Ce fil de fer qui entoure la blessure
Publié dans le magazine Books n° 121, septembre-octobre 2022. Par Parul Sehgal.
Dans les séries comme dans les romans, toute intrigue digne de ce nom se doit aujourd’hui d’évoquer un traumatisme, qui forge les personnages et nous tient en haleine jusqu’à son dévoilement. Même les classiques sont reformatés pour respecter ce canon. Appauvrissement ? C’est en tout cas le symptôme d’un phénomène de grande ampleur : la notion de traumatisme a envahi notre époque. Comment l’expliquer ?
C’est lors d’un trajet en train entre Richmond et Waterloo que Virginia Woolf a croisé la femme qui pleurait. Petite chose aux traits tirés, aux larmes silencieuses, elle n’aurait pu deviner qu’elle était sur le point d’être enrôlée dans un débat sur l’avenir de la fiction. Woolf l’a convoquée dans un essai de 1924, Mr. Bennett and Mrs. Brown : « Tous les romans commencent par une vieille dame dans le coin d’en face » – un personnage qui éveille l’imagination. Le roman anglais ne doit pas l’oublier, écrit Woolf, au risque de disparaître. L’intrigue et l’originalité comptent pour du beurre si l’écrivain ne peut donner vie à cette malheureuse dame. Partant de là, de façon presque irrépressible, Woolf se met à tisser elle-même une histoire – la petite maison qu’occupait la vieille dame, les oursins qui la décoraient, son habitude de prendre ses repas dans une soucoupe –, s’attardant sur des détails d’une densité étrange et sombre, de façon à transmettre quelque chose de...