Sur la verte colline surplombant un lac dans le parc de mon quartier, à Leeds, se dresse une élégante construction en pierre, la fontaine Barran. L’édifice fut érigé par sir John Barran, fabricant de vêtements de son état à l’époque victorienne et maire de la ville pendant un moment. C’était manifestement un homme plein d’ambition, ce dont témoigne le magnifique immeuble de style mauresque qu’il a également fait construire au centre-ville, apportant un petit air de Grenade au cœur du West Yorkshire. Il ne s’agissait pourtant que d’un simple entrepôt. Sir John Barran ne se contenta pas d’offrir aux promeneurs du Roundhay Park un seul et unique robinet : sa fontaine-rotonde en compte huit – quatre sur les murs extérieurs, quatre à l’intérieur. Que de munificence ! Aujourd’hui, plus aucun ne fonctionne. Et les flâneurs sont invités à se diriger plutôt vers le Lakeside Café, ou, pour « le choix le plus sélect d’eaux en bouteille », vers le Mansion [«
le Manoir »].
Je songe régulièrement au problème parce que je fais souvent du jogging en oubliant, tête en l’air, d’emporter ma gourde. Après avoir couru environ une heure, je commence à chercher à étancher ma soif, mais, tout ce qui s’offre à moi, c’est l’eau minérale des épiceries, ou celle que l’on m’offrirait peut-être si j’avais le courage de frapper à une porte inconnue (j’ai osé le faire récemment en Cornouailles, où l’on m’a rétorqué : « Eau ou gin tonic ? »). Il ne reste, dans les parcs et autres bois que je traverse en courant, que les fantômes de pierre des fontaines, vestiges d’une époque où procurer à la population de l’eau propre et saine faisait figure d’obligation civique. Tant et si bien que sir John Barran installa, à grands frais, quatre paires de robinets pour les citoyens de Leeds. Même les écoliers de Grande-Bretagne n’ont pas droit à des fontaines à eau. On sait pourtant que les enfants se concentrent mieux quand ils sont correctement hydratés.
Les civilisations anciennes des régions arides – les Juifs, les Arabes, les Africains – avaient établi des règles sur l’offre d’eau aux étrangers, règles fort civilisées. « Charia, explique ainsi James Salzman dans son “Histoire de l’eau potable” , signifie “le chemin qui mène à l’eau”. » (1) Il y avait tout de même des limites à ce « droit de la soif », pour reprendre l’expression de l’auteur : on pouvait demander à boire pour soi, pas pour abreuver ses chameaux ou irriguer ses champs. L’eau, dans l’analyse de Salzman, possède une fonction à la fois symbolique, rituelle et vitale. Tout être vivant en dépend. L’eau n’était-elle pas la récompense éternellement hors d’atteinte de Tantale ? (2) Même les virus entrent en dormance quand ils en sont privés.
Symbolique, rituelle, vitale – certes. Mais l’eau est aussi capricieuse, peu maniable, fragile. Le liquide pèse lourd, il est donc pénible de le hisser en haut des collines ; il est insaisissable, donc difficile à contenir ou à conditionner. Autant de raisons pour lesquelles les occupants de la Station spatiale internationale boivent de l’urine recyclée. L’eau est aussi facilement contaminée. Selon le temps et selon le lieu, elle se révèle une ressource culturelle, sociale, politique ou économique. On peut se battre pour l’eau, tout comme on peut la gaspiller. Et elle enrichit considérablement les entreprises et les actionnaires qui détiennent aujourd’hui le monopole de notre approvisionnement.
En Angleterre, le gouvernement de Margaret Thatcher a supprimé en 1989 les agences régionales de l’eau, publiques, pour privatiser le secteur. Sur les dix-huit compagnies présentes sur le marché, onze sont désormais détenues au moins partiellement par des groupes étrangers. En juin 2013, Severn Trent Water a, pour sa part, fait face à la tentative d’OPA d’un fonds koweïtien. L’eau écossaise, elle, est, toujours propriété de l’État ; quant aux Gallois, ils sont alimentés par un organisme à but non lucratif.
1 500 bouteilles ouvertes par seconde
En attendant, faute de fontaines où boire, nous avons les bouteilles et encore les bouteilles. Notre passion pour l’eau minérale est tellement insatiable qu’on peut difficilement la juger aussi sélect que le voudrait le Roundhay Park. Le procédé en lui-même n’a rien de nouveau : au XIXe siècle, la fine fleur des villes thermales et des lieux de pèlerinage vendait déjà des bouteilles. Mais le phénomène a vraiment pris son essor dans les années 1980, en partie à cause d’une peur panique de la contamination : en 1988, 20 000 habitants de Camelford, en Cornouailles, ont bu du sulfate d’aluminium avec leur eau et ont souffert de brûlures buccales, de nausées et de diarrhées ; en 1994, une centaine de personnes sont mortes à Milwaukee en buvant de l’eau infectée par le cryptosporidium. Entre 1993 et 2003, la consommation d’eau minérale en Angleterre est passée de 570 millions à plus de 2 milliards de litres par an. Les Américains en ouvrent 1 500 bouteilles par seconde, soit davantage que le lait ou la bière, même si l’eau du robinet est souvent 500 fois moins chère. Des chiffres que l’on doit à un intense matraquage marketing et publicitaire. « L’eau du robinet est notre pire ennemie », déclarait en 2000 un cadre de Pepsi.
Dans l’Évangile selon saint Jean, une Samaritaine rencontre Jésus près d’un puits. Il lui demande à boire ; elle s’offusque, parce que Samaritains et Juifs ne doivent pas entretenir de relations. Jésus la reprend : « Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, tu lui aurais toi-même demandé à boire, et il t’aurait donné de l’eau vive. » Cette « eau vive » a le divin pouvoir de désaltérer au point, lui assure Jésus, qu’elle n’aura plus jamais soif. De nombreux Juifs, chrétiens, Samaritains d’aujourd’hui – toutes sortes de gens – pensent que l’eau devrait toujours être considérée comme un don de Dieu ; généralement quand ils reçoivent leur dernière facture, ou que les tarifs augmentent. Ce bienfait tombe gratuitement des nuages – si vous voulez boire de l’eau de pluie, les compagnies de distribution ne voient pas la nécessité de vous la facturer –, mais, sous cette forme-là, elle n’est pas conforme aux normes sanitaires. Le philosophe John Locke le savait déjà en 1690. Ce qui nous était donné « par les soins de la nature seule » (3), écrivait-il, s’altérait quand le travail s’en mêlait : « L’eau qui coule d’une fontaine publique appartient à chacun ; mais si une personne en a rempli sa cruche, qui doute que l’eau qui y est contenue n’appartienne à cette personne seule ? Sa peine a tiré cette eau des mains de la nature. » Et acheminer l’eau demande bien de la peine. Au XIIe siècle, comme l’écrit Emma Jones dans son histoire de l’eau à Londres, William Fitzstephen (4) évoquait « des puits spéciaux dans les faubourgs » où l’eau était « douce, salubre et claire ». La loi n’exige plus que ce liquide soit doux, mais il doit être « salubre ». C’est-à-dire ne pas contenir de micro-organismes ou de parasites potentiellement nocifs pour la santé humaine, ni de fortes concentrations de produits chimiques. On tient désormais pour acquis que tel est en général le cas, mais il a fallu pour y parvenir des siècles d’ingéniosité.
Quiconque écrit à propos de l’eau emprunte (nonobstant la prétendue singularité de son approche) le même cheminement dans le passé pour tirer des conclusions sur le présent et l’avenir. Tous les auteurs font immanquablement l’éloge des Romains et des victoriens, les héros de cette histoire. Les Romains, parce qu’ils procuraient chaque jour à leurs citoyens une quantité d’eau comparable à celle que consomme l’homme d’aujourd’hui. Leurs aqueducs étaient célèbres mais ne constituaient que 5 % du système de distribution ; ils étaient en outre coûteux, et fréquemment défectueux. Aujourd’hui, on ne prête pas plus d’attention aux prouesses d’ingénierie que représente le labyrinthe complexe des égouts sous nos pieds qu’on n’en accordait généralement aux infrastructures romaines, système vaste et ingénieux qui captait l’eau des rivières et l’acheminait à travers canaux et tuyaux. Pour David Sedlak, qui divise le passé, le présent et l’avenir de l’eau en quatre époques, ce fut le début de l’ère Eau 1.0, les villes européennes se mettant à copier le modèle romain – des égouts pour évacuer l’eau sale et des tuyaux propres pour en distribuer. L’apparition de l’eau potable, moment où les victoriens entrent en scène, nous a fait entrer dans l’ère Eau 2.0. Les superstars de l’époque victorienne dans le domaine sanitaire sont désormais très connues : Edwin Chadwick (5), John Snow (6), sir Joseph Bazalgette (qui a donné à Londres son système d’égouts et permis d’éviter des milliers de décès prématurés). Ces hommes-là se battirent pour améliorer la santé publique dans une cité polluée où le choléra, arrivé par bateau dans le port de Sunderland en 1831, tuait des dizaines de milliers de personnes. Aujourd’hui, on porte aux nues la vaillante campagne de Snow pour démontrer que le choléra provenait de l’eau bue à Londres ; mais à l’époque, l’establishment scientifique l’avait ignorée, persuadé que la maladie était véhiculée par des « miasmes ».
Dans le Londres de Snow, un enfant sur deux mourait d’une « maladie liée à l’eau », même s’il s’agissait en réalité de maladies dues aux excréments. On utilise encore ce genre d’euphémismes en imputant à l’« eau insalubre », plutôt qu’à la « diarrhée causée par la contamination fécale de l’eau et de la nourriture », la mort de 1,5 million d’enfants de moins de 5 ans chaque année. À la fin du XIXe siècle, le précieux liquide était fourni à Londres par des entreprises privées en concurrence. La surveillance de leurs captages d’eau était négligente, et la Tamise était un fleuve-égout. Les meilleures conditions étaient donc réunies pour la propagation du choléra, l’une des cinquante maladies contagieuses causées par les particules fécales qui se retrouvent souvent dans la nourriture et l’eau. Notamment lorsqu’on puisait l’eau dans la Tamise juste en aval d’une bouche d’égout, comme le faisait la compagnie Southwark et Vauxhall. La grande intuition de Snow fut de comprendre que des individus qui respiraient le même air ne mouraient pas tous, et que les clients de Southwark et Vauxhall avaient un taux de mortalité vingt-deux fois plus élevé que les clients de Lambeth, qui puisait son eau en amont des bouches d’égout. Mais les travaux de Snow allaient rester ignorés pendant des décennies. Il fallut attendre la Grande Puanteur de 1858, quand la Tamise empesta tant sous les fenêtres du Parlement, pour que soit adoptée, en dix jours, une loi prévoyant d’aménager des milliers de kilomètres d’égouts.
Être déchet et devenir eau
Les héros de l’hygiène sont nombreux. En cherchant un moyen d’empêcher le vin français de se gâter, Louis Pasteur découvrit les « infusoires », des micro-organismes qui vivent dans les liquides, y compris l’eau. Alexander Cruikshank Houston, un bactériologiste, commença sa carrière en étudiant les infusoires potentiellement utilisables dans des « lits bactériens », une méthode standard pour retirer les déchets organiques solides des eaux usées (les bactéries les dévorent), toujours en vigueur dans les usines d’épuration les plus anciennes. Être déchet et devenir eau n’est pas une carrière inhabituelle : les eaux usées ne sont jamais que le produit de notre incapacité à faire un meilleur usage de nos déchets corporels que de les mélanger à 6 litres d’eau propre chaque fois que nous tirons la chasse d’eau. C’est là une habitude, pas une nécessité : on peut utiliser pour cela de « l’eau grise » récupérée des douches et des baignoires ; et, à Hongkong, les toilettes fonctionnent à l’eau de mer. L’Angleterre du XIXe siècle s’indigna quand les égouts de Bazalgette imposèrent, semble-t-il définitivement, le paradigme de l’évacuation des déchets par l’eau. Les excréments étaient un engrais utile, et voilà qu’on les gâchait en les diluant dans de l’eau potable. Karl Marx enragea contre le gaspillage économique de tant d’excellent engrais (davantage que contre la pollution d’une eau qu’il fallait ensuite épurer). Les excrétions de notre consommation, écrivit-il, « sont de toute première importance pour l’agriculture. À Londres, par exemple, ils ne trouvent rien de mieux à faire des excrétions de 4 millions et demi d’êtres humains que de contaminer la Tamise avec, à grands frais ». Cette perte déchaîna également le lyrisme de Victor Hugo : « Ces tombereaux de boue » qui constituent le fumier, « c’est la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir ». (7) De nombreux « docteurs en assainissement » ont soumis des plans qui auraient permis de transporter les eaux usées londoniennes jusqu’à des « fermes d’épuration » du Kent ou de l’Essex. On commençait à disposer d’eau et de gaz au robinet – pourquoi les paysans ne disposeraient-ils pas de déchets liquides ?
Le dilemme du chlore
Mais c’est l’eau qui a gagné, et les égouts avec elle. Le nouveau paradigme du traitement des déchets ainsi évacués est resté incontesté jusqu’à récemment. Mais je vais trop vite. Nous n’en sommes toujours, d’après la typologie un peu maladroite de Sedlak, qu’au stade Eau 2.0 : celui du retraitement. En 1905, Houston fut convoqué à Lincoln pour apporter son aide lors d’une épidémie de typhoïde, pendant laquelle « il observa avec la plus grande attention le comportement de certains poissons rouges dans une citerne » où l’on avait mis de l’hypochlorite de soude. Il ne s’agissait pas d’une innovation : pour lutter contre ses propres épidémies de typhoïde, la ville de Maidstone avait stérilisé ses canalisations d’eau, en 1897, avec du chlorure de chaux. Les poissons rouges du Lincolnshire prospérèrent, et pendant les trois décennies suivantes la chloration devint la façon standard de purifier l’eau jusqu’à la rendre parfaitement potable. Presque plus personne ne se souvient de Houston ; mais il fut à juste titre décrit dans sa nécrologie comme « la sommité la plus novatrice en matière d’épuration, non seulement en Angleterre mais dans tout l’Empire britannique et probablement dans le monde entier ».
La distribution d’eau continua ainsi son bonhomme de chemin pendant quelques décennies au XXe siècle, jusqu’à l’apparition de ce que Sedlak appelle « le dilemme du chlore ». En 1974, Robert Harris, membre d’une association écologique américaine, effectua des recherches à La Nouvelle-Orléans. Il découvrit alors que « les hommes dont l’eau potable provenait du Mississippi avaient 15 % de plus de risques de mourir du cancer que les consommateurs d’eau de puits ». (Apparemment personne ne s’est préoccupé de la santé des femmes.) Harris soupçonna la présence de carcinogènes dans les rejets chimiques des usines, dans ceux des fermes utilisant encore du DDT, et dans les eaux usées imparfaitement traitées de Chicago, de Minneapolis et de Saint-Louis.
En Grande-Bretagne, au même moment, des inquiétudes comparables s’exprimaient à propos des produits chimiques organiques de synthèse, en particulier les trihalonométhanes, un sous-produit de la réaction des matières organiques au chlore. Sedlak réussit, pour l’essentiel, à écrire comme un non-ingénieur, quoique après une demi-douzaine de pages sur les complexités de l’extraction des trihalonométhanes j’aie dû faire une pause pour me servir un verre d’eau – du robinet. Mais son esprit d’ingénieur contient une multitude de faits curieux : qu’il se trouvait des gens pour penser que les Juifs, au XIVe siècle, avaient empoisonné les puits en y inoculant la peste ; ou que
Le Monde de Nemo se passe en Australie parce que c’est l’un des rares endroits au monde où un poisson d’aquarium peut se frayer un chemin jusqu’à l’océan sans être réduit en purée dans une station d’épuration – récemment encore, Sydney réglait en effet le problème de ses effluents en les rejetant à la mer, à travers des tuyaux de 12 kilomètres de long, sans aucun traitement ou presque. Cette pratique contestable – les eaux usées sont le principal agent de pollution marine – se perpétue dans des endroits comme la ville canadienne de Victoria ; et elle n’a cessé à Milan, par exemple, qu’en 2003.
Milan est, il est vrai, entrée tardivement dans l’ère Eau 3.0 – révolution au cours de laquelle les stations d’épuration sont devenues la norme dans les systèmes de distribution d’eau des villes. « Si vous croyez que l’assainissement, c’est compliqué, m’a dit un jour un militant de l’hygiène, regardez donc du côté de l’eau. C’est encore plus tordu. » Problème tordu peut-être, mais surtout urgent, quand 783 millions de personnes sont encore privées d’eau potable sur la planète. Il est vrai que 2,5 milliards d’humains n’ont pas non plus accès à un assainissement correct, même si davantage de fonds et d’attention sont affectés – quoique insuffisamment – à l’approvisionnement en eau.
Sedlak pense que la situation pourrait s’améliorer, au moins dans les régions du monde qui bénéficient de chasses d’eau et de plomberie, à l’ère Eau 4.0. Il faut passer à cette nouvelle époque car Eau 3.0 ne marche plus. Sedlak est relativement serein vis-à-vis des microcontaminants présents dans l’eau de ville, qui en inquiètent pourtant beaucoup (je suis moi-même perplexe quand je pense à la manière dont on réglemente l’accès aux médicaments à la surface, pour ensuite les voir jetés et mélangés à volonté dans les égouts) ; mais l’auteur a d’autres motifs d’inquiétude. Toutes ces bouteilles, alors que nous pourrions boire au robinet à bien moindre coût, et sans dommage pour l’environnement ! Les égouts, surchargés, mal entretenus et négligés. Les revêtements qui recouvrent la terre molle et absorbante pour que l’eau n’y pénètre pas, imposant un fardeau encore plus lourd aux réseaux d’égouts. Sans oublier les épandages, parfaitement légaux, d’eaux usées dans la rivière la plus proche quand les égouts sont engorgés, ce qui peut arriver même après un orage court mais violent (n’allez jamais nager dans une rivière après une forte pluie).
À l’ère Eau 4.0, nous comprenons enfin que, même si les molécules dans nos glaçons ne diffèrent en rien de celles que buvaient les dinosaures, l’eau peut venir à manquer. La résolution 64/292 des Nations unies, passée en 2010, « reconnaît que l’accès à l’eau potable est un droit de l’homme » : « L’eau disponible pour chaque personne doit être suffisante et constante pour les usages personnels et domestiques », à savoir « la boisson, le lavage du linge, la préparation des aliments ainsi que l’hygiène personnelle et domestique » (8), soit un total de 50 à 100 litres d’eau par jour. Une étude du gouvernement américain a révélé que les habitants de Palm Springs consommaient 3 000 litres d’eau par jour et par personne. Et ce n’est que la partie émergée de la gabegie. Notre consommation cachée d’eau est elle aussi colossale, en raison des quantités utilisées pour produire tout ce que nous mangeons et consommons. Il faut 4 litres pour faire pousser une seule amande ; 20 litres pour une tête de brocoli ; et, chiffre stupéfiant, 17 000 litres pour un hamburger, en prenant en compte l’eau requise pour abreuver le bétail et irriguer les cultures qui le nourrissent. L’agriculture consomme 80 % de l’eau douce, et il n’y en a plus suffisamment. À l’ère Eau 4.0, nous savons que, sur une planète en plein réchauffement, l’eau s’évapore plus vite et peut être retenue plus longtemps dans l’atmosphère, si bien qu’il en reste moins dans la terre et à sa surface.
Si la nouvelle révolution de l’eau avait effectivement lieu, on ne verrait plus les Californiens augmenter de 1 % leur consommation d’eau au cinquième mois d’une sécheresse terrible. Les fabricants de toilettes de par le monde décideraient de promouvoir le compostage, les modèles à double chasse ou les systèmes plus écologiques en général, ce qui nous ferait économiser des fortunes en argent et en énergie dépensés pour purifier les eaux usées. Les citoyens de l’ère Eau 4.0, au contraire de ceux de Toowoomba, en Australie, ou du comté d’Orange, en Californie, ne s’insurgeraient pas contre le fait de boire de l’« eau usée recyclée » : des effluents liquides qui ont été purifiés par osmose inverse et sont plus propres que l’eau que nous buvons souvent. La plupart des gens trouvent encore répugnant ce passage « des toilettes au robinet ». Et ils commenceraient enfin à boire de l’eau de dessalement, cinquante-neuf ans après la création aux États-Unis du Département de l’eau saline et cinquante-trois ans après la déclaration de John Kennedy : « Si nous pouvions un jour tirer de l’eau douce bon marché de l’eau de mer, cela servirait les intérêts à long terme de l’humanité et surpasserait toute autre réalisation scientifique. »
Les gros buveurs d’eau minérale prendraient conscience que les montagnes ou les sources pures qui figurent sur l’étiquette impliquent le contraire de la pureté, car l’eau en bouteille est beaucoup moins rigoureusement contrôlée que l’eau du robinet. Aux États-Unis, par exemple, les producteurs ne doivent pas, contrairement aux compagnies des eaux, signaler toute violation de la qualité ni surveiller la présence de bactéries comme
Escherichia coli. Dieu merci, même si c’est dur à avaler, 40 % de l’eau en bouteille aux États-Unis vient de toute façon de l’eau de ville. Mais l’essentiel, c’est que nous comprenons enfin, à l’ère Eau 4.0, la grande fragilité des tuyaux et des stations d’épuration apparemment si solides. À l’instar des citoyens d’Ennis, en Irlande, quand ils ont été privés d’eau du robinet entre 2007 et 2009 parce que leurs réserves étaient infectées par le cryptospridium. Ils ont été obligés de faire bouillir leur eau comme les habitants des bidonvilles, alors qu’ils habitaient dans le comté de Clare, au cœur du tigre économique irlandais. Peut-être même pourrait-on remettre en cause – mais Sedlak n’a pas à le faire, car aux États-Unis les compagnies des eaux n’ont pas été massivement privatisées – la vente de ce service de base à des investisseurs privés ou étrangers dont la loyauté va d’abord aux actionnaires. Locke avait bien demandé que le travail requis pour fournir de l’eau soit convenablement rémunéré ; mais il aurait pu aussi se demander pourquoi les compagnies des eaux privées imposent systématiquement des tarifs plus élevés que les compagnies publiques, et déclarent ensuite des millions de bénéfices. Ou bien pourquoi certaines compagnies semblent avoir évité – « différé », pour reprendre les termes de Thames Water – le paiement de l’impôt sur les sociétés. Peut-être essaient-ils tout simplement de tirer le maximum de l’eau tant qu’il y en a encore.
Cet article est paru dans la
London Review of Books le 18 décembre 2014. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
Notes
1| Drinking Water: A History, Overlook Duckworth, 2013.
2| Selon la légende, le « supplice de Tantale », auquel les dieux condamnèrent ce fils de Zeus pour ses méfaits, consistait à passer l’éternité à subir une triple torture. Tantale est placé au milieu d’un fleuve et sous des arbres fruitiers, mais le cours du fleuve s’assèche quand il se penche pour boire, et le vent éloigne les branches de l’arbre quand il tend la main pour attraper les fruits. Au-dessus de sa tête se tient en équilibre un énorme rocher qui, à tout moment, menace de tomber.
3| Traité du gouvernement civil, traduction David Mazel.
4| Secrétaire de l’archevêque de Cantorbéry Thomas Becket, il est l’auteur d’une célèbre description de Londres au XIIe siècle.
5| Edwin Chadwick était un réformateur social anglais du XIXe siècle, connu notamment pour avoir beaucoup amélioré les conditions d’hygiène et la santé publique. Il est célèbre pour avoir rédigé en 1842 le rapport The Sanitary Condition of the Labouring Population, qui fut à l’origine de la loi sur la santé publique de 1848.
6| John Snow était un médecin britannique de la première moitié du XIXe siècle, considéré comme l’un des fondateurs de l’épidémiologie et de l’hygiène. Il doit sa notoriété à ses recherches sur le choléra, qui ont remis en cause la théorie des miasmes, alors dominante, pour expliquer les épidémies.
7| Passage tiré des Misérables.
8| Texte consultable sur le site du Haut commissariat aux droits de l’homme : ohchr.org.