Un coup d’œil sur le tableau ci-dessous permet de saisir le sens et l’intérêt de ce dossier. En haut, Akhenaton, le prince égyptien Aménophis IV, invente le monothéisme. « Invente », car bien sûr nous ignorons si d’autres ont eu cette idée avant lui. Il a régné au XIVe siècle avant notre ère. « Avant notre ère » se réfère à la tradition chrétienne. Mais celle-ci ne vient que tout en bas du tableau. Toujours en haut, comme suspendue dans le vide, la figure de Zarathoustra, autrement dit Zoroastre. Ce mage, nous dit Wikipédia, est né soit vers 1700 « avant J.-C. » soit en 628 « avant J.-C. ». La plupart des spécialistes préfèrent aujourd’hui la date la plus ancienne, ou une date un peu plus tardive, mais généralement pas postérieure au IIe millénaire. Le zoroastrisme a été la religion de la Perse pendant mille deux cents ans, de – 600 à + 650 environ. Certains de ses adeptes vivent encore en Inde et en Iran. Zarathoustra est aussi considéré comme le premier des philosophes, car ses écrits invitent à cultiver la responsabilité personnelle dans la lutte contre le mal. Mais celle-ci reste fondamentalement placée sous l’autorité de Dieu. Comme l’explique Eric H. Cline dans un livre récemment traduit en français (1), les grandes civilisations qui ont marqué cette période allant de 1700 à 1100 environ avant notre ère, dans une zone s’étendant de la Mésopotamie à la Grèce mycénienne et à l’Égypte, se sont effondrées vers le XIIe siècle avant J.-C., pour des raisons qui restent à élucider.
Le vide ainsi créé commence à se combler vers le VIIIe siècle, avec les premiers prophètes hébreux. Puis soudain, aux VIe et Ve siècles, une sorte de miracle historique se produit. C’est l’avènement de la pensée critique. En Grèce, en Chine et en Inde, à peu près simultanément, sans qu’aucun lien ne soit établi entre ces trois régions, des penseurs proposent de fonder une connaissance qui ne doit rien au divin. Les premiers sont des mathématiciens grecs. Puis au même moment surgissent Héraclite en Grèce, Confucius et Sun Tzu (L’Art de la guerre) en Chine. Enfin, dans une simultanéité quasi parfaite, Bouddha et Socrate. D’après les dernières estimations, Bouddha serait mort en 404, cinq ans avant le procès de Socrate. La grande période de la philosophie chinoise correspond à la grande période de la philosophie grecque. En Inde, le traité politique de Kautilya, qui suit de près Aristote en Grèce, est contemporain de Mencius et Tchouang-tseu en Chine.
C’est cette époque, et non la naissance du Christ, qui marque le véritable début de l’ère moderne.
Cependant, l’expression « avènement de la pensée critique » masque la grande diversité de ces penseurs et le gouffre qui parfois les sépare. Le bouddhisme est entièrement tourné vers le problème de la souffrance et des moyens de l’alléger. Ni Socrate ni Confucius ne s’intéressent vraiment au sujet. Même s’il est possible que la pensée de Confucius nous soit parvenue aseptisée, rien n’indique qu’il ait poussé la réflexion critique au-delà du territoire de la morale, individuelle et civique. Les
Entretiens sont bien loin de l’extrême sophistication intellectuelle de la réflexion de Socrate. Des trois, c’est cependant Confucius qui tourne le plus tranquillement le dos à toute forme de pensée religieuse. Bouddha nous promet différentes formes de réincarnation – ou nous en menace – et Socrate, même s’il se moque habilement des dieux athéniens, se réfère à l’oracle de Delphes, invoque son propre « dieu » et s’assure avant de mourir qu’un coq sera sacrifié à Asclépios. Ni l’Inde ni la Chine n’ont à cette époque de pensée scientifique. Ni de pensée historique, inventée par Hérodote (mort vingt et un ans avant Socrate) : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes… » En revanche, tous prônent l’indépendance de la pensée et proposent à l’homme de nouvelles raisons d’espérer.
Les raisons de cette convergence, en trois points éloignés du globe, restent mystérieuses, peut-être parce que insuffisamment explorées. L’article de Glen Bowersock rend compte des hésitations des sociologues et des historiens. Pour faire apprécier la signification profonde de cette mutation, nous avons choisi un article illustrant l’actualité et la complexité de la pensée de Socrate et un autre illustrant l’originalité de la morale de Confucius, laquelle continue d’irriguer l’esprit de plus d’un milliard d’humains. Spécialiste de la pensée chinoise et bouddhiste, le Français Alexis Lavis donne pour finir son point de vue sur la signification de cet « âge axial ».
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