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    [post_content] => « La stupidité fait partie intégrante de l’économie du football. » Un livre qui assène une telle charge ne manquera pas de piquer la curiosité des allergiques au ballon rond. Il pourrait aussi intéresser les fans. S’inspirant de Freakonomics – ce bestseller qui appliquait l’analyse économique à des sujets incongrus –, l’économiste Stefan Szymanski et le journaliste sportif Simon Kuper examinent les performances des équipes et de leur encadrement. Chiffres à l’appui.

Certains constats ont de quoi surprendre : les joueurs blonds seraient plus remarqués que les autres par les recruteurs, en raison d’une couleur de cheveux qui « sort du lot » et « marque les esprits », rapporte David Goldblatt dans le magazine Prospect.

D’autres n’étonnent guère : les clubs déboursent beaucoup trop d’argent pour acheter des joueurs très jeunes ou de nationalités « à la mode », sans évaluation sérieuse de leur potentiel. Et les grands clubs, qui recrutent des stars à prix d’or, ne font pas preuve de moins de légèreté dans le suivi de leurs joueurs. En 1999, le joueur Nicolas Anelka, payé 220 millions de francs de l’époque par le Real Madrid, n’a trouvé à son arrivée « ni casier, ni aide pour trouver un logement, ni présentation officielle à l’équipe ». Pas étonnant, conclut Goldblatt, que ses résultats n’aient pas été à la hauteur de l’investissement.

En loyaux sujets de Sa Majesté, Kuper et Szymanski se sont aussi intéressés à l’équipe nationale d’Angleterre, en essayant de comprendre pourquoi diable elle n’avait pas remporté de Coupe du monde depuis… 1966. À vrai dire, les résultats de la sélection anglaise sont fort logiques au regard du poids économique et démographique du pays. La proportion de licenciés y est bien moindre, remarquent les auteurs, qu’en France, en Allemagne ou en Italie. À cet égard, les joueurs anglais semblent même plutôt se surpasser un peu, si l’on tient compte du périmètre relativement restreint du recrutement : l’anti-intellectualisme régnant dans le monde du foot anglais prive le secteur de talents potentiels dans les classes moyennes et supérieures. Au final, « les Anglais n'auront la chance de remporter la Coupe du monde que s'ils en sont le pays organisateur », constate Paddy Harverson, dans le Financial Times.

 

=> Découvrir les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur le football [post_title] => La planète foot ne tourne pas rond [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-planete-foot-ne-tourne-pas-rond [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2016-03-14 10:07:53 [post_modified_gmt] => 2016-03-14 10:07:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://cosavostra-books1.pf5.wpserveur.net/la-planete-foot-ne-tourne-pas-rond/ [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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    [post_content] => A l’hiver 1831, Goethe, créateur et grand connaisseur de toutes les choses de l’art, broyait du noir. Ses loyaux serviteurs, compatissant à l’état dépressif du grand homme, avaient entendu parler d’un pédagogue genevois à l’âme taciturne qui, à ses heures perdues, écrivait et dessinait des histoires burlesques pour son propre amusement et celui de ses élèves. Le médecin genevois Frédéric Soret, tuteur des enfants du duc de Weimar et traducteur d’une œuvre scientifique de Goethe sur les plantes, se procura donc l’un de ces manuscrits illustrés ; et, l’ayant mis entre les mains du poète, il se retira. Par chance, le subterfuge fut payant : le maître de Weimar trouva « très amusant » ce livre où il puisa un « plaisir extraordinaire », même s’il choisit d’y goûter à petites doses, pour ne pas souffrir d’« une indigestion d’idées ». Soret nota aussi que Goethe trouvait le Genevois étincelant « de talent et d’esprit » : « S’il […] ne s’appuyait pas sur un texte aussi insignifiant, il inventerait des choses dépassant toutes nos espérances. » Le Genevois en question s’appelait Rodolphe Töpffer – il avait inventé la bande dessinée.

 

Né en 1799, fils d’un peintre paysager caricaturiste à ses heures, le jeune homme ne suivit pas les traces de son père dans la carrière artistique, préférant un emploi de maître d’école, organisant d’assez inhabituelles excursions en plein air dans les Alpes, avant de finalement s’arrêter, en 1832, sur un poste de professeur de littérature à l’université de Genève. Malgré des problèmes de vue avérés, ses talents de dessinateur sortaient de l’ordinaire, et les récits de ses périples sont illustrés de dessins luxuriants griffonnés à la plume. Mais ce sont ses histoires en images – des satires sur la société, le gouvernement et l’éducation, improvisées d’une plume distraite à partir de 1827 – qui lui valurent une renommée durable.

 

Aussi grande que fut sa crainte des représailles pour s’être livré à pareilles sottises (notamment pour sa carrière), les encouragements de Goethe poussèrent Töpffer à s’enhardir doucement. Il fit circuler ses livres dessinés à la main auprès de quelques aristocrates choisis, jusqu’à ce que tout le monde sache (avec force clins d’œil entendus) que le Genevois « RT » était l’auteur de ces amusants opuscules illustrés dont tout le monde parlait – Goethe le premier. L’un de ces originaux contient même une supplique manuscrite, « éviter de froisser, de salir ou de tirer sur les pages, en veillant à les tourner en les tenant par le bord », révélant le caractère hautement underground de ces ouvrages.

 

Il est presque trop facile de relier Töpffer, d’un siècle à l’autre, au mouvement des comics dans les années 1960 : Robert Crumb a dessiné la quasi-totalité de ses premières œuvres dans des carnets de croquis et des lettres. Il y a vingt ans, j’étudiais la peinture à l’université du Texas, et il m’arrivait de chercher l’inspiration dans l’inconfort de la bibliothèque des beaux-arts du campus, en feuilletant les pages d’un livre géant publié en 1973 sous ce titre insensé : « Histoire de la bande dessinée, vol. 1 : Les premières bandes dessinées : bandes narratives et histoires illustrées en Europe, de 1450 à 1825 » (en anglais). Parallèlement à mes cours, que je suivais scrupuleusement, j’essayais de créer des BD dans la veine alternative de Crumb, Art Spiegelman et Ben Katchor : une sorte d’histoire littéraire en images, d’inspiration autobiographique, destinée aux adultes.

 

 

Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Jeune, un peu perdu et en quête de ma voix propre, j’avais non seulement besoin de modèles à glaner, mais aussi d’une source peu connue d’idées graphiques prêtes à piller. C’est exactement ce que m’offrait cet étrange volume. Peu après mon diplôme, je découvris que son auteur, David Kunzle, avait aussi méticuleusement écrit une suite, encore plus impressionnante, énorme et obscure, sur la bande dessinée du XIXe siècle. (La préface notait non sans amertume que « la “littérature scientifique” de ma discipline [l’histoire de l’art] a eu tendance à ignorer le premier volume » ; le troisième n’est jamais paru.)

 

Un maître mot : rapidité

Aujourd’hui, les éditeurs accordent des contrats aux « romanciers graphiques », avec une ferveur traditionnellement réservée aux vrais romanciers ; les articles savants sur la BD surgissent au même rythme, ou presque, que les chaires d’université sur le sujet ; et Kunzle est revenu à la discipline qu’il avait contribué à fonder, avec deux merveilleux volumes consacrés à la vie et l’œuvre de Töpffer. Car celui-ci n’a pas seulement codifié le premier le langage visuel de la bande dessinée, il était aussi la raison d’être de l’étude de Kunzle en 1973. Ces livres représentent le premier ensemble complet de ses œuvres traduites en anglais, une parution tardive tout à fait injuste, si l’on considère que le monde anglophone a longtemps prétendu que la BD était née spontanément en 1896 avec Richard Outcault, qui fit sortir des bulles d’un pavillon de phonographe dans une histoire intitulée « Le garçon jaune ».   Kunzle organise son propos en deux volets : « Le père de la bande dessinée », monographie critique de l’œuvre de Töpffer, est suivi d’un recueil en 650 pages de ses histoires en images, publiées ou inédites, traduites du français. Quand Goethe essayait de définir en quoi l’œuvre de Töpffer était si révolutionnaire à ses yeux, il soulignait d’abord à quel point ces images séquentielles suggéraient le mouvement qui « se fige et se défige… dans l’esprit de l’imitation ». Avec cette observation à la fois maladroite et prémonitoire, Goethe cernait l’étrange mécanisme déniché par Töpffer, y trouvant un écho métaphorique avec l’une de ses formules : « L’architecture est une musique figée. » Ce mécanisme, Kunzle le résume habilement d’un mot : rapidité – rapidité du dessin, de la pensée, de l’écriture, de l’impression – qui se transmet même aux mouvements des personnages eux-mêmes : « La rapidité, qui laisse l’inessentiel de côté : tel était le noyau de sa philosophie esthétique, un noyau sans coquille, tout d’essence, sans nulle description de surface. Ainsi le gribouillage, premier jet de son inconscient, se transformait en visages, en silhouettes et en scénarios, fonçant au hasard, un peu à l’aveuglette, faisant des obstacles autant de rampes de lancement et renversant la logique cul par-dessus tête. Les trajectoires graphiques et narratives restaient ouvertes. »   Qu’il s’agît d’une farce voltairienne, de l’histoire simple d’un pauvre hère transi d’amour ou du récit terre à terre d’un mari et d’une femme discutant de la meilleure façon d’éduquer leurs enfants, Töpffer adorait visiblement s’amuser avec le jouet qu’il avait inventé. Multipliant les allers et retours d’une image à l’autre, il fut le premier à découvrir comment leur imprimer le mouvement. Il fut aussi l’un des premiers à faire bouger les livres d’images. En empruntant un procédé lithographique jusqu’alors réservé à la réclame et aux notes d’épiciers, il put monter en grade, passant des salons et du manuscrit circulant de main en main à la distribution commerciale en librairie. Sans avoir à recourir à l’écriture inversée sur une pierre lithographique ou, pis encore, au geste calculé de la gravure sur bois, il fut en mesure de publier à peu de frais et de distribuer lui-même ses créations auprès d’un public choisi. N’ayant pas besoin d’intermédiaire, il engrangeait un bénéfice bien plus substantiel – devenant ainsi le premier nabab de la BD, pour le meilleur et pour le pire. Stan Lee [cocréateur de Hulk et de Spider-Man], qui a prétendu faire des BD « pour se faire un peu de fric », l’aurait certainement approuvé.   Töpffer fut aussi un critique, un essayiste et un défenseur zélé de son invention. Dans sa monographie, Kunzle consacre ainsi un chapitre éloquent à l’Essai d’autographie de l’artiste. Le Genevois y explique son procédé de reproduction peu onéreux, qui permettait aussi un dessin plus fluide et, donc, une meilleure expression des idées, inaugurant une nouvelle manière d’aborder la fiction (c’est-à-dire visuellement). Ici, Kunzle entre fort opportunément dans le détail de la méthode de Töpffer, citant l’artiste, qui raconte comment l’un de ses personnages puis une histoire entière étaient nés d’un simple gribouillage : « L’histoire de M. Crépin nous est venue d’un unique trait de plume et tout à fait par accident. […] Le récit entier surgissant moins d’une idée préconçue que d’un type [facial] et du hasard. » Ce passage montre clairement la différence entre la bande dessinée et la simple illustration. Comme le sait tout dessinateur de BD un tant soit peu sérieux, on peut toujours cogiter jusqu’à la saint-glinglin, mais à la seconde où la plume touche le papier, le sort en est jeté – le dessin, et le regard sur ce dessin ouvrent tout un monde de possibles. Pour couronner le tout, Kunzle explique que Töpffer préférait appeler ses œuvres histoires en estampes, ce que Kunzle traduit parfois en anglais par – gasp ! – « romans graphiques ». Resterait-il quelque chose que ce Genevois n’aurait pas inventé ?   Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui parcourt ces œuvres, c’est une sensibilité peu commune aux gestes humains, surtout ceux destinés à influencer ou à tromper, ce dont Léon Tolstoï usera sans relâche quarante ans plus tard, rendant aujourd’hui encore Anna Karénine et Guerre et Paix si réels et si immédiats. (Le romancier russe citait volontiers l’œuvre en prose la plus connue du Suisse, La Bibliothèque de mon oncle, comme l’une de ses premières sources d’inspiration.) La reproduction muette des rythmes du geste humain est l’un des outils essentiels de la BD. Elle est surtout facilitée par la définition d’une échelle fixe pour chaque personnage, d’une vignette à l’autre : les seuls changements captés par l’œil sont ainsi les changements de posture entre ces silhouettes qui se répètent (un style prédominant avant que la BD ne commence à imiter les cadrages cinématographiques).  


Une sensation excitante et étrange

Töpffer utilise fréquemment ce procédé, en particulier sur la première page de Monsieur Pencil, où le personnage principal, un artiste en pâmoison devant son propre travail, gambade autour de ses créations avec des regards sucrés, pour les admirer sous différents angles. Même sans texte, le personnage semble crever la page, la rythmique de ses gestes trahissant à elle seule l’autosatisfaction. La première page de Docteur Festus joue sur une autre corde, seules les légendes indiquant que quatre années se sont écoulées entre les deux premières vignettes. Ces mouvements audacieux dans l’espace et le temps, parfois même ces chevauchements, sont partout présents chez Töpffer. Pour ses premiers lecteurs, la sensation dut être particulièrement excitante et étrange, et l’importance de ces innovations visuelles ne devrait pas échapper aux historiens du cinéma, un média que son œuvre préfigure sans conteste. En revanche, le style de caricature qu’il affectionne – le menton saillant et carré, le nez bulbeux et protubérant – paraît un peu daté. À l’exemple du « s » étiré des documents du XVIIIe siècle que notre œil moderne lit comme un « f », la touche archaïque de Töpffer risque d’entraver notre empathie pour ses personnages.   L’Histoire d’Albert, au langage visuel moins outrancier, est aussi celle qui nous touche le plus. À l’inverse de bien d’autres œuvres, où règne d’emblée un désordre indescriptible, Albert est rafraîchissant de non-absurdité. Cette apparente satire du système éducatif helvétique vu par un enfant devient assez vite une satire de la construction de l’identité, ce qui ne laisse pas de surprendre. Plus stupéfiant encore, Albert grandit littéralement sous nos yeux – et il est très content de sa personne : « Son génie à qui les institutions refusent de l’air et de l’espace. La critique, immonde vampire du génie à son aurore. » L’auteur présente finement les désirs brisés et les frustrations d’Albert d’une manière qui, moyennant quelques guitares, iPods et autres coiffures à la mode, s’appliquerait sans peine à la jeunesse d’aujourd’hui. Le jeune homme mûrit, goûte à la poésie, au droit, au militantisme politique, à la médecine, au commerce du vin, à l’épicerie, à la pédagogie, à la fabrication du cacao, à la création de bougies, aux affaires, à l’allumage de réverbères et à la presse avant de finalement « trouver une existence » (sic) à la fin de l’histoire. L’espoir de Goethe, voir Töpffer inventer « des choses dépassant toutes nos espérances », est un idéal en puissance que ce récit vient exaucer. En fait, l’artiste genevois me paraît si familier que, par moments, j’ai eu l’impression de lire un livre à propos de ma génération. S’il s’avère que Töpffer a inventé la bande dessinée moderne, il a aussi créé le dessinateur moderne.  
 Cet article a été traduit par Johan-Frederik Hel Guedj
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    [post_content] => Les chefs-d’œuvre de l’art minoen ne sont pas ce que l’on croit. Les fresques aux couleurs vives qui décoraient jadis les murs du palais préhistorique de Cnossos, en Crète, sont aujourd’hui les fleurons du Musée archéologique d’Héraklion, à quelques kilomètres du site. Datant du début ou du milieu du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, elles comprennent certaines des plus célèbres images de la culture européenne antique, reproduites sur d’innombrables cartes postales, affiches, et autres tee-shirts : le magnifique jeune « prince » avec sa couronne de fleurs, marchant à travers un champ de lis ; les cinq dauphins bleus évoluant dans leur monde sous-marin, entre vairons et oursins ; les trois Dames en bleu (la couleur favorite des Minoens) avec leur chevelure noire bouclée, leurs robes courtes, et leurs mains agitées, comme surprises en pleine conversation. Le monde préhistorique que ces œuvres évoquent semble à certains égards lointain et étrange ; pourtant, il paraît en même temps reconnaissable, presque moderne ; et cela nous rassure.

La vérité est que ces célèbres images sont dans une large mesure modernes. Comme n’importe quel visiteur à l’œil exercé peut le constater, ce qui a survécu des peintures originales se réduit généralement à quelques centimètres carrés tout au plus. Le reste est plus ou moins une reconstruction très imaginative, commandée dans la première moitié du XXe siècle par sir Arthur Evans, l’archéologue anglais qui a fouillé le palais de Cnossos (et l’homme qui a forgé le terme « minoen » pour désigner la civilisation crétoise préhistorique, du nom du légendaire roi Minos, qui y aurait tenu sa cour). En règle générale, plus l’image est aujourd’hui célèbre, moins elle est composée d’éléments authentiquement anciens.

L’essentiel de la Fresque aux dauphins a été peinte par l’artiste, architecte et restaurateur hollandais Piet de Jong, employé par Evans dans les années 1920. Le Prince aux lis est une restauration antérieure, réalisée à partir de 1905 par le Suisse Émile Gilliéron. Dans ce dernier cas, il est loin d’être certain que les fragments originaux – un petit morceau de la tête et de la couronne (mais pas du visage), une partie du torse et le fragment d’une cuisse – aient jamais appartenu à une seule et même peinture.

Les rapports de fouille semblent indiquer que ces pièces ont été trouvées dans le même secteur de l’ancien palais, mais dans des endroits assez éloignés les uns des autres. Et malgré tous les efforts de Gilliéron, le « prince » qui en a résulté (il n’y a, bien sûr, aucune preuve de son statut royal, en dehors de la prétendue « couronne ») est très curieux, d’un point de vue anatomique : son torse et sa tête semblent tournés dans des directions différentes. L’histoire des Dames en bleu est encore plus compliquée. Cette peinture a d’abord été recréée par Gilliéron après la découverte de plusieurs fragments au tout début du xxe siècle, mais l’œuvre restaurée fut elle-même gravement endommagée lors d’un tremblement de terre en 1926 et reconstituée par le fils de Gilliéron (qui se prénommait également Émile). Les quelques petites portions de peinture qui paraissent aujourd’hui authentiques sont donc, en fait, des répliques des fragments originaux perdus, eux, dans le séisme.

 

Aucune de ces colonnes n’est d’époque, toutes sont des reconstitutions d’Evans

Il n’est donc guère étonnant que l’écrivain Evelyn Waugh (1) ait trouvé la collection de peintures du musée d’Héraklion d’une modernité déconcertante, lorsqu’il visita la Crète dans les années 1920. « Il est impossible d’écarter le soupçon, écrit-il dans Labels (un récit de ses voyages en Méditerranée publié en 1930), que l’ardeur des peintres à réaliser une reconstruction exacte ait été tempérée par une prédilection quelque peu inopportune pour les couvertures de Vogue. »

On peut dans une large mesure en dire autant de la reconstitution de l’ancien palais de Cnossos. Immédiatement reconnaissable avec ses colonnes rouges trapues, ses escaliers cérémoniels et ses « salles du trône », il s’agit du deuxième site archéologique le plus visité de Grèce, attirant près d’un million de visiteurs par an. Pourtant, aucune de ces colonnes n’est d’époque ; toutes sont des restaurations d’Evans (ou plutôt des « reconstitutions », selon ses propres termes). Comme Cathy Gere le dit sans ménagement dans sa brillante étude sur le rôle de Cnossos dans la culture du XXe siècle, Knossos and the Prophets of Modernism, le palais « a l’honneur douteux d’être l’un des premiers édifices en béton armé jamais construits sur l’île ». Non loin de là, la maison d’Evans, la villa Ariane – du nom de la fille mythique de Minos et épouse de Dionysos – en est un autre.

Jusqu’où la reconstitution du palais préhistorique par Evans est-elle fallacieuse ? Le débat n’est pas clos. Assurément, on ne peut guère justifier les étages supérieurs labyrinthiques visibles aujourd’hui sur le site, ni l’emplacement précis des fresques dont Evans a orné les murs reconstruits. Dans un certain nombre de cas, ce que nous voyons aujourd’hui est vraisemblablement faux. Une copie de la Fresque aux dauphins, par exemple, figure sur l’un des murs du mégaron (ou salle) de la Reine. En fait, à en juger par les endroits où les fragments ont été trouvés, il est beaucoup plus probable qu’il s’agissait de la décoration du sol d’un étage qui se serait écroulé dans ce mégaron quand l’édifice s’est effondré.

Il est également manifeste, comme le laisse entendre le nom même de « mégaron de la Reine », que les idées préconçues d’Evans sur la société minoenne – une monarchie pacifique, accordant une large place aux femmes et mettant une « déesse mère » au centre de son système religieux – ont fortement influencé ses reconstitutions. Un exemple classique est la fameuse paire de statuettes en faïence représentant des déesses aux serpents (une figure clé du panthéon minoen d’Evans) exhumée du site. Peut-être s’agissait-il en effet de « déesses aux serpents » ou de « prêtresses aux serpents », mais, là encore, seule une petite partie de ce qu’on voit aujourd’hui dans les vitrines du musée appartient aux originaux. Tout ce qui se trouve au-dessous de la ceinture de l’une a été restauré, et la plupart des serpents, ainsi que la tête et le visage de la seconde sont l’œuvre d’Halvor Bagge, l’un des artistes de l’équipe d’Evans.

Dans certaines études récentes sur l’histoire de l’archéologie minoenne, Evans a lui-même fait l’objet de vives critiques. Au mieux, il aurait été abusé par son attachement obsessionnel à une vision particulière de la préhistoire et sa fixation sur l’idée d’une mère déesse primitive (fixation expliquée de façon peu convaincante par J. A. MacGillivary, dans Minotaur, la biographie à charge qu’il a consacrée à l’archéologue en 2000, par le fait qu’Evans ait perdu sa propre mère quand il avait à peine 6 ans). Au pire, il est présenté comme un grand bourgeois richissime et raciste, transposant ses complexes sexuels et ses préjugés d’impérialiste anglais sur l’archéologie de la Crète minoenne. Evans prête facilement le flanc à ce type d’accusations. De l’avis unanime, c’était un archéologue de la « vieille école ». Il put fouiller Cnossos uniquement parce qu’il avait acheté l’ensemble du site, et son existence en Crète fut presque une parodie de vie d’expatrié anglais. Selon le récit laissé par Dilys Powell dans ses souvenirs, The Villa Ariadne (1973), Evans s’est toujours refusé à boire du vin crétois et il faisait venir à grands frais du vin français, du gin et du whisky, ainsi que de la marmelade et de la viande en conserve. Il était capable de parler avec mépris des « races inférieures » et, à l’âge de 74 ans, il fut reconnu coupable à Londres d’un « attentat à la pudeur » sur la personne d’un jeune homme (il avait été brièvement marié – mais nous ne savons pas si ce délit relevait d’un comportement habituel ou d’un incident exceptionnel).

Il y a aussi la question de savoir à quel point il avait conscience du trafic florissant de contrefaçons minoennes au cours des premières décennies du XXe siècle, contrefaçons dont il authentifia un grand nombre, avant d’en acheter lui-même. Hormis peut-être les « figurines cycladiques préhistoriques », aucune catégorie d’objets n’a été plus systématiquement imitée que les antiquités minoennes. Dans une étude qui se lit comme un roman policier, Mysteries of the Snake Goddess, l’archéologue Kenneth Lapatin a tenté de déterminer la provenance de toutes les figurines connues représentant des « déesses aux serpents », en dehors de celles trouvées à Cnossos ou sur d’autres grands sites. Ces statuettes ont souvent constitué les fleurons des plus grands musées (l’une d’elle a été acquise par le Museum of Fine Arts de Boston, une autre par le Fitzwilliam Museum de Cambridge ; une autre, achetée par Evans lui-même, se trouve à l’Ashmolean d’Oxford).

 

Une thalassocratie pacifique décidément très British

Lapatin montre que presque toutes ces figurines, ainsi qu’un nombre substantiel d’autres objets « minoens » sont des faux. Surtout, il établit l’implication dans ce trafic des restaurateurs suisses Émile Gilliéron père et fils (« restaurant » la journée, « contrefaisant » la nuit…). Evans ignorait peut-être tout des activités clandestines de ses assistants, en qui il avait toute confiance, mais sa volonté acharnée d’identifier le plus grand nombre possible d’objets susceptibles de conforter sa propre conception de la culture minoenne les a certainement encouragés. Et il était sans aucun doute très facile pour eux de le convaincre de légitimer leurs productions (après tout, les « restaurations » officielles et les « contrefaçons » ne pouvaient que se ressembler, puisqu’elles étaient réalisées par les mêmes personnes).

Cependant, certaines des accusations régulièrement portées de nos jours contre Evans paraissent spécieuses. Il est facile de prétendre que l’archéologie est une branche de l’impérialisme, mais il est beaucoup plus difficile d’étayer cette accusation par des exemples précis. On dit souvent, par exemple, qu’Evans interprétait la civilisation minoenne et sa puissance à la lumière du modèle britannique : le contrôle des mers (la thalassocratie) par les Minoens était un reflet de la suprématie de la marine de Sa Majesté. Comme un archéologue l’a dit récemment – et grossièrement –, les Minoens d’Evans « voyageaient et commerçaient dans l’ensemble de la Méditerranée grâce à leur “thalassocratie” britannique – pardon, minoenne ».

Peut-être. Mais ce n’est pas un impérialiste anglais qui a, le premier, établi l’importance de la puissance maritime crétoise ; c’est l’historien grec Thucydide. Au ve siècle avant notre ère, il affirmait dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse que « Minos fut le premier personnage connu par la tradition qui ait eu une flotte […]. Il établit sa domination sur les îles des Cyclades, et installa dans la plupart les premières colonies ». Selon toute vraisemblance, ce passage bien connu fut la source d’inspiration directe d’Evans, qui avait reçu une éducation classique, et non le désir de voir dans la Crète préhistorique une préfiguration de ses propres visions impériales.

Knossos and the Prophets of Modernism a notamment pour immense vertu de laisser de côté le débat stérile sur la question de savoir si Evans lui-même était un personnage recommandable ou non, sur le plan archéologique ou politique. Ce ne sont pas tant les fouilles de Cnossos qui intéressent Cathy Gere, mais le rôle joué par l’archéologie minoenne dans la culture du XXe siècle – et, inversement, la façon dont la culture du XXe siècle, à partir d’Evans, a projeté ses conceptions sur l’archéologie minoenne. C’est à Cnossos, fait-elle valoir, que la préhistoire a donné naissance à une vision moderniste prophétique, qui a régulièrement réinventé les Minoens sous la forme de protoféministes pacifiques et dionysiaques à l’écoute de leur vie intérieure.

Certes, ils ont été présentés sous des nuances subtilement différentes selon les périodes et les idées politiques dominantes du moment (en fonction, notamment, de la plus ou moins grande liberté des mœurs), mais ils sont presque toujours apparus aux antipodes de la culture aryenne militariste de leurs rivaux préhistoriques quasi contemporains, les Mycéniens. De Giorgio De Chirico au Summer of Love, de Jane Ellen Harrison à Freud et H.D., théoriciens, artistes et rêveurs ont trouvé leur avenir dans le lointain passé minoen (2).

Cathy Gere écrit clairement, avec intelligence, mais elle ne sacrifie jamais la fascinante complexité de son sujet à la linéarité du récit. Elle excelle, par exemple, quand elle parle des « frontières floues entre restaurations, reconstructions, répliques et contrefaçons », insistant sur le fait qu’il n’existe pas de ligne de partage claire et indiscutable entre les procédés de l’archéologie et ceux de l’invention et de la contrefaçon. L’un des exemples les plus révélateurs de ce flou est la bague dite de Nestor. Selon le propre récit d’Evans (dont l’imprécision sur certains détails est suspecte), cette chevalière en or a été découverte par des paysans de Grèce continentale, sur le site de Pylos, la cité légendaire du roi Nestor, l’un des héros d’Homère – d’où le nom de la bague. À la mort de celui qui l’avait trouvée, elle aurait été confiée à un voisin. C’est alors qu’Evans en aurait entendu parler et, « grâce à l’obligeance d’un ami » (pour reprendre ses propres termes), aurait pu voir une empreinte de son motif. Il se serait rendu sur-le-champ à Pylos pour l’acquérir. Car, bien que non strictement crétoise, il pensait que l’image complexe de son chaton représentait la déesse mère minoenne au milieu de scènes de l’autre monde, et il était particulièrement excité par les vagues traces de ce qu’il croyait être des papillons et des chrysalides (de la variété blanche commune), « symboles de la vie dans l’au-delà ».

 

Quand le musée d’Héraklion rappelait fort les couvertures de Vogue

Il existe de fortes raisons de penser que cette bague était un faux de la main de Gilliéron fils, lequel l’aurait avoué plus tard. Si tel est le cas, alors cet épisode – comme le fait justement observer Cathy Gere – eut un étrange épilogue. Car Evans chargea Gilliéron d’exécuter une série d’images de sa nouvelle « trouvaille » pour étayer sa propre interprétation de l’iconographie : « Il commença par un agrandissement photographique, suivi d’un dessin des motifs agrandis vingt fois, pour finalement transformer la scène en une fresque entièrement en couleur, dans laquelle toutes les petites éraflures et taches de la gravure originale avaient disparu au profit d’une représentation fidèle des interprétations d’Evans. » C’est là que la frontière entre restauration et contrefaçon est la plus floue. L’idée que Gilliéron, artiste et restaurateur, ait consciencieusement produit de belles images de plus en plus agrandies de son propre travail d’artisan-contrefacteur confine à l’absurde. Comme Cathy Gere, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander s’il fut « enchanté, ou déconcerté » quand Evans lui confia ce travail particulier.

Cathy Gere excelle aussi quand elle traque les influences réciproques des restaurations de Cnossos et des mouvements artistiques contemporains. Waugh a remarqué avec justesse la ressemblance des pièces du musée d’Héraklion et des couvertures de Vogue, mais la relation entre elles était sûrement plus compliquée qu’il ne le pensait. Les historiens de l’art ont volontiers reconnu que l’influence des fresques de Cnossos (du moins telles qu’elles ont été restaurées par Gilliéron) sur l’Art nouveau a été aussi forte que l’influence de l’Art déco sur les restaurations de Gilliéron. Peintres et sculpteurs du début du xxe siècle ont observé de près les chefs-d’œuvre primitifs découverts en Crète et les ont intégrés à leurs œuvres.

La jaquette de Knossos and the Prophets of Modernism montre une splendide photographie de l’énorme réplique en béton, réalisée par Evans, des Cornes de consécration, l’un des symboles religieux minoens les plus emblématiques, prétendument inspiré des cornes du « Taureau sacré ». Cette réplique est aujourd’hui bien en vue juste à côté de l’ancien palais de Cnossos ; comme le fait remarquer Cathy Gere, elle ressemble davantage à une œuvre de Barbara Hepworth qu’à toute autre chose (3). La sculpture moderniste pourrait bien, dans ce cas, avoir inspiré les travaux des restaurateurs d’Evans. Mais Barbara Hepworth elle-même visita Cnossos dans les années 1950. Qu’a-t-elle alors pensé des Cornes de consécration et quelle inspiration artistique en a-t-elle retirée ? Nous en sommes réduits aux conjectures.

Une relation artistique particulièrement troublante peut être trouvée avec Cnossos dans l’œuvre du peintre Giorgio De Chirico. Italien d’origine, mais né et éduqué en Grèce, De Chirico produisit une série de peintures crétoises principalement consacrées à la figure d’Ariane, représentée au milieu de paysages modernistes mornes et inquiétants. Son Ariane est inspirée d’une fameuse statue gréco-romaine conservée au musée du Vatican, montrant la princesse crétoise endormie après avoir été abandonnée par Thésée (qu’elle avait aidé à tuer le Minotaure), avant que Dionysos vienne la « sauver ». Mais le décor où elle repose, avec ses colonnes industrielles et ses vastes places publiques, rappelle d’une manière saisissante la reconstruction en béton du palais de Cnossos. Il s’avère – et cela semble presque trop beau pour être vrai – que De Chirico, enfant, avait appris le dessin auprès d’Emile Gilliéron ; et lorsque sa famille s’était installée à Munich en 1905, Giorgio avait suivi les cours de l’école d’art où Gilliéron lui-même avait été formé.

 

La réinvention de Cnossos fut l’obsession partagée de toute l’élite du début du XXe siècle

Mais, même en connaissant ces détails biographiques, et avec des liens aussi clairement attestés entre les protagonistes, le jeu des influences réciproques reste difficile à démêler. Quoi que le jeune De Chirico ait pu apprendre auprès du professeur de son enfance, ces leçons ont eu lieu avant que Gilliéron ait entrepris le moindre travail d’envergure à Cnossos. Et, en effet, les apparentes réminiscences de l’architecture moderniste de Cnossos dans les peintures de De Chirico sont antérieures – de plus d’une décennie – à la reconstruction à grande échelle du site. Peut-être devrions-nous alors nous interroger sur une éventuelle influence de De Chirico sur les restaurateurs du palais ? À vrai dire, comme le suggère Cathy Gere, la réinvention du Cnossos primitif fut sans doute un projet culturel beaucoup plus collectif que cela. Il ne faut pas y voir simplement l’œuvre d’Evans et de son équipe, mais une obsession partagée par toute l’élite intellectuelle du début du xxe siècle. Cette obsession se nourrissait non seulement de la rencontre féconde de l’archéologie et du modernisme, mais aussi de nouvelles visions de la nature de la culture grecque antique (largement inspirées de Nietzsche – qui était très certainement la lecture de chevet de De Chirico) et de la conviction que le passé lointain pouvait être un outil pour repenser le présent.

 

La civilisation minoenne trouvait ses origines en Afrique

Non que Cathy Gere néglige l’investissement d’Evans dans l’ensemble du projet minoen. En dehors de quelques divagations occasionnelles (le livre propose de nouvelles hypothèses sur la façon dont le décès de la mère d’Evans serait à l’origine de son obsession de la déesse mère crétoise), elle est beaucoup plus pondérée et impartiale que nombre d’auteurs récents – notamment sur les questions de race. Il ne fait aucun doute qu’Evans éprouvait pour les autres cultures et les autres peuples un dédain désinvolte typique de son temps et de son milieu. Et Cathy Gere reconnaît qu’il ne serait pas difficile de tirer de ses écrits un ensemble de citations sur les « nègres » et l’« influence négroïde » susceptibles de le ranger parmi les « “méchants” vieux jeu des romans de Conrad ». Pourtant, fait-elle observer, ce serait ne rien comprendre aux mystérieuses contradictions du personnage, qui nous obligent à en brosser un portrait beaucoup moins simpliste. Bourré de préjugés, Evans l’était sans aucun doute ; mais il pensait aussi que la spécificité de la civilisation minoenne trouvait ses origines en partie en Égypte et en Libye, et en partie en Afrique subsaharienne.

Pour Evans – il était formel sur ce point –, les Minoens n’étaient pas des Grecs purs, et il aurait été contrarié d’apprendre que les tablettes en linéaire B, qu’il avait découvertes à Cnossos mais qui étaient restées indéchiffrées de son vivant, avaient bel et bien été écrites dans une forme primitive de la langue grecque. À ses yeux, comme le résume Cathy Gere, « la Crète avait montré un dynamisme supérieur à celui de ses voisins septentrionaux du fait de vagues successives d’immigration venues du Sud, notamment celle d’“éléments négroïdes” originaires de Libye et de la vallée du Nil ». Evans insistait particulièrement sur les routes commerciales et caravanières menant de l’intérieur de l’Afrique (notamment du Soudan et du Darfour) à la côte, d’où il était facile d’atteindre la Crète par bateau. Voilà qui n’est pas très loin des thèses développées par Martin Bernal dans Black Athena en 1987 (4).

L’ironie de l’histoire, étant donné sa réputation de raciste patenté, veut que l’une des plus tendancieuses restaurations réalisées sous sa direction, et en partie à son instigation, ait introduit parmi les principaux personnages d’une fresque minoenne deux soldats noirs africains. Baptisée par Evans Fresque du capitaine des Nègres, sa version restaurée représente un guerrier minoen courant devant deux compagnons ou subordonnés noirs. En fait, le seul élément à l’appui des soldats africains venait de quelques fragments de peinture noire – lesquels pouvaient très bien n’avoir aucun rapport avec des personnages humains.

Mais Evans était désireux d’avoir une confirmation visuelle de sa conviction selon laquelle les Minoens avaient utilisé des « régiments » noirs lors de leur conquête de la Grèce continentale (pacifique chez lui, ce peuple n’aurait pas toujours répugné à l’expansionnisme militaire outre-mer). Dans son esprit, la collaboration entre Noirs et Blancs était bien sûr inégale. Même ici, les théories de la supériorité raciale blanche rôdent : en témoignent non seulement le titre militaire très British donné à la fresque, mais aussi une partie de la description qu’a laissée Evans de la scène restaurée. « Il n’y a aucune raison de supposer, écrit-il avec condescendance, que les mercenaires nègres instruits par les officiers minoens […] se soient comportés autrement que de façon disciplinée. »

Knossos and the Prophets of Modernism retrace l’histoire de l’amour moderne pour Cnossos, de la première visite d’Evans en Crète à la fin du XIXe siècle à nos jours, ou presque. Il va de l’art avant-gardiste de De Chirico aux théories franchement fumeuses des « déesses matriarcales » avancées par Robert Graves et Marija Gimbutas, en passant par les fameuses obsessions archéologiques de Freud et H.D. (« une folie à deux psycho-archéologique » qui a conduit une version du primitivisme minoen sur le divan de l’analyste) (5).

 

La revanche finale d’Evans

L’acte final de la pièce a cependant donné lieu à un étrange coup de théâtre. Peu après les années 1960, époque où l’imagination populaire avait astreint les Minoens à jouer le rôle de hippies de la préhistoire (les lis renvoyant à un équivalent antique du Flower Power), l’air du temps archéologique changea. Certaines découvertes controversées, près de Cnossos, d’ossements d’enfants (portant des marques suspectes de dépeçage) laissèrent entrevoir la fâcheuse possibilité que les pacifiques Minoens se fussent en fait livrés à des sacrifices humains. De nouvelles campagnes archéologiques, dans les années 1970 et 1980, se concentrèrent sur le réseau de routes et de fortifications grâce auquel l’élite du palais de Cnossos aurait exercé un contrôle étroit du territoire insulaire. L’attention des spécialistes se tourna également vers l’armement hautement sophistiqué des anciens Crétois, sujet auquel on avait jusque-là préféré les « bassins lustraux », les « danseurs tauromachiques », les « cueilleurs de safran » et les lis chers à Evans. Tant pis pour la pax Minoica.

Mais aux yeux de Cathy Gere, ce changement de perspective relevait essentiellement du retour à la situation antérieure au début des fouilles de Cnossos, en 1900. Comme elle le rappelle, les premières visites d’Evans en Crète avaient essentiellement pour objet d’étudier le système de défense et le réseau de routes de l’âge de Bronze. Ce n’est qu’après avoir commencé de fouiller le palais qu’il forgea le terme « minoen » et que les archéologues, les artistes et les intellectuels du début du xxe siècle conjuguèrent leurs efforts pour créer l’image d’une préhistoire pacifique et prépatriarcale à l’unisson.

Le plus étonnant est de voir certains travaux récents corroborer les thèses d’Evans. Comme le signale Cathy Gere, l’une des découvertes les plus frappantes est une bague trouvée dans une tombe sur le site d’Archanes, non loin de Cnossos. Elle porte un dessin qui présente une nette ressemblance avec la « bague de Nestor », figurant même ces chrysalides par ailleurs non attestées. Serait-ce donc la preuve que, malgré le caractère suspect du récit laissé par Evans et les rumeurs d’aveu de Gilliéron, la « bague » était en fait authentique ? Peut-être. Et en effet, certaines études récentes de sa technique de fabrication semblent aboutir, non sans hésitations, à la même conclusion. Mais une explication encore plus troublante est également possible. Ces premiers archéologues et restaurateurs avaient peut-être si bien intériorisé la culture préhistorique qu’ils découvraient et réinventaient à la fois, que leurs contrefaçons furent parfois la prémonition de découvertes futures. La frontière entre contrefaçons et objets minoens authentiques serait encore plus radicalement brouillée que Cathy Gere elle-même ne le pense.

 

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 13 août 2009. Il a été traduit par Philippe Babo.

 

→ En complément, lire notre entretien avec Alexandre Farnoux : « Evans a reconstitué une civilisation jusque-là inconnue »
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    [post_content] => Il y a plus de soixante-dix ans, H. G. Wells, le célèbre auteur de L’Homme invisible et de La Guerre des mondes, publiait dans la revue Harper’s un essai à la fois engagé et prophétique. Intitulé « L’idée d’une encyclopédie mondiale », il préconisait une mise en commun de tous les savoirs dispersés à travers le monde. Nous sommes en 1937 : la Grande Guerre a mis fin à « l’état de confiance, de valeurs établies, de sécurité garantie » qui caractérisait le tournant du siècle. Le traité de Versailles, loin de prendre la mesure des événements, a marqué le triomphe de « l’ignorance », du « manque de compréhension des réalités économiques et sociales », de « la vue à court terme », et de « l’étroitesse d’esprit. » Plus spécifiquement, il a le grand tort, aux yeux de Wells, de n’avoir « utilisé qu’une infime partie du savoir politique et économique qui existait à l’époque dans les cerveaux humains ».

Ce fossé entre le savoir qui existe et celui dont on se sert effectivement dans les affaires générales du monde, choque l’écrivain. Son « encyclopédie mondiale » est pensée comme un remède, « le moyen par lequel nous pouvons résoudre le problème de ce puzzle et rassembler toute la richesse mentale éparpillée et inopérante de notre monde en une sorte de compréhension commune, susceptible d’agir sur notre vie politique, sociale et économique ». Dans son essai, Wells envisage les implications pratiques d’une telle encyclopédie : son fonctionnements, sa langue, son financement, etc. « S’il avait connu Internet, il aurait peut-être coupé l’herbe sous le pied de Wales [le fondateur et grand gourou de Wikipédia] », écrit Stacy Schiff dans l’article qu’elle a consacré à Wikipédia. De fait, le projet de Wells partage bien des traits de la fameuse encyclopédie participative en ligne. Il s’en différencie cependant sur un point essentiel : dans l’esprit du romancier, il est inconcevable de faire appel à d’autres personnes qu’à des experts…

Ce texte est inédit en France.


 

I

J’ai toujours eu une prédilection pour les généralisations et les synthèses. Je n’aime pas les événements isolés et les détails séparés de leur contexte. Je déteste vraiment les affirmations, les opinions, les préjugés et les croyances qui vous sautent soudain à la figure, comme surgissant du néant. Je veux que mon univers soit aussi cohérent et logique que possible. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré quelques milliers d’heures de la part de vitalité qui m’est allouée à écrire des abrégés historiques, de brèves histoires du monde et des exposés généraux sur les sciences de la vie, à tenter de rassembler tous les aspects de la vie économique, financière et sociale en un seul condensé, voire, avec encore plus d’acharnement, à m’efforcer d’estimer les conséquences possibles de tel ou tel ensemble de causes déterminantes pour l’avenir de l’humanité. Toutes ces tentatives présentaient des faiblesses et des défauts considérables et évidents ; même mes amis sont enclins à les mentionner avec commisération. Qu’elles aient été présomptueuses et grotesques, je le reconnais volontiers, mais je les considère rétrospectivement sans rougir. Ma réponse aux critiques des esprits supérieurs a toujours été - pardonnez-moi - « Zut ! Vous n’avez qu’à faire mieux ! » Il s’agissait d’expérimentations préliminaires nécessaires et il fallait que quelqu’un les réalise et les teste sur l’esprit public. La chose la moins satisfaisante à leur propos, à mes yeux, est de ne pas avoir incité sur-le-champ des esprits instruits et compétents à produire des substituts supérieurs. Mais étant donné le nombre de personnes capables et éminentes professant et enseignant dans le monde les sciences économiques, sociologiques et financières, et la nature insatisfaisante, de l’aveu général, des affaires financières, économiques et politiques de ce monde, il est pour moi extrêmement déconcertant que mon ouvrage Work, Wealth and Happiness of Mankind (« Travail, prospérité et bonheur du genre humain »), demeure à ce jour - en dehors du fait que quasiment personne n’en ait fait un compte rendu ou ne l’ait étudié, sans même parler de le lire - la seule tentative de traiter de l’écologie humaine en une seule étude globale et cohérente. Je mentionne ce travail expérimental pour montrer que je ne me contente pas de lancer des idées en l’air, et qu’elles ne me sont pas venues par hasard. Les pensées que je formule ici occupent mon esprit depuis des années et mes idées se sont lentement précisées tout au long de ces expériences et expérimentations. L’inefficacité du savoir moderne et - comment dirais-je ? - de la pensée instruite et éclairée sur la marche de notre monde moderne a suscité une certaine angoisse. Et je pense que c’est principalement dans les années troublées qui se sont écoulées depuis 1914 que le monde des gens cultivés, éduqués et savants a pris conscience de cette inefficacité. Avant cette époque, ou, pour être plus précis, avant 1909 ou 1910, le monde, notre monde tel que nous, les plus anciens, nous le rappelons, vivait dans un état de confiance, de valeurs établies, de sécurité garantie devenu aujourd’hui déjà presque inimaginable. Nous ne soupçonnions pas alors à quel point cette sécurité apparente avait été minée par la science, la technique et le scepticisme. La plupart d’entre nous avons continué comme si de rien n’était dans les premières années de la Grande Guerre, et nous l’avons même traversée, lestés des croyances communément admises qui nous avaient vu naître. Nous pensions que le monde auquel nous étions habitués perdurait, et nous ne nous rendions simplement pas compte que cette guerre était quelque chose de nouveau, de différent des guerres précédentes, que les anciennes traditions militaires étaient irrémédiablement périmées et que le vieux schéma des réparations consécutives à un conflit ne pourrait conduire qu’à l’aggravation de l’enchaînement de conséquences néfastes auquel nous assistons aujourd’hui. Nous savons désormais ce que cela a donné. Maintenant que les événements nous ont rendus moins ignorants, tous autant que nous sommes, rares sont ceux, parmi nous, à ne pas avoir pris la mesure de l’ignorance prodigieuse, du manque quasi total de compréhension des réalités économiques et sociales, de la vue à court terme, de l’étroitesse d’esprit qui ont caractérisé la conclusion des traités de 1919 et 1920. M. Maynard Keynes a été à mon sens l’un des premiers à nous ouvrir les yeux sur cette insuffisance intellectuelle mondiale. Son livre Les Conséquences économiques de la paix a dit sans ambages au monde ceci : « Ces gens ne savent rien des affaires dont ils ont la charge. Personne ne sait grand-chose, mais la chose importante à comprendre est qu’ils ne savent même pas ce qu’ils devraient savoir. Ils projettent telle ou telle chose, et telle ou telle chose en résultera, mais ils n’ont pas la moindre idée des conséquences de leurs actes. Ils sont si peu habitués à une pensée experte, si ignorants de l’existence du savoir et de ce qu’est le savoir, qu’ils ne comprennent pas son importance. » La même conscience terrifiante de l’insuffisance de notre outillage mental a saisi certains de ceux qui, parmi nous, ont assisté à la naissance de la Société des Nations. A contrecœur, et avec un sentiment confinant à l’horreur, nous nous sommes rendu compte que ces gens qui s’imaginaient tourner une nouvelle page et entamer un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité, ne savaient collectivement quasiment rien des forces à l’oeuvre dans la marche de l’histoire. Je dis bien « collectivement. » Pris ensemble, ils disposaient d’une quantité d’informations tout à fait considérable, de fragments épars de connaissances en soi tout à fait satisfaisants, sur telle ou telle période, mais ils n’avaient aucune compréhension commune de quelque nature que ce fût des processus dans lesquels ils devaient s’immiscer et intervenir. Peut-être toutes les informations et idées directrices qu’un règlement stable et avisé des affaires du monde en 1919 aurait nécessité existaient-elles sous forme fragmentaire ici et là ; mais pratiquement rien n’a été assemblé, pratiquement rien n’a été pensé, rien, pratiquement, n’a été fait pour regrouper ces informations et idées en une conception globale du monde. La Conférence de paix de Paris n’a utilisé qu’une infime partie du savoir politique et économique qui existait déjà à l’époque dans les cerveaux humains. Et si l’habitude n’avait pas émoussé notre appréhension de cet état de fait, nous devrions le considérer comme prodigieusement absurde. Si je puis me permettre une généralisation sans nuances à propos du cours général de l’histoire humaine pendant les dix-huit années qui ont suivi la Guerre, je le décrirais comme une série de cafouillages, de violents mouvements de masse mal dirigés, de périodes de laisser-aller alternant avec des soubresauts convulsifs. Nous parlons de la dignité de l’histoire. C’est une formule pédante pour laquelle j’éprouve le mépris le plus extrême. Il n’y a pas de dignité à ce jour dans l’histoire humaine. Celle-ci serait pure comédie si elle n’était pas si souvent tragique et lugubre, généralement infâme, voire, de temps en temps, tout à fait effroyable. Et si elle est à ce point tragique, c’est que notre engeance est vraiment intelligente ; elle est capable de ressentir finement et avec perspicacité, de s’exprimer avec une extrême sensibilité dans les arts, la musique et la littérature, mais, privée de force - et c’est à cela que je veux en venir –, est aussi impuissante que lucide sur son sort. Considérons seulement le cas de l’Amérique de ces dernières années. L’Amérique, tout compte fait, est l’une des sociétés au monde les plus intelligemment conscientes. Un assez grand nombre de personnes dans ce pays semblent presque comprendre ce qui leur arrive. Rappelons-nous d’abord la phase d’autarcie béate, la période de prospérité sans précédent, le boom, puis la crise, la dégringolade, et la dépression. Puis apparut le nouveau président, Franklin Roosevelt, et du point de vue de la présente discussion, il s’agit d’une des figures les plus intéressantes de toute l’histoire. Parce qu’il a lancé un appel sincère pour que le savoir et la compréhension, tels qu’ils existent aujourd’hui, viennent conforter son action à la tête du pays, l’Amérique, avec une humilité stupéfiante, s’est montrée prête à apprendre et à accepter qu’on lui indique la voie. Il y avait les universités, les grandes écoles, des galaxies d’ « autorités » en divers domaines, des hommes instruits, des experts, des professeurs en robe, magnifiques dans leurs beaux habits. Tous ces détenteurs du savoir ont émis depuis lors de nombreuses critiques acerbes sur les erreurs du président. Mais à l’époque, ce – comment puis-je le nommer ? – ce cerveau supérieur, cette cervelle, cette matière grise de l’Amérique était si entièrement livrée à elle-même, et dépourvue de coordination, qu’elle n’offrait rien qui fût cohérent, pensé, élaboré et fiable, sur quoi le Président aurait pu s’appuyer. Ce dernier devait expérimenter, tâtonner ; il ne savait pas à quel conseiller se fier, et avançait en terrain vierge. Il ne se prenait pas pour une divinité. C’était simplement un homme politique – d’une bonne volonté exceptionnelle. Il n’avait rien à voir avec vos dieux dictateurs. Il se montrait lui-même extrêmement ouvert et réceptif à une organisation et une coordination de l’information … qui faisaient défaut. Et qui font toujours défaut aujourd’hui. Il y a quelques années, on a fait beaucoup de bruit un peu partout dans le monde à propos de ces notions de « préparation » et d’« impréparation ». Ces clameurs étaient à mettre le plus souvent en rapport avec l’éventualité d’une guerre. Mais il aurait fallu surtout parler de l’extraordinaire impréparation des centaines d’hommes éminents censés s’être penchés sur cette question de l’information, ne fût-ce que du point de vue du développement normal d’une société en temps de paix. Rien n’avait été tenté pour assembler ce mécanisme de l’information dont l’Amérique avait besoin. Je répète que si l’habitude n’avait pas émoussé notre vigilance, et ne nous avait pas poussés à une sorte de résignation face à cette défaillance, nous devrions penser que notre espèce est collectivement devenue folle, à mener son destin d’une façon si hasardeuse, désordonnée et négligente. Je pense en avoir dit suffisamment pour appeler tous ceux qui se seraient penchés sur le problème, mais s’en serait désintéressés, à une nouvelle prise de conscience  de ce large fossé qui existe entre ce que j’appellerai le meilleur de la pensée et du savoir, actuellement dispersé et inexploité dans le monde, d’une part, et d’autre part, les idées et les actes non seulement des masses populaires, mais de ceux qui dirigent les affaires publiques, les dictateurs, les dirigeants, les hommes politiques, les directeurs de journaux, et nos guides spirituels et professeurs. Nous vivons dans un monde de connaissances et de talents inemployés et appliqués à mauvais escient. Telle est cause que j’entends plaider. Le savoir et la pensée sont inefficaces. L’espèce humaine considérée comme un tout peut être comparée à un homme de la plus haute intelligence qui, du fait de certaines lésions, ou tares, ou insuffisances de ses centres nerveux inférieurs, serait affecté de graves défauts de coordination - danse de Saint-Guy, agraphie, aphonie - et souffrirait affreusement (car il en a en permanence parfaitement conscience) des gestes stupides et désastreux qu’il fait et des choses absurdes qu’il dit et commet. Je pense que cela n’a jamais été aussi évident qu’à l’heure actuelle. J’ignore si dans le passé, le fossé a été aussi large qu’il l’est maintenant entre les occasions qui s’offrent à nous et le savoir dont nous disposons pour les saisir. Mais du fait du relatif optimisme ambiant de la fin du dix-neuvième siècle, l’existence de ce fossé sans cesse plus large, et la menace qu’il faisait peser, n’ont pas retenu à l’époque notre attention comme elles ont pu le faire depuis la Guerre. Initialement, cette prise de conscience de l’inefficacité de notre pensée et de notre savoir dans ce qu’ils ont de meilleur n’a frappé que quelques personnes, comme M. Maynard Keynes, par exemple, qui occupaient ce que je pourrais appeler des positions en vue ; mais progressivement, j’ai remarqué que cette prise de conscience se propageait et grandissait. Elle a revêtu des formes diverses. D’éminents hommes de science parlent de plus en plus souvent de la responsabilité de la science dans le désordre du monde. Et si vous connaissez la plus admirable de toutes les revues, Nature, et prenez la peine de vous reporter à la collection de cet hebdomadaire très représentatif correspondant au dernier quart de ce siècle, en procédant à une sélection d’articles sur plusieurs années, vous observerez un changement très remarquable de ton et de perspective dans le message qu’il délivre à ses lecteurs. Il fut un temps où Nature était spécialisée et scientifique d’une manière presque pédante. Son détachement de la politique et des affaires générales était total. Mais par la suite, les secousses du séisme social et les vibrations des canons devinrent de plus en plus perceptibles dans les laboratoires. Revue jusque-là spécialisée, Nature prit conscience du monde qui l’entourait, de telle sorte qu’elle devint, semaine après semaine, quasiment obsédée par la question suivante : « Que devons-nous faire, avant qu’il ne soit trop tard, pour rendre nos savoirs et notre façon de penser efficaces dans les affaires du monde ? » Et considérons de nouveau les thèmes qui ont été abordés lors des dernières rencontres de la British Association. Le titre même de l’allocution du président était : « L’impact de la Science sur la Société. » Le besoin d’un accroissement des moyens et d’un plus grand nombre de bonnes volontés dans le domaine des sciences sociales a été souligné par le professeur Philip dans son intervention « La formation du chimiste au service de la communauté. » Le professeur Cramp a parlé de « L’ingénieur et la nation, » et un important débat a eu lieu sur « Les valeurs culturelles et sociales de la science, » au cours duquel Sir Richard Gregory, le professeur Higben et Sir Daniel Hall ont fait des déclarations qui ont frappé les esprits. La réalité de cet éveil du travailleur scientifique à la nécessité de devenir un facteur véritablement organisé dans le système social des années à venir ne fait aucun doute.

II

  Jusque-là, je me suis borné à dévoiler mon sujet dans ses grandes lignes et à soumettre le problème à la considération du lecteur. Je souhaiterais aborder à présent la question suivante : ce grand fossé croissant, dont nous prenons si pleinement conscience, entre la connaissance spécialisée d’une part, et la pensée, les idées ordinaires et les aspirations de l’humanité, d’autre part, peut-il être comblé, et si tel est le cas, de quelle manière ? Le savoir scientifique et la pensée spécialisée peuvent-ils être mis en rapport de façon plus efficace avec les affaires générales de ce monde ? J’observe parmi mes amis scientifiques et spécialistes inquiets une certaine disposition - que j’estime erronée - à l’action politique directe et au refus de prendre part aux instances représentatives traditionnelles. Dans ma jeunesse, les intellectuels, scientifiques ou littéraires, que je connaissais étaient soit indifférents, soit conservateurs en politique, alors que de nos jours, une bonne partie d’entre eux tendent à s’engager activement dans les mouvements extrémistes ; nombre d’entre eux se déclarent de gauche et révolutionnaires ; certains épousent les étranges dogmes pseudo-scientifiques du parti communiste, ce qui, assurément, n’honore pas leur esprit critique, et même ceux qui ne s’affirment pas de gauche sont impatients de trouver un moyen quelconque d’intervenir, ouvertement en tant que classe, dans la marche générale de la société. Leurs idées d’actions possibles vont des manifestations et des pétitions fracassantes au refus de servir, ou de participer à des développements techniques qui pourraient être appliqués à mauvais escient. Certains prônent l’idée d’une substitution progressive des formes et méthodes politiques de la démocratie de masse par le gouvernement d’une sorte d’élite dans laquelle l’homme de science et le technicien joueraient un rôle prédominant. Cette idée tient difficilement debout, mais le concept général est celui d’une sorte de sacerdoce moderne, d’une oligarchie de professeurs et d’esprits exceptionnellement compétents. Comme Platon, ils veulent faire du philosophe un roi. Ce projet part plus ou moins du principe de la valeur et de la supériorité moyenne du travailleur intellectuel par rapport au reste de la population, mais j’ai bien peur que ce présupposé ne résiste pas à l’examen. J’estime que cette sorte de posture - les activités politiques, l’interventionnisme partisan, et les rêves relatifs à une élite investie d’une autorité suprême - n’est pas la façon dont les spécialistes, artistes, penseurs et chercheurs spécialisés, qui constituent le cerveau et le cœur du corps politique, pourront jouer un rôle conscient et efficace de conseil et de direction dans le contrôle des affaires humaines. En effet - et j’espère ne pas être soupçonné du moindre irrespect à l’égard de la science et de la philosophie quand je dis cela - nous devons nous résoudre au fait que, du point de vue des affaires courantes de ce monde, les hommes de science, les artistes, les philosophes, les intelligences spécialisées de quelque sorte que ce soit ne forment pas une élite pouvant être mobilisée pour l’action collective. Ils forment une assemblée extrêmement disparate et la qualité la plus remarquable qu’ils ont en commun est leur capacité à œuvrer isolément, dans une retraite relative - chacun dans son propre domaine. On ne détecte rien chez eux de la solidarité, du savoir-faire coutumier, des habitudes résultant de pratiques, d’activités et d’intérêts communs dont les avocats, les médecins, ou toute autre profession socialement organisée, en l’occurrence, font montre. Un monde gouverné par des professeurs serait aussi inadapté face aux problèmes de la vie moderne qu’un monde gouverné par des théologiens. Un éminent spécialiste est précieux du fait de son talent et de sa culture. Cela n’implique aucunement qu’il s’agisse d’une personne supérieure au regard des nécessités de la vie courante. En effet, du fait même de sa spécialisation, il peut être moins expérimenté et compétent que l’homme de la rue. Il ne lit probablement pas son journal avec autant d’application ; à ses yeux, une bonne part de la routine de tous les jours constitue un ennui et une distraction, qu’il chasse de son esprit. Je pense que nous toucherions au cœur de ce problème en comparant dix hommes de science ou spécialistes de diverses disciplines avec dix hommes non-spécialisés rencontrés - mettons - dans le train amenant chaque matin les cols blancs de la banlieue vers la ville. Nous constaterions probablement que pour le travail d’équipe courant, les tâches quotidiennes ordinaires et les situations d’urgence de la vie, les seconds seraient probablement individuellement tout aussi performants, sinon meilleurs. Dans un hôtel en flammes, ou échoués sur une île déserte, ils se débrouilleraient probablement tout aussi bien. Et cependant, collectivement, ce seraient des hommes mal informés et limités, et les dix pris ensemble n’auraient pas grand-chose à vous dire de plus qu’un seul d’entre eux pris individuellement. En revanche, les dix spécialistes auraient chacun quelque chose de particulier à vous livrer. Les hommes du premier groupe seraient presque aussi uniformes dans leurs connaissances et leurs aptitudes que les tuiles d’un toit ; ceux du second seraient comme les pièces d’un puzzle. Plus vous les rapprocheriez, plus ils compteraient. Qu’on ait affaire à dix ou cent employés, on ne constaterait guère de différence : vous n’obtiendriez rien de plus que des répétitions ennuyeuses et une vision plate de la vie, aussi conformiste qu’influençable. Mais chaque spécialiste de plus ajouterait quelque chose à ce qui structure et donne sens à notre vie. Je pense que cette considération permet d’avancer un peu plus loin dans la définition du problème. C’est de la science et non des hommes de science dont nous avons besoin pour éclairer et animer notre vie politique et maîtriser le monde.

III

  Et maintenant, j’introduirai une formule : le « Nouvel Encyclopédisme. » Je veux dire par là qu’un projet que j’appellerai pour l’instant Encyclopédie mondiale est le moyen par lequel nous pouvons résoudre le problème de ce puzzle et rassembler toute la richesse mentale éparpillée et inopérante de notre monde en une sorte de compréhension commune, susceptible d’agir sur notre vie politique, sociale et économique. Je fais fi de la modestie dans les propositions que je m’apprête à formuler. Ce sont des propositions d’une importance considérable. Le système que j’esquisse vise ni plus ni moins à une réorganisation et une réorientation de l’éducation et de l’information dans le monde entier. Nous sommes habitués aux écoles, collèges, universités, et organismes de recherche existants ; ils nous ont à tel point façonnés, fabriqués, et habitués à les respecter et croire en eux dès notre plus jeune âge que c’est avec un réel sentiment de témérité, d’« impiété alma-matricidaire, » si je puis dire, que je me suis aventuré à mettre en doute leurs mérites et à me demander s’ils ne formaient pas désormais un invraisemblable bric-à-brac informe, anémique et obsolète. Et cependant, je ne vois pas comment nous pourrions reconnaître l’existence de ce terrifiant fossé entre le savoir disponible et les actuels événements politiques et sociaux en cours sans procéder à une sorte de mise en accusation de l’ensemble de cet univers d’érudition, de formation et d’enseignement académique, de la Chine au Pérou - une mise en accusation pour, à tout le moins, inadéquation et absence de coordination, sinon pour négligence caractérisée. Cela peut n’être qu’une inadéquation temporaire, une pause dans son développement avant une renaissance ; mais, inadéquates, ces institutions le sont complètement. Les universités se sont grandement multipliées, certes, mais elles n’ont pas réussi à prendre part au progrès général qui a eu lieu au siècle dernier, restant à la traîne sous le rapport du pouvoir, du rayonnement et de l’efficacité. Permettez-moi maintenant de décrire cet élément faisant défaut dans un mécanisme social humain moderne, ce lien nécessaire entre les instances censées collecter et diffuser l’information et l’organisation agissante que je désigne sous cette formule, Encyclopédie mondiale. Considérez-le d’abord du point de vue du citoyen éduqué ordinaire – et je suppose que dans un Etat réellement modernisé, le citoyen ordinaire sera un citoyen éduqué. De son point de vue, l’Encyclopédie mondiale serait une rangée de volumes placée sur une étagère dans sa propre maison, ou dans une maison voisine, ou dans une bibliothèque publique facile d’accès, ou dans n’importe quel collège ou école, et dans cette rangée de volumes, il trouverait sans peine ni difficulté, dans un langage clair et compréhensible, et régulièrement actualisés, les concepts clés de notre ordre social, les grandes lignes et les principales subdivisions de tous les champs de la connaissance, un tableau exact et raisonnablement détaillé de notre univers, une histoire générale du monde, et si d’aventure il voulait creuser un sujet jusque dans ses moindres détails, un système d’indexation fiable et complet renvoyant aux sources primaires du savoir. Dans les domaines où de grandes variétés de méthodes et d’opinions existent, il trouverait, non pas des résumés banals de théories, mais des énoncés et des argumentations soigneusement choisies et corrélées. Je pense que les grands sujets ne doivent pas être traités dans des articles à part, rédigés plutôt à la va-vite, dans la tradition qui était celle des encyclopédies depuis l’époque de l’entreprise héroïque de Diderot. Notre époque est totalement différente de la sienne. Aujourd’hui, nous disposons d’une immense littérature d’énoncés et de démonstrations éparpillée dans des dizaines de milliers de livres, brochures et articles, et il n’est pas nécessaire – il n’est pas souhaitable – de se fier à de tels résumés comme on était tenu de le faire selon cette tradition. L’époque où un journaliste énergique pouvait rassembler quelques plumes prestigieuses et une équipe hétéroclite de compilateurs de qualité très inégale pour lui scribouiller des articles ad hoc, souvent teintés de propagande et de publicité, et appeler cela une encyclopédie, est révolue. L’Encyclopédie mondiale moderne devra se composer de sélections, d’extraits, de citations méticuleusement rassemblés avec l’approbation des autorités les plus indiscutables sur chaque sujet, soigneusement collationnés et édités, et présentés de façon critique. Ce ne serait pas un mélange hétéroclite, mais un regroupement, une clarification et une synthèse. Cette Encyclopédie mondiale serait l’arrière-plan mental de tout homme intelligent au monde. Elle serait vivante, croissant et changeant sans cesse, ses articles originels étant révisés, augmentés et modifiés dans le monde entier. Chaque université et institution de recherche aurait à l’alimenter. Chaque esprit neuf devrait être amené à travailler avec son comité éditorial permanent. Par ailleurs, les contenus de cette encyclopédie constitueraient la source référentielle des matériaux utilisés à des fins éducatives à l’école et l’université, et pour la vérification des faits et la validation des énoncés – partout dans le monde. Même les journalistes ne pourraient faire autrement que de l’utiliser ; et mieux, les propriétaires de journaux apprendraient à la respecter. Une telle encyclopédie jouerait le rôle d’une Bible non-dogmatique pour une culture mondiale. Elle ferait précisément ce que nos institutions intellectuelles dispersées et désorientées d’aujourd’hui sont bien en peine de faire. Elle assurerait la cohésion mentale du monde. Il pourrait être objecté qu’il s’agit d’un rêve utopique, d’une entreprise trop gigantesque pour pouvoir être réalisée – trop belle pour être vraie. Voler était encore un rêve utopique il y a un tiers de siècle. Ce que je propose est parfaitement sensé, fondé et réalisable. Mais je mentionnerai très brièvement deux objections – des obstacles plutôt que des objections – qu’on ne manquera pas de m’opposer à ce stade. Nous avons tous entendu, et avons probablement été irrités ou agacés par l’assertion selon laquelle il n’existe pas deux personnes au monde pensant de la même manière (« Quot homines, tot sententiae »), et que la science se contredit sans cesse, et que les théologiens ou les économistes ne tombent jamais d’accord entre eux. C’est par paresse et frilosité que, le plus souvent, les gens tiennent ce genre de propos. Ils ne veulent pas que leurs convictions intimes soient examinées et discutées, et il est malheureux que l’accent mis sur quelques différences mineures par des hommes de science et de savoir dans leur quête opiniâtre de la vérité la plus complète, et de l’expression la plus exacte, conforte parfois cette sorte d’incompréhension. Mais j’ai tendance à penser que la plupart des gens surestiment les différences apparentes dans le monde des opinions d’aujourd’hui. Même dans le domaine de la théologie, une analyse psychologique réduira de nombreuses oppositions tranchées à de simples différences terminologiques. J’ai le sentiment que les cerveaux humains sont à bien des égards construits selon le même modèle, que dans des conditions identiques ils réagiront tous de la même manière, et que, n’étaient la tradition, l’éducation, les différences accidentelles dues aux circonstances, et notamment, aux obsessions individuelles, nous devrions - puisque nous sommes tous confrontés au même monde - tomber d’accord les uns avec les autres beaucoup plus souvent qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Nous parlons des langues et des dialectes de pensée différents, et nous pouvons même parfois nous surprendre nous-mêmes en totale contradiction les uns avec les autres en paroles, alors que nous nous efforçons d’exprimer la même idée. Combien de fois observons-nous des personnes dénaturant la pensée de leurs interlocuteurs à seule fin d’exagérer une différence, et pour le simple plaisir d’avoir le dernier mot dans une discussion ! Une Encyclopédie mondiale telle que je la conçois réunirait en étroite juxtaposition et sous un regard critique de nombreux systèmes d’énonciation apparemment contradictoires. Elle pourrait faire fonction non seulement de banque de données et d’énoncés, mais aussi d’organe de correction et de validation - une sorte de chambre de tri des malentendus ; elle constituerait, de façon délibérée, une synthèse, et servirait ainsi de flux et de filtre pour une très grande quantité d’erreurs humaines. Je pense qu’elle renverrait pour toujours la sentence « Quot homines, tot sententiae » à la comédie latine dont elle est issue. Je ne m’arrêterai que très brièvement sur le second type d’obstacle que l’idée d’une Encyclopédie mondiale pourrait rencontrer. Nous connaissons tous cette sorte d’exclamation hystérique, proférée sur le ton de la protestation avec force gestes des mains : « Dans quel monde effroyable vivrons-nous quand tout le monde pensera pareil ! » etc., etc. La plupart de ces beaux esprits qui veulent que le monde reste un pittoresque capharnaüm sont des cas désespérés ; mais aux cas les plus bénins, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que cela ne rehausse en rien la beauté et la variété naturelles de la vie de voir les horloges d’une ville indiquer chacune une heure différente, de naviguer sur les mers sans la moindre carte, de ne pas disposer d’horaires de trains (ces derniers partant en secret pour des destinations inconnues), d’être frappés par des maladies infectieuses sans le moindre avertissement, et de voir des postiers déposer le courrier quand bon leur semble, lorsqu’il leur arrive de passer devant le seuil pittoresque de votre chaumière. J’aime l’ordre en lieu et place de la vermine, je préfère un jardin à un marais et le monde entier à une vie dans un trou perdu, dans quelque obscure communauté. Examinons ensuite cette Encyclopédie mondiale du point de vue des spécialistes et du super-intellectuel. Pour lui encore plus que pour l’homme intelligent ordinaire, l’Encyclopédie mondiale va présenter une grande valeur puisqu’elle va lui offrir un énoncé intelligible de ce qui est accompli par d’autres travailleurs intellectuels parallèlement à lui. Et plus généralement, elle lui donnera l’énoncé général de son propre sujet tel qu’il sera exposé à l’ensemble des lecteurs du monde entier. Il peut regarder cela de près. En supposant que cette Encyclopédie mondiale s’appuie sur une organisation mondiale, il sera - s’il est un chercheur d’une certaine stature - un membre associé correspondant du comité de rédaction permanent de l’encyclopédie. Il sera capable de critiquer la présentation de son sujet, de suggérer des amendements et des reformulations. Car une Encyclopédie mondiale qui serait maintenue vivante et à jour par la réédition fréquente de ses volumes pourrait constituer la base de maintes discussions et controverses fondamentales. Elle pourrait donner naissance à des quantités de publications, et des publications tout à fait fiables. Elle donnerait précisément au spécialiste ce contact avec le reste du monde qui se réduit actuellement pour lui, de façon caricaturale, aux tâches élémentaires d’enseignement, à l’organisation d’examens au petit bonheur et à l’administration de son établissement. Dans mon rêve d’une Encyclopédie mondiale, j’ai le sentiment qu’une bonne partie du projet consisterait à remplacer ces tâches, l’administration scolaire, le tutorat, les cours, etc., par le nouvel ensemble d’activités qu’elle entraînerait, le travail encyclopédique, le rôle de vigie visant à empêcher la corruption de l’esprit populaire. Ma foi, nous commençons à discerner la forme de ce projet. Et nous verrons qu’il n’a pas grand-chose à voir avec la vaillante entreprise de Denis Diderot et de ses collaborateurs d’il y a un siècle et demi, sauf en ce qui concerne l’influence qu’il pourrait exercer sur les affaires du monde. Cette extraordinaire aventure dans le domaine de la synthèse intellectuelle rend ce rêve crédible. C’est principalement ce qui nous rattache à elle. J’ai le regret de préciser ici que je dois incidemment apporter un démenti. Afin de créer un début de discussion autour de cette idée d’une encyclopédie, j’ai fait circuler un bref mémorandum sur le sujet parmi un certain nombre d’amis. Je n’avais pas jugé utile d’y faire figurer la mention « Confidentiel, » et malheureusement, une copie semble être tombée entre les mains d’un de ces fléaux mineurs de notre temps, un journaliste un peu trop zélé, qui s’est empressé de publier un article annonçant que je me proposais d’écrire une toute nouvelle Encyclopédie, le tout de ma seule petite main, son contenu sortant de ma seule petite tête. A l’âge de 70 ans ! Une fois ce genre de rumeur lancée, il n’existe aucun moyen de l’arrêter - mais je dois reconnaître que j’ai trouvé cette idée assez drôle. Une telle Encyclopédie serait une belle partie de rigolade ! Une chose de ce genre a été tentée il y a quelques années par un certain M. Quilter, de Florence : le « Harry Quilter » de Whistler ; si mes souvenirs sont bons, cela s’appelait All About Everything (« Tout sur Tout ») et certains de ses articles étaient - bien involontairement - très amusants à lire. Cette Encyclopédie à laquelle je pense est un projet pour lequel je n’ai ni la compétence, ni le bagage requis pour y jouer autre chose qu’un rôle infinitésimal. En appelant de mes voeux sa création, je suis dans le rôle d’un homme instruit ordinaire qui en constate le besoin. C’est simplement parce que dans le passé, j’ai acquis une certaine expérience dans l’élaboration de synthèses à destination d’un lectorat populaire que je me rends compte peut-être mieux que la plupart de mes contemporains de l’inefficacité de ce type d’entreprise quand il émane d’individus ou de petits groupes. C’est un projet qui doit être pris en charge - et pris en charge très sérieusement - par les universités, les sociétés savantes, les grandes institutions d’enseignement existantes si l’on veut qu’il se concrétise un jour.

IV

  Et cela m’amène à la dernière partie de cette réflexion. Une Encyclopédie telle que je l’ai décrite peut-elle réellement voir le jour ? Comment peut-elle être mise en route ? Comment serait-elle organisée et quelles seraient ses sources de financement ? Je conviens que je dois d’abord démontrer sa faisabilité. Car je vais partir de la supposition très générale que si vous, lecteur, pensez que c’est une chose possible, vous la considérerez également comme une chose souhaitable. Comment allons-nous nous y prendre ? Je vois les choses à peu près de cette manière : d’abord, nous avons besoin d’un organisme pour la promouvoir. Nous voulons qu’une « Société de l’Encyclopédie, » si je puis l’appeler ainsi, appelle de ses voeux la création d’une Encyclopédie, et fasse en sorte que le plus grand nombre de gens se rallient à ce projet. Dès qu’elle commencera son œuvre de sensibilisation, cette société devra probablement prendre des mesures de précaution contre d’éventuels éditeurs trop entreprenants, qui pourraient voir dans cette initiative une occasion de vendre une sorte de compilation d’articles vaguement remis au goût du jour en la faisant passer pour l’objet espéré, et qui pourraient même compter sur la naïveté de quelques esprits instruits pour conférer une certaine crédibilité à leur opération. Ensuite, cette société de promotion devra faire l’inventaire de la matière disponible. Car la plus grande partie de la matière nécessaire à l’élaboration d’une Encyclopédie moderne existe déjà, mais elle n’est pas accessible dans sa forme actuelle. Dans tous les domaines que devra aborder cette Encyclopédie, des groupes de spécialistes faisant autorité dans leur discipline seront invités à dresser une liste complète des livres, articles et communications indispensables sur le sujet, lesquels, pris ensemble, donneront de la façon la plus claire possible la quintessence de ce qui est connu et pensé dans leurs domaines respectifs. Ces listes formeraient une sorte de bibliographie fondamentale de la pensée et du savoir mondiaux. Mon ami Sir Richard Gregory estime qu’une telle bibliographie destinée à une Encyclopédie mondiale constituerait à elle seule un projet digne d’intérêt. Je suis d’accord avec lui. Je n’ai pas la moindre idée de ce que nous collecterons. J’imagine quelque chose de l’ordre de dix ou vingt mille références. Je ne sais pas. Il se peut que notre Société de l’Encyclopédie considère qu’une telle bibliographie mérite d’être commercialisée, mais ce n’est qu’une remarque faite en passant. L’étape suivante, une fois cette bibliographie dressée, serait la création d’un comité éditorial général, et de comités par domaines. Il s’agirait de structures permanentes, car notre idée est que cette Encyclopédie a vocation à être pérenne. Nous devrons acquérir des locaux, engager une équipe de rédacteurs et, avec la collaboration constante des groupes par domaines, entreprendre notre grand travail de synthèse et de résumé. Je dois répéter qu’au vu des objectifs d’une Encyclopédie mondiale, nous n’aurons probablement pas besoin de beaucoup de textes inédits. Si une chose a été énoncée clairement et de façon synthétique une bonne fois pour toutes, pourquoi la paraphraser ou demander à un rédacteur peut-être moins qualifié de la reformuler ? Notre travail consistera plutôt à acquérir les droits afférents à ces textes et à inciter les principaux spécialistes de tel ou tel domaine de la science ou de la critique de collaborer à la sélection, à la condensation, à l’enrichissement ou à la simplification de ce qu’ils ont déjà si bien exprimé. Voilà maintenant notre Encyclopédie mondiale sous presses. Jusque-là, nous avons dépensé de l’argent pour cette grande entreprise et n’avons rien gagné en retour ; nous avons dépensé une partie de notre capital, question sur laquelle je ne me suis pour l’instant pas étendu. Je dirai simplement que je ne vois pas pourquoi le capital nécessaire à ces activités de promotion ne serait pas facilement disponible. Il ne s’agit pas d’une entreprise à forte rentabilité, certes, mais on doit garder à l’esprit que les valeurs que nous créerons devraient être beaucoup plus durables que les encyclopédies éphémères qui ont coûté près d’un million de livres, et qui représentent à ce jour ce que l’édition a fait de mieux dans ce domaine. Il s’agissait jusque-là d’opérations éditoriales commerciales visant à exploiter une demande. Mais cette Encyclopédie mondiale, telle que je la conçois, ne serait-ce que parce qu’elle aura mis à contribution la plus grande partie des sources originelles d’information, d’interprétation et de discussion, jouira en effet d’un monopole mondial, et sera capable de recueillir et de distribuer des revenus directs et indirects sur une échelle excédant largement les ressources de n’importe quelle entreprise d’édition privée. Et je ne pense pas que les aspects financiers de cette énorme entreprise, quand bien même les sommes en jeu seraient considérables, puissent constituer une difficulté insurmontable sur la voie de sa réalisation. La difficulté majeure consistera à convaincre la communauté extrêmement variée, sollicitée, impatiente et individualiste des spécialistes, chercheurs scientifiques et penseurs - de la participation desquels son succès dépendra -, de sa faisabilité, de son utilité et de sa désirabilité. Pour ce qui est de la promotion de cette Encyclopédie, je suis raisonnablement confiant. Il suffirait de quelques personnes convaincues, énergiques et débrouillardes pour démarrer ce projet. D’abord, il ne sera pas nécessaire de convertir l’ensemble du monde de l’érudition, de la recherche et de l’enseignement. Notre projet rencontrera peu d’opposition active. L’opposition passive - le refus d’être en quoi que ce soit partie prenante avec lui, etc. - pourra être surmontée par la persévérance, et les perspectives croissantes de succès. Notre entreprise n’a pas à vaincre des adversaires ou conquérir des majorités avant de se mettre en marche. Et une fois que le train sera parti pour de bon, il sera très difficile de l’arrêter. Un plus grand danger, comme je l’ai déjà laissé entendre, viendra de tentatives d’exploitation à des fins privées et intéressées de ce besoin ressenti à l’échelle de la planète – d’opérations douteuses d’éditeurs populaires et d’entreprises de vente bénéficiant de gros moyens financiers, et notamment de tentatives de créer des difficultés en matière de droits d’auteur, etc., pour s’accaparer les services et le prestige de tel ou tel éminent spécialiste imprudent, au moyen d’accords préalables. Dans ses relations avec le monde du commerce, l’homme de science, l’homme de l’élite intellectuelle, peut se montrer tout à fait naïf. Et bien sûr, dès le départ, divers groupes de pression et sectes persévérants feront tout pour nous contrôler ou nous acheter. Ma foi, nous ne devons être ni achetés, ni contrôlés, et en particulier, notre silence ne doit être ni acheté, ni contrôlé. Ce danger pourrait se révéler au bout du compte stimulant. Certaines sectes peuvent parfois être digérées et assimilées pour leur propre bien et celui de tous. Et il y aura le danger permanent que certains des premiers initiateurs du projet puissent s’en sentir les propriétaires, et tentent d’imposer à leur profit une sorte de droit de paternité sur l’entreprise, dans un esprit scissionniste. Mais reconnaître ce danger, c’est déjà le prévenir à moitié.

V

  Je n’ai rien dit jusque-là de la langue dans laquelle cette Encyclopédie devra paraître. C’est une question que je n’ai pas encore tirée au clair. Mais je pense que le texte principal devra être publié en une seule langue, à partir de laquelle des traductions, partielles ou intégrales, devront être effectuées. Pendant toutes les années où il a exercé sa plus forte influence, le Christianisme catholique a maintenu sa cohésion grâce au latin, et je ne pense pas céder à un quelconque parti pris patriotique en suggérant qu’à moins d’envisager une publication polyglotte - et je n’ai jamais encore entendu parler d’une publication polyglotte couronnée de succès -, l’anglais, parce qu’il a une plus large audience que l’allemand, et qu’il est plus foisonnant et subtil dans son expression que le français, et plus précis que le russe, est la langue dans laquelle le texte original de cette Encyclopédie mondiale devrait être publié. De plus, c’est dans les communautés anglophones qu’une entreprise telle que celle-ci trouvera vraisemblablement la plus large base d’opérations, fera l’objet de la plus franche critique et jouira de la plus grande liberté par rapport aux ingérences officielles et aux propagandes des gouvernements. Mais cela ne doit pas nous empêcher de solliciter aide et contributions auprès de chaque communauté dans le monde, et d’espérer que cette Encyclopédie y sera utilisée. Jusque-là, je n’ai pas insisté sur l’immense avantage que cette entreprise présentera du fait de son détachement par rapport aux questions politiques immédiates. Mais in fine, si notre rêve se réalise, elle exercera une très grande influence sur quiconque contrôle des administrations, mène des guerres, orchestre le comportement des masses, nourrit, déplace, affame et tue des populations. Certes, elle ne présentera pas un défi immédiat pour ces acteurs des affaires mondiales. Ce n’est pas le genre de chose auquel ils s’opposeront directement. Elle n’est pas dirigée ouvertement contre eux. Mais par la distance même à laquelle elle se tient, elle exercera sur eux, au bout du compte, un effet terriblement destructeur. Ils ne se rendront pas facilement compte de sa signification pour tout ce qu’ils font et sont. La bête qui rôde combattra sauvagement si elle est pourchassée et défiée sur le sentier de la jungle dans l’obscurité, mais elle rentre automatiquement dans sa tanière au lever du jour. Une telle entreprise encyclopédique pourrait s’étendre comme un système nerveux, un système de contrôle mental tout autour du globe, reliant tous les travailleurs intellectuels du monde à travers un intérêt commun et un moyen d’expression commun, pour leur permettre de collaborer de façon plus unie et plus lucide, et leur donner une conscience accrue de leur propre dignité, informant sans pression ni propagande, dirigeant sans tyrannie. Elle pourrait être mise en œuvre partout où les conditions sont favorables ; elle pourrait faire des concessions accessoires et attendre son heure dans les régions où sévissent des violences exceptionnelles, et se développer à nouveau avec force à chaque retour du libéralisme et de la raison. Telle est, ainsi esquissée, ma préconisation pour un réinvestissement de la pensée et du savoir, lequel, au bout du compte, pourrait donner naissance à une nouvelle forme de pouvoir dans le monde, qui rappellerait à n’en point douter le pouvoir et l’influence des églises et des religions du passé, mais avec ces capacité d’évolution, d’adaptation et de régénération que ni les unes, ni les autres ne possédaient. Je suis convaincu que, selon le schéma que j’ai décrit dans ses grandes lignes, les forces mentales aujourd’hui largement et regrettablement éparpillées et immobilisées dans les universités, les sociétés savantes, les instituts de recherche fondamentale et appliquée, pourraient être rassemblées en une intelligence mondiale exerçant un réel pouvoir directif, et par le simple fait de mettre en relation et en application ce qui est connu, la vie humaine dans son entier pourrait être rendue plus sûre, plus forte, plus audacieuse, et plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été jusqu’alors. Et tant qu’un projet de cette sorte n’aura pas été mis en œuvre, je ne vois pas comment la vie ordinaire pourra s’élever (sauf occasionnellement, localement, et par un heureux concours de circonstances) au-dessus de son niveau actuel d’impulsivité, d’insincérité, d’apathie générale, d’indigence et d’absence d’objectifs. Pour cette raison, je pense que la promotion et la création d’une Encyclopédie mondiale pourrait constituer sur le long terme un meilleur investissement du temps et de l’énergie d’hommes et de femmes intelligents que n’importe quel mouvement politique, qu’il s’agisse du socialisme, du communisme, du fascisme, de l’impérialisme, du pacifisme, ou de n’importe quel autre de ces « ismes » dans lesquels nous nous investissons, et investissons nos ressources si volontiers. Aucun de ces mouvements n’offre l’universalité intellectuelle nécessaire à une reconstruction du monde. Permettez-moi d’être très clair sur un point. Je ne suis pas en train de dire qu’une Encyclopédie mondiale résoudra à elle seule un quelconque des vastes problèmes à régler si l’homme veut échapper aux dangers et aux désarrois auxquels il est actuellement confronté, et entrer dans une phase plus optimiste de son histoire ; ce que je dis - et je le dis avec la plus extrême conviction - est que sans une Encyclopédie mondiale pour rassembler les esprits des hommes en une sorte d’interprétation commune de la réalité, on ne peut rien espérer d’autre qu’une atténuation accidentelle et transitoire de tel ou tel des problèmes affectant notre monde. L’humanité est ce qu’elle est, et le restera, tant qu’elle ne se sera pas ressaisie. Et si elle ne s’y décide pas, je ne vois pas comment elle pourra échapper à son déclin. Jamais espèce vivante ne s’est trouvée exposée à autant de dangers que la nôtre en ces temps présents. Si elle ne se préoccupe pas de mettre fin à son irrésolution mentale actuelle, elle court à la catastrophe. Notre espèce peut cependant choisir de mettre un terme à son étrange histoire fertile en événements, et elle n’aura été alors que le dernier, et le plus intelligent, des primates. Un primate qui était intelligent - mais pas assez. Qui pouvait échapper à la plupart des périls, sauf à sa propre confusion mentale. Ce texte a été traduit par Philippe Babo [post_title] => « L'idée d'une encyclopédie mondiale », par H.G. Wells [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lidee-dune-encyclopedie-mondiale-par-h-g-wells [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2016-01-22 18:40:34 [post_modified_gmt] => 2016-01-22 18:40:34 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://cosavostra-books1.pf5.wpserveur.net/lidee-dune-encyclopedie-mondiale-par-h-g-wells/ [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 1 [filter] => raw )
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    [post_content] => La culture des Guanches, peuple indigène à la peau claire des îles Canaries, fut la première victime de l’impérialisme européen. En 1402,le roi de Castille dépêcha une petite bande de mercenaires à Lanzarote. Ils y bâtirent une forteresse, capturèrent le souverain de cette petite île et le contraignirent à la reddition, suivie du baptême chrétien de la population.Mais, après ce début tranquille, les choses se corsèrent pour les Espagnols.Ils mirent plus de quatre-vingt-dix ans ans à conquérir l’ensemble de l’archipel. Armés uniquement de javelines et de pierres, les Guanches avaient une telle connaissance de l’environnement montagneux et une telle détermination à défendre leur terre et leur mode de vie qu’ils firent des adversaires redoutables. Mais la peste finit par réussir là où chevaux, canons, armures et mousquets avaient échoué. Le jour de Noël de l’an 1495, le dernier des Guanches rendait les armes à Tenerife. On chassa les derniers insurgés des collines où ils s’étaient réfugiés, le costume traditionnel fut interdit et les captifs vendus ou astreints au travail sur l’une des nouvelles plantations de canne à sucre.Leur force physique et leur agilité faisaient des Guanches des marchandises fort prisées sur les marchés aux esclaves de Cadiz et de Séville.

 

Un article de luxe

En 1547, un jeune garçon de Tenerife fut expédié à Paris parles Espagnols et offert en cadeau à la cour du roi de France. Il s’appelait Petrus Gonzales. À l’exotisme de son lieu de naissance s’ajoutait une maladie héréditaire qui faisait de lui une curiosité de la nature : Gonzales était velu. Tout son corps mais aussi son visage étaient couverts de poils, ne laissant apparaître que les yeux, la bouche et les narines. La pilosité de son visage, la chose en lui la plus sauvage, fut déterminante pour sa carrière à la cour. Séduisant, blond, parlant l’espagnol et délicatement parfumé, c’était un article de luxe. On lui attribua un rang mineur dans la hiérarchie complexe des serviteurs qui pourvoyaient aux moindres besoins du roi. Plus tard, il épousa une femme réputée pour sa beauté et la douceur de sa peau, et le couple eut plusieurs enfants, dont la plupart étaient velus comme leur père. Au nombre de leurs rejetons hirsutes figuraient trois filles : Maddalena, Francesca et Antonietta.
Comme Merry Wiesner-Hanks le reconnaît dans la préface à The Marvellous Hairy Girls, tout ce que l’on sait de la famille Gonzales tient en quelques pages; la plus grande partie de son livre est donc faite de longues dissertations sur des sujets aussi divers que les conquêtes espagnoles, le monde de la cour, le mariage, l’enfantement, la vie de famille, la religion et les débuts de la science moderne. La matière est fascinante, mais les Gonzales sont un peu perdus de vue dans tout cela, leur histoire étant racontée au mépris de toute chronologie, en fragments servant à introduire les thèmes de Merry Wiesner-Hanks. Au regard de l’ampleur du travail d’investigation exigépar la localisation de l’ensemble des sources disponibles sur la famille, il paraît dommage de laisser au lecteur le soin d’assembler lui-même les pièces du puzzle[1].

La fascination pour les créatures velues et inapprivoisée savait déjà une longue histoire à l’aube de l’Europe moderne. Le sauvage hirsute, armé d’une massue et vêtu de peaux de bêtes, était un personnage récurrent des fêtes villageoises et des carnavals urbains. À la fois source d’excitation et de crainte en cette époque où des sorcières barbues pouvaient bien être en train de préparer quelque breuvage dans le village voisin, où les loups-garous hantaient les bois et des femmes-singes couraient de lointaines contrées. Après la conquête des Canaries, la vision de la pilosité devint plus positive : des hommes à demi nus, musclés et poilus en vinrent à symboliser la force, la liberté et la simplicité. Et plus de deux cents familles les ajoutèrent à leurs armoiries. À Bâle, un cercle masculin du nom de Zur Haaren – « Aux poils » – commanda à Holbein le Jeune un blason à l’effigie d’un homme velu.

Des médecins et des ecclésiastiques du XVIe siècle pestèrent contre le rasage, un praticien anglais se plaignant de l’« obscène Délicatesse et répugnante Joliesse » des nouveaux dandys.Le même auteur considérait certes les femmes exceptionnellement hirsutes comme des monstres, mais elles n’étaient pas toujours un objet de dérision et de crainte. Leur sainte patronne était Marie-Madeleine, dont la légende s’était à l’époque enrichie de nombreux détails, dont l’épisode de sa retraite pénitentielle dans une grotte, pendant lequel sa chevelure déjà prodigieuse aurait poussé jusqu’à recouvrir tout son corps. Les femmes qui voulaient se débarrasser de leurs maris invoquaient quant à elles sainte Uncumber, qui avait supplié Dieu de lui épargner un mariage arrangé et s’était vue gratifiée d’une magnifique barbe, faisant fuir son fiancé. De magnifiques sauvageonnes, au visage imberbe, au corps poilu et aux boucles à la Farah Fawcett, commencèrent à apparaître sur les vitraux et les tasses du XVIe siècle comme symboles de fécondité, de protection et de force.

 

L’une des cours les plus extravagantes d’Europe

C’est au beau milieu de cette mode du poil que surgit Petrus Gonzalez. Ses origines guanches ne sont pas véritablement attestées. Il était peut-être le fils de colons espagnols, à moins qu’il fût métis. Mais le fait d’être associé aux indigènes vaincus des Canaries conféra assurément une touche d’exotisme à son charme. Il était âgé d’environ 10 ans, dit-on, lorsqu’il arriva à la cour du roi Henri II récemment couronné. Son pelage était fin et blond, telle la fourrure de la zibeline, et il était jugé « très séduisant »par un commentateur, qui remarque également la bonne odeur de sa chevelure, et note que le garçon « parlait espagnol et était vêtu comme une personne normale ».

La cour d’Henri II, qui compta jusqu’à dix mille personnes, était l’une des plus extravagantes d’Europe. Catherine de Médicis,l’épouse du roi, entretenait elle-même une maisonnée parallèle de nains qui reproduisaient en miniature les rites royaux pour amuser ses courtisans tout en leur rappelant leur minuscule rang. Gonzalez n’eut semble-t-il aucune difficulté à trouver sa place dans cette foule chatoyante, jouant une partition entre courtisan, « curiosité » et serviteur. Henri décréta que le jeune garçon devait se voir enseigner les humanités, en latin. Les motivations du rois ont obscures, mais peut-être savourait-il le contraste entre la bestialité de son apparence et le raffinement de ses dons linguistiques, ce qui en faisait un être aussi « curieux » qu’un nain vêtu de brocart ou un chien dansant sur ses pattes de derrière. À l’adolescence, Gonzales devint porteur adjoint du pain de Sa Majesté, rôle qui le rapprocha opportunément de la personne royale.
Gonzales aurait été envoyé à la cour du roi de France en raison de son penchant bien connu pour l’exotisme. Chaque fois que le roi et son entourage entraient majestueusement dans une nouvelle ville, les dignitaires locaux rivalisaient d’extravagances : châteaux enchantés,déesses, baleines artificielles, fées, géants ou héros mythologiques pouvaient être présentés. En 1550, peu après la fondation par les Portugais de Salvador,la première capitale coloniale du Brésil, la ville de Rouen avait reconstitué un faux village brésilien pour accueillir la famille royale, avec ses perroquets, ses arbres, ses singes, ses hamacs, et cinquante captifs à demi nus– hommes et femmes – qui jouèrent une scène de bataille avec flèches et gourdins. En 1564 (après la mort d’Henri et de leur fils aîné,François II), Catherine parcourut le royaume, escortée d’une ménagerie aux jappements et hurlements incessants, où l’on trouvait des singes montés sur des chevaux, des ours, des lions, ainsi que les inévitables oiseaux et autres chiens.

Gonzales disparaît des annales pendant un certain temps,après sa nomination à la fonction de porteur de pain adjoint, mais il survécut à l’une des périodes les plus sanglantes de l’histoire de France pour réapparaître, à la quarantaine, dûment marié et père de plusieurs enfants. Vers1580, un noble bavarois commanda des portraits de Gonzales et de sa famille pour un puissant parent : quatre toiles grandeur nature, chacune consacrée à un personnage, représentant Gonzales, sa jolie femme à la peau lisse et deux de leurs enfants, Maddalena et Enrico, tous deux velus. L’artiste (dont le nom est à juste titre oublié) a fait des Gonzales de lugubres nounours de la Renaissance. Sobrement vêtu d’une toge noire de lettré, Petrus regarde tristement le spectateur, le long pelage de son visage retombant sur une fraise blanche, tandis qu’apparaît derrière lui l’entrée d’une grotte, référence à l’habitat traditionnel des Guanches. Âgée de 7 ou 8 ans, Maddalena porte une robe de brocart d’or digne d’une princesse, incrustée de perles et de pierres précieuses, une grande croix ornée de pierreries sur le corsage, une fraise en dentelle rigide entourant sa gorge velue, et une autre grotte sombre à l’arrière-plan. Enrico, 2 ans, est engoncé dans une version miniature du manteau de son père. Tous trois vous fixent d’un air malheureux depuis la toile, comme s’ils conjuraient l’artiste de les libérer de leur affliction.

Ce sont les plus célèbres portraits de la famille Gonzales.Le duc bavarois qui les avait commandés en fit cadeau à son puissant oncle,Ferdinand II, archiduc du Tyrol, qui les accrocha aux murs de son palais d’été, le château d’Ambras, lequel a donné son nom à cette maladie du système pileux (syndrome d’Ambras). Les toiles furent beaucoup copiées, la dernière fois en 1872, quand l’empereur d’Autriche en fit exécuter des variantes pour la clinique dermatologique de Vienne, dont les médecins donnèrent au syndrome son nom latin : Hypertrichosis universalis (hypertrichose). Moins de cinquante cas de cette maladie ont été recensés au cours des quatre siècles écoulés depuis la réalisation des portraits des Gonzales.

 

Le jouet des Farnèse

Peu après ce premier contact avec la célébrité, les Gonzalesse retrouvèrent sous la protection de nouveaux mécènes. Vers 1590, un long voyage les mena à Parme, dans le nord de l’Italie, où ils intégrèrent la suite de la puissante famille Farnèse. Catherine et Petrus avaient eu quatre autres enfants : deux filles poilues et deux garçons, l’un velu, l’autre glabre.Les enfants velus passaient d’un membre de la famille Farnèse à un autre, faisant partie de cette économie du don qu’affectionnait le clan. Finalement,tous les Gonzales se regroupèrent dans le village de Capodimonte, au nord de Rome, où ils vécurent jusqu’à la fin de leurs jours, toujours dépendants de la protection des Farnèse, mais sans plus être traités comme leurs biens ou leurs jouets.

Quand la famille Gonzales arriva en Italie, il revint à des artistes plus talentueux de les peindre. Vers le tournant du XVIIe siècle,Enrico, le frère aîné, fit l’objet d’un traitement baroque complet de la part d’Augustin Carrache, qui le plaça au centre d’un invraisemblable capharnaüm deces créatures exotiques chères aux Farnèse. Flanqué de « Pietro le Fou » et du « nain Amon », Enrico donne des cerises à un perroquet. Un singe est perché sur son épaule et un autre taquine le chiot assis sur ses genoux. Finies la mise guindée et les allusions à la piété chrétienne : Enrico arbore la peau de chèvre de ses supposés ancêtres guanches, et la représentation idéalisée de son corps presque nu renvoie aux dieux et héros païens chers à Carrache et à ses mécènes. Le caractère pompier de l’ensemble est considérablement renforcé par le fait que son visage est velu, alors que son corps sculpté est montré plus ou moins imberbe.

Il existe également un portrait du jeune frère d’Enrico,Orazio, vêtu d’une peau de bête. Il s’agit d’une gravure – une effigie –commandée par un autre courtisan, qui a « rejoint dans l’amour » le défunt, selon l’inscription. Orazio est représenté le visage encadré de bouclettes soyeuses, avec une moue mélancolique – adorable garçon boudeur montré en train de se transformer en épagneul pour avoir refusé les avances d’un dieu de l’Olympe rancunier. Orazio, pourtant, épousa une fille du village et eut des enfants. Enrico, lui, passa pas moins de quatre fois devant l’autel,ses trois derniers mariages l’ayant uni à des femmes beaucoup plus jeunes. Enadditionnant les diverses bribes d’information – les peintures italiennes des deux garçons, la description de leur père en homme séduisant et parfumé, et la vie amoureuse apparemment riche qu’ils eurent tous trois –, on pourrait supposer que les hommes de la famille Gonzales étaient dotés d’un charisme sexuel suffisamment développé pour pouvoir porter leurs bouclettes avec une certaine insouciance.

 

L’ordre de la nature

Charmants ou non, les velus Gonzales étaient des êtres-objets, achetés, échangés, offerts et légués, au titre de ce collectionnisme qui frappait l’Europe du XVIe siècle, alors que les Grandes Découvertes repoussaient les limites du monde connu. Ulysse Aldrovandi était l’un des plus célèbres collectionneurs de l’époque. Cet érudit de noble extraction dut à son insatiable curiosité d’être accusé d’hérésie et assigné à résidence pendant plusieurs mois à Rome. Il surmonta ce revers et finit pa renseigner la logique et la philosophie à l’université de Bologne, où il amassa plus de dix-huit mille objets. Aux alentours de 1594, Aldrovandi examina deux des membres de la famille Gonzales de passage à Bologne, remarquant que la fille « était hérissée de poils jaunes jusqu’à la naissance des reins ». Il manifesta cependant un manque d’intérêt fort frustrant pour les détails de leur histoire. Sa collection comprenait sept portraits de divers Gonzales velus, mais aucun n’avait été réalisé d’après nature; tous étaient des copies de copies, fondées sur des anecdotes de troisième main.

Les observations d’un autre érudit, qui examina la famille Gonzales à peu près à la même époque, offrent un contraste bienvenu avec l’imprécision d’Aldrovandi. L’ascension fulgurante de Felix Platter– petit-fils de berger devenu médecin – atteste la mécanique étonnamment bien huilée de la mobilité sociale dans la Suisse du XVIe siècle. Avec le détachement propre aux anatomistes, il examina Petrus, Catherine et deux de leurs enfants, notant lui aussi que la petite fille était extrêmement velue le long de la colonne vertébrale. Ces observations sont suivies d’une brillante inversion de l’ordre habituel des curiosités et émerveillements : « Puisque nous avons des poils dans chaque pore de notre corps, fait remarquer Platter, il n’est pas étonnant que ceux de certaines personnes, comme de nombreux animaux, soient plus longs et poussent indéfiniment, à l’instar des ongles. Il est bien plus étrange que, dans certaines parties du corps où ils poussent, ils conservent la même longueur, comme dans les sourcils, alors qu’en d’autres parties ils sont si courts qu’ils sont à peine visibles. » C’est nous – avec nos sourcils épilés et nos joues glabres – qui sommes des monstres. La famille Gonzales, elle, correspond davantage à l’ordre de la nature.
Aldrovandi et Platter ont tous deux tenu à examiner les membres féminins de la famille mais nous possédons, par ailleurs, peu d’informations sur les vies des petites filles velues. Merry Wiesner-Hanks utilise ce désolant silence pour soutenir que, « même chez les prodiges,les vies des femmes et des hommes étaient très différentes ». Et elle se demande à quel point les filles paraissaient beaucoup plus monstrueuses que les fils. On peut raisonnablement penser qu’elle a infléchi son projet de manière à attirer le lecteur par un titre émoustillant, « filles velues » étant à n’en point douter plus accrocheur que « personnes velues » en notre époque dépilatoire. Nous apprenons dans la préface qu’Enrico a laissé quantité d’archives, notamment des lettres et des dossiers concernant ses affaires, qui pourraient sûrement apporter un nouvel éclairage sur bien des aspects de son époque. Mais l’auteur ne nous offre que des bribes de ces informations, de peur qu’Enrico éclipse ses sœurs, qui nous observent furtivement depuis les ténèbres de l’histoire avec une discrétion qui sied peut-être à leur sexe, mais les disqualifie comme personnages principaux de l’histoire de leur famille.

 

Ce texte est paru dans la London Review of Books le 23 juillet 2009. Il a été traduit par Philippe Babo.
    [post_title] => Les très riches heures des hirsutes Gonzales
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    [post_content] => Louis XIV, la reine Victoria, et le médecin militaire James Barry ont
tous trois joué un rôle dans l’histoire de l’accouchement. Le pédiatre
américain Mark Sloan rapporte à leur propos des anecdotes inattendues
dans son livre Birth Day, consacré à l’heureux événement à travers les
âges.
L’on apprend que le Roi-Soleil avait une tendance passablement
voyeuriste à vouloir observer de près ses maîtresses en train
d’accoucher : « Il demanda à ce que l’on construise une table
d’observation » à cet effet, rapporte Meg McConahey dans le quotidien
californien The Press Democrat. Après quoi « les principaux
obstétriciens de l’époque suivirent l’exemple du Roi ». Ce qui
contribua à l’abandon de l’accouchement en position accroupie.
Au moment de mettre au monde son huitième enfant, la reine Victoria
demanda qu’on la soulage avec du chloroforme. Les cocasses arguments
moraux qui s’opposaient à l’usage du produit – il aurait conduit à
faire naître de futurs alcooliques ou dépravés… – n’eurent, dès lors,
plus cours ; sauf à vouloir « dénigrer la reine ».
James Barry fut quant à lui le premier médecin de l’Empire britannique
à procéder avec succès à une césarienne, en Afrique du Sud, en 1826. Il
se rendit ensuite célèbre pour d’autres raisons : il semble en effet
que le talentueux accoucheur ait en fait été… une femme !
« Sloan retrace habilement les forces évolutives, historiques,
politiques et scientifiques qui ont fait de l’enfantement ce qu’il est
aujourd’hui », estime Anne Harding dans The Lancet, tandis que Nora
Krug salue dans le Washignton Post un ouvrage intéressant et agréable à
lire.

Lire :

Article dans The Press Democrat

Article du Washington Post

Article du Lancet reproduit sur le site de l’auteur
    [post_title] => Une histoire de l’accouchement
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    [post_content] => Peut-on retourner la censure contre elle-même et la transformer en procédé d’invention littéraire ? C’est le défi paradoxal que tente de relever Shahriar Mandanipour, écrivain iranien victime de la censure dans son pays et récemment émigré aux Etats-Unis, dans Censoring an Iranian Love Story.
L’action se déroule à Téhéran. Deux jeunes étudiants, Dara et Sara, essaient d’y vivre une histoire d’amour que la morale officielle réprouve. Mais les obstacles qu’ils rencontrent sur le plan de leur existence fictive sont redoublés, à un niveau supérieur, par la censure qui s’abat sur le récit de leur aventure quand il dérive un tant soit peu vers l’érotisme ou la politique, également tabous. Le texte est alors barré (mais toujours lisible) ou encombré d’euphémismes. Poussant encore un peu plus loin ce détournement littéraire de la censure, Mandanipour va jusqu’à faire du censeur un personnage à part entière, en va-et-vient permanent entre réalité et fiction, à la fois co-auteur du roman et protagoniste du récit. Selon James Wood, qui commente l’ouvrage dans The New Yorker, si « les cent premières pages » du roman sont « passionnantes », le dispositif narratif finit par atteindre ses limites : « Un problème soulevé par la forme du roman […] est que le commentaire non officiel, extérieur au récit de Mandanipour, devient assez vite plus intéressant que l’histoire d’amour officielle » et la virtuosité stylistique de l’auteur finirait ainsi par desservir son propos politique…

 
    [post_title] => Iran : cachez cet amour que l’on ne saurait lire…
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    [post_content] => Il y a vingt ans, le politologue James Flynn découvrait un curieux phénomène. Les Américains – à en croire, du moins, les tests de quotient intellectuel (QI) – devenaient plus intelligents. Le phénomène était passé inaperçu pendant des années parce que ceux qui élaborent ces tests révisent en permanence le système de notation pour maintenir la moyenne à 100. Mais, constatait Flynn, si l’on décidait d’ignorer ce changement d’étalon de mesure, les résultats aux tests s’amélioraient régulièrement, gagnant environ 3 points par décennie. Une personne que son QI plaçait dans les 10 % supérieurs de la population américaine en 1920 serait à présent dans le dernier tiers. C’est là sans aucun doute, en partie, une répercussion du progrès économique : la vague de prospérité qui a déferlé sur les pays occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a permis à la population de se nourrir mieux, d’être plus éduquée, et plus familière avec les tests de QI. Mais, même après le retrait de la vague, les scores ont continué d’augmenter, non seulement aux États-Unis mais dans l’ensemble des pays développés. Qui plus est, l’accroissement n’a pas été l’apanage des enfants ayant fréquenté les garderies haut de gamme et les écoles privées. Le milieu de la courbe – occupé par ceux qui ont prétendument souffert de la détérioration de l’enseignement public, de l’absorption régulière des émissions de télévision les plus grand public et d’une musique pop bêtifiante – a progressé tout autant. Mais que se passe-t-il donc ? Dans un livre merveilleusement divertissant, Everything Bad Is Good For You, Steven Johnson suggère que c’est précisément ce que nous pensions nous abrutir qui nous rend plus intelligents : la culture populaire.

 

Les Sopranos contre Dallas

Johnson est l’ancien rédacteur en chef du magazine en ligne Feed et l’auteur de plusieurs ouvrages sur la science et la technologie. Sa pensée est agréablement éclectique. Il est aussi à l’aise dans l’analyse du dessin animé Le Monde de Nemo que dans la dissection des complexités d’un logiciel, et il est tout à fait capable d’utiliser la notion nietzschéenne d’éternel retour pour discuter des nouvelles règles créatives en vigueur à la télévision. Johnson cherche à comprendre la culture populaire non pas dans les termes de la postmodernité académique, consistant à se demander ce que la série télévisée Shérif, fais-moi peur nous apprend sur l’aliénation des hommes du sud des États-Unis, mais dans le sens très pratique consistant à se demander comment Shérif, fais-moi peur affecte le fonctionnement de nos cerveaux.

Comme le souligne Johnson, la télévision est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était il y a trente ans. Elle est plus ardue. Dans les années 1970, un épisode normal de Starsky et Hutch suivait une trajectoire essentiellement linéaire : deux personnages, pris dans une intrigue unique, progressant vers une conclusion catégorique. Regarder aujourd’hui un épisode de Dallas, c’est être sidéré par l’incroyable lenteur du rythme, les laborieuses tentatives de nouer des relations sociales et l’exaspérante simplicité d’un scénario en tout point prévisible.

Aujourd’hui, un seul et même épisode des Sopranos peut dérouler cinq fils narratifs différents, faisant intervenir une dizaine de personnages qui font des tours et des détours dans l’intrigue. Souvent, la télévision moderne demande aussi au spectateur de « combler les trous », pour reprendre l’expression de Johnson. Par exemple quand un épisode de Seinfeld (1) parodie avec subtilité les théoriciens du complot à propos de l’assassinat de Kennedy ou quand n’importe quelle aventure des Simpsons contient une multitude d’allusions à la politique, au cinéma ou à la culture populaire.

Les sommes impressionnantes que génère aujourd’hui le « second marché » de la télévision à travers les ventes de DVD et la syndication incitent les scénaristes à imaginer des programmes qui supportent d’être regardés trois ou quatre fois. Même des émissions de téléréalité comme Survivor [qui a inspiré Koh-Lanta, NdT] impliquent le téléspectateur d’une manière inédite, selon Johnson : « Quand nous regardons ces émissions, la partie de notre cerveau qui gère les émotions de notre entourage – détectant les subtils changements d’intonation, de gestuelle et d’expression – scrute l’action sur l’écran, en quête d’indices. […] Alors que nous buvons les histoires, nous essayons d’analyser les jeux avec du recul. Les émissions de téléréalité ont mis aux heures de grande écoute l’exercice de jugement rétrospectif. »

Comment est-il possible, s’interroge l’auteur, que ces plus grandes exigences cognitives de la télévision d’aujourd’hui ne comptent pas ?

Johnson applique le même raisonnement aux jeux vidéo. La plupart de ceux qui les dénoncent, avance-t-il, n’y ont en fait pas joué – du moins, pas récemment. Il y a vingt ans, Tetris ou Pac-Man étaient de simples exercices de coordination motrice et de reconnaissance des formes. Les jeux actuels relèvent d’un tout autre registre. Johnson fait remarquer que l’un des walk-throughs – ces guides officieux qui analysent les jeux et aident à en déjouer les complexités – de Grand Theft Auto III fait 53 000 mots, soit à peu près autant que son livre. Le jeu vidéo contemporain crée un monde imaginaire complet, riche en détails et niveaux de difficulté.

 

Jongler avec des impératifs contradictoires

À l’évidence, ce ne sont pas des jeux au sens où l’étaient les passe-temps comme le Monopoly, le gin-rami ou les échecs, avec lesquels beaucoup d’entre nous ont grandi. Ils ne comportent pas un ensemble de règles claires qu’il faut simplement apprendre puis appliquer au cours de la partie. Et c’est pourquoi nous sommes souvent si déroutés par les jeux vidéo modernes : nous n’avons pas l’habitude des situations où il nous revient de découvrir ce que nous devons faire. Il ne suffit pas, comme nous le pensons généralement, d’apprendre à appuyer plus vite sur les boutons. Ces jeux dissimulent des informations essentielles aux joueurs, qui doivent peser et choisir des hypothèses pour comprendre l’environnement du jeu ; et il faut parfois quarante heures pour arriver au bout d’un jeu vidéo. Loin d’être des machines à plaisir instantané, comme on les décrit souvent, ils sont en réalité « axés sur un plaisir reporté – parfois si longtemps que l’on se demande s’il va jamais arriver », écrit Johnson.

Les joueurs doivent en même temps gérer une quantité étourdissante d’informations et de possibilités. Le jeu propose une série d’énigmes qu’il ne suffit pas, pour gagner, de résoudre les unes après les autres. Il faut élaborer une véritable stratégie de long terme pour réussir à jongler avec des intérêts contradictoires et les coordonner. En dénigrant le jeu vidéo, soutient Johnson, nous l’avons confondu avec d’autres phénomènes de la vie adolescente, comme la tendance à mener plusieurs tâches de front – envoyer des courriels tout en écoutant de la musique, en parlant au téléphone et en naviguant sur Internet. Jouer à un jeu vidéo est, en fait, un exercice qui consiste à « établir la bonne hiérarchie des tâches et à les exécuter dans le bon ordre, écrit-il. Il s’agit de découvrir un ordre et un sens dans le monde et de prendre les décisions qui aident à créer cet ordre ».

Naturellement, il ne semble pas juste de dire que regarder 24 Heures Chrono ou jouer à un jeu vidéo puisse être aussi important sur le plan cognitif que lire un livre. Le succès phénoménal des Harry Potter n’est-il pas de meilleur augure pour la culture que le succès équivalent de Grand Theft Auto III ? Johnson répond à cela en imaginant ce que les critiques auraient pu écrire si les jeux vidéo avaient été inventés il y a des centaines d’années et qu’une chose appelée livre n’avait commencée d’être vendue aux enfants à grand renfort de marketing que très récemment : « La lecture ne stimule pas suffisamment les sens, et ce de façon chronique. Contrairement à la vieille tradition du jeu – qui plonge l’enfant dans un univers coloré en trois dimensions, empli d’images animées et d’environnements musicaux, dirigé et commandé par des mouvements musculaires complexes –, les livres ne sont qu’un chapelet stérile de mots alignés sur la page. […] En outre, les livres isolent tragiquement. Alors que les jeux impliquent depuis nombre d’années les jeunes dans des relations sociales complexes avec leurs amis, construisant et explorant ensemble des univers, les livres obligent l’enfant à s’enfermer dans un endroit tranquille, coupé de toute interaction avec les autres. […] Mais la caractéristique peut-être la plus dangereuse de ces livres est le fait qu’ils suivent une trajectoire linéaire immuable. On ne peut influer sur le récit d’aucune manière – on ne peut que rester assis tandis que l’histoire vous est imposée. […] Cela risque d’instiller une passivité générale chez nos enfants, qui se sentiront impuissants à changer leur condition. La lecture n’est pas une pratique active, participative ; c’est une pratique soumise. »

 

Deux formes de pensée complémentaires

Il plaisante, bien sûr, mais en partie seulement. Les livres et les jeux vidéo représentent en réalité deux formes d’apprentissage très différentes. Quand on lit un manuel de biologie, c’est le contenu qui compte. La lecture est une forme d’apprentissage explicite. Quand on joue à un jeu vidéo, l’intérêt réside dans la façon dont il vous fait réfléchir. Les jeux vidéo sont un exemple d’apprentissage collatéral, ce qui n’est pas moins important.

Être « intelligent » implique de maîtriser avec facilité ces deux formes de pensée : l’aptitude à résoudre les problèmes, qui compte, par exemple, dans les jeux vidéo et les tests de QI, mais aussi le genre de connaissance cristallisée qui vient de l’apprentissage explicite. Si le livre de Johnson a un défaut, c’est qu’il soutient parfois que nous sommes en général « plus intelligents », alors qu’il ne parle en vérité que de nos facultés de résolution de problèmes. Quand il s’agit de l’autre forme d’intelligence, la réalité de nos progrès n’est pas claire du tout, comme peut l’attester n’importe quel individu comparant, par exemple, la déclaration de Gettysburg aux discours présidentiels des vingt dernières années (2). La vraie question est donc de savoir quel serait le juste équilibre entre ces deux formes d’intelligence. Ce qui est mauvais est bon pour vous ne répond pas à cette question. Mais Johnson fait quelque chose de presque aussi important : nous rappeler de ne pas tomber dans le piège consistant à penser que l’apprentissage explicite est la seule forme d’apprentissage qui importe.

 

Haro sur la récré

Ces dernières années, un certain nombre d’écoles primaires ont progressivement supprimé ou réduit les récréations pour les remplacer par un surcroît de maths ou d’anglais. C’est le triomphe de l’explicite sur le collatéral. Car, pour un enfant de dix ans, la récréation est un « jeu » exactement au sens où les jeux vidéo le sont pour un adolescent, selon l’acception de Johnson : un environnement non structuré qui oblige l’enfant à agir, à rechercher la logique cachée, à trouver un ordre et un sens au milieu du chaos.

Dans la même veine, l’un des débats qui agitent aujourd’hui le corps enseignant porte sur la valeur des devoirs à la maison. L’analyse de centaines d’études réalisées sur le sujet montre que les éléments à l’appui de cette pratique sont, à tout le moins, ténus. C’est au lycée ou pour des matières comme les maths que les devoirs semblent être plus utiles. Mais, à l’école primaire, leur intérêt pédagogique paraît insignifiant ou nul. Leur effet sur la discipline et l’apprentissage de la responsabilité personnelle n’est pas prouvé non plus. Quant au lien de causalité entre les devoirs au lycée et la réussite scolaire, il reste à établir : devient-on meilleur parce qu’on consacre plus de temps aux devoirs ? Ou bien, les meilleurs élèves, prenant plus de plaisir à faire leurs exercices, leur consacrent-ils naturellement plus de temps ? La réponse n’est pas claire. Alors, pourquoi notre société est-elle donc si attachée aux devoirs ? Peut-être parce que nous avons si peu foi dans les autres manières dont les enfants pourraient utiliser leurs loisirs : aller se promener et faire ainsi de l’exercice ; passer du temps avec leurs copains et récolter les fruits de l’amitié ; ou, comme le suggère Johnson, s’installer devant un jeu vidéo et exercer leur cerveau avec rigueur.

 

Ce texte est paru dans le New Yorker le 16 mai 2005. Il a été traduit par Béatrice Bocard.
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Les Anglais ont gagné à Crécy et à Azincourt, mais ont perdu la guerre de Cent Ans. On comprend pourquoi en lisant l’historien britannique Jonathan Sumption : l’argent! Obligés de tenir en même temps la frontière écossaise, de mater les rébellions internes, les Anglais ont épuisé leurs ressources. Quant aux Français, évitant en général de livrer bataille, ils poursuivirent « avec détermination et adresse » une stratégie de harcèlement qui finit par porter ses fruits, écrit Allan Massie dans le Telegraph. Ce troisième volume de mille pages ne couvre que les années 1369-1399. Deux autres tomes sont attendus.

Jonathan Sumption, Divided Houses. The Hundred Years War III (« Les maisons divisées. La guerre de Cent Ans III »), Faber & Faber, 2009.
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    [post_content] => Chargé par l’empereur de l’Inde, Shah Alam II, d’une mission auprès du roi George III, le Bengali Mirza Sheikh I’tesamuddin fit escale à Nantes, puis à Calais, en 1765. Il formula à cette occasion de savoureuses réflexions.
Observateur curieux, Mirza Sheikh I’tesamuddin rapporta en effet de son périple un ouvrage en persan, dont l’original est perdu, mais dont il existe une traduction en bengali, une en ourdou et une autre en anglais, datant de 1827. Le Times Literary Supplement a rendu compte d’une nouvelle édition, qui exploite les trois traductions. L’essentiel du livre est consacré à la description des mœurs des Anglais et des Écossais, mais quelques passages sur les Français valent d’être cités : « Les classes inférieures chez les Français sont si pauvres que les gens ne peuvent s’offrir de chaussures et portent à la place des sandales en bois. Ils prennent des blocs de bois et les évident à la taille appropriée puis glissent leurs pieds dedans et marchent en faisant un bruit ridicule.
« Les Français disent qu’ils ont enseigné la musique et l’équitation aux Anglais. Les Anglais riches envoient leurs enfants dans des écoles françaises pour polir leurs manières et leur goût. Les Français disent que l’excellence actuelle des Anglais dans les techniques et les sciences, le commerce et l’industrie est le résultat de l’éducation française.
« J’ai réalisé que les Français sont une race vaniteuse, dont la conversation tend toujours à faire étalage de leur supériorité et à dénigrer injustement les autres nations.
« Il y a beaucoup de prêtres riches et hypocrites parmi les Français. C’est une coutume chez les hommes et les femmes d’aller une fois par an voir leur prêtre pour confesser les péchés qu’ils ont commis. Ils font de larges présents à leur prêtre afin d’obtenir de lui que, par la prière et le jeûne, il intercède auprès de Dieu pour obtenir son pardon. À cet égard, les Français sont comme les hindous, chez lesquels les brahmanes, qui sont leurs prêtres, les trompent en leur faisant croire qu’une trempette dans le Gange les lavera de leurs péchés pour le reste de leur vie et leur ouvrira les portes du paradis. »
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