Fosses communes au Mexique
Publié en septembre 2024. Par Books.
En 2011, la journaliste mexicaine Marcela Turati est envoyée à San Fernando (Tamaulipas), à une heure de la frontière du Texas, par l’hebdomadaire Proceso alors qu’une fosse commune vient d’être découverte. En arrivant, elle apprend qu’une grande partie des 193 corps exhumés sont ceux des passagers de plusieurs bus en route pour les États-Unis, tués et dissimulés par le cartel narco « Los Zetas », avec l’aide de la police municipale. Composé d’anciens membres de l’armée mexicaine et de policiers corrompus, ce gang est considéré comme le cartel le plus violent du Mexique.
Il s’agit de l’une des affaires les plus sanglantes que le Mexique ait connue : « San Fernando incarne la nature massive de la violence, son caractère systématique et insensé », explique l’auteure au journal El País de Mexico. Un an plus tôt, des criminels avaient assassiné 72 migrants dans un entrepôt de la même municipalité. « Beaucoup d’entre eux étaient des jeunes hommes, la plupart des migrants d’Amérique centrale ou des travailleurs journaliers mexicains », explique Turati.
Dans San Fernando: última parada, après douze années d’enquête, Turati décrit le modus operandi des criminels. Los Zetas s’installaient à côté de la gare routière de San Fernando et faisaient descendre du bus tous ceux dont ils craignaient qu’ils iraient grossir les rangs du gang rival, le « Cártel del Golfo ». Les véhicules arrivaient bien à destination, près de la frontière, mais à moitié vides. Pendant des années, des dizaines de valises sont restées sans propriétaire dans les entrepôts des compagnies de transport. Personne n’a jamais rien dit.
Le livre de Turati est un récit choral, basé sur des centaines d’interviews réalisées au cours d’une décennie, lors de voyages à San Fernando, mais aussi sur les lieux d’origine des victimes. Il est complété par l’analyse des dossiers judiciaires. Parmi les témoignages les plus frappants, il y a celui d’un jeune policier de San Fernando, arrêté avec 21 autres collègues, accusé d’avoir collaboré avec Los Zetas ; et celui de Bertilia Parada, la mère d’un jeune Salvadorien retrouvé mort dans les fosses, qui a cherché à récupérer les restes de son fils.
Le Mexique compte actuellement plus de 100 000 personnes disparues depuis 1964, la plupart au cours des seize dernières années, période de la guerre contre le crime organisé. Il y a cinq ans, Turati a lancé l’association « A dónde van los desaparecidos » (Où vont les disparus), qui tentait de donner une forme à ce chaos. La première activité fut d’établir une carte des fosses du pays, l’une des couches de la géographie de la douleur. Turati et son équipe ont découvert que plus de 2 000 fosses clandestines avaient été localisées dans le pays au cours des dernières années.
« San Fernando m’a aidée à comprendre Ayotzinapa », dit la journaliste, évoquant l’affaire retentissante de la disparition de 43 étudiants ruraux en 2014 dans le centre du Mexique. « C’est toujours le même schéma : ayant pris en charge les enquêtes sur les disparitions, le SEIDO (Service d’enquête sur le crime organisé du Bureau du procureur général de la République) a jeté rapidement les corps dans une fosse commune et fragmenté les dossiers afin d’empêcher que les familles s’unissent pour porter plainte. Il s’agissait de faire disparaître les disparus pour qu’on ne parle pas de violence », explique-t-elle.