Hitler amoureux

Adolf Hitler était un amoureux frénétique, compulsif, absolument insatiable. Pendant des années, ses conquêtes, innombrables et d'une incroyable diversité, se sont accumulées dans ses multiples chambres, au hasard de ses résidences ; il leur consacrait presque l'intégralité de ses nuits. Je parle des livres, bien sûr.
Car grâce au remarquable ouvrage du journaliste américain Timothy Ryback, il nous est désormais possible de soulever un coin important - essentiel - de l'étrange vie privée du dictateur (1). Ryback a traqué dans les principales bibliothèques les reliquats dispersés de celle d'Hitler : jusqu'à seize mille livres peut-être à son faîte, dont il ne subsiste encore qu’environ trois mille (la plupart retrouvés miraculeusement par l’US Army dans une grotte à Berchtesgaden ; mais hélas le gros de la collection a disparu dans des caves moscovites...).
Nul doute, Adolf chérissait tendrement ses livres : il les emmenait partout avec lui - dans les tranchées en 14, au siège de Stalingrad, dans son bunker. Il les dorlotait, leur offrait des reliures splendides, et surtout les lisait et les couvrait d'annotations et de graffitis divers - lesquels nous en disent fort long sur ses troublants enthousiasmes ou ses inquiétantes fureurs.
Hitler était le parfait autodidacte. Comme il le dit lui-même, c'est à la prison de Landsberg, où il a été incarcéré pendant deux ans après son putsch raté, qu'il « a reçu son éducation supérieure aux frais de l'État ». Là, il a commencé « à se construire » - notamment en mettant au point une méthode utilitaire de lecture qu'il décrit abondamment dans Mein Kampf : en gros, il allait chercher, essentiellement chez les grands hommes qu'il admirait, des confirmations de ses intuitions qui venaient ensuite élégamment s'incorporer à son système de pensée « comme des tesselles dans une mosaïque ». Sa mémoire prodigieuse faisait le reste.
Au final : des lambeaux de certitudes parfois saugrenues puisées à des sources complètement disparates. Des lectures savantes, mais mal digérées, de Nietzsche (dont il se méfiait), de Fichte (vénéré pour son ultranationalisme et son antisémitisme) et surtout de Schopenhauer (qu'il écrivait SchoPPenhauer, avec deux P). Pas mal d'ouvrages de spiritualité, voire de spiritisme. Et surtout - hélas - une majorité de livres de théorie militaire. Le résultat est ce que l'on sait.
Hitler n'avait aucun appétit matériel d'aucune sorte - ni même d'appétits tout court - mais il adorait les livres - objets. Pour les fayots du régime, c'était pain-béni : pour témoigner au Führer de son allégeance et de son affection, il suffisait de lui offrir un beau bouquin ! Et ils ne s'en sont pas privés : Ryback a donc retrouvé une multitude de ces cadeaux, somptueusement reliés, avec des dédicaces abjectes ou sirupeuses. Par exemple, une première édition de Fichte, reliée en vélin blanc, offerte par Leni Riefenstahl « avec sa plus profonde admiration », après une dangereuse fâcherie.
Je ne peux m'empêcher de me demander - déformation de blogueur - ce qu'il en aurait été si l' e-book avait existé au temps du Reich. Les fayots et les courtisans auraient peut-être eu la tâche compliquée. Mais par contre Hitler aurait pu accélérer son accumulation d'informations suspectes et de théories hasardeuses, et donc l'élaboration de son funeste socle doctrinal. On en frémit…
Enfin, comme tant de lecteurs acharnés, Hitler s'est aussi essayé à l'écriture. Mais là, il a eu la main moins heureuse. Les documents retrouvés par Ryback témoignent du difficile accouchement de Mein Kampf. L'éditeur s'est arraché les cheveux sur le manuscrit, bourré de fautes d'orthographe, d'erreurs de syntaxe, et de maladresses de style - notamment « un excessif recours aux superlatifs ». Les premiers critiques, quant à eux, ont été unanimes : ce livre était absolument illisible. Mais ces critiques-là ont bien vite disparu de la scène littéraire allemande.


(1) - Dans la bibliothèque privée d'Hitler - Le Cherche Midi éditeur, Paris

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire