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[post_content] => Les couples célèbres et querelleurs, tels Elizabeth Taylor et Richard Burton, Zelda et Scott Fitzgerald, ont échoué à cause de leur soif de notoriété, de leur besoin de briller, de leur désir d’améliorer leur style de vie. Divertissant leur public, ils s’acquittaient de leur show hystérique, puis sombraient dans l’alcool ou la folie. À moins qu’ils ne se missent à grossir ou à acheter des diamants… Le démon qui possédait les Tolstoï, lui, se montrait discret. Ni éclat, ni dégât dans aucun grand hôtel. Son nom ? « Vérité », « clarté », « pureté ». Son théâtre inhospitalier était le domaine de Yasnaïa Poliana, près de la ville de Toula [à 200 kilomètres au sud de Moscou]. Cette vaste propriété située non loin d’une voie de chemin de fer, entourée de forêts et d’étangs, offrait bien des ressources pour les scènes d’un mariage à la russe. Et de nombreux chemins d’évasion. Voilà Tolstoï à cheval, à travers bois, introuvable. Voici la Tolstaïa, déterminée à se noyer, se dirigeant vers l’eau sombre. Mais les voici tous deux qui prennent le train, séparément il est vrai. Lui, vieillard mourant de pneumonie, a trouvé refuge, en compagnie de son médecin et de quelques fidèles, dans la maison d’un garde-barrière, à 500 kilomètres de Smolensk. Elle, dans un train privé affrété en toute hâte, attend en vain d’obtenir audience de son mari à l’agonie…
« Vérité », tel fut le dernier mot de Léon Tolstoï. Il le murmura à l’oreille de son fils Sergeï. Comme s’il était mort de ce mot, de ce dernier mot qui avait toujours décidé de tout. Bastion, ligne défensive contre Dieu, contre le monde et contre sa femme, mais surtout arme de sa lutte avec lui-même et sa faible nature d’impie. Un monde les séparait, les Tolstoï – c’est la version officielle. En réalité, ils se marchaient sur les pieds à l’intérieur du même petit monde. Tous deux en quête d’une pureté et d’un bonheur qui ne soit pas entravé par la réalité. Tolstoï, claudiquant derrière cette chimère, Sofia Tolstaïa se plaignant du moindre écart par rapport à un idéal de délicatesse morale. Tous deux profondément ancrés dans le religieux. Familiers des mêmes traditions qui conduisirent Gogol à brûler la seconde partie des Âmes mortes ou les membres de la secte secrète des Skoptzy (1) à s’infliger des mutilations douloureuses, en pénitents convaincus que le salut russe passait par l’abandon du sexe et était lié à l’idée héroïque d’une spiritualité immaculée.
Buveur, joueur, séducteur
Tout commença en 1861 entre Léon et Sofia, lorsque le jeune fiancé amoureux remit son journal intime à sa promise âgée de 18 ans. Au nom de la vérité. Fille d’un médecin rattaché au palais impérial, Sofia avait été élevée au Kremlin, le centre de Moscou. De Léon, elle sait qu’il a 33 ans, qu’il est revenu de la guerre en héros et qu’il a gagné sa notoriété d’écrivain avec ses Récits de Sébastopol (2). Les notes prises par lui dans son journal complètent avec force détails cette esquisse et le montrent en chasseur, en buveur et en joueur passionné, ne cachant pas qu’il a perdu une grande partie de ses biens au jeu. Surtout, la lectrice décontenancée découvre les talents de séducteur de Léon et son goût pour le sexe.
Cette lecture eut lieu quelques jours avant le mariage. Sofia verra ensuite dans cette attaque surprise un des premiers exemples des incompatibilités dont sera jonchée leur vie commune. Ils ne doivent avoir aucun secret l’un pour l’autre. Fort de ce principe, Tolstoï lui contait le défilé de ses maîtresses : les femmes des voisins, les prostituées, les Tziganes et les serves du domaine familial. L’une d’elles, mariée, était tombée enceinte et vivait avec l’enfant, un fils, dans le domaine qui sera aussi celui du couple Tolstoï. Sofia aura cette femme à l’œil des années durant, soupçonnant son mari de n’avoir pas mis fin à leur liaison.
Trente ans plus tard, lorsque Léon Tolstoï commence à écrire sa nouvelle La Sonate à Kreutzer, la chorégraphie du couple est au point depuis longtemps, les pommes de discorde clairement définies. Le texte montre à quel point Tolstoï a évolué intérieurement depuis l’autoflagellation du journal intime. Après maintes tentatives infructueuses pour chasser de son esprit et de son corps le démon du désir, il a fini par trouver une solution dans une « révolution copernicienne » des rapports entre les sexes : il retourne la situation. Ce n’est pas lui le pécheur, mais elle, la femme pulsionnelle et rusée. Le 9 juillet 1853, le jeune homme tourmenté écrivait d’ailleurs déjà dans son journal : « Hier, une jeune et belle Tzigane me provoqua, mais Dieu m’a sauvé. » À l’aide de ses charmes « enivrants », la femme transforme le couple en une « relation écœurante » et « avilissante », voilà l’accusation – elle est la pierre qui fait trébucher l’homme sur le chemin de la vie spirituelle.
La provocation que constitue La Sonate n’en est pas vraiment une. Tolstoï, dans la langue châtiée de la littérature, n’évoque pas autre chose que Les yeux noirs, la plus célèbre chanson russe après Les Bateliers de la Volga. Ces yeux qui ne sont pas seulement noirs, mais aussi « brûlants », « beaux » et « fougueux » et qui apprennent aux hommes la crainte, parce qu’ils leur ont sacrifié Dieu et le Bien. Mais voilà Sofia Tolstaïa au pied du mur. Sommée de reconnaître le rôle que Tolstoï lui fait jouer dans leur mariage : elle est porteuse de l’infection et transmet le poison du sexe.
Cette « maudite sonate »
Elle est ridiculisée « aux yeux du monde entier ». C’est le sentiment qu’elle confie à son journal après la lecture du livre polémique de son mari, à peine étoffé d’une intrigue sommaire. À l’origine du texte, la jalousie sans bornes de Tolstoï, avivée depuis que Sofia s’est mise à pratiquer le piano avec plus d’assiduité après avoir fait la connaissance du pianiste de concert et compositeur Sergeï Taneïev, élève de Rimski-Korsakov et maître d’Alexandre Scriabine. La Sonate à Kreutzer transforme l’ami artiste, qui au demeurant n’était pas intéressé par les femmes, en un violoniste virtuose digne de Méphistophélès exécutant cette « maudite sonate » de Beethoven de manière si enchanteresse que la protagoniste de la nouvelle, en l’écoutant, est immédiatement déclarée adultère… dans l’imagination de son mari.
Le lecteur ne peut pas comprendre le livre comme une parodie ou comme le portrait littéraire d’un névrosé obsessionnel devenu fou. Tolstoï rédige en effet une postface dans laquelle il martèle sur un ton messianique que « l’abstinence est une condition indispensable de la dignité humaine ». L’amer verdict vaut pour les ravissements et les passions en tout genre, tout particulièrement pour la musique, cette alliée naturelle de la femme qui complote contre lui. Son essai Qu’est-ce que l’art ?, publié à la même époque que La Sonate à Kreutzer, parle d’une « irritation presque maladive » provoquée chez l’auteur par les « œuvres tardives de Beethoven » – une irritation qui déclenchait des réactions dangereuses et incontrôlables (3).
Sofia Tolstaïa répond à La Sonate à Kreutzer en écrivant son propre roman, Une question de culpabilité. Le livre montre la vie de couple comme le résultat d’un jeu des contraires et non comme la fiction pimentée de folie proposée par son mari. Le lecteur découvre ce qui se joue dans cette caisse de résonance sombre, dominée par des forces destructrices : l’œuvre commune manquée de deux auteurs. Le sous-titre quelque peu maladroit – « À l’occasion de La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï » – renseigne sur la façon dont l’auteure voulait qu’on comprenne le texte : il est à la fois une adresse aux lecteurs et le théâtre de sa propre justification. Quoi qu’il en soit, Sofia évite intelligemment le travers qui aurait consisté à faire de son avilissement le thème central d’un livre écrit sur la défensive.
Index accusateur
Le terrain était miné. On ne pouvait s’y mouvoir que très prudemment, ce qui donne au roman mesure et réserve. En adoptant la posture de celle qui fait un rapport circonspect, elle touche le lecteur et force le respect. Elle peut même se permettre de confier que son mari a « tué les meilleures facettes d’elle-même » sans que cela ne passe pour une accusation trop manifeste. Elle intègre habilement cette phrase, jaillie comme par enchantement de son imagination narrative, dans le récit poétique de sa passion.
La description du voyage en voiture que firent les jeunes mariés pour rejoindre le domaine contient la première escarmouche. Le journal intime de son mari a révélé que celui-ci frôlait l’abîme d’instincts cent fois maudits. Juste avant la scène où il la viole – il leur avait fallu s’arrêter une nuit dans un relais pour changer les chevaux –, le lecteur peut lire les pensées de son mari. Il sentait, est-il écrit, « que cet être magnifique et ses idéaux sublimes se briseraient au contact de son existence morbide ». Il avait donc prévu de faire son malheur depuis le début. Il aurait dû savoir qu’il lui serait impossible de vivre autrement qu’en consommateur de femmes sans scrupule. Voilà pour l’index accusateur et le message à la postérité. Son mari, le grand humaniste hostile au servage qui, non content d’ouvrir des écoles pour les enfants des paysans, écrivait leurs livres de classe, l’ami des gens, celui qui aidait financièrement les familles touchées par une mauvaise récolte et faisait rentrer les foins pour les vieilles veuves, cet homme-là a poignardé sa propre femme. Lui, le maître spirituel de sa déchéance, a vu venir la catastrophe avec sang-froid ; sa catastrophe à elle.
Pour Sofia, ce dut être un tour de force d’écrire son propre texte un an à peine après La Sonate à Kreutzer, tout en vivant aux côtés de cet écrivain désormais mondialement célèbre. Son roman est comme une bouteille à la mer qui contiendrait l’image vraie de la femme de Tolstoï. Celle d’une héroïne pure comme une madone, qui offre son amour sans arrière-pensées à un peintre raté atteint d’une affection pulmonaire. Tolstaïa n’hésite cependant pas à reconnaître que son héroïne, Anna Prosorska, étant donné la dureté de son quotidien d’épouse, est prête à franchir le pas de l’adultère en trompant cet homme affaibli qui l’adore. C’est certainement parce qu’on touche ici au tabou de la sexualité féminine, estime Ursula Keller dans sa préface, que le roman n’est paru en Russie que cent ans après sa rédaction, et qu’il y reste largement méconnu.
Le « tolstoïsme » – mélange d’anarcho-christianisme primitif, de croyance en l’âme humaine et en la révolution des cœurs – commençait à se répandre en Europe. Signe particulier : son apparence rustique, avec un comte-paysan en chemise, bottes et barbe blanche au vent. Mais tandis que le tolstoïsme occupait en grande pompe les salons du manoir, la vie de Sofia Tolstaïa se jouait plutôt du côté de l’escalier de service – dans le royaume d’ombre du prophétisme, du côté nocturne de l’écrivain « qui se voulait la conscience de son époque », comme l’écrit Ursula Keller. Aux yeux de Tolstaïa, Léon profanait jour après jour les idéaux de sincérité et de cœur. Tolstoï lui-même écrit, dans son journal, avoir été « visité par son démon » davantage encore pendant la période où il écrivait La Sonate à Kreutzer. Il commente ainsi la possibilité d’une grossesse : « Comme j’ai honte, surtout envers les enfants. Ils finiront bien par trouver quand cela s’est passé. Quelle honte ! C’est triste. »
Délabrement physique
Le roman autobiographique de Sofia établit la liste minutieuse des manquements de Léon : crises de jalousie, sexualité vécue sur le mode de la culpabilité mais non moins obsessionnelle, froideur émotive envers les enfants (treize à la fin de leur vie commune), état dépressif grincheux et colérique à propos de tout et de rien, et, à partir de 1870, détachement à l’égard de son environnement familier, sur fond de répulsion à l’égard de ses biens, de ses relations et de son confort. La transformation de plus en plus marquée de leur vie domestique en une zone interdite est jalonnée de regards : autant de coups d’œil sur le processus de délabrement physique que chacun observe chez l’autre avec satisfaction. Lui, apprend-on, trouve que sa beauté a « souffert » et découvre qu’une de ses canines est « déjà jaunissante ». Elle remarque que sa dentition à lui a pris peu à peu une « teinte jaunâtre », que sa « superbe » chevelure est grisonnante et son visage « grossier » ; ils se jugent tous deux en état de « flétrissement ».
Dans le roman de Tolstaïa, l’héroïne est tuée dans un accès de jalousie avec un presse-papier. La mort lui donne toutefois un « air de sainteté ». À cette vue, écrit Sofia Tolstaïa pleine d’espoir, son mari devenu meurtrier apprendra à « aimer son âme pure et délicate qui s’en va ». D’une manière générale, chez les Tolstoï, tout ce qui relève du domaine de l’âme et des idées fait l’objet d’une mise en scène et d’une manipulation destinée à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de l’autre, tout en l’exhortant à la vérité. Le livre de Tolstaïa rend également compte de sa propre métamorphose : l’épouse devient malgré elle le censeur impitoyable de son mari, le greffier de ses « débordements quotidiens ». Bien que cela lui répugne, il n’échappe pas à son flair de détective domestique habituée aux contradictions que son mari est ému aux larmes à l’écoute de ses morceaux préférés. Ceux-là mêmes qu’il a discrédités en public et dont le discrédit fait désormais partie de celui qui l’a prononcé. Pas facile, de vivre sous le même toit que Sofia Tolstaïa.
Le portrait que Sofia Tolstaïa brosse de son mari n’est pas sans rapport avec les connaissances contemporaines sur le rôle de la dissimulation en psychologie et sur l’importance du mensonge comme soutien de la personnalité. Sa peinture de Tolstoï laisse voir les contours complexes et profondément modernes d’un moi déchiré. Qui ne parvient pas à faire coïncider l’intuition qu’il a de la richesse de la vie et sa personnalité éclatée.
Le volume, édité avec soin et pourvu de nombreuses notes, contient non seulement le roman Une question de culpabilité, mais aussi la Courte autobiographie de la comtesse Sofia Andreïevna Tolstaïa. Celle-ci fut rédigée en 1913, soit trois ans après la mort de Tolstoï. La volonté de s’expliquer et d’éclaircir la situation y est encore plus forte que dans le roman. Une tentative (au demeurant sans espoir) de faire apparaître sa « terrible destinée » et qui attirerait sur elle, la veuve au pilori, la sympathie. Le texte est parsemé d’une pléthore de citations qui l’apparentent à un pénible rapport d’expert. Sont mentionnés les propos du comte Sollogoub et d’Ivan Tourgueniev, ceux de Tolstoï lui-même, qui écrivait au frère de Sofia peu après leur mariage : « Il n’y a qu’un homme parmi des millions pour être aussi heureux que moi. » Mais on apprend aussi que sa femme a traduit en français son essai De la vie, des textes allemands et anglais en russe, qu’elle a écrit une grammaire pour enfants ainsi que des contes – l’un d’eux intitulé La Petite Poupée-Squelette.
Mille et une mesquineries
La raison d’un tel plaidoyer est la querelle, très dure, autour du testament de l’écrivain. Tolstoï, déjà atteint par la maladie et éteint, s’est finalement soustrait à cette guerre par la fuite. Mais les mauvais esprits s’étaient sûrement ligués contre Tolstaïa. Vladimir Tschertkov, notamment, un propriétaire disciple de Tolstoï, exigeait depuis des années, en pharisien, qu’on observe strictement la doctrine, alimentant de plus en plus la tragédie du couple Tolstoï. Dans son texte autobiographique, Sofia élude le nom de Tschertkov en parlant de « cette personne », comme s’il s’agissait du diable. C’est qu’elle le soupçonnait d’encourager secrètement son mari à annuler un testament en faveur de sa femme. La suite montre que la méfiance était justifiée.
Malgré la lecture systématique de Sénèque, de Marc Aurèle et d’Épictète destinée à l’apaiser, Sofia se laissa gagner par une irritation grandissante. Sa stratégie de défense reposait sur une série de petites mesquineries telles que la fouille de tous les bureaux, de tous les tiroirs et autres cachettes possibles. Elle épuisait l’entourage par son rabâchage obsessionnel. Elle-même en convient : « Les souffrances de mon pauvre cœur torturé me faisaient perdre la raison. » Lorsqu’elle accepta de consulter, les médecins de Moscou diagnostiquèrent un « début d’hystérie et de paranoïa ».
Ce qu’elle craignait tant arriva : Tschertkov imposa une modification du testament qui faisait de lui l’exécuteur testamentaire de Tolstoï. Les deux hommes firent cela en secret, pour éviter les persécutions de Sofia, en juillet 1910, quelques semaines avant la mort de l’écrivain, dans une « atmosphère de conspiration », écrit-elle, « assis sur une souche d’arbre en forêt ». Par la suite, Tolstoï écrivit une lettre à son
disciple où il lui faisait part de ses scrupules envers Sofia. Si l’on en croit le journal de Tolstoï, Tschertkov, surpris par l’inconstance de son maître, réagit avec « amertume ».
Ces imbroglios de théâtre sont tout à fait du goût d’un auteur dramatique tel que l’Américain Jay Parini, poète et critique littéraire, mais aussi auteur d’un roman sur Walter Benjamin et biographe de John Steinbeck et de Robert Frost. Dans son livre, Une année dans la vie de Léon Tolstoï, il transforme ce matériau fascinant en un collage digne d’une pièce radiophonique où filtrent des extraits du journal intime et de la correspondance des personnes qui entouraient l’écrivain dans les derniers mois de sa vie (4). Sofia, sa fille Sascha, le médecin Makowitzki, le secrétaire Boulgakov. Léon Tolstoï prend lui-même la parole à travers des citations. L’alternance des différents monologues nous rapproche sans cesse du compte à rebours final. À lui seul, le titre du livre en anglais, The Last Station (« La dernière étape »), suffit à montrer les ficelles grossières de l’histoire.
Le livre de Parini ne donne aucune chance à la vérité historique qui repose sur la dynamique de la relation entre deux personnes dans la durée. À la place, on trouve une succession désordonnée de phrases à l’indicatif, des énoncés qui ne laissent aucune place au doute. Le roman constitue une matière à scénario idéale. Et il en fut, effectivement, tiré un film il y a peu, tourné dans la forêt de Thuringe (5). Christopher Plummer et Helen Mirren y interprètent le couple Tolstoï. Jay Parini semble satisfait : « Cela pourrait bien valoir un oscar. » En tout cas, il ne gagnera pas d’oscar pour son appréciation de la complexité des faits. Il fait l’apologie de Tolstoï comme d’une idole à révérer. Sa grande adversaire Sofia doit se contenter de figurer une petite-bourgeoise et une intrigante digne d’un roman de Balzac, tout juste bonne à répandre peur et effroi autour d’elle.
Deux profonds soupirs
Aucun livre au monde ne peut rendre compte de la situation inextricable où les Tolstoï s’étaient mis eux-mêmes. Parini désigne le sien comme un roman ; manifestement, ce n’était pas la vérité qui l’intéressait. Notamment parce qu’il est impossible de déterminer sur quel plan se situent les déclarations des monologues alternés du couple. Mélange de documents réels et de projections imaginaires, d’une langue d’ambiance colorée et d’une éloquence fondée sur le suspense – bref, de la littérature fantastique mûre pour l’écran.
Jay Parini n’est pas à la hauteur du drame où culmine la Courte autobiographie de Sofia Tolstaïa. Celle-ci raconte en effet comment on finit par la laisser accéder au lit de mort de son mari, cédant à son insistance infatigable. « Qui sait ? », écrit-elle en proie à la méprise la plus totale, « me revoir aurait peut-être amélioré son état ». « Avec tendresse », elle lui murmure ensuite à l’oreille qu’elle a attendu une éternité devant la porte avant qu’on la laisse entrer. Chose qui aurait horrifié le mourant ou plutôt l’homme déjà mort, s’il avait pu les entendre. « Deux profonds soupirs me répondirent », écrit Sofia depuis un monde où personne ne peut plus la rejoindre. Depuis son lointain imaginaire.
Ce texte est paru en novembre 2008. Il a été traduit par Hélène Thiérard.
[post_title] => M. et Mme Tolstoï, couple infernal
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[post_content] => L’ homme a inventé d’innombrables manières de mesurer le temps, des cadrans solaires aux clepsydres et autres sabliers, de la pendule à la montre, jusqu’à l’horloge atomique moderne. Inventée en 1950, celle-ci se fonde sur une seconde équivalant à la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation de l’atome de césium. Cette « seconde atomique » est égale à 1/86 000 du jour solaire moyen et possède une exactitude d’une seconde pour trois millions d’années. Pas mal, si vous êtes soucieux de ponctualité. Que le temps existe réellement ou non (comme les philosophes continuent de se le demander), qu’il « passe » réellement ou pas, toutes les horloges ont ceci de commun qu’elles mesurent un changement physique bien défini, régulier et uniforme.
Dans leur merveilleux ouvrage, Russell F. Foster et Leon Kreitzman nous rappellent que, si notre capacité à mesurer le temps n’a cessé de s’améliorer, nous avons pourtant « perdu progressivement la bataille contre le temps. Au lieu de contrôler nos horloges modernes, ce sont elles qui nous contrôlent ». Que l’on y songe : lorsque nous voulons savoir s’il est le moment de manger, d’aller se coucher ou d’organiser les vacances, nous commençons par regarder nos montres, nos pendules et autres calendriers. Ces outils nous tyrannisent chaque jour davantage. Mais regardez un instant la nature : sans la moindre Rolex, ni même la moindre Swatch, le papillon monarque migre d’Amérique du Nord vers l’Amérique centrale exactement au même moment chaque année. Sans calendrier ni réveil, la cigale sort de terre après exactement treize ou dix-sept ans pour quelques fugitives semaines d’accouplement frénétique, et l’écureuil sait quand et où revenir vers chacune de ses cachettes pleines de nourriture périssable très précisément avant qu’elles ne perdent toute valeur. Les ours hibernent, l’hirondelle se lève tôt pour attraper le ver matinal et même les plantes semblent compter silencieusement les heures. Le fait est d’ailleurs connu depuis quelque temps déjà : en 1751, Linné proposa de planter en cercle deux espèces de pâquerettes, le liondent et la crépide, dont les fleurs s’ouvrent et se ferment exactement à une demi-heure d’intervalle, formant ainsi les aiguilles d’une horloge florale.
Le monde du « 24 heures sur 24 », « 7 jours sur 7 »
Tous les organismes possèdent-ils donc des horloges et des calendriers cachés ? L’avancée de la civilisation a-t-elle privé l’humanité de l’intime connaissance qu’elle avait aussi autrefois de la nature ? Un premier élément de réponse nous est donné lorsque nous voyageons et nous retrouvons désespérément en train de regarder un film de série B sur le téléviseur d’une chambre d’hôtel à 4 heures du matin : les troubles provoqués par le décalage horaire – ou par le travail de nuit – sont aussi les fruits de la civilisation. Ces nuisances appartiennent en propre au genre humain. Il n’en est que plus difficile de répondre de manière un tant soit peu convaincante aux questions posées précédemment. Nous vivons dans le monde du « 24 heures sur 24 », du « 7 jours sur 7 » ; nous avons inventé avec intelligence une multitude de moyens – électricité, réveils, chauffage, médicaments – nous permettant de triompher de nos anciens rythmes naturels. Affranchis des cadences de la nature, nous ne sommes plus contraints de grelotter en hiver et de nous lever tôt en été – c’est du moins ce dont nous sommes pour la plupart persuadés.
À tort. Comme tous les êtres vivants qui nous entourent, nous sommes viscéralement définis par nos rythmes internes, et quelques milliers d’années de civilisation ne sauraient suffire à passer outre plusieurs milliards d’années d’évolution. Comme l’expliquent Foster et Kreitzman, les crises cardiaques et les naissances se produisent le plus souvent entre 4 heures et 6 heures du matin, les rages de dents sont moins douloureuses après le déjeuner et les risques de réaction allergique sont plus élevés à 23 heures. La température du corps, le rythme cardiaque et la pression artérielle sont plus faibles la nuit et plus élevés le jour, et oscillent avec régularité tout au long de la journée. Il en va de même de nos capacités cognitives : selon toute vraisemblance, vous n’obtiendrez pas le même résultat à un examen selon qu’il a lieu le matin ou l’après-midi. La nature connaît des rythmes liés aux marées, lunaires, annuels et circadiens (environ une journée), ainsi que, moins connus, des rythmes infradiens (supérieurs à une journée) et ultradiens (inférieurs à une journée).
Le petit déjeuner des abeilles
À l’évidence, ces rythmes se sont inscrits dans les êtres vivants au cours de l’évolution. Car, si la semaine, l’heure et la minute ont été inventées par l’homme, la Terre continuera d’accomplir une rotation sur son axe à peu près toutes les 24 heures pendant encore au moins cinq milliards d’années, de même que la Lune continuera de croître et de décroître tous les 29 jours et demi, et la marée de monter et descendre deux fois par jour. Chez l’homme, ce sont les rythmes circadiens qui influencent le plus les comportements. Que la fermeté de votre poignée de main varie selon les heures peut paraître un détail insignifiant. Mais si l’on vous dit qu’il existe des moments plus ou moins propices aux ébats amoureux, voilà qui vous fera peut-être tendre l’oreille à la chronobiologie. Il existe en somme une étroite relation entre nos horloges internes et le monde extérieur ; comprendre comment elle fonctionne reste l’une des aventures les plus passionnantes de la biologie moderne.
Depuis le début du XIXe siècle, de nombreux héros ont participé à la légende de la chronobiologie. Mais son histoire n’a vraiment débuté qu’avec le XXe siècle, lorsque les indices les plus divers ont commencé à s’accumuler. Tout commença avec August Forel, médecin et naturaliste suisse qui remarqua en 1910 qu’un groupe d’abeilles venait se nourrir tous les jours des restes de son petit-déjeuner. Les abeilles apparaissaient systématiquement à la même heure, y compris quand il les piégeait en débarrassant la table de toute nourriture. Puis ce fut le scientifique germano-américain Curtis Richter ; il découvrit au début des années 1920 à l’université Johns Hopkins que, lorsqu’il obscurcissait et isolait du bruit les fenêtres du labo pour le rendre étanche à tout stimulus extérieur, les rats semblaient néanmoins suivre des rythmes précis, mangeant, nourrissant leurs petits et jouant à heures fixes. Cette découverte fut le point de départ des recherches sur la source du rythme. L’hypothèse d’une sorte d’horloge interne s’imposait de plus en plus.
Quelques années plus tard, en 1930, en Allemagne, Erwin Bunning montra que l’oscillation des feuilles du Phaseolus, le haricot commun, se produisait dans le noir complet au cours d’un cycle de 24,4 heures. Il appela cette période le rythme de « libre cours » de la plante, et il devint vite évident que ce qui était vrai pour le haricot l’était aussi pour l’anémone de mer, le kangourou, l’araignée et la belette : les êtres vivants de la planète, humains compris, ont un rythme de libre cours proche d’un cycle de 24 heures. Et il devint également évident que, si des signaux extérieurs contribuaient à faire concorder ce rythme avec la journée de 24 heures, ils n’en étaient pas la cause ; le rythme de libre cours relevait davantage du tic-tac d’une sorte d’horloge interne.
La quête du « donneur de temps »
Une fois encore, la notion d’horloge interne trouva un soutien auprès des abeilles. Karl von Frisch avait étudié leur manière de localiser les sources de nourriture et, surtout, d’en informer leurs camarades une fois de retour à la ruche. La découverte que le mouvement et l’angle de leur ballet aérien indiquaient une direction et une distance lui a d’ailleurs valu le prix Nobel, aux côtés des deux autres grands éthologues du XXe siècle, Konrad Lorenz et Niko Tinbergen. Mais il observa aussi que l’abeille, en cas de vent contraire, indiquait une distance supérieure, laissant clairement entendre qu’elle devait avoir un certain sens interne du temps – le vent contraire impliquant une vitesse réduite.
Mais si les abeilles, les haricots et les hommes ont tous des horloges internes, quelles peuvent en être les caractéristiques communes ? Au cœur de l’horloge se trouverait un oscillateur autonome, quelque chose qui compterait les pulsations à intervalle régulier en l’absence de tout signal temporel extérieur. Il fallait donc supposer l’existence d’un mécanisme de réglage ou « donneur de temps » (Zeitgeber) reliant l’oscillation interne au monde extérieur – le mouvement prévisible du soleil et des constellations, peut-être même la température, le magnétisme ou la nourriture. Et il devait y avoir un moyen de rendre le résultat biologiquement utile – quelque chose d’observable comme un comportement adaptatif, régulier, rythmique. Mais comment un ensemble de réactions biochimiques pourrait-il produire des rythmes ayant une périodicité d’environ 24 heures ? Le problème, c’est que les molécules biologiques sont extrêmement sensibles à la chaleur : la vitesse à laquelle agit une enzyme dépend énormément de la température de son environnement. Les mammifères et les oiseaux utilisent l’homéostasie pour créer un environnement interne stable. Mais qu’en est-il des algues et des coraux, ou des insectes, des lézards et des plantes, ces organismes dont la température corporelle fluctue en fonction du soleil et des saisons et dont, pourtant, les rythmes biologiques ne changent pas ?
Révolution moléculaire
Lorsqu’un petit groupe d’experts se réunit en 1960 à Cold Spring Harbor, près de New York, la plupart s’accordent à dire que, malgré ce sérieux problème, il existe nécessairement des horloges internes indépendantes des signaux extérieurs ; même si personne ne savait encore comment elles pouvaient fonctionner. Colin Pittendrigh, qui étudiait les mouches drosophiles, se montra alors étonnamment prophétique : « Le chercheur qui s’intéresse aux rythmes se plaint de ne pas disposer d’un mécanisme commun donnant à son domaine l’unité qu’il voudrait. Et pourtant, il y a des mécanismes communs – constitués par différents éléments matériels – partout dans les systèmes circadiens et les effets photopériodiques [liés à l’alternance de lumière et d’obscurité]. » Pittendrigh ne pouvait savoir à quel point il avait raison. La révolution moléculaire ne faisait que commencer ; il se trouvait même encore deux ou trois scientifiques importants pour douter de la portée de la découverte récente de la structure de l’ADN. Et comment de tels « mécanismes communs » fonctionnaient-ils ? On pouvait évidemment supposer que des milliards d’années d’évolution avaient rattaché la vie à la planète : autrement, les oiseaux migreraient vers le sud et non vers le nord, les yeux des poissons ne passeraient pas en mode nocturne au bon moment et l’homme de Cro-Magnon aurait gaspillé toutes ses matinées dans un profond sommeil. Mais quelle sorte d’oscillateur interne couplé à un mécanisme de réglage externe pouvait être commun à l’algue et à la méduse, à l’alose, au plongeon catmarin et à l’être humain ?
Pour répondre à cette question, la recherche emprunta deux voies distinctes. Certains suivirent la piste de Richter, qui avait démontré que des lésions de la partie frontale de l’hypothalamus chez les rats détruisaient le rythme circadien de leur comportement. En 1970, des chercheurs ont localisé l’endroit précis de l’hypothalamus qui jouait le rôle principal – un petit groupe de vingt mille cellules, le noyau suprachiasmatique (NSC). Lorsqu’on découvrit des structures analogues au NSC chez les oiseaux et les reptiles, les esprits commencèrent à s’échauffer. Mais ce fut l’extase lorsqu’une équipe, dont Russell Foster faisait partie, transplanta le NSC d’un hamster mutant, dont l’horloge interne était réglée sur 22 heures, dans le cerveau d’un hamster normal énucléé, qui se mit à suivre lui aussi ce rythme de 22 heures. Bientôt, on donna à ce point minuscule, dont le volume est d’un tiers de millimètre cube, le nom suggestif d’« horloge du cerveau ».
La seconde voie consistait à suivre la trace de l’un des grands héros de la révolution moléculaire. Fils d’immigrants juifs polonais, Seymour Benzer reçut son premier microscope comme cadeau de bar-mitsva en 1934. À 15 ans, il était déjà boursier au Brooklyn College, bien que personne dans sa famille n’ait fait d’études supérieures. Considéré comme le mouton à cinq pattes de sa famille, Benzer avait à la fois, selon son biographe Jonathan Weiner, « une sensibilité pour la physique et une sensibilité pour l’étude de la vie (1) ». C’est cette combinaison rare qui l’amena à définir son objet de recherche : découvrir les caractéristiques physiques des gènes afin de comprendre comment ils expliquent le comportement.
À l’université Purdue, Benzer réussit à démontrer que les gènes n’étaient pas indivisibles, comme on le croyait jusque- là, mais pouvaient être scindés. Il était déjà difficile à l’époque de le croire. Mais faire en outre l’hypothèse hérétique que certains comportements – et pas seulement des caractéristiques physiques ou des maladies – pouvaient être altérés par un seul gène défectueux était plus scabreux encore. Lorsqu’un étudiant en thèse du nom de Ronald Konopka arriva dans son laboratoire de Cal Tech au milieu des années 1960, Benzer, célèbre couche-tard, l’orienta vers la génétique des rythmes circadiens. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir une mouche mutante qui n’avait pas la notion du temps.
L’empire de la lumière
En croisant ladite mouche avec des mouches sauvages, on découvrit que le gène responsable se trouvait sur le chromosome X. Il fut platement surnommé « per », pour « période ». Peu de temps après que Benzer et Konopka eurent envoyé l’article « Clock Mutant of Drosophila melanogaster » (« L’horloge mutante de Drosophilia melanogaster ») à la revue scientifique américaine Proceedings of the National Academy of Sciences, le maître de la biologie moléculaire, Max Delbrück, s’avança vers Benzer au cours d’une soirée et lui dit avec son fort accent allemand, un verre à la main : « Je n’y crois pas » – « Mais Max, répondit Benzer avec son léger accent de Brooklyn, nous avons trouvé le gène ! » Plantant ses fameux yeux bleus dans ceux de Benzer, Delbrück répondit : « Je n’en crois pas un mot. » C’était vrai. Et, bien qu’on ne sût pas encore très bien si d’autres gènes étaient impliqués, ni comment ils codaient pour un « minuteur », Benzer et Konopka avaient découvert le tout premier gène horloger d’un organisme, corrélant fermement – et pour certains, fâcheusement – le comportement et la génétique.
Dans les décennies qui suivirent, de nombreux détails s’éclaircirent. Et, si nous ne connaissons pas encore précisément la mécanique des systèmes de tous les organismes, le principe de base est simple : une horloge peut être constituée d’un gène qui code pour une protéine qui inhibe sa propre production et une seconde protéine qui retarde cette auto-inhibition pendant un temps donné. Pour le minuscule champignon Neurospora par exemple, le gène frequency (frq) code pour la protéine FREQUENCY (FRQ), qui est régulée par une autre protéine, WC-1, produite huit heures après FREQUENCY, qui a elle-même besoin de seize heures pour retrouver son niveau optimum. L’ensemble constitue une horloge circadienne. C’est aussi simple et aussi beau que cela.
Mais comment l’horloge interne se synchronise-t-elle avec l’environnement ? Comment le « rythme de libre cours » d’un organisme s’adapte-t-il aux exigences du monde extérieur ? Voici un exemple. Chez les mouches drosophiles, les équivalents des protéines FRQ et WC-1 s’appellent PER et TIM. Lorsque la lumière atteint TIM à travers le nerf optique de la mouche, elle la dégrade d’une manière prévisible et régulière. Ainsi, avec l’aide de quelques autres protéines, la boucle de rétroaction PER/TIM s’ajuste sur le cycle jour/nuit, assurant le lien crucial entre les mondes extérieur et intérieur. Ce processus s’appelle l’« entraînement », et si des signaux comme la température, la nourriture disponible ou l’humidité peuvent faire office de déclic, la lumière est le plus grand de tous les agents d’entraînement.
Du point de vue de l’évolution, c’est parfaitement logique. La lumière est le plus stable des signaux, et il peut être utilisé non seulement pour indiquer l’aube et le crépuscule mais aussi, puisque la luminosité varie en fonction de la latitude et de la saison, le moment de l’année. C’est ainsi que le saumon, le plongeon et le monarque savent quand migrer, le chevreuil, le wallaby et la cigale quand s’accoupler, l’écureuil quand déterrer ses réserves de nourriture et le plant de tabac ou l’onagre, quand libérer les odeurs qui attireront les insectes pollinisateurs nocturnes. Et c’est ainsi que le message interne de l’organisme se transforme en poème de la nature.
Parfois, le poème peut être assujetti à d’autres objectifs. Les fermiers espagnols l’ont compris il y a plus de deux cents ans, qui utilisaient l’éclairage artificiel pour stimuler la production de leurs poules. Même la Nasa est très attentive à la question : le fait qu’il n’y ait pas de lumière régulière dans l’espace a d’importantes conséquences sur les performances et la fatigue des astronautes. La lumière est un agent d’entraînement si important que l’évolution a même « inventé » chez les mammifères un nouveau type de photorécepteurs, différents des bâtonnets et des cônes utilisés pour la vision, pour la transmettre en toute sécurité au NSC dans le cerveau. L’existence surprenante de ces récepteurs, découverte dans le laboratoire de Russell Foster en 2002, a démontré que même des yeux atrophiés devaient être gardés intacts pour leur permettre de remplir leurs fonctions circadiennes. Les aveugles, dont les bâtonnets et les cônes ne fonctionnent plus, ont toujours besoin de leurs yeux pour réguler l’éveil et le sommeil.
Le « tic » de l’ADN, le « tac » de la protéine
Aussi impressionnantes soient-elles, ces belles histoires de triomphe scientifique ne sont que des versions simplifiées de l’aventure. Comment les oiseaux migrent, quand les animaux décident-ils de s’accoupler, et même quelles protéines précises composent l’horloge interne de Neurospora ? Toutes ces questions sont particulièrement complexes. Et nous ignorons encore bien des choses. Mais la découverte du fonctionnement de base du « tic » de l’ADN et du « tac » de la protéine, et des signaux externes qui les activent, est l’une des aventures les plus extraordinaires de l’histoire récente de la science. Quelle réussite que d’avoir montré ce fait : dans la mesure où de nombreux gènes et protéines qui indiquent le temps sont similaires chez les souris et chez les mouches, il a dû exister une horloge ancestrale pour les insectes et les mammifères il y a 700 millions d’années – et une bien plus ancienne encore pour les bactéries. Cela signifie que, depuis le début, nous avons évolué de façon à réguler nos mondes intérieurs, mais aussi à rester en phase avec notre planète.
Et les philosophes peuvent bien continuer à débattre de la réalité du temps ; les malheureux qui souffrent du rarissime syndrome de l’insomnie fatale familiale, ou même simplement tous ceux d’entre nous qui font l’expérience banale de ce bon vieux décalage horaire, ne perçoivent guère la nécessité d’approfondir outre mesure le débat philosophique (2) ; la réponse va de soi. Comme le montrent Foster et Kreitzman dans les derniers chapitres de leur livre, l’enjeu de la chronobiologie n’est pas seulement de comprendre comment les cigales savent quand elles doivent sortir de terre et les monarques quand migrer, mais aussi quel est le meilleur moment pour administrer tel ou tel médicament et la meilleure manière de soigner les maladies, notamment les cancers.
Prenons l’exemple du syndrome d’avance de phase du sommeil, qui se caractérise par un cycle veille/sommeil décalé : les malades se couchent vers 19 h 30 et se réveillent bien avant le coq, à 3 h 30 du matin. Louis Ptacek, de l’université d’Utah, a découvert qu’il s’agit d’un trouble héréditaire, provoqué chez certains patients par la modification d’un seul acide aminé de la protéine encodée par le gène « per ». À ce jour, c’est le premier exemple d’un gène codant pour un comportement complexe chez des humains ; l’équivalent, pour Homo sapiens, de la découverte faite par Benzer et Konopka sur les mouches drosophiles.
L’affaire est sérieuse. Environ 3 % de la population anglaise souffre de dépression saisonnière (ou SAD, Seasonal Affective Disorder) pendant l’automne et l’hiver. Et le mal est bien plus répandu encore en Norvège, où 27 % des habitants sont touchés chaque année par ce trouble, qui se caractérise par un état de somnolence, une prise de poids et, parfois, une perte d’intérêt pour la vie tout court. Les symptômes de la polyarthrite rhumatoïde, de l’arthrose, de l’asthme et même des troubles cardio-vasculaires se caractérisent tous par des rythmes circadiens très marqués. Dans ce dernier cas, cela tient au fait que la pression artérielle et le rythme cardiaque sont au plus haut très tôt le matin, raison pour laquelle la plupart des crises se produisent à l’aube, vers 6 heures. Les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer souffrent également de troubles du rythme circadien qui peuvent parfois les empêcher de dormir. Certains médecins testent aujourd’hui un traitement combinant luminothérapie et prise de mélatonine pour tenter de soulager les symptômes les plus généraux de cette terrible maladie.
La chronobiologie contre le cancer
Mais la chronothérapie est dévoreuse d’argent et de travail, et il lui reste encore à devenir une préoccupation majeure du milieu médical. De nombreux médicaments anticancéreux, par exemple, attaquent les cellules en croissance rapide à un moment précis de leur division. Mais – et c’est le problème de la chimiothérapie – ces médicaments attaquent aussi d’autres cellules à division rapide comme celles de la moelle osseuse et des cheveux, entraînant douleur et calvitie. Mais les rythmes circadiens des cellules saines ne sont généralement pas les mêmes que ceux des cellules cancéreuses ; si le traitement quotidien est concentré aux moments de la journée où le cycle cellulaire de la réplication de l’ADN des cellules normales est le moins élevé, les médicaments anticancéreux peuvent être administrés à de plus fortes doses. À l’évidence, les patients auraient donc tout intérêt à être soignés en tenant compte de l’horloge biologique. Pourtant, on continue à les soigner aux heures qui conviennent le mieux au personnel hospitalier et non aux moments les plus appropriés à la lutte contre la maladie.
Mais l’enjeu majeur de la chronobiologie est ailleurs encore : nous serons de plus en plus à même de comprendre et de manipuler nos rythmes. Si vous pensez que la nécessité est la mère de l’invention et que l’argent compte en ce monde, alors la note de 40 milliards de dollars par an que représentent les effets des troubles du sommeil pour les seuls États-Unis (pertes de productivité, accidents et dépenses pharmaceutiques) rend plus probable l’apparition de nouveaux médicaments ciblés et, le cas échéant, l’intervention génétique. Voudrons-nous tous avaler une pilule ou permuter un gène pour nous libérer totalement du sommeil, ou nous contenterons-nous de réserver cet usage aux médecins, aux grands patrons, aux super women et aux pilotes de chasse ? (L’armée américaine consacre déjà 100 millions de dollars à la recherche sur le modafinil, médicament qui réduit le besoin de sommeil, utilisé aujourd’hui en Irak et en Afghanistan.)
Nous vivons dans un monde frénétique, où la télévision et la radio remettent à jour chacune de nos minutes et où les horaires de travail et les voyages sont de plus en plus indifférents aux rythmes naturels. L’évolution et la chronobiologie nous enseignent que nos mondes internes et externes sont profondément connectés. Mais notre manière de voir le temps est intimement liée à nos rêves et à nos aspirations – à la manière dont nous voudrions voir s’écrire le poème de nos vies, et de notre monde. Souhaiterons-nous continuer à nous détacher de plus en plus des cycles du Soleil, de la Lune, des marées et des planètes ? Ou la nature finira-t-elle par nous rappeler puissamment, voire rudement, à son ordre ? Finalement, il se pourrait que la décision nous appartienne.
Ce texte est le 24 décembre 2008. Il a été traduit par Étienne Dobenesque.
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[post_content] => Einstein a commis tant d’erreurs de détail et de fond dans ses écrits scientifiques qu’un physicien américain, Hans C. Ohanian, leur consacre aujourd’hui un livre. Le magazine Discover relève : « 1905 : erreur dans la première démonstration de E = mc2; 1906 : erreur dans la deuxième, la troisième et la quatrième démonstration de E = mc2; 1914 : erreur dans la cinquième démonstration de E = mc2; 1934 : erreur dans la sixième démonstration de E = mc2; 1946 : erreur dans la septième démonstration de E = mc2. » La rançon du génie ? Pour Ohanian, Einstein « avait une approche intuitive, mystique, de la physique », qui le conduisait à voir juste.
Hans C. Ohanian, Einstein’s Mistakes. The Human Failings of Genius, Norton, 2008.
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[post_content] => Comme le souligne Graham Robb, la « découverte » de la France – par ses hommes politiques, ses bureaucrates, ses cartographes, ses statisticiens, ses ingénieurs, ses folkloristes, ses touristes et, jusqu’à une date relativement récente, ses habitants, dans les rares cas où ils s’aventuraient loin de leur clocher – aboutit presque invariablement au troc d’un ensemble d’illusions ou préjugés contre un autre. Auteur de superbes biographies de Balzac, Hugo et Rimbaud, Robb est comme un poisson dans l’eau du XIXe siècle ; mais il ne partage pas la foi aveugle de l’époque dans le progrès, ni la vision parisianiste de ceux qui, tel Baudelaire, s’opposaient aux conventions de leur temps. Par moments, The Discovery of France a donc des allures de jeu intellectuel, où le lecteur se plaît à imaginer le visage qu’aurait eu le pays si Paris n’avait pas existé.
Robb nous présente tout d’abord une France qui, à certains égards, n’a guère changé depuis l’Antiquité romaine. Jusque très avant dans le XIXe siècle, il s’agit moins d’une nation que d’un ensemble de tribus habitant un immense espace apparemment vide et parlant une multitude de langues totalement étrangères les unes aux autres. Bien que les choses aient commencé de bouger, à partir de 1789, l’uniformité n’était encore guère de mise.
L’assassinat d’un géomètre
Le livre s’ouvre sur une de ces scènes saisissantes que nous offre volontiers l’auteur. Dans le village des Estables, près du mont Gerbier-de-Jonc, un jeune géomètre participant à la première tentative de cartographier l’ensemble du territoire est taillé en pièces par les habitants du cru. Nous sommes au début des années 1740 : une monarchie de plus en plus puissante cherche à contrôler le « bric-à-brac des vieux fiefs », mais la population rurale voit dans toute ingérence extérieure une impardonnable intrusion. À l’exception de Paris, il existe peu de villes de quelque importance et la plupart des gens vivent dans des communes isolées. Vus de la capitale, ce sont ces « animaux farouches répandus par la campagne » dont parle La Bruyère (1).
En soulignant à l’envi la diversité française, Robb contrecarre ce préjugé, manifeste dans nombre d’études et de récits de voyage des xviiie et XIXe siècles, et qui perdure dans « le racisme fratricide qui joue toujours un rôle majeur dans la société française ». Le pays (de pagus, sorte de canton gallo-romain) a longtemps défini l’identité individuelle et collective : votre pays, c’était le lieu des choses familières, un « domaine oral » délimité par la possibilité d’y entendre le son d’une certaine cloche – selon une étude du XVIIIe siècle, les deux tiers des fiancées vivaient « à portée de voix de leur futur époux ». Vos ennemis traditionnels, c’étaient les bons à rien du village voisin, dûment affublés d’un surnom grossier. Ce type de discrimination, affirme Robb, « était le sang vital de la France tribale ». Rien là de nécessairement sinistre : certains, comme les habitants du hameau perdu de Goust, dans les Pyrénées, ou les colliberts des marais poitevins, tiraient orgueil de leur isolement. Mais Robb consacre aussi des pages fascinantes aux cagots de l’Ouest, objets d’une mystérieuse persécution depuis le XIe siècle, peut-être en raison de leur nomadisme, qui a laissé maintes traces dans les églises et les monuments locaux (2).
En 1790, l’abbé Grégoire fit circuler un questionnaire sur les langues parlées par la population. Les réponses (celles, du moins, qu’il pouvait comprendre) étaient inquiétantes. De nombreuses régions « ignoraient quasiment le français » : deux cent cinquante ans après l’ordonnance de Villers-Cotterêts imposant le dialecte de Paris et de l’Île-de-France comme langue des documents officiels, six millions de citoyens ne parlaient toujours pas la langue nationale (3). Le quatrième chapitre du livre de Graham Robb illustre cette réalité, avec pour titre les différentes manières de dire oui : « O Oc Sí Bai Ya Win Oui Oyi Awè Jo Ja Oua. » Dans son rapport, l’abbé évoquait la nécessité d’« anéantir » le patois mais, quatre-vingt-dix ans plus tard, un cinquième de la population seulement parlait correctement le français. En 1858, c’est en dialecte que la Vierge Marie parla à Bernadette Soubirous. La véritable offensive contre le patois ne vint qu’avec les réformes scolaires de la IIIe République, qui visaient à l’élimination des cultures locales. Comme il arrive souvent, observe Robb, la construction de la nation moderne fut tout le « contraire d’une découverte ».
À ses yeux, le mythe tenace de la France profonde s’est toujours fondé sur une véritable « ignorance du quotidien ». Aussi bien intentionnés et omniprésents soient-ils, les musées de la vie rurale et leurs si pittoresques objets artisanaux ont transformé le passé en brocante. Après s’être plongé dans les récits d’agents du gouvernement, de folkloristes et de voyageurs, Robb tente donc de prendre la mesure des conditions de vie qu’ils déploraient souvent et de comprendre ce sur quoi ils achoppaient généralement. Certains documents, comme les cahiers de doléance rassemblés en 1789, révèlent « la douleur et la pénibilité d’une existence vécue au diapason de la nature » : une tempête de grêle pouvait détruire une récolte en quelques minutes, les hivers froids imposaient une « indolence saisonnière » ou une oisiveté en harmonie avec « les rythmes de la vie ». L’autobiographie d’un paysan breton du nom de Jean-Marie Déguignet, qui « écrivit ses Mémoires parce qu’il n’avait jamais rien lu sur quelqu’un comme lui », évoque la faim, l’incendie, la guerre et un coup de sabot de cheval sur la tête (4). Mais, même là où un voyageur aussi perspicace que l’agronome anglais Arthur Young en aurait conclu que la France rurale avait besoin de planification centralisée, Robb reste particulièrement attentif à la force paradoxale de la fragmentation (5).
Un nombre infini de sentes
Son insistance sur l’« obscure logique du quotidien » fait écho à Michel de Certeau ; comme lui, Robb célèbre cette « mystérieuse activité qu’on appelle le “bricolage” », et évoque joliment les artisanats, les métiers et le travail féminin. Dans un chapitre sur les croyances populaires, il soutient que les églises et les prêtres avaient moins d’importance dans les campagnes que les saints, les légendes, les superstitions et les sites locaux. « Un saint n’était pas un concept théologique ni une représentation artistique. La statue ou la figurine était le saint en personne. » Et les velléités de l’Église de s’approprier les croyances primitives, par exemple en dressant des croix à côté des pierres levées, se heurtaient à bien des résistances. Robb brosse à cet égard quelques tableaux mémorables : cette mère au lait tari qui presse un fromage frais contre son sein, ou ces pèlerins perclus de rhumatismes qui lancent des pelotes de laine sur un saint, à travers une grille, en visant le membre douloureux.
Les envoyés de Napoléon s’étonnaient du nombre infini de pistes et de sentes qu’ils découvraient jusque dans les zones les plus reculées. Des artisans semi-nomades comme les rémouleurs, les travailleurs saisonniers, les glaneurs ou les migrants de toute sorte, à l’instar des ramoneurs savoyards, se déplaçaient « dans ce labyrinthe comme la sève dans l’arbre ». Le colporteur, titubant sous le poids de l’énorme caisse qu’il portait sur le dos, était une silhouette familière et sans nul doute bienvenue avec son trésor d’outils, de boutons, de rubans et de lectures. Grâce au compagnonnage, les apprentis entreprenaient un long tour de France avant de rentrer chez eux. Robb cite les Mémoires d’un tailleur de pierre du Limousin, Martin Nadaud, qui, après avoir parcouru des kilomètres en chantant à tue-tête les rengaines de son pays, arriva à Paris dans un panier d’osier accroché sous une petite diligence, le coucou d’Orléans.
Mais, au XIXe siècle, les desseins du gouvernement central transforment radicalement les campagnes : de nouvelles cartes sont dessinées, de nouvelles routes tracées et le chemin de fer apparaît. La nouvelle bourgeoisie parisienne se prend d’une curiosité passionnée pour ces provinces que la plupart de ses membres viennent tout juste de quitter : au milieu du siècle, le tourisme fait fureur. Pourtant, Robb estime que les perpétuelles redécouvertes, emblématiques de l’ère du Progrès, laissent plus de choses cachées, et souvent inchangées, qu’elles n’en révèlent. À son achèvement, en 1815, l’héroïque aventure cartographique lancée soixante-dix ans plus tôt sous Louis XV et menée par quatre générations de Cassini, répertorie pour la première fois les noms d’un demi-million de hameaux inconnus (trois mille pour le seul Aveyron). En 1792, peu avant son exécution, Louis XVI avait donné sa bénédiction au projet de Delambre et Méchain de tracer le méridien de Paris, entre Dunkerque et Barcelone. L’expédition émailla la campagne de points de triangulation et de postes d’observation. Au-delà d’une utilité pratique souvent douteuse, ces cartes servaient surtout à nourrir l’imagination des citadins. Victor Hugo chérissait ainsi les pages de la carte Cassini en sa possession, trouvant dans ses hachures, ses noms et ses symboles évocateurs une source d’inspiration.
Comme les cartes, l’éclat flambant neuf des routes et des chemins de fer pourrait nous faire croire que les angles morts avaient été éliminés du territoire, et que la vie prenait désormais un autre rythme. À tort. Sous l’Ancien Régime, la corvée tant haïe avait rendu douloureusement inefficace la construction de routes (6). Mais, dans les années 1770, en réduisant les pentes et en créant le métier de cantonnier, les réformes de Trésagnet et Turgot ouvrirent la voie aux grandes routes napoléoniennes, irradiant depuis la capitale. Cependant, on voyageait encore peu, et quand on s’y risquait, l’affaire restait pour le moins inconfortable. Robb cite le manuel de conversation franco-allemand composé par Mme de Genlis (1799) à l’intention des visiteurs, qui témoigne des horreurs du voyage en calèche (« Postillon, je préfère ne pas quitter la grand-route… »). Et nombre de voyageurs préféraient emprunter les canaux ou les fleuves, tel Frédéric Moreau au début de L’Éducation sentimentale. C’était plus confortable mais bien plus lent que la route, et cela pouvait tourner mal : quand Stendhal descendit la Loire, son bateau à vapeur s’échoua sur un banc de sable. Robb nous invite ainsi à oublier la « vision rationalisée de l’ère du Progrès » en nous rappelant que la plupart des gens voyageaient à l’huile de mollet, soit sur le mode ordinaire (il n’était pas rare de faire quatre-vingts kilomètres à pied dans une journée) ou, plus haut en couleur, sur des perches comme dans les marais poitevins, ou sur ces luges propulsées par les jambes qu’on appelle « schlitte » dans les forêts d’Alsace. Les bergers des Landes, nous dit Robb en illustrant son propos d’une photographie inoubliable, «passaient des jours entiers sur leurs échasses, en prenant un bâton pour former un tripode quand ils voulaient se reposer. Perchés à trois mètres de hauteur, ils tricotaient des vêtements de laine et scrutaient l’horizon à la recherche des brebis égarées ».
Dans les derniers chapitres, Robb décrit comment l’ouverture de la France grâce au progrès technique a suscité une soif de connaissance des régions les plus reculées du pays, au moment même où elles reculaient encore. Les merveilles que les touristes réclamaient à cor et à cri étaient à la merci de forces implacables : la pacification militaire, qui avait parsemé la Vendée et d’autres régions d’affreuses villes forteresses ; le développement des banlieues, dans le sillage du chemin de fer; la pollution au charbon, qui asphyxiait les campagnes, et non, comme en Angleterre, les métropoles ; la hantise nationale des « terres à l’abandon », qui conduisit à des politiques écologiquement désastreuses de défrichage et de déforestation, au prix de l’érosion des sols ; la spoliation de véritables joyaux nationaux par des ferrailleurs à l’affût des biens ecclésiastiques… « À peine les poètes et amateurs d’art apprenaient-ils l’existence de ce pays magique qu’ils le trouvaient en ruines », écrit Robb. Ce Progrès même qui avait permis de découvrir les provinces les défigurait.
La passion des provinces perdues
Loin de combler l’écart entre la capitale bourgeoise et le monde rural, la modernisation l’entretenait en popularisant l’idée d’arriération pittoresque, çà et là rehaussée d’une note de sublime si l’on savait où chercher (dans les Alpes, par exemple). Grâce au chemin de fer, on pouvait désormais traverser la France en une journée (Paris n’est plus qu’à trente-trois cigares de Marseille, observa un habitué des voyages). La bourgeoisie parisienne venait voir les provinciaux comme des vestiges du passé, bons à photographier (s’ils acceptaient de mettre des costumes qu’ils avaient en réalité cessé de porter) ou à railler en prenant les eaux dans une des stations thermales et balnéaires qui surgirent à la fin du XIXe siècle. Au même moment, le développement de l’anthropologie, en se fondant sur la mesure des crânes, tendait à corroborer l’idée de types supérieurs et inférieurs de Français, les premiers associés au mythique Gaulois (idée recyclée par Pétain, Le Pen et Astérix), les seconds à « des types néandertaliens peuplant la campagne picarde et les côtes bretonnes ».
En 1878, l’Exposition universelle et le tout nouveau musée d’Ethnographie du Trocadéro présentent un pittoresque monde rural « à moitié remémoré, à moitié inventé ». La perte traumatisante de l’Alsace et de la Lorraine, en 1870, avait attisé la passion pour les « provinces perdues ». Et la propagande de la IIIe République exhortait chacun à mieux connaître la France, entreprise d’autopromotion nationale soutenue par des historiens régionaux, de nouvelles institutions comme le Club alpin français et des livres comme Le Tour de France par deux enfants de G. Bruno. Pour leur part, les provinciaux étaient censés exprimer leur patriotisme en parlant français et en conservant leur culture uniquement pour les touristes (injonction qui nourrit une violente nostalgie chez les Bretons, les Basques et les Catalans, dont Paris cherchait à effacer l’identité).
Un pays uni par la bicyclette
Dans bien des cas, il revint aux Parisiens de « découvrir » la région dont les habitants semblaient ignorants. Édouard-Alfred Martel, avocat et spéléologue, donna leurs noms exotiques – le Crocodile, le Chameau, les Yeux du Blaireau, etc. – aux étranges rochers de Montpellier-le-Vieux découverts en 1882 par deux membres du Club alpin. Inspiré par Jules Verne, Martel raconta son exploration de plus de deux cents grottes et rivières souterraines, dont le gouffre de Padirac et, plus spectaculaires encore, les gorges du Verdon : les habitants de la région avaient beau les connaître depuis des siècles, elles ne commencèrent véritablement d’exister que lorsque le spéléologue baptisa leurs merveilles géologiques de noms comme la voûte d’Émeraude ou l’étroit de la Quille.
L’ambivalence de Robb apparaît clairement dans les dernières pages du livre. Il semble osciller entre le sentiment que la véritable diversité de la France n’a jamais été pleinement reconnue (et nous attend toujours si nous sommes prêts, nous aussi, à enfourcher nos vélos) et l’idée que sa vraie nature a été irrévocablement altérée, pour autant qu’elle ait jamais existé. Robb a mené l’essentiel de sa recherche à bicyclette, couvrant plus de vingt mille kilomètres au rythme d’une malle-poste, et il soutient que l’invention de la petite reine, qui a trouvé son apogée dans le Tour de France, a élargi l’horizon des gens ordinaires tout en ramenant le pays à des dimensions gouvernables. Et de lier la teneur nostalgique du Grand Meaulnes, publié en 1913, à « la disparition rapide de la France inexplorée, et au désir de croire qu’elle existait encore ». Le « domaine perdu » qui hante le héros du roman est emblématique de la France profonde en tant que « lieu lointain mais familier ». Cette quête d’une insaisissable France « authentique » a continué de hanter à la fois les autochtones et les visiteurs tout au long du XXe siècle. Les tentatives récentes d’identifier le centre exact du pays (plusieurs villages revendiquent ce titre) et le gigantesque pique-nique du Millénaire qui s’est tenu le 14 juillet 2000 d’un bout à l’autre de la France, le long du méridien délimité par Delambre et Méchain, sont autant de symptômes de cette obsession. À cette maladie, il n’est pas de meilleur remède que quelques jours en selle, avec le livre de Robb à portée de main.
Traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet.
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[post_content] => A en juger par des restes trouvés dans le nord de la Russie, datés d’environ 6 000 av J-C, le ski a été inventé avant la roue, dont l’usage remonterait à 3 500 ans avant notre ère. Une gravure sur roche datée de 4 000 av J-C, trouvée en Russie aussi, représente des hommes de l’âge de pierre chassant l’élan à skis. Ce moyen de transport était devenu courant chez les ancêtres des Lapons en Norvège, en Suède, en Finlande et dans la péninsule de Kola vers 3 200 av J-C. Au XVIIIe siècle, les compétitions de ski ont été institutionnalisées par l’armée norvégienne. En 1767, le général en chef institua quatre catégories de prix : le tir au fusil en descendant une pente, la descente d’une pente entre les arbres, la descente d’une pente très raide sans tomber, et une course de 2,5 km sur terrain plat. Ainsi sont nés le biathlon, le slalom, la descente et le ski de fond ; lequel se pratiquait sans bâtons. L’un des deux skis, appelé « andor », était couvert de fourrure afin d’être utilisé comme point d’appui. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le ski figure dans Two Planks and a Passion (« Deux planches et une passion »). L’ouvrage est instructif mais la passion qu’il évoque n’est pas contagieuse : le commentateur du New York Times, Bruce Barcott l’a trouvé un tantinet roboratif.
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