Publié dans le magazine Books n° 100, septembre 2019. Par Thierry Grillet.
De l’URSS d’antan à la Chine d’aujourd’hui, les dictatures se sont toujours méfiées du rire et de la plaisanterie. Aujourd’hui, c’est pourtant dans les démocraties libérales les plus avancées que les caricaturistes et adeptes de l’humour grinçant et libérateur se font violemment attaquer et censurer au nom du politiquement correct. Le rire vide et béat, lui, prolifère.
Où en est-on avec le rire qui « mord », pour reprendre le terme de Baudelaire dans un texte de 1857,
De l’essence du rire ? Autrement dit, avec l’esprit critique quand il prend la forme du comique ? Les dictatures ont toujours très mal toléré ce « mauvais » esprit rigolard. Dans les jours les plus noirs de l’URSS, la seule manière de supporter la pénurie communiste a longtemps été – faute de liberté d’expression – de faire circuler des
anekdoty, des blagues qui déchiquetaient les mensonges de la propagande. Comme celle-ci, typique des années 1980 : le commissaire à la production promet la livraison de la voiture commandée par un camarade ouvrier « un jeudi dans dix ans ». L’heureux futur récipiendaire du véhicule demande : « Le matin ou l’après-midi ? » Le commissaire, interloqué : « Mais quelle importance ? » Et le camarade de répondre : « C’est que le plombier passe le matin… » L’
anekdot était si célèbre qu’elle fut exploitée par Ronald Reagan dans un discours aux ouvriers de General Motors à Detroit. En URSS, elle pouvait se payer cash de trois ans de goulag – comme aujourd’hui en Chine...