Publié dans le magazine Books n° 100, septembre 2019. Par Marcel Gauchet.
La démarche critique se voulait libératrice. Mais elle a engendré une défiance généralisée à l’égard des faits les mieux attestés, des connaissances les plus établies. Et donné naissance à un obscurantisme d’un genre inattendu.
Qui aurait pensé, voilà trois ou quatre décennies, qu’il y avait lieu de se poser la question du « bon usage de l’esprit critique » ? L’idée même de critique ne paraissait-elle pas contenir l’antidote à ses éventuelles dérives ? L’esprit critique ne devait-il pas, par essence, être aussi en garde contre lui-même ? Il y avait bien le souvenir de certains abus de l’hypercritique en matière d’histoire qui, à force de suspicion à l’égard des documents et des témoignages, en étaient arrivés à des conclusions délirantes – Napoléon, par exemple, n’avait jamais existé. On avait connu une réactivation de ces démarches et de cette problématique à propos de la négation de l’existence des chambres à gaz nazies, à l’orée des années 1980. Mais il ne semblait décidément s’agir là que d’excentricités marginales, d’excès individuels sans grande conséquence puisque destinés à se discréditer d’eux-mêmes. Ils n’ont pas empêché d’ériger l’esprit critique en faculté reine de notre culture.
Le moment communément appelé « postmoderne » aura représenté l’apothéose de la...