Chasse aux sorcières théologico-universitaire
Publié en septembre 2024. Par Books.
Placide, le monde universitaire des études judaïques ? Pas vraiment, surtout depuis qu’il a été secoué en 1947 par le séisme Qumran. Cette année-là, un jeune bédouin découvre dans une grotte au-dessus du site archéologique de Qumran, près de la mer Morte, des jarres contenant des fragments d’anciens textes judaïques. L’étude des bientôt célèbres manuscrits de la mer Morte est confiée à un dominicain français, le père de Vaux, qui en propose vite une explication catho-compatible, la théorie dite « sectaire » : il s’agirait d’écrits produits par les scribes d’une secte proto-chrétienne quasiment monachique, les Esséniens, qui comptait parmi ses 4 000 membres saint Jean-Baptiste et peut-être même Jésus (Renan écrit dans sa Vie de Jésus : « le christianisme est une secte essénienne qui a largement réussi »). Pendant quatre décennies, le père de Vaux maintiendra dans ses locaux à Jérusalem-Est un ferme embargo sur les fragments dont il restreindra la consultation aux chrétiens.
En 1989, nouvelle secousse sismique. Norman Golb, un éminent professeur d’histoire juive à l’université de Chicago a pu tout de même en découvrir assez sur les textes qumraniens pour en proposer une nouvelle interprétation, révolutionnaire : ils ne seraient nullement une production essénienne. Issus de bibliothèques de Jérusalem précipitamment évacuées à Qumran pour les protéger des attaques des Romains en 70 de notre ère, les 25 000 fragments (de quelque 8OO manuscrits) reflèteraient une multiplicité de tendances coexistant au sein d’un judaïsme en pleine effervescence. Cette théorie « bibliothécaire » repose d’abord sur les données philologiques : les textes sont de la main de centaines de scribes de différentes époques et de différentes parties d’Israël ; les passages bibliques sont parfois amendés, supprimés ou surajoutés ; enfin on n’y trouve pas la moindre référence au célibat, précepte pourtant central chez les Esséniens. L’archéologie vient elle aussi contredire la théorie « sectaire » : les fouilles de Qumran révèlent en effet de puissantes fortifications et un donjon, ainsi que les traces d'une violente bataille – et surtout d’inexplicables tombes de femmes et d’enfants. Le tout semble plutôt insolite dans un supposé monastère peuplé d’ascètes chastes et ultra-pacifistes…
Cette nouvelle théorie qumranienne soulève l’indignation des catholiques, ulcérés « que le christianisme puisse être l’émanation d’une culture dynamique en rapide évolution et non pas d’une branche unique et minoritaire du judaïsme », écrit Joseph Berger dans The New York Times – une branche qui faisait très bonne figure dans l’arbre généalogique du christianisme. La théorie soulève aussi le courroux des juifs orthodoxes, peu favorables à la mise en avant d’un judaïsme tâtonnant et volontiers schismatique. Et bien sûr elle exaspère les autorités universitaires américaines adeptes de l’hypothèse « sectaire », notamment du professeur Schiffman, titulaire de la chaire d’histoire judaïque à la New York University.
Vont alors s’enchaîner des répliques presque aussi violentes que le séisme originel. Le professeur Schiffman et la plupart des qumranologistes se mobilisent contre Norman Golb, aussitôt ostracisé, interdit de conférences (cancellé !), de publication et même d’enseignement. Du coup – deuxième réplique – le fils de Golb, Raphael, monte au créneau. Emporté par la piété filiale et la colère, ce juriste va franchir quelques lignes rouges en envoyant 70 e-mails satiriques et parodiques faussement signés de noms d’universitaires, dont celui du professeur Schiffman. Ce qui déclenche une nouvelle réplique : Schiffman alerte le FBI et Raphael Golb, accusé de harcèlement et d’usurpation d’identité, est brièvement jeté dans la terrible prison de Tombs à New York.
Le débat va alors se transposer du terrain scientifico-théologique au terrain juridique. Dans son livre, Raphael Golb décrit par le menu ses péripéties judiciaires, qui s’ouvrent sur un premier procès, en 2010, aux audiences parfois surréalistes face à une juge pas franchement impartiale. Le lecteur est désormais confronté aux étonnantes particularités du système américain, tandis que les procès se focalisent sur des questions d’interprétation du Premier Amendement (liberté d’expression), de définition du plagiat et de la captation d’identité sur le net, enfin de caractérisation de la satire (il faut qu’au moins une personne puisse comprendre qu’il s’agit d’une blague !).
Alors que les parties s’acharnent l’une contre l’autre, les enjeux ne cessent de grimper. Il ne s’agit plus désormais du bon renom de quelques universitaires et de leurs théories fétiches, mais de géopolitique et de fric. Après la guerre des Six Jours et l’annexion de Jérusalem-Est, les manuscrits de Qumran sont en effet devenus propriété israélienne, donc à portée d’intervention des juifs orthodoxes enchantés de pouvoir mettre les extravagances théologiques des fragments sur le dos de la petite secte déviante des Esséniens. Et sur le plan financier, le business Qumran développé par les tenants de la théorie « sectaire » prend également de l’ampleur. Projets d’un centre d’études des manuscrits de la mer Morte et de musées, conférences, expositions tournantes... La vindicte universitaire se double d’alarmes financières. In fine, Raphael Golb est condamné à six mois de prison, fait appel, est re-condamné en 2013, refait appel, demeure insatisfait et re-refait appel, est re-re-condamné, puis, en 2018, absous. Le séisme est aujourd’hui endormi – mais pas les tensions tectoniques sous-jacentes. La théorie « sectaire » est encore en vogue, mais davantage dans les cercles religieux que dans le milieu universitaire qui, lui, semble s’être complètement rangé du côté Golb. Silencieusement, car personne n’a trop envie de réveiller la dangereuse polémique.