Dans les chaudes coulisses de Nuremberg

21 + 8 + 249 : d’un côté, les 21 hiérarques nazis encore en vie en 1945, accusés du Tribunal militaire international de Nuremberg tout juste créé ; en face, les 8 juges, menés par le procureur Robert Jackson, juge à la Cour suprême des États-Unis ; et, tout autour, journalistes ou écrivains de tous pays parmi les 249 accrédités qui ont passé quelques jours ou quelques mois à Nuremberg pour expliquer au monde entier les enjeux, le déroulement mais aussi les failles de ce procès exceptionnel. Dans le lot, beaucoup de têtes d’affiche comme Erika Mann, Erich Kästner, John Dos Passos, Ilya Ehrenbourg, Elsa Triolet, Janet Flanner, Rebecca West, Martha Gellhorn, Walter Cronkite, Walter Lippmann, Joseph Kessel, Willy Brandt ou le futur maître espion est-allemand Markus Wolf (mais, contrairement à la légende, ni Ernest Hemingway ni John Steinbeck). 


Les journées des hommes et des femmes de l’International Press Corps étaient pénibles. Tassés sur les bancs de l’ancien tribunal, curieux bâtiment néo-prussien avec prison attenante qui avait – symboliquement – survécu à la destruction du haut lieu du nazisme qu’était Nuremberg, ils observaient les audiences où de fastidieux et minutieux interrogatoires alternaient avec des témoignages horribles et des péripéties juridiques parfois grotesques. Heureusement le soir venu, ils rentraient au Schloss Faber-Castell, un bâtiment tout aussi insolite et « d’une laideur spectaculaire » (dixit Elsa Triolet), à quelques kilomètres de Nuremberg. Et là, dans l’inconfort et la promiscuité, mal nourris (la cuisine faite par l’ancien chef d’Hitler provoquait des dysenteries) mais très généreusement abreuvés, ils faisaient une java formidable. Dans le Financial Times, Rebecca Abrams rend gré à l’écrivain Uwe Neumahr d’avoir, en « observateur des observateurs, donné un fascinant portrait de groupe des célébrités littéraires à Nuremberg », dont il décrit les débordements nocturnes aussi précisément que le procès lui-même.


Celui-ci s’était mal engagé. Le procureur Jackson avait dû – fait unique – commencer par lui-même établir la légitimité et les fondements de sa mission judiciaire, tout en assurant la crédibilité d’un Tribunal militaire qui avait de prime abord toutes les apparences d’une « justice de vainqueurs ». Il lui avait fallu donc préciser les buts du procès : dissuasion morale, oui (d’où l’importance de la publicité, article de journaux, livres, films aussi) ; vengeance, non, malgré de fortes pressions dans ce sens. Ensuite, il avait fallu préciser qui était pénalement coupable : juste les 21 dans le box ? Leurs acolytes aussi ? Toute la population allemande ? Face à d’épineuses questions de procédure, Jackson avait encore dû composer avec les impératifs des Alliés : les Français se focalisaient sur les seules victimes issues de la Résistance, les Russes voulaient occulter la période du pacte germano-soviétique et les massacres de Katyń…


Et quand il était en séance, Jackson devait en plus batailler avec un Göring aminci par la prison et requinqué par un sevrage forcé, plus vindicatif et cabotin que jamais. L’ancien numéro 2 du Troisième Reich, en « chef de meute » d’une bande d’accusés qui n’avaient plus rien à perdre, démontait un à un avec un cynisme absolu les arguments du procureur, qui perdait pied tandis que le Press Corps se léchait les babines. Pourtant tout changea l’après-midi du 29 novembre 1945, quand Jackson fit projeter les films tournés à l’ouverture des camps. En découvrant ces images terribles, dans la salle, et même dans le box, on s’effondra. L’avocat d’un des 21 craqua : « plus vite on pendra mon client, mieux ce sera ». On imagine la soirée au Schloss… Nul doute que plusieurs des journalistes masculins, bouleversés mais bien imbibés, cherchèrent ce soir-là réconfort dans les bras consolateurs de l’une ou l’autre de leurs 30 consœurs…


Mais la troupe disparate du Press Corps était tourmentée de la même interrogation que les lecteurs auxquels ces journalistes servaient de périscope : comment ce « chewing-gum tribunal » pourrait-il jamais effacer une telle ardoise ? Quand ils ne flirtaient pas ni cherchaient à se damer mutuellement le pion, fake news à l’appui, les journalistes débattaient rageusement sur la question de la culpabilité ou de la responsabilité allemande, individuelles ou collectives. Uwe Neumahr note que les femmes, plus radicales, allaient volontiers jusqu’à faire, parfois avec violence, « le procès du procès ». Elsa Triolet comparait ainsi le Tribunal à un « village Potemkine » et le procès lui-même à une de ces mises en scène qu’on avait organisées dans certains camps de concentration pour berner la Croix-Rouge. L’aventureuse Martha Gellhorn (toujours Mme Hemingway – sur le papier du moins) écrivait qu’il fallait éradiquer le nationalisme allemand comme on avait éradiqué les anophèles vecteurs de malaria (elle trouvait aussi Göring répugnant, avec « ses énormes pouces, et sa bouche peut-être la plus vilaine qui soit »). Janet Flanner, la flamboyante chroniqueuse lesbienne du Paris de l’entre-deux-guerres, vilipendait si violemment dans le New Yorker la naïveté quasi complice des Américains et de leur « Nuremberg show » qu’elle se fit virer et remplacer par la « grande dame du journalisme anglais », Rebecca West (laquelle, au grand dam de l’US Army, s’installa au Schloss avec son amante, la journaliste et actrice Betty Knox). Ces débats traverseraient même la famille de l’antinazi Thomas Mann : sa fille Erika, qui se considérait américaine et refusait de parler allemand, jugeait ses ex-compatriotes impardonnables et, comme son père, incorrigibles. Plus nuancé, « son frère Golo s’en tenait à l’idée de responsabilité collective, développée par son prof le philosophe Karl Jaspers », précise l’auteur. 


Le Press Corps paraissait pourtant s’accorder sur un point au moins : « face à la destitution morale de l’époque, on pouvait soi-même se conduire un peu immoralement aussi », pour reprendre les termes du journaliste et séducteur roumano-allemand Gregor von Rezzori. Après le rendu du jugement, début octobre 1946 (12 condamnations à mort, 3 acquittements, prison pour le reste des accusés), nombreux sont ceux et celles parmi les journalistes qui ne quitteraient qu’à regret le Schloss et leur(e) partenaire du moment. D’autres choisiraient même de poursuivre l’expérience Nuremberg en couvrant encore les 12 procès consécutifs. Les magistrats harassés, eux, n’étaient pas fâchés de plier bagage – y compris le président du Tribunal, Francis Biddle, qui pourtant laissait derrière lui son amante de Nuremberg, Rebecca West.

LE LIVRE
LE LIVRE

The Writers’ Castle: Reporting History at Nuremberg de Uwe Neumahr, Pushkin Press, 2024

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