Tout bien réfléchi
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Comment Fidel Castro a hypnotisé Cuba

Depuis le décès de Fidel Castro, des Cubains ont spontanément hissé le drapeau national sur la devanture de leur maison, d’autres ont affiché une photo du Comandante. On estime déjà à plusieurs millions la foule qui lui rendra un dernier hommage le 4 décembre. Malgré les difficultés de la vie sur l’île et les changements amorcés récemment, comment expliquer le lien indefectible des Cubains pour Castro ? Dans un texte publié en 1998, et traduit par Books en 2009, l’essayiste Alma Guillermoprieto, explore le personnage, son charisme, sa volonté surhumaine, son énorme ego et son messianisme révolutionnaire. En un mot, l’hypnotiseur.

 

Si vous êtes Cubain et proche de la quarantaine, Castro a occupé votre cœur et vos pensées, ne serait-ce qu’une infime seconde, chaque jour de votre vie. Peut-être l’avez-vous vu pour la première fois Plaza de la Revolución, quand les colombes sont venues se percher sur ses épaules lors de son premier discours après sa prise de pouvoir. Même si vous n’y étiez pas, vous vous rappelez cet événement comme si vous l’aviez vécu, parce que cette image est désormais partie intégrante de la mémoire nationale. Fidel a visité les pouponnières et les jardins d’enfant flambant neufs, il vous a fait sauter sur ses genoux, il a tapoté le dos de l’instituteur et, de sa voix parcheminée, vous a dit que vous étiez l’avenir de la révolution. Plus tard, il recouvrirait Cuba de son regard solennel et inspiré, tel un manteau protecteur – vous l’avez vu sur chaque affiche et sur chaque fresque de votre barrio : « Avec Fidel, pour toute la vie », « Dans chaque barrio, Revolución ! »

Vous pensez à Fidel quand vous recevez votre bandana rouge de Jeune Pionnier et votre carte de la Jeunesse communiste. Vous vous cramponnez à lui quand il est le seul rempart entre vous et le grand mur brumeux de la mort, à 150 kilomètres de là. L’invasion. La catastrophe nucléaire. L’anéantissement total par des destructeurs aux yeux bleus. Fidel vous protège. Vous n’êtes qu’un enfant, mais vous êtes ému jusqu’aux larmes par sa bravoure, qui devient votre bravoure, par sa grandeur, qui est la vôtre, par sa nécessité historique, que vous rendez possible par votre petit courage et votre sacrifice insignifiant. Plus tard, vous vous échinez pendant des mois à couper les cannes en luttant contre la montre, pour lui permettre d’atteindre son objectif : 10 millions de tonnes ! Cette campagne interminable, épuisante, de 1969-1970, met l’île sens dessus dessous et mobilise presque tous les jeunes valides ; elle produit à peine huit millions de tonnes de sucre et détruit quasiment l’appareil productif de l’île, mais, quand il propose de démissionner, vous êtes là, sur la Plaza, pleurant et criant : « Non ! Avec Fidel, jusqu’à la mort ! » Vous donnez votre sang pour Fidel quand il exige de vous un geste de solidarité envers les victimes de catastrophes outre-mer. Une fois de plus, vous voilà suffoqué de larmes et d’admiration par la générosité sans limite et l’esprit de sacrifice dont vous emplissent ses paroles. Votre voix retentit dans les actos, ces rassemblements révolutionnaires destinés à ranimer la foi : « Fi-del ! Fi-del ! Fi-del ! » Une si petite île, un si grand rôle dans l’histoire.

Fidel ne met jamais les pieds en Angola, mais il est là à vos côtés par l’esprit (1). Vous ne comptez pas parmi les milliers de martyrs internacionalistas qui sont morts en Afrique, et cela vous réjouit, même si pour rien au monde vous ne l’avoueriez. Le martyre était auparavant une bénédiction, un Saint-Graal que le Che avait trouvé. Mais, après l’aventura africana, vous n’êtes plus si sûr d’aspirer à ce destin. À quoi, au juste, vos compatriotes ont-ils sacrifié leur vie ? Mieux vaut ne pas trop s’interroger. Une fois de plus, l’heure est venue de se rassembler sur la Plaza pour raviver votre ferveur. « Fi-del ! Fi-del ! » Car il a plus que jamais besoin de vous. L’heure est venue de lancer des pierres aux 80 000 marielitos qui ont décidé de fuir la Révolution (2). L’heure est venue de vous rappeler que le vrai révolutionnaire ne discute pas des décisions dont les subtilités et les véritables motifs ne peuvent être dévoilés : l’information est une monnaie dont seule la Sécurité d’État peut faire usage.

La main de Fidel ne tremble pas

Voilà pourquoi vous regardez l’écran de télévision, pétrifié, quand commence le procès du général le plus populaire du régime et de trois autres officiers. Trafic de drogue, trahison, abus éhonté de privilèges font partie des chefs d’accusation. Quand Fidel réclame la peine de mort pour le brave, le fringant Arnaldo Ochoa Sanchez, humble fils de paysans, Héros de la République, qui arrêta lors d’une bataille légendaire l’armée d’invasion sud-africaine en Angola, vous avez la gorge serrée. La main de Fidel ne tremble pas, sa voix ne tressaille pas, son regard est plus ferme et inspiré que jamais. Il sait quelque chose de plus que vous.

D’ailleurs, ce n’est pas le moment de lui chipoter votre loyauté : le frêle esquif de la Révolution est sur le point d’être recouvert par le raz-de-marée que l’histoire fait déferler sur le monde. L’Union soviétique n’est plus, le socialisme s’est partout effondré. Mais pas sur votre île, assiégée. Car Fidel a décidé une fois encore que lui, et vous à travers lui, allait se transcender, défier l’histoire, se battre pour un rêve qui permettra aux autres de rêver aussi : le rêve de justice et d’égalité parfaites que Cuba réalisera un jour. Le socialisme ne sera pas vaincu ! Avec Fidel, il n’y a rien à craindre. Et pourtant, pour la première fois, vous ressentez une peur inconsolable. Soudain, le Comandante paraît bien vieux.

Une conférence de presse fleuve

Nous sommes le 16 janvier 1998 – dix ans bientôt depuis la chute de l’URSS –, à moins de douze mois du quarantième anniversaire de la révolution. À 21 heures précises, aux quatre coins de l’île, les Cubains installent des chaises devant leur téléviseur ou se pelotonnent dans leur lit, un oreiller dans le dos, pour regarder l’émission. Le Comandante en Jefe de la Revolu­ción va donner une conférence de presse télévisée – l’une des très rares conférences de presse en bonne et due forme diffusées en direct, et ce uniquement devant des journalistes cubains. Parce que cela se passe à quelques jours de l’arrivée du pape Jean-Paul II à La Havane, parce que l’on dit Fidel souffrant, l’attention se focalise sur le sens politique de l’événement – est-ce un signe de glasnost à la veille de la visite papale ? – et sur l’apparence de Castro – il ne respire pas la santé ces temps-ci.

Certes, les téléspectateurs n’étaient pas menacés de perdre le contact avec leur leader. Comme d’habitude, il est partout – ouverture de séminaires, commémorations, réceptions, rencontres avec des chefs d’État à Cuba ou à l’étranger. Mais une conférence de presse, avec son feu roulant de questions-réponses, voilà qui promet du nouveau. Peu importe si les représentants de la presse conviés ne risquent guère de poser des questions irrespectueuses ou embarrassantes. En plus du modérateur, Héctor Rodriguez, qui présente les informations sur la chaîne gouvernementale, il y a là quatre journalistes de haut niveau envoyés respectivement par le Noticiero Nacional de la Televisión Cubana (« Bulletin d’informations national de la télévision cubaine »), Trabajadores, l’organe officiel des travailleurs, et Granma, le journal du parti communiste ; le quatrième représente à la fois Radio Havana Cuba et la chaîne télévisée Cubavisión.

Loly Estévez, du Noticiero Nacional de la Televisión Cubana, pose la première question. Elle voudrait connaître l’opinion de Castro sur le résultat des élections organisées le dimanche précédent, 11 janvier. La réponse de Castro (selon la transcription officielle publiée par Granma cinq jours plus tard) est relativement brève : onze paragraphes où il chante la satisfaction des citoyens face à leur propre victoire. Ils ont résolument choisi, souligne-t-il, des membres du parti communiste cubain pour occuper 95 % des 494 sièges de l’Assemblée nationale, en dépit des épreuves que traverse Cuba. « Un miracle », en conclut Fidel.

Rien là de bien nouveau, mais les Cubains ont l’occasion d’observer leur leader de plus près et plus longuement que d’habitude. La voix d’or qui chevrote un peu, l’épais filet de salive à la commissure des lèvres, la moue boudeuse qui déforme sa lippe inférieure et altère sa prononciation : chaque détail est relevé. Fidel, avec son port altier et son panache, a toujours eu belle allure. Aujourd’hui, à 71 ans, même sa barbe clairsemée trahit sa déchéance physique. Le regard inspiré de Fidel a cédé la place au regard fixe des grands malades. Est-ce bien vrai qu’il est souffrant ?

Cette entrée en matière sur les élections est suivie d’un court échange, sur le ton mi-badin mi-bougon que connaissent si bien les Cubains :

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« Fidel Castro : Les autres compañeros peuvent poser des questions, ou bien toi Héctor, puisque tu fais partie du panel ; tu n’es pas là seulement pour jouer les patrons et donner des ordres.

Modérateur : Non, j’en poserai aussi.

Fidel Castro : Alors j’attends vos questions.

Modérateur : Il y a une question dans la salle, de Martínez Pírez.

Fidel Castro : Sur le même sujet ?

Modérateur : Oui.

Fidel Castro : S’il te plaît, sur le point qu’on vient d’aborder : ne change pas le sujet. »

Martínez Pírez, de Radio Habana Cuba, s’exécute en rappelant qu’avant le scrutin de dimanche, la presse étrangère s’était répandue en sinistres prédictions sur les risques de sabotage électoral.

Fidel l’interrompt : « Écoute, Pírez, si les autres ne sont pas trop pressés, avant de parler des abstentions et du reste, j’aimerais d’abord expliquer certains aspects de la question dont j’ai parlé tout à l’heure. Ensuite, peut-être, nous pourrons avancer un peu [sur ton sujet]. »

Ce que Fidel veut à tout prix expliquer pourrait se résumer en deux phrases : pour la première fois de leur histoire électorale, les autorités cubaines ont exclu du total des suffrages exprimés tous ceux qui avaient été émis hors du bureau où était inscrit le votant. Cent dix-neuf mille votes ont ainsi été déclarés nuls, ramenant le taux de participation de 99,8 % à un maigre 98,35 %. Dans la retranscription, ces explications occupent deux pages entières, puis une bonne partie du numéro spécial de Granma (que la pénurie de papier oblige d’ordinaire à publier huit pages tous les deux jours). Fidel passe en revue l’histoire de la révolution cubaine et l’embargo économique américain pour mieux remâcher avec irritation la perte de ce 1,45 % qui, insiste-il, aurait dû en bon droit être inclus dans le total, pour la plus grande gloire de la démocratie cubaine. Dommage que les agents électoraux se soient montrés si consciencieux.

À un moment, Fidel s’interrompt : « Je me fais bien comprendre ? »

– Parfaitement, assure le modérateur.

– Tu crois que les gens se sont endormis en m’écoutant ?

– Non, personne ne dort, Comandante », affirme le modérateur, avant d’ajouter, avec sans doute l’énergie du désespoir, qu’il est temps de passer à un autre sujet. Il aimerait connaître l’opinion personnelle de Fidel sur le pape [que Castro a rencontré en 1996 à Rome].

Ici, le public dresse l’oreille : Jean-Paul II suscite partout une grande curiosité, mais la réponse de Fidel tient en un paragraphe succinct : le pape a un visage « plein de noblesse », il inspire le respect, parle couramment l’espagnol, c’est « un homme précis, il sait écouter et il écoute très attentivement ». Le journaliste qui avait posé la deuxième question de la soirée souhaite maintenant savoir ce que cette tournée papale a de nouveau ou d’inédit. Cela lui vaut une réponse de six pages, soit environ trois heures. L’histoire des relations entre la République révolutionnaire de Cuba et l’Église ; le pape et la guerre froide ; les pertes endurées par l’armée soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale ; la désertion des soldats allemands au Japon ; pourquoi Karol Wojtyla a été élu pape ; et les fortes convictions anticapitalistes de Jean-Paul II : Fidel fait miroiter le tout pour expliquer pourquoi l’anticommuniste Wojtyla est en réalité un ami du peuple.

Il est maintenant presque 3 heures du matin. L’auditoire de Fidel, qui doit se lever à l’aube pour courir le sinueux marathon en vélo et bus lui permettant de gagner son lieu de travail, n’est plus là depuis belle lurette. C’est d’autant plus regrettable que le Comandante s’apprête à aborder la seule question relative à la visite du pape qui trouble vraiment les fidelistas inconditionnels : comment doivent-ils accueillir cet homme qui incarne la « superstition religieuse » telle que l’ont définie les avant-gardes révolutionnaires ? Doivent-ils même seulement l’accueillir ?

Une relation d’intimité

Après bientôt quarante ans d’athéisme officiel et de diffamation des croyants, Fidel donne à ses partisans les consignes suivantes : « Nous vous invitons tous à assister aux messes pontificales… mais personne ne doit exhiber une seule affiche ni crier un seul slogan… nul ne doit applaudir un seul leader révolutionnaire ; personne ne doit exprimer le moindre mécontentement à l’égard d’un mot ou d’une déclaration susceptible de nous déplaire ou nous paraître injuste… Que les chaînes de télévision diffusent cette image au monde entier pour lui apprendre à connaître Cuba. »

Il est bientôt 3 h 30 du matin. La chaîne nationale, qui n’émet d’ordinaire que six heures par jour, lui a accordé une rallonge de trois heures et demie. Le modérateur exténué et deux des journalistes du panel ont réussi à lui poser un total de quatre questions. Fidel – souffrant ou pas – est fringant et prêt à rencontrer quelques correspondants étrangers qui somnolent devant la porte du studio : il les obligera à gribouiller fiévreusement sur leurs carnets de notes jusqu’à l’aube. Le modérateur le remercie.

« Fidel Castro : Il y a beaucoup de gens qui dorment depuis un bon moment maintenant…

Modérateur : Mais cela en valait la peine.

Fidel Castro : Est-ce que vous [ceux du panel dont on n’a pas encore entendu la voix] avez quelque chose à dire ?

Renato Recio, du journal Trabajadores [qui n’a posé aucune question] : Vous avez vraiment levé tous les doutes et, à mon avis, de manière très complète. En ce sens, il n’y a rien à ajouter. »

Ainsi s’achève la conférence de presse télévisée de Fidel Castro.

Quelques semaines plus tard, à Mexico, je confiais à un ami cubain combien j’ai été surprise par les propos nébuleux du Comandante. Était-il, de fait, gravement malade ? Ne comprenait-il pas l’objectif d’une conférence de presse ?

Mon ami a éclaté de rire : « Il n’y a pas plus fort que Fidel pour parler dans le vide pendant des heures et éviter les sujets dont il ne veut pas parler. »

Quarante ans de rapports politiques ne créent pas forcément une relation d’intimité. Mais, sur une petite île tropicale, pleine de vitalité, qui a le goût des potins, où le moindre notable connaît personnellement Fidel et où presque tout le monde connaît quelqu’un qui le connaît, il était inévitable qu’une forte intimité naisse entre les Cubains et leur leader. Ils connaissent toutes ses manies. Ils discutent sa vie amoureuse, se moquent de ses points faibles – non sans amertume, parfois –, l’appellent familièrement « Fidel » – y compris ceux qui le haïssent – et le considèrent toujours avec une sorte de crainte mêlée de respect et d’admiration. En août 1994, quand éclata le Habanazo – la première révolte majeure contre le régime – en plein centre de La Havane, il lui a suffi de se rendre à pied au beau milieu de la mêlée pour figer sur place les lanceurs de pierre. Les manifestants ont changé de ton dès que Fidel est apparu. « C’est terminé, el Caballo [« le Cheval », l’un des surnoms favoris de Fidel] vient d’arriver », a crié quelqu’un, et on a pu en entendre d’autres murmurer : « Il manque pas de couilles, pour oser venir ici », « Le Vieux ne change pas. Pas moyen de le renverser. »

C’est cette capacité à inspirer à la fois familiarité et crainte qui a maintenu Fidel Castro au pouvoir pendant les dures années d’épreuves qui ont suivi la chute de l’Union soviétique. Et on peut d’ores et déjà prédire qu’il y restera tant que subsistera en lui cette étonnante énergie.

À 7 ans, il prend son destin en main

Quant à savoir qui connaît vraiment Fidel à Cuba, c’est une autre affaire. Les ragots sur sa vie amoureuse ne signifient pas que les gens savent avec qui il couche, en dehors du cercle rapproché des fidèles du Parti et de ses gardes du corps. On raconte qu’il est timide, et qu’il le masque en privé sous le même torrent de statistiques, ratiocinations historisantes et prêches révolutionnaires que dans ses discours publics. Il ne s’est pas beaucoup confié à ses biographes, et il reste tout aussi évasif dans les deux livres d’entretiens auxquels il s’est prêté, l’un avec le militant brésilien Frei Betto, l’autre avec l’ancien leader révolutionnaire sandiniste Tomás Borge (3). Dans le livre de Borge, les deux Comandantes se servent mutuellement des tartines de sirop révolutionnaire. Fidel couvre également Frei Betto de sucre et de pourcentages, mais au moins Betto fait-il preuve de curiosité et de ténacité. À contrecœur, Fidel fait un portrait de son enfance empreint d’une émotion inattendue.

Il est le fils d’Angel Castro, un immigrant presque illettré de Galice, au nord de l’Espagne, qui a acheté des terres dans la région de Birán (près de la ville de Santiago) grâce à des tractations pour le moins douteuses. La finca de Birán, où est né Fidel, hébergeait trois cents familles locataires ou employées sur les terres de son père. Il raconte à Betto que, même si sa propre famille était aisée, il a souffert de privations : on l’a mis en pension chez un maître d’école, avec sa sœur et son frère aînés. Il se souvient avec amertume que l’instituteur rognait sur leur nourriture, et qu’ils étaient constamment affamés. Il se souvient aussi qu’on le mit en pension à l’âge de 7 ans, mais ce souvenir a tout d’une réécriture de l’histoire version Fidel. À l’entendre, il a décidé qu’il valait mieux vivre dans un pensionnat que chez le maître d’école ; de sorte qu’un jour, se voyant « en proie à l’injustice […], j’ai refusé délibérément d’obéir à tous les ordres, d’observer toute règle, toute discipline. J’ai crié, lancé tous les mots que je croyais interdits, dans un acte de rébellion conscient qui avait pour but de me faire interner dans un pensionnat ». Autrement dit, Fidel prend alors les commandes de son destin.

Il prend les commandes parce qu’il est seul. En général, il évoque avec tendresse ses années dans trois écoles catholiques différentes et ses vacances idylliques à la finca, mais il ne mentionne jamais aucun ami d’enfance ni copain d’adolescence, ne parle guère de ses parents, raconte peu de chose sur ses relations avec ses frères – on a seulement droit aux défis que le jeune Fidel se lançait à lui-même : escalader la plus haute montagne de la région (« Je n’imaginais pas que je m’entraînais pour devenir un révolutionnaire »), attaquer physiquement un prêtre – administrateur de l’école – qui lui avait donné une paire de gifles (« C’était un geste indigne et insultant »). Mais c’est d’une absence de père qu’il souffre le plus, même s’il ne le dit pas explicitement. Il l’exprime plutôt par un regret : « Au fond, je n’ai jamais eu de mentor. »

Mais, bien qu’il soit d’une franchise rare avec Frei Betto, il laisse dans l’ombre l’un des faits majeurs de sa biographie : comme tant d’autres leaders révolutionnaires – César Augusto Sandino au Nicaragua, Eva et Juan Perón en Argentine –, Fidel Castro est né hors des liens du mariage, d’une femme pauvre et de son amant, ou agresseur, plus fortuné et plus clair de peau. Les sociétés de classe latino-américaines rejettent ces enfants, même quand – et c’est le cas de Fidel – le père s’éprend de la lingère Lina Ruz, finit par l’épouser et donne la préférence à ses enfants sur les autres, légitimes. Fidel Castro, même s’il a grandi dans le confort, était socialement infréquentable. On sait par d’autres sources que, pour les « bonnes familles » de Cuba, le grand, le beau, le brillant et athlétique fils Castro a toujours été « le bâtard ». C’était un cualquiera – un quidam. En revanche, Fidel relève souvent que, n’ayant pas été baptisé avant l’âge de 6 ans, on l’appelait « le Juif », terme qui se voulait insultant.

Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ait été très tôt obsédé par les questions d’honneur et de dignité. Et qu’il ait développé cette stratégie consistant à toujours attaquer le premier. Enfant, raconte son frère Raúl, il cherchait toutes les occasions de se battre. Et il a remis ça quand il est entré en politique. Étudiant, il portait une arme à feu et faisait le coup de poing dans la rue. Il avait également signé pour participer à une expédition ratée contre le dictateur de la République dominicaine, Rafael Trujillo. En 1948, lors d’une visite à Bogotá, quand l’assassinat du leader populaire colombien Jorge Gaitán provoqua un soulèvement national, Fidel avait couru se joindre aux combats.

Ne jamais s’avouer vaincu

Il a appris aussi la règle numéro 1 des esprits pugnaces : ne jamais s’avouer vaincu. Même à terre, mordant la poussière, obligé de battre en retraite face à ses ennemis (en particulier son principal adversaire, les États-Unis), il n’a que très rarement reconnu ses défaites. Le plus souvent, il a refusé de faire marche arrière dans des circonstances qui menaçaient non seulement sa propre existence, mais la survie même de la civilisation – par exemple pendant la crise des missiles (4). Ce sont les Soviétiques qui ont reculé cette fois-là, pas lui. « C’était une question de dignité », a-t-il répété maintes fois pour expliquer ces jours de bras de fer sidérant. Sa vision de la dignité procède d’une double obsession : la force virile et la hantise d’être condamné à un destin de loser.

Posture romantique peut-être, et certainement irrationnelle, mais qu’on aurait tort de croire inepte. Pour des êtres raisonnables au passé moins déchiré que le sien, le pauvre ouvrier n’a aucune chance de séduire la fille du millionnaire (thème romantique latino-américain par excellence), ni Fidel Castro de vaincre les États-Unis. Mieux vaut donc ne pas essayer. Si, toutefois, on s’entête à le faire, sans succès, la dignité d’une telle action lui confère toujours une valeur esthétique supérieure à son alternative médiocre. Qui est le plus beau : le pauvre homme qui s’enfuit avec la fille de l’homme riche, ou le pauvre type qui trime comme comptable sous la coupe méprisante du nabab et économise chaque sou pour gagner un semblant de respect ? Fidel connaît la réponse : Socialismo o muerte !

L’obsession de l’héroïsme n’explique pas à elle seule comment Fidel et ses harangues sur la Plaza ont pu tenir tant de Cubains pendant tant d’années en état de transe hypnotique. Elle n’explique pas non plus pourquoi le socialisme a établi son antenne la plus tenace sur cette île tropicale (qui n’était certainement pas le pays le plus pauvre d’Amérique latine quand Fidel a pris le pouvoir). Certes, le sentiment anti-impérialiste, cette dynamite, a joué un rôle considérable. D’autant plus qu’en Amérique latine, et notamment à Cuba, les adversaires les plus radicaux des États-Unis furent souvent des jeunes gens qui avaient choisi le « géant du Nord » pour y passer leur lune de miel ; c’est à New York que Fidel a emmené sa jeune épouse en 1948. A joué également le charisme de ces jeunes gens – le Che, Camilo Cienfuegos, Fidel – partis dans les montagnes combattre pour la nation et redescendus amaigris, marqués au sceau du feu, auréolés de gloire, victorieux (5). Mais, au bout du compte, seul Fidel explique le phénomène Fidel : un homme qui, par sa volonté surhumaine, son sens de l’histoire et de la mission à accomplir et son énorme ego, a mené seul Cuba à la rencontre de l’histoire. Jamais, au cours des quarante années de prétendus complots, jeux de pouvoir et tentatives acharnées pour s’en débarrasser, on n’a vu un seul opposant prétendre pouvoir se substituer à Fidel ou l’égaler, et c’est bien ce qui lui a permis de durer. Les récits de ceux qui ont fini par sortir de leur transe, notamment les mémoires de sa propre fille, Alina Fernández, n’en sont que plus fascinants.

Les femmes de Fidel constituent à elles seules un sujet digne d’intérêt, affirme son biographe Tad Szulc (6). Sa première épouse, qui a travaillé au ministère de l’Intérieur de Batista pendant que son mari était en prison (après l’assaut raté contre la caserne de Moncada, en 1953), sans imaginer que cela le rendrait furieux. La magnifique Naty Revuelta, beauté mondaine qui l’a aidé à organiser l’attaque de Moncada. Celia Sánchez, qui s’est occupée de nombreuses tâches pratiques pour lui, tout en lui assurant la protection des divinités afro-cubaines de la santería et a été sa fidèle compagne du jour de leur rencontre dans la sierra Maestra jusqu’à sa mort en 1980 (7). Et enfin Alina, le fruit de sa liaison avec Naty Revuelta.

Elle s’appelle Alina Fernández, et non Alina Castro, parce qu’elle a cru, jusqu’à l’âge de 10 ans, qu’elle était la fille d’Orlando Fernández, l’époux médecin on ne peut plus respectable de Naty, parti en exil peu après le triomphe de la révolution. Jusqu’où peut-on se fier à quelqu’un d’aussi vague sur les dates et la chronologie, d’aussi brillamment venimeuse et, de son propre aveu, émotionnellement instable et professionnellement incohérente – et que ni le sens de la vérité ni celui de la loyauté n’étouffent, si l’on en croit plusieurs personnes qui la connaissent (8) ? Difficile d’en juger. Malgré tout, Fidel, mon père. Confessions de la fille rebelle de Castro est un livre passionnant.

Son histoire, celle d’une enfant négligée par un père qui est en même temps l’une des figures mythiques du siècle, mérite tout à fait d’être racontée. Nul besoin de chercher le vrai dans son récit pour reconnaître la justesse du portrait de Fidel. Alina raconte comment, après deux ans d’absence, son père surgit brusquement en pleine nuit chez Revuelta :

« Le lendemain soir, maman était radieuse. Elle se tenait tel un archange aux côtés du Comandante qui était étendu sur mon lit, les mains derrière la tête. “J’ai eu trop de choses à faire pendant ces deux ans. […] C’est très dur de faire marcher une révolution. Là, je viens de négocier avec le Japon un lot de machines pour faire des glaces en cornet et je suis très content. D’ici deux mois, elles seront prêtes à installer. Au moins une dans chaque barrio. Comme ça, les gens pourront tous avoir leur petite glace, avec la chaleur qu’il fait ici. Mais le meilleur de l’affaire, c’est que j’ai négocié l’achat d’une usine de cornets, et nous pourrons les produire sur place.”

« Au moins, on n’aurait plus besoin d’importer des cornets… Je n’ai pas applaudi parce que nous étions seuls.

“Les Japonais vont me vendre aussi une usine de chaussures en plastique. C’est incroyable : tu mets une petite boule de dérivé de pétrole à un bout et elle te sort une paire de chaussures en plastique – avec les talons et tout. Je pense qu’à long terme, cela va résoudre le problème de chaussure de la population.” »

Une image vient à l’esprit : Yul Brynner dans le rôle du roi du Siam fasciné par les colifichets de la modernité européenne, résolu à faire du Siam un pays neuf et prospère de gré ou de force. Brutal, macho, imperméable aux doutes ou aux fragilités du mâle européen, il maintient sous sa coupe la superbe Anglaise progressiste engagée pour éduquer sa ribambelle d’enfants. Mais il perd le goût de vivre – et meurt – quand elle l’oblige à comprendre que le Siam deviendra un pays moderne seulement s’il cesse d’être roi (9).

Fidel, bien entendu, n’est pas près d’abdiquer son rôle de Fidel. Le portrait qu’en brosse Alina Fernández saisit bien la logique abrupte, exaspérante, naïve à sa manière, de l’authentique monarque. « Les gens ne changent pas, dit-il à sa fille. Je te donne un exemple. Un homme a essayé de m’assassiner. C’était il y a dix ans. Je l’ai sauvé de l’exécution et je l’ai condamné à la peine minimale. Je lui ai parlé plusieurs fois. Ensuite, nous nous sommes même occupés de sa famille. Il a été relâché et, trois mois plus tard, il était de nouveau arrêté.

– Il avait encore essayé de te tuer ?

– Non, il tentait de quitter le pays clandestinement avec toute sa famille. »

Plusieurs autres témoignages de la vie à Cuba sous la révolution sont parus depuis 1994, année qui vit éclater le Habanazo et la crise des balseros – cet exode pathétique, mortel, de trente-cinq mille Cubains sur des radeaux de fortune, les balsas –, année qui vit aussi les objectifs socialistes se plier aux exigences pragmatiques de la mise en place, à plein régime, d’une économie touristique. Une foule de Cubains se sont enfuis de l’île à cette époque, ou ont négocié leur départ au cours des années suivantes – et parmi eux, nombre d’auteurs de livres intéressants. Vie et mort de la révolution cubaine, de « Benigno » (Daniel Alarcón Ramírez), est de loin le plus solide sur le plan historique, mais aussi le plus stupéfiant. N’importe quel chapitre de la vie de cet homme remarquable pourrait faire l’objet d’un ou deux films. Né en 1939, ce paysan pauvre et illettré de la Sierra Maestra a 17 ans quand deux barbus en uniforme vert olive débarquent dans sa masure en quête de nourriture. Effrayé, croyant qu’il s’agit de soldats de l’armée régulière, il leur donne ce qu’ils veulent et plus encore. Ainsi commence sa collaboration involontaire avec les barbus de Fidel. Collaboration qui devient consciente, et résolue, quand les troupes régulières assassinent son épouse adolescente pour le punir d’avoir aidé les rebelles.

« Benigno » est le pseudonyme qu’utilisait Daniel Alarcón lorsqu’il combattait en Bolivie aux côtés d’Ernesto­ Guevara. Entre-temps, il avait déjà servi sous ses ordres comme mitrailleur dans la rébellion et suivi le Che dans son expédition désastreuse au Congo. L’amour sans réserve que Benigno voue au Che et à Fidel l’incite à se porter volontaire pour toutes les missions-suicides mal ficelées qu’ont imaginées ses chefs.

Un jour, il est au Pérou pour une opération spéciale que Fidel a conçue pour lui. Il est équipé d’un engin explosif fixé à l’entrejambe, qu’il doit déclencher si quiconque tente d’ouvrir le porte-documents qu’il est chargé de livrer. À l’intérieur, selon Benigno, un plan rédigé par Fidel, sans doute les consignes pour le coup d’État militaire du général pro-cubain Juan Velasco Alvarado, en 1968.

C’est à ce stade que l’on commence à apprendre des choses sur le Cuba de Castro. Fidel propose d’entraîner tous les guérilleros, de l’Uruguay au Mexique (même s’il ne cesse de le nier auprès du gouvernement mexicain, seul véritable allié de l’île dans tout l’hémisphère). Mais il retient les différents groupes rebelles du sous-continent à Cuba pendant des mois, confisquant les papiers et plaçant les guérilleros sous la surveillance la plus stricte (10). Le cas de Francisco Caamaño Deñó, l’un des rares libérateurs potentiels de la République dominicaine, est particulièrement instructif : Fidel l’a fait attendre pendant près de quatre ans, sans lui accorder ne serait-ce qu’une entrevue. En 1972, à peine son expédition mal équipée et mal renseignée (organisée par les services cubains) avait-elle touché le sol dominicain, Caamaño se faisait tuer. « J’ai compris à ce moment-là que ma révolution n’était pas ce dont j’avais rêvé », écrit Benigno.

Désillusion

Si Benigno insiste sur cet épisode et sur d’autres cas de solidarité révolutionnaire internationale cubaine ayant tourné au désastre, c’est qu’une question le tourmente : Fidel a-t-il délibérément laissé le Che mourir en Bolivie ? Il ne parvient pas à comprendre pourquoi Fidel a fait rentrer de Bolivie le personnage clé qui leur servait d’agent de liaison sans jamais le remplacer, pourquoi il a laissé s’éteindre les communications, pourquoi il n’a pas envoyé de mission de secours quand on a su que le Che était encerclé. Est-ce parce que les appuis financiers de Cuba en Union soviétique ont fait comprendre qu’ils ne soutiendraient pas l’opération ? Benigno finit par prendre son courage à deux mains et demande de but en blanc à son commandant en chef ce que Cuba a fait précisément pour tenter de sauver le Che. En guise de réponse, Fidel « me passe un bras autour des épaules, m’entraîne à l’écart, se lisse la barbe de la main gauche et dit : “C’est une affaire qui demande réflexion” », avant de confier à Benigno une nouvelle mission délicate.

À mesure que s’approfondit sa désillusion, Benigno prend du galon dans les troupes spéciales. Il devient l’un des trois chefs de la sécurité qui montent la garde à tour de rôle auprès de Castro. Il décrit les mesures dignes de la Stasi destinées à protéger l’élite politique de Cuba, et les étranges précautions prises avant la visite de Fidel dans un quelconque centre de travail : « Tout d’abord, le contre-espionnage inspectait les dossiers pour voir qui, parmi les membres du personnel du centre en question, n’avait pas soutenu le processus révolutionnaire : ils étaient invités à prendre une journée de congé. C’était devenu tellement routinier que, si une visite de Fidel était au programme, les ouvriers demandaient à leurs contremaîtres : “Demain, je me pointe ou pas ?” »

Dans son rôle de petite souris, Benigno assiste à toutes sortes de numéros de Fidel. L’un des plus fréquents, se souvient-il, consiste à convoquer une réunion au pied levé. Tous les participants arrivent au galop pour entendre Fidel leur exposer le sujet à débattre puis, un par un, ils donnent leur avis « tandis que Fidel se lisse la barbe et les observe avec la plus grande attention ». À la fin, on vote. « Et, au moment où tous croyaient que la décision avait été prise par la majorité, Fidel se levait et résumait la réunion, qu’elle ait lieu au Politburo, au Conseil d’État ou au Comité central, puisqu’il les préside tous les trois. Et tous réalisaient que la réunion avait été convoquée en fait pour le plaisir du sport, rien dans le résumé ne correspondant à la discussion. Puis Fidel leur distribuait à tous leurs tâches, en fonction de sa propre façon de voir. Et chacun repartait soulagé, puisque tout cela était désormais sous la seule responsabilité de Fidel. »

« Le “blocus”, ou embargo économique américain, est le dernier argument qui permet à Fidel de s’accrocher au pouvoir », écrit Benigno, se faisant ici l’écho de nombreux dissidents qui vivent encore à Cuba. « L’affaire des avions [deux petits appareils, pilotés par des membres d’une organisation anticastriste basée en Floride, ont été abattus le 24 février 1996 alors qu’ils violaient l’espace aérien cubain] s’est produite au moment précis où les États-Unis se préparaient à tourner la page, dans leurs relations avec Cuba. Après, ils n’avaient plus d’autre choix que de durcir à nouveau leur position. Fidel doit continuer à harceler les Américains, et le jour où les Américains cesseront de réagir, il ira les pincer pour qu’ils se cabrent à nouveau. Le jour où ils mettront fin à l’embargo, ce sera la fin de Fidel. »

Jusqu’où faut-il croire Benigno ? Pour l’instant, ses histoires sont impossibles à vérifier. Souvent, on devine qu’il en sait plus qu’il ne veut bien le dire (sur le rôle de Cuba dans le trafic de drogue, par exemple). Castro a-t-il vraiment encouragé d’une main les mouvements de guérilla pour conserver son rang en Amérique latine, tandis qu’il sabotait de l’autre leurs opérations, pour rester en bons termes avec les Soviétiques ? C’est une accusation très grave. La confusion, les retards et les erreurs tragiques que Benigno cite à l’appui de sa thèse pourraient tout aussi bien être le résultat de l’incompétence de la bureaucratie cubaine.

Grand-Mère Russie

Même si l’exactitude des faits reste à prouver, l’ahurissante autobiographie de Benigno offre un parfait miroir des bouleversements révolutionnaires à Cuba ; tout comme l’évolution des sentiments de l’auteur sur « sa » révolution tend un miroir à nombre d’anciens fidelistas, qui se reconnaissent dans sa trajectoire. Un régime qui se flattait d’avoir su nourrir, habiller et éduquer sa jeunesse se révèle la dernière colonie du XXe siècle, incapable de survivre, même modestement, une fois tranchés les liens avec Grand-Mère Russie. Que de combats glorieux livrés pour des causes impossibles !

Le grand tournant, pour les gens de sa génération comme pour les plus jeunes, fut le procès sommaire et l’exécution du colonel Ochoa en 1989. Bien sûr, Benigno le connaissait : adolescents, ils avaient combattu ensemble dans la rébellion, mais Ochoa était monté plus haut que lui. Depuis son poste de chef de la sécurité de Fidel, Benigno a pu voir l’ancien commandant des forces cubaines en Angola entrer maintes fois dans le bureau d’el Caballo sans rendez-vous et sans passer par le portique de détection. Une fois, raconte Benigno, il a entendu Ochoa plaisanter à l’issue d’une réunion : « Alors je vais devenir le Al Capone de Cuba ! » Fidel lui a dit de surveiller son langage.

Benigno est persuadé qu’Ochoa a été arrêté pour corruption et offert comme os à ronger aux États-Unis quand la CIA et la Drug Enforcement Administration menaçaient de dévoiler ce qu’elles savaient de l’implication de Cuba dans le trafic de drogue. Là encore, il n’apporte aucune preuve. Mais, à vrai dire, la théorie n’est ni improbable ni très nouvelle. Le plus important, c’est la conviction générale qui domine à Cuba, où on ne sait quasiment rien du contexte international qui entourait le procès, et où la cocaïne est de plus en plus disponible : quoi qu’il ait fait, Ochoa a agi sur ordre, il ne se passe jamais rien à Cuba sans que Fidel n’en soit informé et, face au peloton, Ochoa est mort en brave.

Fidel ne semble pas avoir mesuré les conséquences de l’exécution d’un héros. Ou peut-être a-t-il bien compris qu’Ochoa n’était pas simplement un héros officiel de la République, mais aussi un officier immensément populaire. En l’absence de toute autre explication crédible, on peut imaginer qu’Ochoa était impliqué dans un complot contre Fidel ou contre son frère et successeur désigné, Raúl. Ce que Fidel n’a peut-être pas compris, c’est que son propre pouvoir devenait anachronique, que la blessure causée par l’exécution d’Ochoa n’aurait pas le temps de cicatriser, parce que l’Union soviétique allait expirer quelques semaines plus tard.

Que se passera-t-il quand Fidel ne sera plus là pour projeter son ombre sur le monde ? Dieu seul le sait. Quel sera l’avenir des systèmes exemplaires d’éducation et de santé, aujourd’hui délabrés, que la République avait construits ? D’où viendront les emplois une fois l’appareil d’État démantelé ? Et qu’en sera-t-il de Miami, de ces prédateurs qui, dit-on, affûtent là-bas leurs crocs et leurs griffes en attendant le départ de Fidel ? Raúl Castro, son cadet, désigné pour lui succéder, n’est pas homme à répondre aux questions ni à apaiser le trouble, la colère, le cynisme et la peur qui imprègnent la conversation de tant de ses concitoyens. Personne à l’horizon politique de Cuba ne semble en mesure de le faire. Fidel vieillit, et il se fait tard.

Ce texte est paru le 22 octobre 1998. Il a été traduit par Dominique Goy-Blanquet.

Notes

1| À partir de 1975, Cuba soutient le pouvoir communiste angolais, menacé par les rebelles de l’Unita et leurs alliés sud-africains.(NdlR)

2| Le 20 avril 1980, Castro ouvre le port de Mariel, au nord de Cuba, aux candidats à l’exil. 125?000 Cubains, surnommés marielitos, débarquent sur les côtes de Floride. (NdlR)

3| Un Grano de Maíz. Conversación con Fidel Castro

(« Un grain de maïs. Conver­sations avec Fidel Castro »), par Tomás Borge, (Fondo de Cultura Económica, 1992).

4| En octobre 1962, la crise des missiles oppose les États-Unis à l’URSS, à deux doigts de la guerre atomique. Khrouchtchev accepte de retirer les missiles, contre l’assurance que les États-Unis n’envahiraient pas Cuba.(NdlR)

5| Après les frères Castro et le Che, Camilo Cienfuegos est le plus populaire des révolutionnaires ayant débarqué à Cuba en 1956. (NdlR)

6| Castro. Trente ans de pouvoir absolu, par Tad Szulc (Plon, 1987).

7| La santería est un culte populaire syncrétique afro-caribbéen. (NdlR)

8| Voir Havana Dreams, une histoire de la famille Revuelta, par Wendy Gimbel (Knopf, 1998).

9| Le texte se réfère ici à la célèbre comédie musicale hollywoodienne Le Roi et moi, réalisé par Walter Lang en 1956, avec Yul Brynner et Deborah Kerr. (NdlR)

10| Dans Sous-Commandant Marcos. La géniale imposture (Plon, 1998), les journalistes Bertrand de la Grange et Maite Rico estiment que les Cubains ont ainsi aidé le gouvernement mexicain à démanteler les guérillas avec un minimum de pertes. (NdlR)

 

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Fidel, mon père. Confessions de la fille rebelle de Castro de Alina Fernández, Plon, 1999

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