Honorer les héros français
Publié le 30 mars 2018. Par La rédaction de Books.
Statue de Robert Surcouf à Saint-Malo, Alfred Caravaniez
Un hommage national a été rendu mercredi au gendarme Arnaud Beltrame tué lors de son acte de bravoure pendant la prise d’otage de Trèbes. Le militaire est célébré en héros, ce qui est très rare, et pas du tout français, selon Montlinot, journaliste de la fin du XVIIIe siècle. Dans cet article publié le 25 mai 1797 dans La Clef du cabinet des souverains, à la suite d’une action d’éclat du corsaire Surcouf, il regrette que les Français ne glorifient pas assez leurs héros. Tout le contraire des Anglais, dit-il, capables même de rendre hommage à leurs ennemis.
Les papiers anglais ont rendu une justice éclatante à l’intrépidité peu commune du capitaine Surcouf, de S.-Malo, commandant le navire l’Émilie. Aucun journal en France, que je sache, n’a rendu compte d’un acte de bravoure qui n’a d’exemple que dans l’histoire invraisemblable, mais très vraie, des flibustiers.
Les Anglais vaincus par Surcouf, l’ont comblé d’éloges, et nous semblons l’oublier en France. Pourquoi cette différence d’opinions entre deux peuples qui, quoi qu’en disent quelques déclamateurs, sont faits pour apprécier tous les genres de gloire ? Il faut en chercher la cause dans l’orgueil national, qui sait en Angleterre tourner au profit de l’esprit public les revers et les succès ; là, le gouvernement sait associer tout ce qui est grand, à sa grandeur maritime ; et dans les éloges mêmes qu’il accorde au vainqueur, montrant orgueilleusement sa puissance, il semble faire dire au peuple : le brave Surcouf était digne de commander un vaisseau Anglais. Nous sommes bien loin de tirer un égal parti de nos victoires : au lieu d’environner le peuple de l’éclat de ses triomphes, au lieu de diriger toutes ses vues vers un repos agricole qui seul peut assurer le bonheur des conquérants et caresser leur orgueil, nos écrivains politiques ne parlent que de factions et de factieux ; ils attristent toutes les âmes en continuant de leur faire peur des hommes à moustaches et des Barbe-bleue de la révolution.
On a représenté à Londres avec une grande vérité dans les moindres détails, le combat naval du cap St-Vincent ; le peuple s’est porté en foule à ce spectacle, il n’y a pas un habitant qui n’ait applaudi. Imaginez à Paris le grand spectacle du passage du Rhin, ou du pont de Rivoli, et calculez à l’avance quel sera le nombre de spectateurs… Pauvre peuple, tant que vous vous passionnerez pour madame Angot, l’Odéon et le Thiase, dont les derniers mots ne sont pas même connus dans notre langue, vous n’aurez pas d’esprit public, quoi qu’en disent vos éloquens [sic] instituteurs ! Si, étranger à l’Europe, je mettais pour la première fois le pied dans ces heureuses contrées, et que je voulusse connaitre l’esprit national, je demanderais d’abord quels sont les ouvrages les plus connus du peuple : j’apprendrais qu’en Angleterre on fait depuis un demi-siècle, chaque année, quatre à cinq éditions de Robinson Crusoé ; j’en concluerais sur-le-champs que cette puissance est maritime, et que l’on cherche à inspirer au peuple le goût des voyages de long cours, et à lui donner de bonne heure la trempe d’esprit nécessaire pour en supporter les fatigues et les dangers.
En arrivant en France, je saurais que depuis un siècle on imprimait, chaque année, plus de douze mille exemplaires de la bibliothèque bleue, et que le livre le plus répandu après Richard sans peur, les cantiques de Noël, et Robert le diable, étaient les fables de La Fontaine ; j’en concluerais que ce peuple frivole doit aimer les contes, qu’il est dévotement peureux, et qu’il se sert souvent de l’allégorie, n’osant dire tout simplement la vérité. C’est bien pis aujourd’hui ; si nous avons laissé dernière nous l’histoire du Petit-Poucet, il nous est resté malheureusement celle de l’Ogre, dont pendant long-tems [sic] on racontera les horribles exploits.
Je reviens au combat qui fait l’objet de cet article. Le navire l’Emilie ayant son congé de navigation, deux pièces de canon et trente hommes d’équipage, mit à la voile au mois de fructidor an 4, au port nord ouest de l’Isle -de -France, allant aux isles Sechelles pour y prendre un chargement de bois de construction, dont la colonie avait un grand besoin. Des circonstances particulières firent manquer cette expédition.
Surcouf résolut d’aller chercher une cargaison de riz sur la côte de l’Inde : le hasard des rencontres offrit trois bâtiments anglais qui en étaient chargés ; ils furent attaqués et pris : ils étaient accompagnés d’un schouner ou pilote anglais, que monta sur-le-champ le capitaine, parce qu’il était excellent voilier. On revenait à l’Isle de France y apporter l’abondance, lorsque, dans la nuit, on découvrit un nouveau vaisseau anglais, la Diana, venant du Bengale, chargé de 6000 sacs de riz. Ce bâtiment fut attaqué et passa dans les mains des Français. Tous ces combats eurent leurs dangers, mais ils ne peuvent être comparés à celui qui fut livré le lendemain. A peine le jour commençait, à paraître, qu’un gros vaisseau à trois mâts, se présenta de loin : bientôt il hissa pavillon anglais. La fuite était impossible ; il fallait vaincre ou mourir.
Surcouf fit mettre en travers, pour attendre la Diana, qui pouvait lui donner quelques renforts ; son équipage alors fut composé de dix-neuf hommes et de deux pièces de canon. Le vaisseau qu’on allait combattre, était le Triton, de la compagnie des Indes, armé de 26 canons de douze et de cent cinquante hommes d’équipage ; tous européens, et munis de fusils, de haches et de pistolets. Surcouf commença par la ruse, pour obtenir la victoire. Le schouner qu’il montait, avait pavillon anglais ; il fit cacher son monde dans l’entrepont, restant seul en évidence avec deux officiers, afin d’inspirer plus de sécurité aux Anglais. A la portée du pistolet, le pavillon aux trois couleurs est arboré ; en même temps les deux pièces de canon, les seules qu’eu le schouner, sont tirées. Une hostilité aussi peu attendue, surprit les Anglais qui, dans le premier mouvement, se précipitèrent sur leur batterie ; mais le signal de l’abordage était donné, et, quoi qu’il n’y eût pas de grapins dans le schouner, il s’exécuta aussi vite que la pensée. Je ne décrirais pas en termes de marine, cet étrange combat ; l’audace de l’attaque, la sagesse et l’impétuosité des manœuvres nécessaires pour assurer la victoire ; il suffit que l’on sache qu’après une heure environ les Anglais déclarèrent se rendre ; on leur avait tué dix hommes, au nombre desquels était le capitaine, cinq autres avaient été dangereusement blessés. On fut assez heureux, avec des précautions inouïes, pour faire passer sur le schouner, le reste de l’équipage. Les prodiges de valeur et de sang-froid, qui honorent l’Emilie, la conduite qu’a dû tenir le capitaine, pour ramener tant de prises à l’Isle de France, sont aux yeux des marins, au-dessus de toute espèce de combinaisons en ce genre. On observera seulement que l’on fut forcé de rançonner la Diana, sur laquelle on renvoya la plupart des prisonniers anglais, après leur avoir fait prêter le serment de ne pas porter les armes contre la République. Les prises emmenées à l’Isle de France, sont le Pengonin, le Russel, le Sambodassas et le Triton. A son arrivée, Surcouf eut la douleur de ne pouvoir récompenser ses braves compagnons d’armes, et de voir toutes ses prises confisquées au profit de la République, parce qu’il n’avait pas de lettres de marque, pour armer en course ; quoi que disent les tribunaux de l’Isle de France, il eut son congé de navigation, signé du ministre de La marine et du gouverneur de l’Isle de France, enregistré au bureau, des classes. Surcouf est passé en Europe, pour réclamer contre cette rigueur des ordonnances. J’ignore jusqu’à quel point on pourrait les adoucir en sa faveur : mais il me semble que si la loi est contre Surcouf, l’opinion prononce en sa faveur ; ne pourrait-on pas, en déclarant juste la confiscation faite à l’Isle de France, pour obéir à la loi, lui accorder une indemnité égale, à Paris, pour obéir aux lois de l’honneur national ?
Montlinot