Publié dans le magazine Books n° 70, novembre 2015. Par Steven Shapin.
Quoi de plus britannique que le five o’clock tea, servi avec du sucre et un nuage de lait ? Le thé ne s’est pourtant pas acclimaté sans mal outre-Manche. D’abord accusé de ramollir le caractère des bons Anglais buveurs de bière et de compromettre la moralité des jeunes filles, ce produit de luxe deviendra une drogue bienfaisante et le symbole de l’identité nationale en servant les intérêts de la Couronne. Où l’on voit la porcelaine mêlée à la guerre et aux crottes de moutons séchées…
Que de transformations le thé n’a-t-il pas subies au cours de ses quatre siècles de présence parmi nous, Britanniques ! Il est passé du statut de nouveauté exotique à celui de produit ordinaire de la vie domestique ; il a perdu sa réputation de psychotrope aux effets potentiellement redoutables pour s’imposer comme la petite « tasse qui réconforte » ; d’institution au cœur du rituel social, il est devenu cette boisson consommée sans façons et souvent en solo ; longtemps marchandise régie par un quasi-monopole d’État, la voilà aux mains des marques contrôlées le plus souvent par des multinationales ; et ce produit, d’artisanal, est devenu industriel. L’idée même de thé était à l’origine étroitement liée à l’idée de Chine ; mais, au XVIIIe siècle, sa consommation commença de définir l’identité britannique. En 1863, l’épicier de Birmingham dont le fils devait plus tard fonder la marque Typhoo claironna que « la grande race anglo-saxonne [était] fondamentalement un peuple de buveurs de thé ». Jadis produit de luxe réservé à l’élite, celui-ci est devenu la plus démocratique des boissons. Sur le devant de la scène...