Genèse d’une séparation

Il est coutumier de penser que le christianisme s’est séparé du judaïsme vers la fin du Ier siècle. C’est la « séparation des chemins », consacrée par la « théologie de la substitution », selon laquelle la religion chrétienne s’est substituée à la religion juive. Ce point de vue est vivement contesté par l’historien David Boyarin, professeur à Berkeley, dont plusieurs livres ont été traduits en français*. Pour cet auteur, Juif orthodoxe, la notion même de religion, au sens où nous l’entendons, n’était nullement fixée à cette époque. Le monde juif, auquel le Christ et ses disciples appartenaient, était habité par des croyances diverses. Surtout, selon Boyarin, la plupart des thèmes considérés rétrospectivement comme proprement chrétiens faisaient en réalité partie de la tradition juive. « De nombreux Israélites du temps de Jésus attendaient un Messie qui viendrait sur Terre sous la forme d’un être humain. […] De nombreux Juifs de l’Antiquité ont accepté simplement Jésus comme Dieu, et ils le firent parce que leurs croyances et attentes les y conduisaient. D’autres, bien qu’ayant des idées similaires sur Dieu, ont eu du mal à croire que ce Juif-là, apparemment banal, était celui qu’ils attendaient. » On pouvait donc parfaitement être à la fois juif et chrétien au cours des premiers siècles, sans ressentir de contradiction. Car, écrit Boyarin dans un chapitre intitulé « Jésus mangeait casher », « la plupart, et peut-être même la totalité, des idées et pratiques du mouvement de Jésus au ier et au début du IIe siècle – voire après – peuvent être considérées comme faisant partie intégrante des idées et pratiques du judaïsme de cette époque ». Qui plus est, « les idées de la Trinité et de l’incarnation, ou du moins les germes de ces idées, étaient déjà présentes parmi les croyants juifs longtemps avant que Jésus ne surgisse ». De même, « la notion d’un Messie humilié et souffrant n’était pas du tout étrangère au judaïsme avant la venue de Jésus et elle est demeurée courante chez les Juifs après, et ce jusqu’au début de l’époque moderne ». Ce sont en réalité les chrétiens qui ont organisé la rupture, non avec le Nouveau Testament, qui est « profondément juif » (écrit Boyarin), mais beaucoup plus tard. D’abord avec le concile de Nicée, en 318, qui décréta que le Père et le Fils étaient des personnes distinctes mais de même substance et surtout sépara définitivement la Pâque chrétienne de la Pâque juive. Puis avec le concile de Constantinople, en 381, qui interdit aux chrétiens d’aller à la synagogue le jour du sabbat. Les sermons de l’évêque Jean Chrysostome « contre les Juifs », autour de l’an 400, symbolisent la fixation de la nouvelle orthodoxie.  

Notes

* La Partition du judaïsme et du christianisme, Cerf, 2011, et Le Christ juif, Cerf, 2013.

ARTICLE ISSU DU N°68

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