Ecouter Istanbul
Publié le 12 janvier 2016. Par La rédaction de Books.
Un attentat suicide a fait dix morts (tous des touristes allemands), mardi matin, en plein centre historique d’Istanbul. Comme Paris, l’ancienne capitale ottomane est le symbole d’un art de vivre cosmopolite qui s’est construit au fil des siècles. Dans Minuit au Pera Palace, tout juste paru aux éditions Payot, Charles King décrit magistralement le moment où Constantinople devient la Istanbul que nous connaissons, ville carrefour, lieu de rencontres entre l’Orient et l’Occident, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Istanbul découvre alors l’automobile, le tram, la fête et le cinéma, dans un mouvement d’occidentalisation qui va bouleverser la société turque et son ambiance sonore. Fermez les yeux, et écoutez naître Istanbul.
L’histoire auditive ne constitue pas un champ d’études très développé et pourtant, la transformation sonore d’Istanbul n’aurait pas manqué de frapper tous ceux qui y vivaient dans l’entre-deux-guerres. Alors que la première automobile de l’histoire de la ville avait été exhibée dans la vitrine d’un salon d’exposition de la Grande Rue sous le règne d’Abdülhamid II, attirant les foules pendant des mois, les vrombissements et les toussotements des véhicules à moteur remplissaient désormais rues et ruelles. Un tram remontait la Grande Rue en cliquetant. Une corne annonçait l’approche d’un bateau-pilote sur le Bosphore. Le bourdonnement grave de l’hélice d’un avion ronronnait dans le ciel.
« Dans Pera, où j’habite, c’est un déchaînement de musique qui dure depuis le coucher du soleil jusqu’à deux heures du matin », affirmait Marthe Bibesco, princesse roumaine et experte en société. Elle observait des hommes et des femmes aux traits tirés se traîner sous les réverbères à gaz d’un kiosque à l’autre, tel un troupeau de moutons. Des concerts se livraient concurrence au pied de la colline, dans la bien nommée rue Tomtom Kaptan, tandis que des phonographes vagissaient par les fenêtres ouvertes et que des joueurs d’orgue de Barbarie passaient dans la rue, en contrebas. Au fil de la nuit, des cris montaient du port quand les marins chassés des bars regagnaient leurs bâtiments.
Istanbul était plus bruyante que jamais. Des flots de musique jaillissaient des boîtes de nuit. Les sirènes d’ambulances, de véhicules militaires et de voitures de pompiers – une nouveauté introduite sous l’occupation alliée – hurlaient et mugissaient. « Elles exaspèrent et assourdissent, reconnaissait un éditorial de l’Orient News de 1919, mais ne sont probablement pas aussi efficaces qu’un klaxon pour dégager le passage. »
Les injonctions et expressions de mécontentement transmises par la voix humaine – les jurons d’un hamal exaspéré ou les sollicitations pressantes d’un vendeur du bazar aux épices – rivalisaient avec des sons lointains transmis par des technologies nouvelles. Les Stambouliotes pouvaient avoir désormais l’impression de connaître intimement des gens qu’ils n’avaient jamais rencontrés.
Cette évolution apparut de façon flagrante dans une industrie qui prit littéralement la ville d’assaut dans les années 1920. On projetait des films depuis le début du siècle, mais ils servaient essentiellement d’intermèdes entre des numéros scéniques, courts-métrages d’une unique bobine que l’on projetait sur un mur ou sur un écran de fortune pendant que les acteurs changeaient de costume ou se regroupaient en coulisses. Istanbul avait son propre théâtre de rue solidement établi et une forme locale d’art cinétique, le célèbre Karagöz, où un marionnettiste projetait les silhouettes de figures plates et à demi transparentes sur un écran éclairé par-derrière. Particulièrement populaire pendant le ramadan et autres fêtes, le Karagöz résista vaillamment à l’industrie du film jusqu’à la Première Guerre mondiale, période où le premier cinéma permanent – qui n’était guère qu’un café réaménagé, en fait – ouvrit en face de l’ambassade britannique, à deux pas de la Grande Rue. Rapidement, toute l’élite de la ville – hommes politiques, hommes d’affaires et personnalités militaires – se précipita pour voir des nouveautés, souvent des productions allemandes ou françaises importées. Hommes et femmes étaient chastement séparés par une cloison, mais la mixité se répandit pendant les années d’occupation. Les salles restaient des cafés rudimentaires, qui servaient en même temps de bar et convenaient généralement mal à un public respectable. « Il y a beaucoup de “cinémas”, rapportait Billy Fox-Pitt, l’officier des Welsh Guards, mais ils ont tous l’air joliment infestés de punaises ! »
De vrais cinémas surgirent bientôt, cependant, à travers toute la ville. Les Stambouliotes pouvaient voir des films français, italiens et américains, distribués par des sociétés comme la Fox, la Paramount et la MGM, dans un grand nombre d’établissements souvent décorés et fort engageants – le Melek, l’Alhambra, le Magic, l’Artistique ou l’immense Glorya, d’une capacité de 1 400 spectateurs, qui ouvrit en novembre 1930. Au début de cette décennie, la ville comptait trente-neuf cinémas qui projetaient des films muets ou sonores.
L’immense popularité des films d’importation – et l’activité lucrative de leur distribution – retardèrent l’apparition d’une industrie cinématographique locale. Le premier film parlant en turc, Dans les rues d’Istanbul, sortit en 1931. C’était l’œuvre d’une firme appelée Ipekçi frères, qui s’imposerait comme l’une des principales sociétés de production des débuts de la République. Ayant émigré de Salonique, les cinq frères avaient été propriétaires d’un grand magasin bien connu du quartier d’Eminönü avant de se lancer dans le cinéma. Dans les rues d’Istanbul était une farce grossière sur deux hommes amoureux de la même femme ; la bande-son venait de Paris, où le film avait été produit ; sa popularité n’en contribua pas moins à financer une nouvelle société, dont le siège se trouvait à Istanbul. Deux ans plus tard, Ipek Film lança son premier film parlant produit sur place : Une nation s’éveille. Réalisé par Muhsin Ertugrul avec une musique du célèbre compositeur Muhlis Sabahattin, ce film offrait un récit grandiloquent de la période de l’occupation, montrant des tirailleurs sénégalais agresser de jeunes musulmanes et des soldats alliés passer des Turcs à la baïonnette au fond de leurs lits. Pour la première fois, les Stambouliotes, et les citoyens turcs en général, pouvaient voir et entendre une version sonorisée de leur propre histoire projetée sur écran. La mémoire collective en fut fortement marquée. Quand plus tard des générations de Stambouliotes musulmans repensèrent à l’occupation, les avances insistantes et importunes des soldats africains français devinrent un véritable cliché, même s’il était certainement arrivé à bien peu de gens de l’époque d’apercevoir le moindre tirailleur sénégalais.
Comme dans d’autres régions du monde, le cinéma s’affirmait comme un excellent outil de communication des messages que les Etats souhaitaient transmettre – le devoir de patriotisme, l’importance des vertus civiques, les exigences de loyauté nationale –, mais les spectateurs pensaient avant tout à leur porte-monnaie. Les places étaient relativement chères puisqu’elles pouvaient coûter jusqu’au quart du salaire quotidien d’un travailleur moyen, de sorte qu’on n’allait au cinéma que pour un film qui en valait la peine. Les distributeurs avaient manifestement compris que les Stambouliotes prisaient exactement le même genre de contenu que les spectateurs d’Europe occidentale et des Etats-Unis. Une analyse détaillée des films passés en première projection durant l’été 1932 illustre bien l’éventail des goûts cinématographiques qui régnaient à Istanbul : 96 % des films montraient des personnages en train de consommer de l’alcool, 74 % possédaient un argument lié à la richesse ou au luxe, 70 % étaient centrés sur une histoire d’amour, 67 % présentaient des actrices vêtues de manière suggestive, 52 % racontaient l’histoire d’un amour passionné et 37 % contenaient des scènes de danse sensuelles. La plupart des films – 63 % – reposaient également sur une intrigue tirée par les cheveux.
Les cinémas, comme la ville en général, étaient bruyants : les gens lisaient les sous-titres à haute voix, se levaient, sortaient, battaient la mesure du pied pour accompagner la musique ou contestaient la pertinence des faits et gestes du héros. C’étaient des lieux où toutes les classes sociales d’Istanbul pouvaient théoriquement se réunir, un phénomène inédit qui exigeait un minimum d’adaptation. Par le passé, la plupart des lieux de divertissement de la ville avaient respecté des règles très strictes en termes de rang, les positions les plus appréciées ou les meilleures places n’étant pas seulement réservées à ceux qui pouvaient se les payer mais à ceux que leurs relations familiales et leurs responsabilités gouvernementales plaçaient au-dessus de la populace. La langue turque ottomane possédait une multitude d’expressions pour désigner le rang, et cette hiérarchie prenait un aspect concret dès que deux sujets du sultan se trouvaient par hasard au même endroit. Mais dans une ville républicaine en voie de démocratisation, ces prescriptions étaient en voie de disparition.
Une affaire judiciaire qui fit grand bruit confirma cette évolution. En mars 1928, trois procureurs adjoints – Baha, Nesuhi et Midhat – se présentèrent à l’Opera Cinema et demandèrent à être admis, gratuitement sans doute, dans la salle de projection. Ils exigèrent aussi qu’on leur donne une loge, la seule place convenant, selon eux, à leur position de représentants du gouvernement. Le propriétaire, Cevad, refusa. S’ensuivit une vive altercation. On finit par appeler la police, et Cevad fut arrêté pour insulte aux procureurs et obstruction à l’exercice de leurs devoirs officiels. La presse d’Istanbul prit la défense de Cevad, soulignant le ridicule des accusations et s’opposant à la coutume exigeant que les propriétaires de cinémas réservent des loges pour les dignitaires. Cevad fut jugé le mois suivant. Comme il avait en face de lui trois représentants du gouvernement, ses chances paraissaient minces. Pourtant, à la surprise générale, il fut acquitté. Un des procureurs adjoints arrogants fut renvoyé, et Cevad fit savoir à la presse qu’il avait l’intention de leur intenter un procès à tous les trois. Les cinémas étaient ainsi devenus un des grands outils d’égalisation sociale de la République.
Les cinémas étaient des lieux tout à la fois publics et privés, raison pour laquelle Cevad estimait ne pas avoir à céder aux exigences de bureaucrates mesquins. Ce caractère privé était également essentiel pour ceux qui cherchaient précisément à ne pas se faire voir. La séparation traditionnelle des sexes n’avait jamais été un obstacle pour les amants déterminés, même sous les Ottomans, mais la multiplication de cinémas obscurs et confortables offrait désormais aux amoureux un nouvel environnement idéal. En fonction de leur agencement et de la discrétion qu’ils assuraient, certains devinrent des lieux de rendez-vous connus. Ceux qui possédaient des balcons et des loges fermées étaient les plus prisés, surtout en matinée, quand les billets étaient moins chers. A la suite d’une enquête approfondie dans les six principaux cinémas de la ville, un observateur concluait que presque toutes les salles « contenaient des couples qui se courtisaient ostensiblement et qui, dans bien des cas, s’embrassaient et se faisaient des avances manifestes ». Le nombre moyen de couples d’amoureux à chaque séance était évalué à un peu plus de six, et leurs effectifs totaux pour les vingt-sept séances sur lesquelles portait cette étude étaient de cent soixante-dix-sept. Dans trois cas, des « professionnelles » – autrement dit des prostituées – étaient, semble-t-il, impliquées.
La popularité des films occidentaux fit d’Istanbul une des premières destinations, en dehors des grandes capitales européennes, à figurer au programme des tournées des vedettes de cinéma. Greta Garbo et Betty Blythe (une des premières grandes actrices à apparaître à l’écran dans une scène de quasi-nudité) s’y rendirent, tout comme Charles Boyer et Marie Bell, tous deux déjà célèbres pour s’être produits avec des troupes françaises. Quand Joséphine Baker fit une brève apparition en chair et en os au Glorya, la presse sembla moins inquiète du contenu de ses spectacles notoirement osés qu’excitée par la présence d’une nouvelle célébrité en ville. Comme on pouvait s’en douter, la présence physique de ces vedettes de la scène et de l’écran influença la mode et les aspirations sociales de la jeunesse. L’enquêteur qui avait comptabilisé les couples qui se bécotaient dans la pénombre des cinémas remarquait également que les filles d’Istanbul pouvaient désormais se répartir en trois groupes : les sportives, les intellectuelles et les « cinéphiles », ces dernières se montrant le plus souvent dans la Grande Rue dans des tenues copiées sur celles de leurs vedettes préférées.
A la différence des spectacles scéniques, les films pouvaient non seulement attirer le public dans les salles, mais retenir leur attention longtemps après. Les spectateurs ne se contentaient pas de regarder des films. Ils pouvaient s’imaginer sur l’écran – vivant une aventure passionnée, sifflant une rengaine, tourbillonnant dans le hall d’un grand hôtel. « Pour une ville de ses dimensions et de son cosmopolitisme, Constantinople est l’une des plus médiocrement équipées du monde pour satisfaire les désirs esthétiques insatiables de sa population », observait un résident étranger en 1923. Mais en relativement peu de temps, films, partitions de chansons populaires et musique enregistrée furent facilement disponibles. Pour presque toutes les familles des classes supérieures, musulmanes ou non, le phonographe était depuis longtemps un élément essentiel du mobilier de salon et, avec l’arrivée des Russes blancs, la ville en avait été littéralement inondée. Des Victrolas aux grands pavillons de métal furent massivement mis sur le marché par des familles russes qui les avaient apportés de Crimée avec leurs autres objets précieux. Au début des années 1920, ils se négociaient autour de vingt ou trente livres turques, une somme modeste à la portée de nombreux foyers.
Tout au long de la décennie, des importateurs firent venir un nombre croissant d’appareils, et les propriétaires de boutiques de musique le long de la Grande Rue – Max Friedman, les frères Papadopoulos, Sigmund Weinberg – n’avaient aucun mal à écouler les pianos mécaniques, les disques enregistrés et la musique imprimée venus d’Europe et des Etats-Unis. L’industrie du piratage de partitions prit une telle envergure que les ambassades occidentales considérèrent de plus en plus Istanbul comme l’un des principaux lieux d’infraction aux lois sur la propriété intellectuelle. A peine un air de danse avait-il fait son apparition sur le marché de New York ou de Paris qu’on pouvait en trouver une version au rabais à Pera.
L’avènement du vedettariat international, du divertissement de salon et de la musique enregistrée transforma la vie des rues d’Istanbul. Il révolutionna aussi les carrières musicales. Par le passé, les contraintes géographiques limitaient la notoriété des musiciens professionnels. Ceux-ci pouvaient être très estimés dans un quartier, ou très demandés pour les mariages et d’autres cérémonies à travers la ville, mais il était difficile d’imaginer qu’ils puissent atteindre une renommée nationale ou internationale. A présent, les auditeurs pouvaient idolâtrer un artiste qu’ils n’avaient jamais vu et pleurer en entendant une chanson qu’ils n’avaient jamais entendue interpréter en direct. La musique se répartit également en genres distincts, dont chacun avait ses propres artistes, ses amateurs et ses critiques spécialisés : une chanson populaire ou türkü d’Anatolie ; un air lyrique, ou sarki, reposant sur de la musique classique ottomane ; un kanto issu de la vie quotidienne urbaine et mêlé à des mélodies et des tonalités occidentales.
Les Turcs adoptaient avec enthousiasme des formes de divertissements publics originaires d’Europe. De nouveaux mots faisaient leur apparition dans le turc parlé, empruntés essentiellement au français et à l’anglais. Un jeune homme pouvait passer une soirée à une gardenparti, être servi par un garson et s’imaginer faire partie de la burjuazi (« bourgeoisie ») avant d’aller se soulager dans un pisuvar (« pissotière »). A la fin des années 1920, des ordonnances proscrivant les enseignes en langues étrangères eurent bien du mal à empêcher les établissements turcs de modifier simplement l’orthographe de leur nom sans porter préjudice à leur réputation. Voilà pourquoi un aussi grand nombre de célèbres boîtes de nuit et restaurants de l’époque portaient des noms qui paraissaient dénués de sens en turc, tant qu’on ne les avait pas prononcés phonétiquement : le Tükuvaz (ou Turquoise), le Rejans (Régence), la Rozunuvar (Rose noire), le Mulenruj (Moulin rouge).
Les Turcs apprirent également à exprimer des sensations. Il était désormais possible de se souvenir, et même de se languir, d’un monde précis à l’instant même où il semblait sombrer dans un passé perdu à tout jamais. Ces souvenirs n’avaient pas grand-chose d’ottoman, du moins si l’on entend par là les images mélancoliques de sultans, de harems et de la vie nonchalante des pachas et des beys. Ils avaient plutôt pour thèmes une brise du nord sur le Bosphore, un amour furtif, une vieille maison de bois, des moutons dans une prairie d’altitude, ou une ville lointaine où il était impossible de retourner. Dans un nouvel emprunt au vocabulaire français, les Turcs baptisèrent ce genre de sentiments nostalji – nostalgie.
© Editions Payot & Rivages, Paris, 2016