Éloge du vice

La reine règne, les ouvrières œuvrent, les guerrières guerroient… Donc dans les ruches tout va bien ? En fait, non, à en croire la célèbre satire de Bernard Mandeville en 1714, La Fable des abeilles. Vices privés, vertus publiques. Sa ruche à lui grouille de fumistes, de corrompus, d’hypocrites (notamment au sein du clergé apicole), et tout le monde ne cesse de râler… Lassé des récriminations de ses petites ouailles, le dieu des abeilles décide donc de toutes les transformer « en insectes honnêtes, méritants et contents de leur sort », résume Howard Davies dans la Literary Review ; « la ruche ne comptera plus désormais que des boy-scouts faisant des bonnes actions à longueur de journée ». Et c’est la catastrophe !Voici qu’« une SEULE personne suffit pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux changement ». Plus besoin de juges, de bourreaux, d’avocats, de serruriers, de médecins-charlatans, de riches ecclésiastiques, de tavernes… Aucun besoin non plus de ce qui encourage la vanité : l’armée et ses vaines conquêtes, les articles de luxe ne servant qu’à épater son prochain. Et surtout plus besoin du labeur sous-payé des classes inférieures... Mais l’économie s’effondre aussitôt, l’immobilier de prestige chute, et la ruche, désormais déserte, est vite la proie de ruches rivales. La situation précédente n’était guère brillante, certes (« Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ?»), mais bien que « chaque ordre fût rempli de vices, la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité… » Mieux même : « les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique », écrit Bernard Mandeville, avant de s’exclamer, devant le spectacle de la ruche vertueuse mais ruinée : « Grands dieux, quelle consternation ! » 


Ce qui est extraordinaire, explique le philosophe John Callanan dans le livre qu’il consacre à La Fable des abeilles, c’est sa postérité. Ce poème de 433 vers anglais un peu mirlitonesques (mais Mandeville était un Hollandais exilé à Londres) a d’abord été vilipendé de toutes parts, mis à l’index par le Vatican, brûlé en place publique en France. Le XVIIe siècle, « le grand siècle des âmes », était encore tout proche et cette « infâme » proclamation de la vilénie du genre humain est très mal passée. Puis les Lumières, Voltaire en tête, ont au contraire porté aux nues ce brûlot « dont la réception ultérieure a été remarquable, s’agissant d’un auteur tellement obscur. Adam Smith, Darwin, Marx, Hayek, Keynes et bien d’autres se sont explicitement référés à son travail », souligne encore Howard Davies. « L’idée centrale de la fable est que les vices privés des individus – gloutonnerie, ivrognerie, étalage du luxe, matérialisme et passion de l’acquisition – ont une importance cruciale pour la dynamique des grandes économies », écrit John Callanan. Pourtant c’est à tort, explique-t-il, qu’on a fait de Mandeville « un des premiers penseurs de l’économie, dont les théories seront reprises par les théoriciens du capitalisme libéral ». En fait, c’était « un proto-anthropologue » avec une vision peu flatteuse mais réaliste de la nature humaine. D’ailleurs – autre provocation – n’avait-il pas aussi suggéré la mise en place de bordels publics financés par l’État ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Man-Devil: The Mind and Times of Bernard Mandeville, the Wickedest Man in Europe de John Callanan, Princeton University Press, 2024

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