Chercheurs de catastrophes : la morale grippée

Voici que nous nous trouvons à nouveau face à la grippe. C’est de saison. Mais aujourd’hui ce qui inquiète, au travers de nouvelles seulement indirectes, propagées par les médias de masse, c’est la grippe du poulet, grippe aviaire dont on nous parle depuis quinze ans, sous le nom de code H5N1. Dans un laboratoire de haute sécurité des Pays-Bas, en effet, des chercheurs se sont spécialisés dans l’étude de cette grippe, dont on nous dit – ce n’est pas vraiment démontré – que le virus tue la moitié de ceux qu’il infecte. Et, alors que pour l’instant la contagion se limite au passage de l’oiseau à l’homme et reste donc très limitée, ces chercheurs se sont interrogés sur sa propagation interhumaine future. Pour la comprendre ils ont construit une expérience sur l’animal (le furet, en l’occurrence), qui leur a permis d’isoler un virus nouveau qui se transmet entre ces animaux. L’inquiétude vient de ce que cette expérience valide l’hypothèse qu’un jour ou l’autre la contagion interhumaine sera possible. Plus grave, peut-être, l’analyse du génome des virus mutants permet sans doute de deviner ce qui pourrait arriver pour l’homme. Ce savoir ne devrait donc sans doute pas être mis entre toutes les mains. Mais, à vrai dire, nous n’en savons rien, car la seule information qui filtre est celle qui est provenue des comités éditoriaux de magazines scientifiques très populaires (Science aux États-Unis, et Nature en Grande-Bretagne) dont l’activité de lecture des articles avant publication est en principe strictement confidentielle. Comme je l’ai dit il y a quelque temps nous sommes donc dans le domaine de la rumeur, dangereuse pratique sociale particulièrement répandue de nos jours.

Pour un peu mieux se situer, revenons à la maladie. La grippe est aussi commune chez les oiseaux de la famille du canard que le sont chez nous nos maladies d’enfant. Elle ne les tue pas souvent et se propage facilement. Elle peut aussi passer à d’autres oiseaux, pour lesquels elle est souvent plus pathogène. Plus rarement, elle peut même passer aux mammifères, y compris à homme. Ce schéma de contagion explique que la grippe soit une maladie dont l’origine est typiquement l’Asie centrale : elle reflète la vie des paysans chinois, avec leur petite mare où nagent les canards et où boivent les cochons qu’on engraisse. Passant du canard au cochon elle infecte bientôt l’homme. Ce circuit-là est le circuit commun de la grippe. Lorsqu’elle s’est adaptée à l’homme, elle se transmet de personne à personne, et nous avons la grippe saisonnière, qui fait chaque année le tour du monde, contaminant des populations qu’elle protège ce faisant contre une surinfection. Simultanément, son virus varie par mutation et réarrangement de fragments de génome. Il peut alors infecter à nouveau la population démunie devant cette nouvelle forme, et recommencer ainsi le cycle saisonnier. De temps en temps, comme en 2009, le virus est réarrangé sous une forme plus efficace pour la contagion interhumaine, en raison, par exemple d’une contamination croisée avec un animal (à l’époque, on a soupçonné un cochon mexicain). Ce dernier virus était par bien des aspects semblable à celui de la catastrophique grippe “espagnole” de 1918-1919 (dite H1N1 en raison des propriétés des protéines du virus), mais la maladie était très modérée dans ses effets.

Bien des virus de la grippe se développent en parallèle. L’un d’eux, aviaire comme toujours, a causé un grand émoi en 1997, quand il a tué plusieurs personnes à Hong Kong. Cette grippe-là, H5N1, est transmise entre les oiseaux (volailles le plus souvent), et passe (assez difficilement semble-t-il) de l’oiseau à l’homme. Elle est particulièrement présente en Indonésie et en Égypte. Elle fait peur, car la mortalité, dans les cas répertoriés, est considérable (de l’ordre de 50 %). Il est donc important de comprendre ce qu’on doit craindre à l’avenir. On ne sait pas que le virus est connu depuis bien avant 1997, et aucun cas de transmission interhumaine clair n’a encore été identifié. À vrai dire on ne connaît pas bien sa prévalence chez l’homme, en ce sens qu’on ne sait pas combien de personnes ont été infectées sans développer de symptômes sérieux. Et de fait, plusieurs travaux dans des zones d’endémie montrent une prévalence significative, chez des personnes qui n’ont pas manifesté les signes sévères de la maladie. Elle est sans doute grave (mais c’est le cas de la grippe en général, qui est une maladie sérieuse), mais on ne sait pas à quel point. Il est donc urgent de se préparer, et donc de prévoir ce qui pourrait arriver. C’est dans ce contexte que les travaux du groupe néerlandais posent problème.

Ces travaux avaient pour objectif d’examiner la possibilité de prédire comment le virus va évoluer s’il doit un jour se propager dans la population humaine. Cela permettrait de produire un vaccin (on sait bien produire le vaccin contre la grippe, mais il doit être réinventé chaque année, au fur et à mesure que le virus évolue, et cela demande toujours plusieurs mois). Jusque-là rien de bien inquiétant. Mais l’atmosphère du catastrophisme ambiant relayée par les médias en mal de scoop, couplée à l’incapacité du monde académique de tenir sa langue – à nouveau, la soumission d’articles à des revues scientifiques est en principe strictement confidentielle – a conduit à la situation invraisemblable actuelle où divers acteurs de la recherche en virologie, et les auteurs du travail, se disputent pour savoir s’il convient, ou non, de publier ces résultats !

De deux choses l’une. Ou bien ces résultats sont effectivement dangereux s’ils tombent entre les mains de personnes mal intentionnées, et la première chose à faire est de les taire autant que possible. Ou bien ils sont un premier pas vers un vaccin, et ce qu’il faut faire, c’est préparer la logistique de construction et de distribution de ce vaccin. Il faut alors les faire connaître aux autorités sanitaires compétentes. Mais le sens moral, celui de l’intérêt public, n’est pas une qualité humain dominante. Et l’attrait de l’horreur fait monter les ventes : il suffit de constater le succès de films comme L’Armée des 12 Singes, ou Contagion pour le comprendre. Nous n’avons plus la Place de Grève pour voir l’échafaud.

Il est vrai que ce n’est que récemment que des questions morales se sont introduites à propos de la construction et du résultat des expériences en biologie. Longtemps les chercheurs ne voyaient dans leur travail qu’une façon de poser des questions intéressantes, d’y répondre, et de résoudre des problèmes spécifiques, sans s’interroger sur les conséquences de leur travail, sinon en termes de sécurité du personnel impliqué. Et c’est particulièrement vrai dans le domaine médical : travailler sur une bactérie pathogène, un parasite ou un virus était considéré presque partout comme destiné par définition au bien-être de la population. C’est ainsi que bien des toxines ont été identifiées, sans que cela interroge quiconque, sinon, à nouveau en termes de risque d’accident au sein des laboratoires. Il est donc légitime que les revues scientifiques puissent faire le tri de ce qu’elles publient, avec la possibilité d’écarter ce qui conduirait immanquablement à des actes malfaisants. Malheureusement rien n’est plus difficile à garder que le secret, et c’est donc en amont, dans les laboratoires eux-mêmes, que les questions devraient être posées. Il n’est pas sûr hélas que nous puissions être optimistes à ce sujet, car toutes les techniques humaines ont un jour ou l’autre servi à la guerre. Et la biologie n’a pas échappé à ce malheureux destin.

Antoine Danchin

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Usines de la mort, Routledge

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