Gulliver empêtré ?

« Pour ceux qui s’intéressent à la vie, personne n’a envie d’être allemand », déclarait l’année dernière Jean-Luc Mélenchon. « Ils sont plus pauvres que la moyenne, ils meurent plus tôt que les autres et ils n’ont pas de gosses et leurs immigrés foutent le camp parce qu’ils ne veulent plus vivre avec eux, c’est dire. » Restons calmes. Malgré le retard des Länder de l’ancienne RDA, le PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat est plus élevé qu’en France, l’espérance de vie est certes un peu moins élevée que dans notre beau pays mais la même qu’au Royaume-Uni et l’Allemagne est aujourd’hui la deuxième destination des candidats à l’immigration, après les États-Unis. Comme nul ne l’ignore, le pays est aussi le principal créancier de l’Europe, et le grand souci de ses dirigeants est d’essayer d’obtenir de ses partenaires qu’ils remettent de l’ordre dans leurs comptes. Dans un bel article publié en 2013 dans la New York Review of Books, Tim Garton Ash rapporte ces propos d’un homme politique allemand : – Si je laisse ma fille utiliser ma carte de crédit, je vérifie ses dépenses. – Et si la fille française dépense tout en belles robes haute couture ?, demande l’Américain – Exactement !, rugit l’Allemand. Admirons ces voisins qui ont réduit de moitié leur taux de chômage en acceptant des réformes impensables en France, dont les comptes sont à l’équilibre, dont les exportations sont au deuxième rang mondial après la Chine, dont les pratiques de négociation collective ridiculisent notre corps social. Reste que tout n’est pas rose outre-Rhin, il s’en faut de beaucoup. Le point noir le plus visible est le manque d’enfants et le vieillissement de la population, mais il en existe bien d’autres, moins connus, comme l’appauvrissement des salariés modestes. Et un nombre croissant d’experts jugent que le modèle allemand touche à sa fin. Dans un entretien que nous publions, Emmanuel Todd y voit le résultat d’une constante de l’histoire du pays : « On n’a jamais vraiment vu l’Allemagne placer l’objectif de bien-être avant l’objectif de puissance ; ses excédents commerciaux ne servent pas à la satisfaction des consommateurs mais à l’asservissement de l’Europe. » L’Allemagne ayant renoncé à la puissance militaire, tout son effort se serait donc porté sur la puissance économique, et le pouvoir politique qui en découle. Mais si c’est vrai, peut-on lui en vouloir ? Et si les augures ont raison, cette réalité appartiendra bientôt au passé.

ARTICLE ISSU DU N°60

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