De grandes vies minuscules à Kinshasa
Publié en mars 2016. Par Sandrine Tolotti – Dans la chair des livres.
« Donner à voir uniquement les ténèbres n’est pas conforme à ce que nous savons de l’expérience humaine. Nous sommes des créatures d’espoir. »
(Richard Flanagan, dans un magnifique entretien à paraître dans le numéro de mai de Books, en kiosque le 28 avril.)
Nkasi aurait pu fêter cette année le centième anniversaire de son baptême ; s’il était encore vivant. Il aurait sans doute aimé ça, lui qui avait passé sa vie sous le charme de la culture européenne, comme il le disait à sa manière : « Toute ma vie j’ai vécu entre les mains des Blancs ». Mais Nkasi, prénom Etienne, est mort en 2010, deux ans après la rencontre qui me permet de parler de lui aujourd’hui pour marquer cet événement de la vie d’un homme ordinaire : « Nkasi était assis au bord de son lit. La tête baissée. De ses vieux doigts, il essayait de finir de boutonner sa chemise. Il venait de se réveiller. Je m’approchai et le saluai. Ses lunettes étaient retenues par un élastique qui faisait le tour de sa tête. Derrière les verres épais et couverts de rayures, je distinguai de petits yeux humides. Il lâcha sa chemise et prit ma main entre les siennes. Avec une force encore impressionnante dans les doigts. » Nous sommes à Kinshasa, nous avons écarté le drap fin qui marque le seuil de sa porte pour plonger dans la pénombre d’une maison au toit de tôle ondulée et aux murs d’un bleu délavé sur lesquels quelqu’un a écrit « Christ est dieu » et griffonné au charbon de bois une liste de numéros de téléphone portable : « La maison en guise de carnet d’adresses, parce que depuis des années le papier est hors de prix à Kinshasa », écrit David Van Reybrouck. Puisque nous sommes en fait dans le livre dantesque auquel cet auteur belge a consacré six ans de sa vie pour raconter l’histoire du Congo (cela s’appelle simplement Congo, une histoire). Et qu’il vient de faire l’une des rencontres les plus extraordinaires que j’aie jamais lu dans un livre de non-fiction. Dans les moments (et les lignes) qui suivent, David Van Reybrouck entendra le vieillard lui dire : « Je suis né en 1882 ». La scène se passe en 2008. Il a 126 ans. A peu près trois fois l’espérance de vie des gens de son pays. Le journaliste-écrivain-archéologue n’y croit pas plus que vous et moi. Mais tous les recoupements, vérifications et autres recherches que mène David Van Reybrouck confirment : Etienne Nkasi est très vraisemblablement né dans ces eaux là, et sa vie recouvre l’histoire du Congo depuis la colonisation (1885). Son corps parcheminé d’ancien menuisier principal du gouverneur Firmin Peigneux, son discours d’ancien « évolué » (nom que se donnaient eux-mêmes les Congolais européanisés) et fier de l’être reflètent une vie au cœur de l’Histoire en train de se faire ; dans un pays où, en un siècle, l’existence a été transformée par l’implantation du christianisme et le bouleversement de la structure familiale, l’instauration de l’impôt et de la monnaie, le développement des infrastructures et de l’industrie, l’urbanisation, l’engouement pour la bière et la découverte d’une autre conception de la médecine. Ce pays est fossilisé dans notre imaginaire, depuis Conrad et d’autres, comme le « cœur des ténèbres ». Nous découvrons, à l’écoute de la centaine de voix congolaises que David Van Reybrouck nous fait entendre, son intense rayonnement.Etienne Nkasi, Jamais Kolonga, Longin Ngwadi, Ruffin Luliba, Régine Mutijima et tous les autres disent à la fois la brutalité de la colonisation et la bienveillance de certains de ses représentants ; l’espoir littéralement insensé qu’a fait naître l’indépendance (« Beaucoup avaient enterré des petits coffres contenant des pierres, dans l’espoir qu’après l’indépendance elles se transforment en or ») et la déception qui l’a presque immédiatement suivie ; le faste des premiers temps du mobutisme et le pillage inimaginable des années 1970 et 1980 ; la peur ressentie sous la dictature et le cœur qui exulte dès les premiers pas vers la démocratie ; les horreurs de la guerre en cours dans l’Est depuis 1998 et les opportunités (oui) qu’elle offre ; la misère quotidienne dans ce pays « cadavéré » par son élite et le « ça va un peu » systématique des Congolais dont on prend des nouvelles. C’est probablement cette réalité en clair-obscur qui étonne le plus à la lecture d’un récit que David Van Reybrouck a eu la finesse de faire précéder de l’exergue le plus juste qui soit (tiré d’un recueil de fables) : « Le Rêve et l’Ombre étaient de très grands camarades ». Rêve ou ombre, cette bifurcation qui se produit dans la vie d’Etienne Nkasi dans les années 1920, quand il devient le boy d’un contremaître italien du chemin de fer ? « Il m’a emmené chez lui et je suis devenu son boy. Il m’a montré comment faire le lit et mettre la table. Et pour ce travail, j’ai reçu vingt francs par mois ! » Vingt francs qui changent tout car il peut enfin se marier. L’introduction de la monnaie ayant accompagné celle du salariat avait fait flamber le prix du trousseau.Beaucoup avaient enterré des petits coffres contenant des pierres, dans l’espoir qu’après l’indépendance elles se transforment en or.
Rêve ou ombre, cette seconde d’audace irréfléchie qui a valu à Jamais Kolonga de devenir une légende ? Un jour de 1954, il avait 18 ans, le « bon viveur » qu’il était a réalisé un coup d’éclat dont beaucoup au Congo se souviennent encore : inviter une femme blanche à danser. C’était à Port-Francqui, où il travaillait comme employé de bureau à l’Office des transports au Congo (Otraco), au cours du mariage de la fille de son chef, un Flamand. « Ce soir-là, je portais un costume bleu marine et une cravate rouge. Il n’y avait que trois évolués. Debout près du bar, je regardais une dame portugaise. Elle dansait bien. Il faut vous rendre compte qu’en 1954 un Noir n’avait pas le droit de toucher à une Blanche. On n’avait même pas le droit de parler avec elle ! Mais bon, j’avais vu qu’elle dansait bien et j’ai demandé à son mari s’il voulait bien m’accorder sa permission. Comme ça ! Je l’ai fait sur un coup de tête, dans un accès de folie. Mais son mari a acquiescé. Alors je me suis approché d’elle et je l’ai invitée à danser. Puis j’ai dansé avec elle, pendant tout un morceau. A la fin, les Blancs ont applaudi, même le gouverneur de la province ! » L’événement sera immortalisé dans une chanson populaire. Or l’Histoire est ainsi faite, au Congo, que ce noceur invétéré, devenu journaliste radio, sera l’homme chargé de la retransmission en direct de la cérémonie d’indépendance. Le 30 juin 1960, c’est sa voix qui annonce aux Congolais rassemblés autour des transistors, après le discours de Baudouin : « Mesdames et messieurs, vous venez d’entendre le discours de Sa Majesté le roi des Belges. En ce moment même, le Congo devient indépendant. » Quand David Van Reybrouck rencontre le vieil homme en short qui sort d’une maison en parpaing en s’appuyant sur des béquilles et lui demande « Vous êtes Jamais Kolonga ? », on comprend qu’il réponde : « Le seul et unique ». [caption id="attachment_35471" align="aligncenter" width="800"] Christopher Michel[/caption] Rêve ou ombre, ce moment d’anthologie dans la vie de Régine Mutijima, où elle dit non à l’ensauvagement de la vie dans les années 1980 ? Le pays a sombré corps et biens, anéanti par le népotisme et la kleptocratie du mobutisme sénile ; c’est l’époque où les pilotes de l’armée sont si mal payés qu’ils revendent une partie de leur kérosène, où les dévaluations succèdent aux dévaluations, où l’on se met à vendre les oignons par quart, où la compagnie aérienne nationale est surnommée « Air peut-être » avec pour slogan « La seule chose au Zaïre qui ne vole jamais ». L’humour pouvait servir d’exutoire.Un jour de 1954, il avait 18 ans, Jamais Kolonga a réalisé un coup d’éclat dont beaucoup au Congo se souviennent encore : inviter une femme blanche à danser.
Mais à Bukavu, ce jour de 1986, Régine Mutjima préfère la colère. Cette directrice d’une école de filles observe depuis plusieurs années déjà les ravages de la politique d’austérité préconisée par le FMI et la Banque mondiale. Depuis 1983, par exemple, il n’y a plus de congé maternité pour les enseignantes « soi-disant par manque de moyens financiers, alors que pendant ce temps, les caisses de l’Etat étaient pillées ». En 1986, l’une de ses collègues meurt en couches : « Elle était restée travailler jusqu’à la veille de son accouchement, son bébé ne pesait que 1,7 kilo, moins qu’un petit lapin. Je n’avais encore jamais rien vu de pareil. J’ai décidé d’organiser un sit-in. Nous sommes partis par petits groupes vers le bureau de paie de l’éducation publique. Les trois quarts des enseignantes m’ont accompagnée. A dix heures pile, tout le monde s’est assis. Le soir, j’ai été arrêtée. Une Land Rover remplie de soldats m’a amenée à la mairie. J’étais simplement vêtue de ma chemise de nuit. Ils étaient tous là : le maire, les responsables de la sécurité publique, du parti, de l’enseignement, du quartier. J’étais là, une femme face à cinquante hommes. Ils m’ont insultée l’un après l’autre et, moi, je n’arrêtais pas de penser à l’enfant de 1,7 kilo, ce petit lapin, dont la mère, Mme Rumbasa, une bonne collègue, était morte parce qu’elle n’avait pas eu de congé maternité. J’ai explosé. J’ai hurlé contre le maire. J’avais une boule dans la gorge, c’était la deuxième fois de ma vie adulte que je pleurais. Après ma tirade, personne n’a plus rien dit, tant je m’étais fâchée. Je me suis sentie apaisée. Vers minuit, le maire m’a ramenée chez moi dans sa Mercedes. » La vie de Régine Mutijima en sera définitivement incurvée. Elle participera quelques années plus tard à la Conférence souveraine nationale chargée en 1991 d’organiser la transition démocratique après l’annonce par Mobutu de la fin du parti unique. Nous savons avec le recul que la démocratie a avorté, et qu’un autre dictateur gouverne aujourd’hui le pays, mais elle a malgré tout changé la vie de Régine Mutijima. Ce que David Van Reybrouck nous offre ici, c’est une incroyable vision du passé au microscope, au plus près de l’expérience qu’en font les anonymes effleurés, bousculés ou percutés par un événement dont ils réussissent parfois à infléchir un peu le cours. Tout, dans ce livre, rappelle la réflexion de Marc Ferro dans Les Individus face aux crises du XXe siècle : « La iiilupart des gens ne vivent pas dans l’Histoire, dans l’actualité : au vrai, ils vivent leur vie. » Ruffin Luliba, lui aussi, n’a fait que vivre sa vie. Cette trajectoire est probablement l’une des plus dérangeantes du livre. Le tournant, pour lui, a lieu un samedi de 1996. Il a 13 ans et, comme beaucoup de garçons de 13 ans le samedi sur cette planète, Ruffin joue au foot. (Dans la semaine, il étudie au petit seminaire). A la fin du match (la demie-finale d’un tournoi local), un homme s’approche, dit qu’il veut sponsoriser l’équipe : « Si nous remportions la finale la semaine suivante, il allait tout payer pour nous : toute la tenue de foot, les maillots, et même des nouvelles chaussures de foot. » La semaine suivante, l’équipe de Ruffin gagne par 2 à 0. « Nous avons tous pu monter dans sa Daihatsu pour aller chercher notre tenue de football. Nous étions treize enfants. » A la fin du voyage, de l’autre côté de la frontière avec le Rwanda, il n’y a ni chaussures à crampons ni maillots neufs, mais des bottes en caoutchouc. Ruffin fait partie d’un groupe d’ados enlevés pour venir grossir les troupes de la milice rebelle, à la solde du pouvoir rwandais, qui finira par prendra le pouvoir à Kinshasa : l’ADFL de Laurent-Désiré Kabila, alias « Mzee ». Lequel donne deux vaches aux enfants-soldats, « ce qui nous a permis de manger correctement pour la première fois depuis longtemps ». Ruffin raconte aussi des horreurs. Mais après avoir échappé de peu à la mort à coups de machette, il deviendra le garde du corps de l’officier rwandais à la tête des troupes, James Kabarebe, aujourd’hui ministre de la Défense du Rwanda. Puis il reste auprès de Kabila : « Avec Mzee a commencé la belle vie. Kabila m’aimait bien. Il m’a confié son argent. Dix mille dollars ! Il mangeait souvent avec nous, tout simplement dans sa gamelle. Après le repas, nous pouvions faire des bras de fer et il était l’arbitre. Dans le maquis, c’est un sport que nous avions souvent pratiqué. Nous habitions à l’hôtel Karavia, le meilleur hôtel de Lubumbashi. Mzee était dans la chambre 114. Les chercheurs de diamants lui demandaient audience. J’ai reçu un Motorola ». Peu après, il prend l’avion pour la première fois de sa vie afin d’aller participer à la prise (manière de parler, la ville s’est donnée) de Kinshasa, en 1997. Il a 14 ans. « Combien d’histoires singulières ne se sont-elles pas nouées entre les événements qui ont surgi et la vie de chacun ? », s’interroge Marc Ferro. C’est ainsi, en enchevêtrant les histoires minuscules et l’Histoire majuscule, que David Van Reybrouck fait sortir le Congo des ténèbres. A force de l’observer au ras de la vie, il révèle comme personne la complexité d’un pays grand comme l’Europe occidentale « auquel nous songeons en général, quand nous y songeons, avec un extrême simplisme » (Stephen Smith dans le Guardian). Au-delà de la dictature, de la guerre, de la corruption, le Congo est l’un des cœurs battants du monde : un marché où les multinationales occidentales et les entrepreneurs chinois se livrent à une concurrence féroce ; un territoire dont les richesses naturelles attirent les convoitises des plus grandes entreprises minières ; l’un des principaux centres de production de la musique mondiale. Un pays dont les habitants nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons. Parce qu’ils ont participé à nos guerres. Parce que leurs enfants vivent souvent chez nous. Parce que leurs artistes se produisent dans le monde entier. Parce qu’ils subissent de plein fouet nos crises. Parce qu’ils s’intéressent au reste du monde. Le 6 novembre 2008, David Van Reybrouck rencontre Nkasi pour la dernière fois. Et il jubile quand ce vieil homme misérable, qui utilise le manche d’un vieux parapluie en guise de canne, l’interroge sur une rumeur qu’il n’arrive pas à croire : « C’est vrai qu’aux Etats-Unis, un président noir a été élu ? »J’étais là, une femme face à cinquante hommes. Ils m’ont insultée l’un après l’autre et, moi, je n’arrêtais pas de penser à l’enfant de 1,7 kilo, ce petit lapin, dont la mère, Mme Rumbasa, une bonne collègue, était morte parce qu’elle n’avait pas eu de congé maternité. J’ai explosé.