Contre la prohibition
Publié en novembre 2013. Par Olivier Bomsel.
Pour une régulation efficace du marché des services sexuels.
Au plan économique, la prostitution a les caractéristiques d’un marché. De tout temps, une demande solvable et une offre marchande de services sexuels ont notoirement coexisté. La question est de savoir comment ce marché doit être régulé. De très nombreux instruments existent allant de la prohibition à la délégation d’offices, en passant par l’organisation industrielle des échanges et la sécurisation individuelle des agents. Les économistes discutent depuis un siècle de la vertu comparée des différents moyens. Ici, le cas est plutôt simple. D’après le théorème de Coase (1), si les droits des parties sont clairement définis, non entravés, et peuvent se négocier librement, alors un marché où les agents négocient directement est mieux conforme à l’intérêt général que toute forme de régulation centralisée. Autrement dit, le marché libre minimise les coûts sociaux associés à la fourniture de services sexuels.
Le débat législatif sur la prostitution interroge ces hypothèses. D’abord sur la question des droits : ceux du demandeur et de l’offreur. La question est celle du droit exclusif à disposer de son corps. A priori, ce droit existe. Il est généralisé depuis le XVIIe siècle (habeas corpus). Dès lors, une demande et une offre de services sexuels – d’achat d’un droit à disposer du corps d’un autre – ont toutes les chances d’émerger. On conçoit que les conditions d’allocation de ce droit soient assujetties à la pleine responsabilité, c’est-à-dire à la majorité civile du sujet. Ce point ne semble pas aujourd’hui faire débat.
Blocages sociétaux
La question de la non-entrave ou de la libre négociation est plus problématique. Compte tenu des violences que le sexe peut susciter, la négociation pose un problème institutionnel de protection des personnes prostitué(e)s. Il faut garantir leur droit à disposer librement de leur corps, et ce, quelle que soit leur nationalité, leurs conditions de séjour et l’intimité de la prestation fournie. Dans les faits, c’est relativement compliqué. C’est là que se glisse le débat sur l’organisation industrielle de l’offre. Le système des bordels permet depuis toujours une organisation mutualisée facile à contrôler par l’administration : on imagine aujourd’hui des entreprises surveillées par des associations ou des centres agréés. Mais cela oblige aussi à institutionnaliser le marché à travers des formes d’organisation transparentes. Surgissent alors, hélas, des blocages sociétaux sur la compatibilité de relations sexuelles marchandes avec des institutions sociales prônant la fidélité des époux. Plus on favorise le mariage, moins on peut tolérer les maisons…
Si la société ne peut tolérer les bordels, elle doit trouver d’autres formes d’encadrement d’un marché relégué à l’artisanat et à la transaction informelle. C’est une formidable aubaine pour les proxénètes qui sécurisent l’offre bien mieux que ne peut le faire une bureaucratie honteuse et débordée: l’ambigüité de l’administration, impuissante à garantir la régularité des services sexuels, profite au marché gris. Le proxénétisme prospère sur l’incapacité de l’État à assurer la sécurité individuelle des prostitué(e)s.
Dès lors, la prohibition, ou, plus subtilement, la taxation des demandeurs, devient une alternative séduisante. La taxe abaisse la demande et procure des ressources publiques susceptibles de mieux encadrer l’offre. L’Etat qui, d’un côté, propage le mariage, peut, de l’autre, s’ériger en sauveur des filles perdues. Habileté supplémentaire, ce n’est plus lui, l’Etat, mais le consommateur qui passe pour complice du proxénète… On applaudit.
Une demande résiliente
Cependant, vu le caractère résilient de la demande, les proxénètes ont intérêt à capturer la taxe et à fournir des services, évidemment plus chers, sécurisant à la fois le (la) prostitué(e) et son client. Ils vont assurer tout le monde… Et étendront davantage leur emprise sur l’offre et l’économie souterraine. Aux dépens, bien sûr, des libertés individuelles des prostitué(e)s et de leurs clients.
En d’autres termes, la prohibition, ou, dans sa forme light, la taxation des consommateurs, va favoriser tous les moyens de fraude et ne règle en rien le problème de l’application du droit à disposer de soi. Au contraire, l’Etat s’immisce dans l’habeas corpus et restreint la liberté à disposer de son corps. Du jamais vu depuis quatre siècles. Sans nier que le libre marché puisse occasionner des effets indésirables – notamment pour les prostitué(e)s qui souhaiteraient se reconvertir – il est absurde de croire que la prohibition ou la taxation de la demande ira dans le sens d’un accroissement des libertés individuelles, ni d’une baisse de la violence dans les échanges sexuels. La foi étendue dans le mariage et ses vertus de solidarité sociale n’y changera rien…
Olivier Bomsel, économiste
1. Ronald Coase montre que la transaction entre propriétaires libres de négocier conduit à réguler une action économique plus efficacement qu’une taxe centralisée. « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, octobre1960.