Histoire globale d’une rencontre manquée

Contre toute forme d’européocentrisme, une étude de cas qui démontre magistralement que l’exotique n’est souvent pas là où on l'imagine. Lire cet article sur Nonfiction.fr.

Comment se fait-il que l'empire du Majapahit du XVe siècle nous soit inconnu alors qu'il avait atteint des niveaux de raffinement égalant ceux de l'Italie de la Renaissance ? C'est l'une des prémisses du livre de Romain Bertrand, directeur de recherche au CERI (Sciences-Po) : L'Histoire à part égales. Alors que l'"histoire globale" est en vogue, le "mépris" a fait place à "l'oubli" de l'Autre. Cette nouvelle venue est encore massivement écrite par des Européens et se concentre plus sur les arts que sur des domaines tels que la politique ou la philosophie.

Reprenant des idées issues de la sociologie des sciences, Romain Bertrand propose une histoire "symétrique" d'une rencontre entre l'Orient et l'Occident entre les XVIe et XVIIe siècles, à savoir entre Malais, Javanais et Hollandais. La documentation est utilisée de façon équivalente : l'historien ne part pas du récit européen qu'il confronterait ensuite à son pendant oriental, le premier déterminant le cadre de compréhension du second. Pour ce faire, il convient d'étudier les "règles de la présentation de soi et du rapport à autrui" en vigueur à la fois dans les Provinces-Unies et à Java. "Égalité de traitement" n'équivaut pas à uniformiser les acteurs en présence. Au contraire, pour citer Romain Bertrand : "C'est […] prendre le temps de les contempler dans leurs discordances, et cartographier leurs lignes de fuite en s'abstenant de les réunir dans un horizon qui n'a jamais existé." Cette rencontre est ainsi une "improvisation" (Timothy Brook) où les règles du jeu, de la mesure, sont remises en cause.

Bertrand s'efforce de "ne pas penser leur rencontre à la place des acteurs : c'est à eux, et à eux seuls, qu'il appartient d'énoncer ce qui les unissait ou les séparait." Le but de la manœuvre est de remettre en cause l'idée de passivité de la réception de la "modernité européenne" par les Javanais, et d'affirmer la possibilité "d'une autre Histoire."

Des sociétés politiques complexes

Ce sont des considérations européennes qui conduisent les Hollandais à s'aventurer à Java : cherchant à se libérer du joug espagnol, alors allié avec le Portugal, ils s'attaquent à ces derniers en essayant de les concurrencer sur la route des épices, condiment alors objet de nombreuses convoitises. Ils débarquent à Banten le 22 juin 1596 et sont tout de suite confrontés à une "société politique complexe", où les rivalités entre classes nobiliaires mènent à la guerre civile. Cela ne perturbe pas pour autant cette société rodée aux échanges commerciaux, déroutée par les faux pas protocolaires des Hollandais, en l’occurrence des marchands se donnant des airs de noblesse. Cette première rencontre dégénère rapidement en violence, se solde par un échec, même si l’objet initial est atteint : "menacer l'Empire hispanique sur son flan asiatique". A leur retour, cette expédition est relatée par Willem Lodewijcksz dans un ouvrage d'un genre nouveau au croisement entre récit de voyage et histoire universelle. C'est un tournant dans la sphère de la connaissance : l'expérience du navigateur, même s'il est un homme simple, prime sur celle du lettré.

La mise en œuvre de la "commensurabilité" est un des enjeux primordiaux de cette rencontre : comment communiquer (traduire), mais aussi échanger en se mettant d'accord sur des poids, des mesures et une monnaie ? Romain Bertrand montre bien que la rencontre n'est pas binaire : les Hollandais s'appuient ainsi sur les Portugais déjà présents pour parler alors que les communautés chinoises sont des intermédiaires commerciaux. Les navires font appel aux savoirs des pilotes malais afin de longer les côtes, complétant ainsi leur savoir cartographique.

Cette commensurabilité doit aussi permettre de commercer, ce qui guide initialement l'arrivée des marchands hollandais. Les rapports des Javanais avec l'échange économique sont loin d'être neutres, leur aristocratie réprouvant "l'arrogance" des marchands, d'autant plus s'ils sont étrangers et que leur arrogance est perçue comme une "prétention illégitime au pouvoir". Cette attitude converge d'ailleurs avec le débat qui est en cours en Hollande à la même époque : la conciliation entre religion chrétienne et recherche du profit.

Romain Bertrand décortique aussi les représentations de l'Autre qui pré-existent à la rencontre entre Hollandais et Javanais. Outre la littérature, les Javanais ont déjà eu affaire aux Européens avec la présence portugaise – l'Estado da India est déjà implanté dans la région depuis quatre-vingts ans lorsque les Hollandais débarquent. Bertrand parle d'"affaire métisse" puisqu'une partie de la conquête portugaise est le fruit d'alliances avec les populations locales. L'arrivée des Portugais, adoptant le plus souvent un comportement violent, est considérée dans les chroniques locales comme une "calamité naturelle". Enfin, leur conquête est décrite comme le produit des ruses déloyales puisque sous prétexte de commercer, les Portugais amènent des soldats, stratagème que s'empressent d'imiter les Hollandais.

"Une radicale indifférence"

Si les Européens ont développé des représentations relatives aux Javanais, ces derniers pensent les précédents en référence au mythe d'Alexandre le Grand. Toutefois, Bertrand rappelle à plusieurs reprises que "l'attitude dominante, à l'égard des nouveaux venus, est une radicale indifférence." Les Hollandais sont d'abord perçus comme des marchands des "pays d'au-dessus les vents" et plus généralement comme des "Francs". Leur physionomie est rattachée au vice et à l'infériorité morale comme en témoignent les représentations graphiques qui sont produites d'eux. De même, des asiatiques rentrent parfois avec les expéditions et revenant au pays décrivent l'Europe à leurs compatriotes. Le choc n'est bien souvent pas tant culturel que naturel (découverte de la neige). La curiosité réciproque se manifeste dans le développement du commerce d'objets – exotica – entre les deux espaces. La passion classificatrice qui en découle n'est pas l'apanage de l'Europe.

Dans un chapitre particulièrement lumineux, Romain Bertrand remet en cause l'idée de rencontre religieuse entre le christianisme hollandais et l'islam javanais. L'angle religieux est peu présent dans les récits de l'époque : c'est l'indifférence qui caractérise le rapport à l'islam des Hollandais. Chaque religion est traversée par des luttes semblables contre l'hérésie, les conversions et les échanges sont plus fréquents qu'il n'y paraît, ce qui relativise l'idée selon laquelle l'attribut religieux primerait dans les identités. Ainsi, les Hollandais qui arrivent à Java se définissent avant tout par la municipalité dont ils sont originaires. L'identité musulmane est aussi loin d'être figée alors que les tenants de l'orthodoxie font la chasse à l'islam "mystique" et aux influences hindou-bouddhistes.

Romain Bertrand va plus loin dans sa remise en cause de la rencontre puisqu'en analysant les trois calendriers des acteurs en présence, des temporalités différentes émergent. Si cette "Première Navigation" est un événement historique pour les Hollandais, il n’est rien de tel pour les Javanais puisque cette arrivée ne colle pas à leur récit mystique alors en cours : "D'une certaine façon, donc, la rencontre entre les Hollandais et les Javanais n'a pas eu lieu – du moins pas sous la forme de la conscience partagée d'un fait passible de narration." Les lacunes dans les sources javanaises ne sont pas les conséquences d'une incapacité à enregistrer l'histoire mais d'un choix de ne pas considérer comme important certains événements. Mais ce n'est pas uniquement l'histoire que l’eurocentrisme dénie à ces sociétés : leur pensée politique est réduite au despotisme – par Montesquieu par exemple – alors qu'un ouvrage tel que le Taj-us Salatin est une réflexion sur le "constitutionnalisme" au même titre que des ouvrages de Bodin, Campanella ou Giordano Bruno, ces derniers mêlant dans leur œuvre philosophie politique et "magies naturelles". Ce n'est que le "tournant antimystique de l'Europe catholique" (Pierre Chaunu) qui occultera certains pans mystiques de l’œuvre de ces penseurs : "L’opération de compréhension ne relève par conséquent pas seulement du déplacement dans l'espace, mais aussi, et surtout, du bond dans le temps. […] c'est que le lieu de l'exotisme n'est pas le monde malais ou javanais, mais ce moment si particulier que fut, d'un bout à l'autre de l'Eurasie, la fin du XVIe siècle."

Dans les deux derniers chapitres de son livre, Romain Bertand revient sur les événements qui ont conduit à l'établissement de la domination européenne sur Java. La contingence et les concours locaux ont bien plus contribué à cet état de fait qu'une quelconque supériorité militaire. Les Hollandais doivent au souverain de Banten, au nom de la neutralité, leur "triomphe" sur les forces anglaises alors en compétition pour la suprématie de Java. Lors de l'affrontement "final" entre 1628 et 1629 avec le souverain du negara de Mataram, la chance joua un rôle non négligeable...

La formule "un livre qui fera date" est bien trop souvent galvaudée. Toutefois, avec L'Histoire à parts égales, elle est amplement méritée. Le pari de "l'histoire symétrique" est relevé avec brio. La somme d'informations réunies à partir de sources polyglottes est impressionnante et rendue avec style et précision. L'auteur continue avec ce livre l’œuvre de chercheurs tels que Jack Goody, auteur du Vol de l'histoire : Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (Gallimard, 2010), tout comme il rappelle la démarche de C. A. Bayly avec La Naissance du monde moderne : 1780-1914. Toutefois, à la différence de ces deux dernières synthèses, Romain Bertrand offre un périmètre plus réduit qui permet de mieux saisir les potentialités de "l'histoire symétrique". Au niveau formel, le lecteur regrettera l'absence d'un index et le positionnement des notes en fin d'ouvrage. Cependant, si ces dispositions permettent d'élargir le lectorat de L'Histoire à parts égales, on ne pourra que s'en réjouir.
 

Benjamin CARACO
 

LE LIVRE
LE LIVRE

L’Histoire à parts égales de Histoire globale d’une rencontre manquée, Seuil

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire