y a quelque temps le rôle possible de ce que Nassim Taleb appelle l’« antifragilité ». Son illustration est simple : il doit exister des structures, phénomènes, processus qui deviennent particulièrement résilients (robustes, etc., le concept exact n’existant pas Taleb propose « antifragile ») si, au lieu d’être manipulés avec précaution, on les sollicite fortement : plutôt que « ne pas bousculer svp » on doit les étiqueter « agiter sans précautions svp ». Cela s’apparente aussi au phénomène que les biologistes ont découvert depuis longtemps, et appelé hormèse. Il s’agit du phénomène biologique où l’on observe un effet bénéfique (amélioration de la santé, accroissement de la longévité, tolérance au stress…) qui résulte de l’exposition d’un organisme à de faibles doses d’un agent qui est par ailleurs toxique ou létal lorsqu’il est administré à des doses plus élevées. Cela a été discuté un temps et l’est toujours, d’ailleurs, à propos de la radioactivité (il y a près de 300 références à ce sujet dans la base de données Medline à ce jour, dont une dizaine rien que cette année). Mais il est amusant de constater qu’il s’agit d’un thème presque obscène, dans tout un pan du monde, comme les entrées de Wikipédia à propos d’Icarie le soulignent par leur silence. Ce n’est pas universel. La communauté humaine parlant grec est peu nombreuse, et les très longs paragraphes de l’entrée grecque de Wikipédia sont certainement peu consultés. On y trouve cette fois de très nombreux détails sur les sources radioactives d’Ikaria. La température et le degré de radioactivité diffèrent d’une source à l’autre, ce qui donne le choix aux patients, et toutes sortes de conditions peuvent bénéficier de leur usage, en particulier pour des affections liées à la vieillesse (rhumatismes, goutte, maladies du système circulatoire).
Et puis Ikaria a été, aussi, un lieu de déportation durant la guerre civile grecque, mais de cela personne ne parle. Il serait intéressant de savoir le sort de ceux qui y ont été déportés : ont-ils bénéficié de la longévité vantée ? On y trouve le poète et compositeur Mikis Theodorakis, et Katina Tendas-Latifis dont nous avons évoqué l’histoire dans un bloc-notes précédent nous rappelle comment elle y a vécu. C’est l’occasion de dire que son livre, Ta apopaida a été traduit en français (L’Harmattan), sous le titre Les enfants répudiés de Grèce. Mais Icarie l’île radieuse (ou radioactive, plus exactement, mais pas politiquement correct) avait trouvé son auteur, Spyros Leotsakos (1899-1970) : Ικαρια, το νησί του ραδίου, en 1953. Gageons que cela ne sera pas traduit.
Antoine Danchin