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    [post_content] => Quand Mahmoud Ahmadinejad affirma en septembre 2007, lors d’une intervention à l’université Columbia de New York, qu’« il n’y a pas d’homosexuels en Iran », l’absurdité de cette présomption a fait du président la risée du monde entier. Aujourd’hui, un livre écrit par une éminente universitaire iranienne en exil, Sexual Politics in Modern Iran, lui apporte la plus cinglante des répliques en exposant en détail la longue histoire de l’homosexualité en terre persane.

Consacrant une large partie de son ouvrage à l’Iran prémoderne, l’historienne Janet Afary présente la forme dominante de ces relations en termes d’« homosexualité définie par le rang ». Il s’agissait de liaisons particulièrement codifiées, où un homme mûr se procurait un partenaire plus jeune, l’amrad. Les « relations homo-érotiques masculines, écrit l’auteur, étaient régies en Iran par un véritable rituel courtois qui passait, pour l’aîné, par la distribution de cadeaux, l’enseignement de textes littéraires, la musculation et l’entraînement militaire, la guidance intellectuelle et l’exploitation de contacts sociaux susceptibles d’aider le partenaire plus jeune dans sa carrière ». Parfois, ces hommes échangeaient officiellement des vœux, les sigeh de fraternité (1). « Le sexe n’était pas l’unique raison d’être de ces relations, précise l’historienne. Il s’agissait aussi de cultiver l’affection entre les partenaires et de confier à l’homme certaines responsabilités quant à l’avenir du garçon. » Les “sigeh de sororité”, concernant les pratiques lesbiennes, étaient également répandus.

Rien ne témoigne davantage des codes qui régissaient traditionnellement les relations entre personnes de même sexe, explique Afary, que « le genre littéraire du “miroir des princes” (andarz nameh) [qui] porte à la fois sur les amours homosexuelles et hétérosexuelles. Souvent écrits par des pères pour leurs fils ou par des vizirs pour leurs sultans, ces ouvrages consacraient des chapitres distincts au traitement des compagnons masculins et à celui des épouses (2). »

 

Un idéal moral supérieur

Dans l’un des plus célèbres d’entre eux, le Qâbûs Nâmeh (1082-1083), un père conseille ainsi à son fils : « Entre les femmes et les jeunes hommes, ne limite pas tes penchants à l’un ou l’autre sexe ; ainsi, les deux pourront te procurer du plaisir sans que l’un ou l’autre ne te devienne inamical. […] L’été, oriente tes désirs vers les jeunes hommes, et l’hiver vers les femmes. » D’une manière générale, l’auteur rappelle à quel point les thèmes homosexuels émaillaient la littérature persane classique (XIIe-XVe siècles), via des allusions homo-érotiques passionnées ou même des références explicites à de jeunes et beaux garçons.

« L’homosexualité et les expressions homo-érotiques, précise Afary, étendaient leur emprise sur nombre d’espaces publics, bien au-delà de la cour royale : les monastères et séminaires, les tavernes, les camps militaires, les gymnases, les hammams et les cafés. […] Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, les maisons de prostitution masculines (amrad khaneh) étaient des établissements reconnus et imposables. »

Si Janet Afary étudie le rôle majeur du statut social dans les relations homosexuelles, elle éclaire aussi la façon dont « la poésie soufie persane, qui est au moins aussi consciemment érotique qu’elle est mystique, célébrait parfois les rituels galants entre [hommes] de rang plus ou moins égal. […] Le lien entre l’amoureux et le bien-aimé était […] fondé sur une forme de chevalerie (javan mardi). L’amour élevait à un idéal moral supérieur. […] Les soufis étaient encouragés à utiliser les relations homo-érotiques comme une voie vers l’amour spirituel ».

D’une manière générale, la société iranienne est restée, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe, « tolérante à l’égard de bien des pratiques homo-érotiques. […] Les relations pédérastiques acceptées, à demi publiques, entre hommes adultes et amrads étaient monnaie courante dans différents milieux ». Apparue à l’âge classique, ce que Janet Afary appelle une « bisexualité romantique » était fréquente à la cour et dans l’élite : « Une forme d’amour intermittent (‘eshq-e mosalsal) était communément pratiquée, où l’affection pouvait osciller d’une fille à un garçon, et réciproquement. »

À la cour de Nasser al-Din Shah, au pouvoir de 1848 à 1896, il était encore acceptable d’entretenir des concubins. Le souverain lui-même avait (en plus de ses épouses et de son harem) un jeune amant, Malijak, qu’il « aimait plus que tout ». Dans ses Mémoires, celui-ci rappelle fièrement : « L’amour du roi pour moi atteignait un point tel qu’il m’est impossible de le décrire. […] [Il] me tenait dans ses bras et m’embrassait comme s’il étreignait l’une de ses favorites. »

Mais la chercheuse iranienne montre bientôt comment le mouvement de modernisation, apparu avec la révolution constitutionnelle de 1906 et inspiré par des concepts venus d’Occident, a changé la donne (3). Elle révèle notamment à quel point la première feuille satirique musulmane, Molla Nasreddin (ou MN) publiée en azéri à Tiflis, dans le Caucase russe, entre 1906 et 1931, a influencé cette révolution en introduisant un « nouveau discours sur le genre et la sexualité (4) » : doté d’un comité éditorial qui adhérait à certains concepts de la social-démocratie russe, notamment concernant les droits des femmes, MN fut « le premier journal du monde musulman chiite à défendre la norme hétérosexuelle. […] Cette feuille satirique illustrée, lue aussi bien par les intellectuels iraniens que par le quidam, était extrêmement populaire dans la région en raison de ses dessins humoristiques explicites ».

Molla Nasreddin assimilait homosexualité et pédophilie, accusait les professeurs et les responsables du clergé d’« attenter à la pudeur des jeunes garçons », exploitait le « mépris » pour les homosexuels passifs, laissait entendre que les hommes de l’élite entretenant des amrads « avaient un intérêt particulier à défendre les espaces publics non mixtes (masculins) où la pédérastie à demi voilée était tolérée », et « ridiculisait les rites d’échange de vœux de fraternité devant un mollah ». C’est ainsi qu’un discours d’homophobie politique d’origine européenne fit son apparition en Perse.

Ces attaques de MN allaient en effet « façonner les débats iraniens sur le sujet pour le siècle à venir », poursuit Afary. La feuille « servit de modèle à plusieurs journaux de l’époque », qui se firent l’écho des critiques formulées à l’encontre du clergé et du leadership conservateurs pour leurs mœurs homosexuelles. Les révolutionnaires iraniens commencèrent d’« admonester régulièrement des personnalités politiques de premier plan en raison de leur inconduite sexuelle, et certains libelles reprenaient la vieille allégation selon laquelle d’importants responsables avaient été amrads dans leur jeunesse ».

D’éminents partisans de la révolution de 1906 se joignirent avec enthousiasme à cette propagande : « L’influente revue Kaveh, publiée en exil à Berlin entre 1906 et 1921, dont le rédacteur en chef était le célèbre constitutionnaliste Hassan Taqizadeh, menait la campagne contre l’homosexualité. […] Leur conception de la modernisation incluait désormais la promotion de l’érotisme hétérosexuel au rang de norme, ainsi que l’abandon de toutes les pratiques – voire des simples penchants – homosexuels. »

 

Une fête de l’autodafé

Quand Reza Kahn renversa la dynastie Qâjar et s’autoproclama shah en 1925, il impulsa une nouvelle vague de réformes ; il s’efforça notamment d’interdire l’homosexualité et lança un violent assaut contre la poésie persane classique. Le grand poète Iraj Mirza, connu jusque-là pour ses poèmes homo-érotiques, « s’unit à d’autres personnalités importantes de l’époque pour soutenir l’hétérosexualité obligatoire. […] Le vrai patriote devait changer d’orientation sexuelle et délaisser les garçons pour les femmes, affirmaient haut et fort ces grandes figures politiques et intellectuelles. […] Certains faisaient­ pression pour obtenir la suppression dans les manuels scolaires de poèmes à connotation homosexuelle ».

À la tête de cette croisade, l’historien et journaliste Ahmad Kasravi a eu une influence particulière sur les politiques culturelles et éducatives des années 1930 et 1940. Admirateur de MN, Kasravi prêchait que « l’homosexualité était un signe de retard culturel », que les poètes soufis de l’homo-érotisme menaient des vies de « parasites » et produisaient une œuvre « dangereuse [qui] devait être éliminée ». Le Premier ministre Mahmoud Jam, au pouvoir de 1935 à 1939, finit par accéder à sa demande d’interdire totalement les poèmes homo-érotiques des quotidiens.

Kasravi avait fondé en 1941 le mouvement nationaliste Bâhâmâd-e Azâdégân (« Société des hommes libres »), qui s’attira de nombreux partisans, unis notamment autour du concept de pâkdini (la religiosité pure), une forme de déisme. Comme le rappelle Afary, Azâdégân « alla jusqu’à instaurer une fête de l’autodafé, chaque année, au moment du solstice d’hiver. Les livres considérés comme nuisibles et amoraux étaient jetés au bûcher lors d’une cérémonie qui semblait faire écho aux idées nazies et soviétiques sur l’élimination de l’“art dégénéré”. […] Kasravi fondait son opposition à cette littérature sur plusieurs postulats. Il attendait de la jeune génération qu’elle étudie les sciences occidentales afin de reconstruire le pays et considérait la poésie soufie comme une dangereuse distraction. Aussi absurde que cela puisse paraître, l’historien affirmait aussi que la renaissance de la poésie persane était une gigantesque conspiration ourdie par les orientalistes britanniques et allemands pour détourner la jeunesse de l’héritage de la révolution constitutionnelle et encourager […] les activités immorales ».

Afary ajoute, pour s’en désoler, que « la plupart des défenseurs des droits des femmes souscrivaient à ce projet car il encourageait l’amour hétérosexuel et monogame dans le mariage. […] Ni Kasravi ni les féministes ne faisaient alors de distinction entre le viol ou l’agression sexuelle de garçons et les relations consenties entre adultes ».

L’essor de la radio, de la télévision et de la presse écrite – notamment via le succès du journal Parcham, publié à partir de 1941 par Azâdégân – engendra un vaste débat national sur les maux de la pédérastie, qui aboutit à une vaste censure littéraire. Les allusions à l’amour homosexuel furent éliminées des manuels scolaires et même des nouvelles éditions de textes classiques. « Les poèmes étaient désormais illustrés par des miniatures célébrant l’hétérosexualité, et les élèves étaient amenés à croire que l’objet d’amour était toujours une femme, même lorsque le texte contredisait ouvertement cette hypothèse », écrit Afary.

La censure ayant ainsi effacé de la mémoire collective l’immense héritage culturel de « l’éthique de l’amour masculin » dans la période classique, l’hostilité à l’homosexualité joua un rôle important dans la révolution de 1979, qui explique en partie la virulence de la répression actuelle. Comme l’ont montré Janet Afary et Kevin B. Anderson dans Foucault and the Iranian Révolution, « les mouvements nationalistes consolident traditionnellement leur pouvoir avec des récits qui affirment le patriarcat et l’hétérosexualité obligatoire, attribuant l’anormalité et l’immoralité sexuelles à une élite dirigeante corrompue sur le point d’être renversée et/ou complice de l’impérialisme étranger. Les accusations lancées contre la famille du shah déchu, les Pahlavis, et leurs riches sympathisants ne reposaient donc pas toutes sur des griefs politiques et économiques. Une part importante de la colère publique visait leur conduite “immorale” ». La rumeur voulait notamment qu’un mode de vie gay fût omniprésent à la cour. On disait du Premier ministre du shah, Amir Abbas Hoveyda, qu’il avait été homosexuel. La presse satirique raillait régulièrement sa mise méticuleuse, l’orchidée violette qu’il portait au revers et son mariage supposément de convenance. Le shah lui-même, disait-on, était bisexuel. L’un de ses amis proches, un Suisse qu’il avait rencontré pendant ses études dans ce pays, lui rendait régulièrement visite.

 

La perversion des Pahlavi

« Mais le pire scandale, rappelle l’historienne, concerna le simulacre de mariage organisé par deux jeunes hommes de la bonne société, liés à la cour. C’était la confirmation publique, surtout aux yeux des plus pieux, que la maison Pahlavi était pervertie par les pires mœurs et que le shah n’était plus maître chez lui. Ces rumeurs alimentèrent l’indignation populaire, et furent récupérées par les islamistes. »

Peu après son accession au pouvoir en 1979, l’ayatollah Khomeyni instaura la peine de mort pour les homosexuels. Afary résume ainsi la situation de cette minorité sous Ahmadinejad : « Tandis que la charia exige soit les aveux en bonne et due forme des accusés, soit quatre témoins les ayant surpris en flagrant délit, les autorités actuelles ne recherchent que des preuves médicales de pénétration. Si elles les trouvent, la peine de mort est prononcée. Parce que les exécutions pour homosexualité ont soulevé des protestations à l’échelle internationale, l’État a généralement associé ces accusations à des charges de viol ou de pédophilie. Le recours permanent à cette tactique a encore ébranlé le statut de la communauté gay iranienne aux yeux de l’opinion. »

Dans ce résumé, forcément succinct, de quelques-unes des conclusions et révélations les plus marquantes de Janet Afary sur l’homosexualité, il est impossible de rendre toute l’ampleur et la portée de Sexual Politics in Iran, dont la plus grande partie est consacrée au rôle des Iraniennes et à leur combat pour la liberté. Mais, comme l’écrit l’auteur elle-même, « j’ai découvert qu’on ne pouvait parler de genre ou de droits des femmes, en particulier au sein du mariage, sans aborder le sujet des relations homosexuelles ».

Janet Afary l’a fait avec une sensibilité, une rigueur intellectuelle, un engagement personnel, une subtilité et un talent hors du commun.

 

Cet article est paru sur le site History News Network le 1er mars 2009. Il a été traduit par Béatrice Bocard.
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    [post_content] => Le 6 mars 1943, deux soldats allemands parlent de la guerre. Budde, le pilote de chasse, et Bartels, le sous-officier, ont été faits prisonniers par les Anglais quelques semaines auparavant. Pour eux, les combats sont finis, et le temps est venu d’échanger leurs souvenirs :

« Budde : J’ai participé à deux raids aériens, on a bombardé des maisons.
Bartels : Tu parles de bombardements stratégiques, comme nous, avec des cibles précises ?
Budde : Non, des bombardements au hasard, pour déstabiliser l’ennemi. On prenait la première cible venue, des villas sur une colline par exemple. Tu vois, on les survole comme ça et tout à coup, pssssst, on fond dessus, les fenêtres explosent, le toit s’envole. Une fois à Ashford, sur la place du marché, il y avait un attroupement, des tas de gens, des discours… bah, je peux t’assurer qu’on les a pulvérisés ! C’est très amusant ! »

Les pilotes Baümer et Greim ont eux aussi vécu de beaux moments, comme ils se plaisent à le raconter :

« Baümer : On a fait installer à l’avant de l’avion un canon de deux centimètres. On volait en rase-mottes, et quand on croisait des voitures, on allumait les phares, pour qu’elles croient qu’une autre automobile arrivait en face. Et là, avec les canons, on nettoyait tout. Ça marchait du tonnerre. C’était du beau travail, on s’en donnait à cœur joie ! On a fait ça aussi avec des trains et des convois.

 

Un ton inhabituel et dérangeant

Greim : Un jour, on a mené un raid sur Eastbourne. On est arrivés et on a vu un château. Apparemment, il y avait un bal ou quelque chose comme ça, en tout cas plein de dames en tenue de soirée et un orchestre. La première fois, on s’est contentés de survoler, mais ensuite on a piqué et tout canardé. Ah ! Mon ami, c’était vraiment le pied ! »

Le ton des soldats Budde, Bartels, Baümer et Greim est inhabituel et dérangeant. Rien à voir avec celui qu’on trouve dans les documentaires télévisés ou les Mémoires de guerre : c’est le ton de soldats qui bavardent entre eux et se racontent leurs expériences.

Dix-huit millions d’hommes ont servi pendant la Seconde Guerre mondiale dans la Wehrmacht et la Waffen-SS, soit plus de 40 % de la population masculine du Reich. Aucune période n’est mieux documentée que les six années qui séparent l’invasion de la Pologne, en septembre 1939, et la capitulation de l’Allemagne, en mai 1945. L’historien lui-même peine désormais à avoir une vision globale des ouvrages consacrés au conflit. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale que l’Institut de recherche sur l’histoire militaire de Potsdam a achevé de publier il y a trois ans, la référence allemande en la matière, représente à elle seule dix volumes (1).

Chaque bataille de ce combat monstrueux pour la domination de l’Europe a aujourd’hui sa place réservée dans les livres d’histoire, au même titre que les horreurs provoquées par cette dévastation qui fit soixante millions de morts : la souffrance des populations civiles, l’extermination des Juifs, la guerre contre les partisans à l’Est. Cependant, la façon dont les soldats ont vécu la guerre, dont la confrontation permanente avec la mort et la violence les a transformés, ce qu’ils ont ressenti, ce qu’ils ont craint, mais aussi ce à quoi ils ont pris plaisir, tout cela n’est qu’effleuré dans les ouvrages savants. Il est vrai que l’historiographie s’est longtemps méfiée des points de vue subjectifs sur les événements, préférant se contenter des dates et des faits. Mais cela tient aussi aux lacunes des sources potentielles. La correspondance du front, les récits personnels, les Mémoires de guerre ne renvoient qu’une image édulcorée de la réalité. Les destinataires de ces témoignages sont les femmes des soldats, leurs familles, ou plus généralement l’opinion publique. Les descriptions du quotidien, le village qu’on rase ou les quelques filles qu’on « culbute », comme on désigne les viols dans le jargon des soldats, n’y ont pas leur place.

Non seulement les attentes des destinataires font obstacle à une peinture réaliste, mais le temps transforme à lui seul le regard porté sur le passé. Pour avoir une image fidèle de la façon dont les militaires ont vécu la guerre, il faudrait pouvoir les interroger à chaud et jouir de leur entière confiance afin qu’ils s’expriment librement, sans craindre de devoir rendre ensuite des comptes. Ce qui paraît déjà difficile pour des conflits contemporains, comme l’Afghanistan, relève quasiment de l’impossible concernant un événement bien antérieur comme la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, deux chercheurs allemands ont réussi à reconstituer ce vécu grâce à des enregistrements d’époque. C’est une découverte sensationnelle qu’a faite l’historien Sönke Neitzel dans les archives britanniques et américaines. En 2001, il effectuait des recherches sur la bataille de l’Atlantique quand il est tombé par hasard sur des retranscriptions d’écoutes d’officiers allemands faits prisonniers par les Alliés, s’exprimant avec une liberté inouïe. Plus Neitzel creuse, plus il trouve de matériau. Au total, ce sont 150 000 pages de comptes rendus originaux qu’il a dépouillés avec le spécialiste de psychologie sociale Harald Welzer. Le livre qu’ils en tirent est de nature à bouleverser notre vision de la guerre.

Ces enregistrements offrent sur la Seconde Guerre mondiale un regard « de l’intérieur » et détruisent à jamais le mythe d’une Wehrmacht « propre ». Dans ces récits, les soldats nous livrent leur vision de l’ennemi et de leurs chefs, ils se racontent par le menu telle ou telle opération militaire et rapportent avec un luxe de détails étonnant les atrocités qu’ils ont vues et auxquelles ils ont pris part.

Toutes les raisons sont bonnes pour tuer. Parfois il suffit qu’un homme ne change pas de trottoir assez vite ou rechigne à donner un objet :

« Zotlöterer : J’ai tiré sur un Français par-derrière. Il était à vélo.
Weber : De très près ?
Zotlöterer : Oui.
Heuser : Il voulait te faire prison­nier ?
Zotlöterer : Tu parles ! Je voulais le vélo. »

Jusqu’au printemps 1945, près d’un million de soldats de la Wehrmacht ou des Waffen-SS furent capturés par les Anglais ou les Américains, pour la plupart envoyés dans des camps de prisonniers ordinaires. Mais plus de treize mille d’entre eux firent l’objet d’une « observation » plus étroite dans les installations conçues à cet effet que les Alliés édifièrent d’abord dans le domaine de Trent Park, au nord de Londres, dans la Latimer House située dans le Bucking­hamshire, puis, à partir de l’été 1942, à Fort Hunt, en Virginie. Il s’agissait d’arracher aux soldats des secrets militaires susceptibles de donner aux Alliés un avantage stratégique. Les cellules étaient truffées de micros ; de nombreux indics se mêlaient par ailleurs aux détenus, avec pour mission d’orienter la conversation dans la bonne direction.

n peut penser que la plupart des prisonniers ignoraient qu’ils étaient sur écoute ; quoi qu’il en soit, s’ils le savaient, ils abandonnaient très vite toute prudence, portés par la conversation avec leurs camarades. Le besoin humain de parler est manifestement plus fort que la crainte d’être entendu par l’ennemi.
La quantité de matériau retrouvé dans les archives est impressionnante : les Britanniques ont rédigé 17 500 comptes rendus d’écoute ; si certains ne font qu’une demi-page, d’autres s’étendent sur plus de vingt feuillets. Les Américains ont conservé des milliers d’autres transcriptions ; ce sont des relevés mot à mot en allemand, auxquels on a adjoint une traduction anglaise.

 

« J’avais mal pour les chevaux »

La décision d’interner les prisonniers à Trent Park ou à Fort Hunt était prise par des officiers des renseignements alliés, qui désignaient les candidats appropriés. Alors que les Anglais ont mis sur écoute avant tout l’élite de la Wehrmacht, les Américains se sont plutôt intéressés au soldat moyen. Près de la moitié des détenus de Fort Hunt étaient de simples hommes de troupe, en particulier de l’armée de terre, les sous-officiers ne représentant qu’un petit tiers des effectifs, et les officiers de plus haut rang, un sixième.

Et, de fait, la diversité des voix donne un aperçu très complet du regard que portent les soldats sur la guerre. Presque toutes les carrières sont représentées, du nageur de combat au général d’armée. De même, les propos recueillis couvrent à peu près tous les théâtres d’opérations. Certes, la quasi-totalité des soldats mis sur écoute avaient été faits prisonniers sur le front de l’Ouest ou en Afrique mais, la plupart ayant combattu dans différentes zones, nous disposons également de descriptions du front de l’Est.

La science s’est toujours demandé à quelle vitesse des hommes en tous points normaux se transforment en machines à tuer. La réponse qui s’impose à la lecture de ces récits tient en deux mots : très rapidement. Pour beaucoup, la phase d’accoutumance dure à peine quelques jours, après quoi ils s’acquittent de leur tâche sans difficulté. Plus d’un avoue même ouvertement en tirer du plaisir.

Parfois, une arme ou un avion suffit, comme le montre cette discussion du 30 avril 1940 entre un pilote de la Luftwaffe et un éclaireur :

« Pohl : Le deuxième jour de la campagne de Pologne, j’ai dû bombarder une gare de Pozna´n. Huit des seize bombes sont tombées dans la ville, en plein milieu des maisons. Ça ne m’a pas vraiment réjoui. Le troisième jour, ça m’était égal, et le quatrième, j’y ai pris plaisir. Pour se mettre en appétit, on poursuivait des soldats isolés à travers champs et on les laissait gisant les bras en croix avec quelques balles dans la peau.
Meyer : C’étaient toujours des soldats ?
Pohl : Non, des civils aussi. On attaquait les files dans la rue. Je faisais partie d’une escadre de trois appareils. Les avions plongent, les uns derrière les autres, et là, dans un virage à gauche, c’est parti, avec les mitrailleuses et tout ce qu’on avait sous la main. On a vu des chevaux voltiger.
Meyer : Diable, avec les chevaux. Je n’arrive pas à y croire.
Pohl : J’avais mal pour les chevaux, pas du tout pour les hommes. Mais les chevaux m’ont fait de la peine jusqu’au dernier jour. »

Quand des soldats parlent de la guerre, des mots comme « mort » ou « tuer » ne surgissent que rarement dans la conversation. Parce que c’est le résultat qui compte, pas le travail en lui-même, qui va de soi. Un maçon ne discuterait pas pendant la pause de pierre et de ciment, remarquent à juste titre Neitzel et Welzer.
Nombre de discussions retranscrites sont des joutes oratoires. Il ne s’agit pas pour les prisonniers de s’épancher ; ils se montrent indifférents aux horreurs qui sont derrière eux. Ils veulent plutôt se distraire, rigoler ensemble. Comme souvent lorsque des hommes parlent de leurs expériences devant un cercle de confrères, leurs récits ont quelque chose de vantard.

Les réactions à ce qui se dit sont au moins aussi révélatrices que la nature de ce qui est dit. Un comportement qui va de soi ne suscite pas la contradiction ou la protestation. Une frontière se dessine ainsi entre ce que l’on juge normal et ce qui représente au contraire une violation de la norme.

Le soldat parle peu de la mort, et tout aussi peu de ses sentiments ou de ses peurs. La crainte de mourir ou le désespoir ne sont pas de nature à amuser les camarades. Dans le monde des soldats, l’aveu de n’avoir pas su faire face à une situation extrême est interprété comme une preuve de faiblesse ; ce n’est d’ailleurs pas fondamentalement différent parmi les civils. On n’avouera qu’à de très proches amis s’être fait dessus de peur ou avoir dû se rendre.

Les hommes adorent la technique, c’est un sujet sur lequel ils s’entendent vite. Aussi de nombreuses discussions portent-elles sur l’équipement, l’armement, les calibres, et, avec des variations à l’infini, sur comment on a « tué », « abattu », « descendu ». Le succès et la fierté du travail accompli existent aussi à la guerre.

 

Des frontières morales déplacées

La victime vaut seulement comme cible à toucher et anéantir, que ce soit un bateau, une maison, une voie de chemin de fer, voire un cycliste, un piéton ou une femme avec une poussette. On ne regrette que très rarement le destin des innocents, et jamais il n’est question de compassion. « La victime au sens empathique du terme est absente de ces récits », concluent les auteurs. Nombre des soldats mis sur écoute ne font pas de distinction entre les cibles militaires et civiles ; très vite après le début de la guerre, ces différences n’existent plus que sur le papier, et, à partir de l’invasion de l’URSS, elles disparaissent totalement. Certains soldats sont même très fiers d’avoir eu l’occasion de tuer de nombreux civils. Le lieutenant Hans Hartigs, du 26e escadron de chasseurs, raconte en janvier 1945 un raid contre l’Angleterre, au cours duquel il s’agissait expressément de « tirer sur tout ce qui bougeait, pourvu que ça ne soit pas militaire » : « Nous avons abattu des femmes et des enfants en poussettes », rapporte l’officier avec satisfaction. Le caporal de sous-marin Solm explique en mars 1943 comment il a « coulé un bateau transportant des enfants », provoquant la noyade de plus de cinquante d’entre eux. Il s’agit très vraisemblablement du paquebot britannique City of Benares, torpillé le 17 septembre 1940 dans l’Atlantique Nord.

« Ils sont tous morts noyés ?
– Oui, tous.
– Un bateau de quelle taille ?
– Un 6 000 tonnes.
– Comment vous l’avez su ?
– Par la radio. »

La guerre n’abolit pas les catégories morales, comme on pourrait le penser, elle en déplace le champ d’application. Aussi longtemps que le soldat agit dans les limites de ce qui est considéré comme nécessaire, il juge son action légitime, même quand il s’agit d’actes d’une brutalité extrême. C’est la raison pour laquelle des agissements qui provoqueraient un dégoût profond en temps de paix ne lui posent ici pas de cas de conscience particulier.

Quand la morale n’est pas abolie, mais que ses frontières sont redessinées, il subsiste des règles : on ne tire pas sur des pilotes dont l’avion a été abattu et qui ont sauté en parachute ; en revanche, tout est permis avec l’équipage des tanks détruits. Les partisans étaient par principe immédiatement fusillés ; quiconque assaille un camarade par-derrière a, du point de vue de l’homme de troupe, bien mérité son sort. En revanche, fusiller en masse des femmes et des enfants était considéré, même dans la Wehrmacht, comme une pratique cruelle, ce qui ne l’empêcha pas d’être très répandue.

En octobre 1944, l’opérateur radio Eberhard Kehrle et le soldat d’infanterie SS Franz Kneipp discutent très librement de la guerre contre les partisans :

« Kehrle : Dans le Caucase, lorsque l’un de nous a été abattu, on n’a pas attendu l’ordre d’un lieutenant. On a sorti nos pistolets, et hop, femmes, enfants, tout ce qui bougeait, liquidé…
Kneipp : Chez nous, une fois, un groupe de partisans avait attaqué un convoi de blessés et les avait tous achevés. Une demi-heure plus tard, ils avaient été pris près de Novgorod. On les a mis dans une fosse creusée dans le sable, et on a mitraillé de tous les côtés.
Kehrle : Ceux-là méritent une mort lente, pas d’être fusillés. »

Les récits du caporal Sommer à propos d’un lieutenant qui servait sur le front italien montrent également à quel point la terreur contre les civils était habituelle :

« Sommer : En Italie, dans chaque village où nous arrivions, il disait toujours : “On commence par en tuer vingt, histoire d’avoir un peu la paix, qu’il ne leur vienne pas des idées stupides” (rires). On faisait une petite fusillade, puis il déclarait : “Au premier qui bronche, on en descend cinquante autres.”
Bender : C’était quoi les critères pour choisir les hommes ? C’était au hasard ?
Sommer : Oui, c’est ça, vingt hommes et c’est tout : “Venez là !”, il les mettait sur la place du marché, et là taratatatata… avec les trois mitrailleuses, ils étaient tous abattus. Et puis c’était fini. Et là il disait “Bravo ! Cochons !” Il avait une de ces rages contre les Italiens, c’était pas croyable ! »

Personne n’est assuré de résister à l’attrait d’« actes inhumains promis à l’impunité » comme l’écrivain Günther Anders a un jour désigné la terreur exercée sans entrave. Quand s’ouvre un espace pour la violence, même les bons pères de famille perdent rapidement leurs derniers scrupules. Cependant, les armées ne se conduisent pas toutes de la même façon.

L’Armée rouge n’avait pas grand-chose à envier à la Wehrmacht. La culture de la violence qui prévalait de part et d’autre a radicalisé sensiblement la guerre à l’Est. Les forces anglo-saxonnes, en revanche, se sont montrées bien plus civilisées, du moins après la première phase des combats en Normandie, où elles n’ont pas fait de prisonniers. La violence exercée par une armée au quotidien ne dépend pas des individus qui la composent. Croire à la capacité individuelle de se contrôler serait méconnaître la dynamique psychologique des combats. Bien plus décisive est la discipline insufflée d’en haut. Des crimes de guerre sont commis dans presque tous les conflits de longue durée. C’est l’attitude des chefs à leur égard qui fait la différence : les considèrent-ils et les punissent-ils comme tels, ou pas ? Avant même l’entrée en guerre contre l’URSS, le commandement de la Wehrmacht avait décrété que les exactions contre les civils russes ne seraient pas punies. Il fallait exécuter immédiatement les commissaires de l’Armée rouge.

 

Des touristes sexuels avertis

La vie sexuelle est l’un des aspects du quotidien les plus volontiers passés sous silence dans la correspondance du front ou les Mémoires de guerre. Elle joue pourtant un rôle important dans toutes les armées. Les recherches historiques ont montré que les généraux avaient le plus grand mal à confiner les pulsions des troupes dans les bordels. Les maladies vénériennes étaient si répandues que des compagnies entières devaient régulièrement se faire soigner.

Une retranscription d’écoute datée de juin 1944, qui renonce à entrer dans le détail des dialogues, témoigne de l’importance du sujet pour les soldats :

« 18 h 45 : les femmes.
19 h 15 : les femmes.
19 h 45 : les femmes.
20 h 00 : les femmes. »

Les conversations que l’on s’est donné la peine de transcrire dans leur intégralité abordent, comme on peut s’y attendre, la question de savoir où se trouvent les meilleures filles, pour combien, et s’étendent sur les opportunités rencontrées à l’arrière. Les soldats discutent de ces affaires en touristes sexuels avertis :
« Wallus : À Varsovie, notre compagnie faisait la queue devant la porte. À Radom la première chambre était pleine, pendant que d’autres attendaient dans les camions dehors. Chaque femme avait quatorze à quinze hommes en une heure. Elles étaient remplacées tous les deux jours.

Niwiem : J’avoue qu’on n’était pas toujours irréprochables en France. À Paris, j’ai vu nos pilotes de chasse attraper des femmes au milieu d’un bistrot, les coucher sur la table et hop, fini !… Même des femmes mariées ! »
On a tendance à oublier aujourd’hui que la grande majorité de ces soldats franchissait pour la première fois les frontières. À la prise de pouvoir des nazis, 4 % à peine des Allemands possédaient un passeport. L’attrait de la vie à l’étranger, loin de leurs femmes et de leurs enfants, tenait pour ces hommes à la nourriture exotique et à l’excitation des combats, mais aussi à la possibilité de jouir d’une liberté sexuelle totale. Ce n’est pas un hasard si beaucoup en viennent à s’enthousiasmer :

« Müller : Lorsque j’étais à Kharkov, tout était détruit, sauf le centre. Une ville magnifique, un très beau souvenir. Tout le monde parlait plus ou moins allemand, on l’apprenait à l’école. À Taganrog, c’était pareil, des cinémas superbes et des cafés splendides au bord de la mer. J’étais partout en camion. On ne voyait que des femmes employées au travail forcé.
Faust : Merde, petits veinards !
Müller : Elles faisaient les routes, des filles belles à mourir. On est passé devant elles, on les a tout simplement embarquées dans les camions, culbutées et jetées dehors. Tu peux me croire, elles ont fui sans demander leur reste ! »

Si un viol collectif peut ne provoquer qu’une petite réprimande, on voit aussi qu’avec la violence sexuelle à grande échelle on touche parfois à une limite difficile à franchir, même dans l’atmosphère de camaraderie d’une cellule de prisonniers.

Les données recueillies contiennent de nombreuses descriptions de violences sexuelles que leur sadisme rend difficilement soutenables pour le lecteur d’aujourd’hui. En général, elles sont racontées à la troisième personne, procédé par lequel l’auteur du récit tente de se distancier des faits qu’il expose. Il n’est pas rare aussi qu’il exprime sans équivoque son dégoût :

« Reimbold : Dans le premier camp d’officiers où j’ai été détenu, il y avait un soldat de Francfort très bête, un jeune sous-lieutenant, un petit morveux. On était huit à une table à parler de la Russie. Il racontait : “Nous avons attrapé une espionne qui rôdait dans les parages. On a commencé par lui frapper les seins avec un bâton, puis on a roué son derrière de coups de baïonnette. Ensuite on l’a baisée, après quoi on l’a jetée dehors, et on lui a tiré dessus. Elle gisait sur le dos, alors on lui a lancé des grenades. Et à chaque fois qu’une d’elles explosait, elle criait.” Imaginez, il y avait huit officiers allemands assis à table avec moi, qui riaient aux éclats. Je n’ai pas pu en supporter davantage, je me suis levé, et j’ai dit : “Messieurs, c’en est trop.” »

Si tous ne se montrent pas indignés, la réprobation est unanime lorsqu’il est question de rapports avec des femmes juives. En principe, toute relation sexuelle avec les Juifs était interdite, y compris dans la Wehrmacht. Les chefs ne connaissaient pas le pardon en matière de « honte raciale ». Cela n’empêchait pas les soldats de violer des Juives ou de leur faire miroiter une protection en échange de leurs faveurs. Beaucoup finissaient fusillées, car les coupables craignaient qu’elles ne les dénoncent.

Que savaient les soldats de l’extermination ? Manifestement plus que ce qu’ils ont bien voulu avouer par la suite. Dans les conversations, le génocide n’occupe qu’une place assez marginale. Il est mentionné sur trois cents pages de transcriptions seulement ; rapporté à la monstruosité des faits, cela paraît peu. On pourrait en conclure que les soldats avaient rarement connaissance de ce qui se passait. Mais une autre explication est bien plus convaincante. Si l’extermination planifiée des Juifs occupe une maigre place dans les conversations de cellule, c’est que celle-ci ne possède pas l’attrait de la nouveauté.

Lorsque la discussion aborde le sujet, ce sont les conditions de sa mise en œuvre qui apparaissent au premier plan. Rares sont les moments où les soldats se montrent surpris de ce qu’ils entendent ; presque personne ne remet en cause la crédibilité du récit ni ne prétend en entendre parler pour la première fois. « La conclusion à en tirer est claire : l’extermination des Juifs fait partie de l’horizon de connaissance des soldats, et dans une bien plus large mesure que ce que les recherches récentes sur le sujet laissaient supposer », estiment Neitzel et Welzer.
Le phénomène est évoqué dans tous ses aspects – fusillades de masse, exécutions au monoxyde de carbone dans des wagons conçus à cet effet, enterrements et inhumations des corps dans le cadre de la Sonderaktion 1005, par laquelle les SS tentèrent à partir de 1943 d’effacer les traces de l’Holocauste.

Il est très rare qu’un soldat raconte qu’il a lui-même participé, mais beaucoup peuvent témoigner de ce qu’ils ont observé ou entendu. Les descriptions sont alors souvent incroyablement détaillées ou en tout cas bien plus précises que la plupart des témoignages recueillis ultérieurement par les commissions d’enquête. En avril 1945, le général de brigade Walter Bruns décrit le déroulement d’une « opération antijuive » typique dont il a été témoin :

« Bruns : Les fosses faisaient vingt-quatre mètres de long sur environ trois mètres de large. Ils devaient s’y étendre comme des sardines dans une boîte, avec les têtes vers le milieu. En haut, six fusils-mitrailleurs tiraient ensuite à bout portant. Quand je suis arrivé, c’était déjà plein, et ceux qu’il restait à exécuter devaient s’allonger sur les morts ; pour gagner de la place, ils étaient obligés de se tasser. Il y avait une queue de cinq cents mètres qui avançait très lentement. C’était une file d’attente pour la mort. Quand ils arrivaient plus près, ils voyaient ce qui les attendait. C’est là qu’ils devaient abandonner leurs bijoux et leurs valises. Un peu plus loin ils devaient se déshabiller, ne garder que les chemises et les culottes. Il n’y avait que des femmes et des petits enfants, de deux ans et quelques. »

Sur les six millions de victimes de l’Holocauste, la moitié finirent dans les camps. Près de trois millions moururent dans les ghettos ou furent tués par balles, le plus souvent à bout portant, ce qui rendit nécessaire la création de commandos spéciaux. Les soldats de la Wehrmacht furent en principe dispensés de participer aux mises à mort ; c’était la besogne d’unités SS et de bataillons de policiers.

Dans de nombreux récits, il est question principalement des exigences excessives auxquelles étaient soumis les tireurs, de la monotonie de la tâche dont les commandos de la mort, « malgré le surmenage », s’acquittaient toutes les deux heures, des contraintes particulières de ce type de travail à la chaîne. L’exécution des enfants en bas âge posait des problèmes, non pas pour des raisons éthiques, mais parce que les petits se tenaient moins tranquilles que les adultes.

 

Une « sainte mission »

De nombreux soldats de la Wehrmacht furent témoins de mises à mort de Juifs, parce qu’ils se trouvaient dans les parages ou parce qu’ils étaient invités à participer à un massacre de masse. Ainsi le général Edwin, comte de Rothkirch et de Trach, raconte-t-il son séjour à Kutno, en Pologne :

« Je connaissais très bien un chef SS ; on parlait de choses et d’autres et tout à coup il m’a demandé : “Mais j’y pense, ça vous dirait de venir filmer ce genre d’exécution ?… Je veux dire, ça change pas grand-chose, les gens sont toujours fusillés le matin, mais si vous voulez, il nous en reste quelques-uns, on pourrait pour une fois les fusiller l’après-midi.” »

Une certaine routine doit s’être installée pour qu’une telle proposition soit formulée. Un autre fait montre combien les « fusillades massives de Juifs », pour reprendre l’expression d’un prisonnier de Trent Park, étaient naturelles aux yeux des soldats : les bourreaux ne se donnaient pas la moindre peine pour garder secrète leur activité. Un véritable tourisme lié aux exécutions se développait dans les régions occupées. Il attirait les soldats qui stationnaient dans les environs, mais aussi les habitants, qui souvent venaient y assister en tenant leurs enfants par la main.

Les hommes ayant naturellement des tendances sadiques ou violentes représentaient, dans la Wehrmacht comme ailleurs, environ 5 % du groupe. Les chercheurs ont montré que c’est la proportion approximative de personnes dont les penchants sociopathes sont, en temps de paix, bridés par la menace de la répression. Or, à partir de 1939 au plus tard, l’armée représentait la population moyenne, l’Allemagne ordinaire.

Le plus étonnant, pour ne pas dire le plus déprimant, c’est la rapidité avec laquelle la morale nazie fondée sur l’idée de supériorité raciale a remplacé les représentations et les normes de l’Allemagne démocratique d’avant-guerre. Six années exactement s’écoulent entre les lois raciales de Nuremberg qui excluent tous les Juifs de la « communauté du peuple » et les débuts des déportations et de l’extermination.

« Les mêmes citoyens qui, en 1933, réagissaient encore avec scepticisme à la prise de pouvoir nazie virent à partir de 1941 les trains quitter la gare de Grünewald sans sourciller ; une part non négligeable d’entre eux avait entre-temps acheté des meubles de cuisine, de salle à manger ou des œuvres d’art “aryanisés” ; quelques-uns avaient des boutiques ou vivaient dans des appartements confisqués à des Juifs. Et trouvaient cela parfaitement normal », écrivent Neitzel et Welzer.

Ce qui apparaît rétrospectivement comme un déplacement colossal du sens des catégories morales vaut naturellement aussi pour la Wehrmacht et sa conduite de la guerre. Cela plaide en faveur de l’hypothèse selon laquelle la plupart des soldats allemands se sentaient liés par un juste devoir, au détriment de l’idée selon laquelle ils remettaient leurs actes secrètement en question.

Une partie des hommes commis aux exécutions de masse percevaient même leur tâche comme une « sainte mission », pour reprendre le langage emphatique du national-socialisme. Heinrich Himmler ne dit pas autre chose dans la fameuse déclaration où il estime que les SS sous son commandement pouvaient être fiers d’avoir su « rester dignes » malgré les attaques. Ce qui apparaît aux générations ultérieures comme le comble du cynisme exprime en fait la conviction de servir une morale supérieure, qui se croyait en l’occurrence légitimée scientifiquement dans sa folie meurtrière.

Et en un sens, c’est l’enseignement le plus dérangeant de ces comptes rendus d’écoutes : la morale qui guide les actions de l’homme n’a pas son fondement en lui, mais dans les structures qui l’entourent. Que celles-ci se transforment, et tout devient possible, même l’horreur absolue.

 

Cet article est paru dans le Spiegel le 31 mars 2011. Il a été traduit par Dorothée Benhamou.
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    [post_content] => Brighton, Angleterre, septembre 2009. Je me réveille dans une chambre d’hôtel, à 8 000 kilomètres de ma maison de Seattle. Après le petit déjeuner, je sors affronter l’air marin et longe la côte du pays qui a inventé la langue que je parle, même si je suis incapable de comprendre une bonne partie des panneaux que j’aperçois en chemin. En temps normal, ces curiosités linguistiques et ces dif­férences culturelles m’intriguent ; aujour­d’hui, elles sont surtout source d’inquiétude. Dans deux heures, je m’installerai devant un ordinateur pour tenir une série de conversations de cinq minutes, par le biais de messages instantanés, avec plusieurs inconnus : un psychologue, un linguiste, un informaticien et le présentateur d’une émission télévisée britannique sur la technologie. Ensemble, ils me jugeront, pour évaluer ma capacité à faire l’une des choses les plus curieuses que l’on m’ait jamais demandées.

Je dois les convaincre que je suis humain.

Par bonheur, je suis humain ; par malheur, je ne sais si cela m’aidera.

Chaque année depuis vingt ans, les spécialistes de l’intelligence artificielle se réunissent pour l’événement le plus attendu dans ce domaine : la remise du prix Loebner au lauréat d’une compétition appelée le « test de Turing ». Le mathématicien britannique Alan Turing, l’un des fondateurs de l’informatique, avait tenté en 1950 de répondre à l’une des plus anciennes questions de la discipline : les machines peuvent-elles penser ? Autrement dit, serait-il possible de fabriquer un ordinateur si sophistiqué qu’on pourrait estimer qu’il pense, est intelligent, est doté d’un esprit ? Et s’il existait un jour une telle machine, comment le saurions-nous ?

Au lieu de poursuivre le débat sur un plan purement théorique, Turing proposait une expérience. Un juge pose des questions, par le biais d’un terminal d’ordinateur, à deux correspondants cachés, dont l’un est un humain et l’autre un logiciel. À charge pour lui de deviner qui est qui. Le dialogue peut aller du simple bavardage aux questions de culture générale, des potins sur les célébrités à la théorie philosophique, couvrir en somme toute la gamme de la conversation humaine. Turing avait prédit qu’en l’an 2000 les ordinateurs parviendraient à tromper 30 % des juges après cinq minutes de conversation, et que l’on pourrait donc « parler de machines qui pensent sans crainte d’être contredit ».

Cette prédiction ne s’est pas réalisée ; cependant, en 2008, un logiciel n’a échoué qu’à une voix près. En apprenant la nouvelle, j’ai aussitôt compris que le test 2009 à Brighton serait décisif. Je n’avais jamais assisté à cette manifestation, mais j’ai eu le sentiment que je devais y aller – et pas en simple spectateur, mais pour participer à la défense de l’humain. Une voix inflexible s’était élevée en moi, jaillie de nulle part : « Tu ne laisseras pas faire ça. »

La perspective de tenir tête à certains des meilleurs logiciels mondiaux m’a inspiré cette idée romantique : en tant que « confédéré » (nom donné aux participants humains), j’allais me battre pour l’honneur de l’espèce, à la manière dont Garry Kasparov avait affonté Deep Blue aux échecs en 1996 et 1997. Pendant l’épreuve, les juges bavardent successivement pendant cinq minutes avec chaque membre de quatre paires de correspondants ; ils ont ensuite dix minutes pour décider lequel des deux est humain. Le logiciel qui s’attire le plus de voix et qui est le mieux classé par les juges (même s’il n’a pas réussi le test de Turing en grugeant 30 % d’entre eux) reçoit le titre d’Ordinateur le plus humain. Celui que visent toutes les équipes de chercheurs (il y a quelques milliers de dollars à la clé). Mais c’est aussi l’occasion de décerner au confédéré le plus convaincant le titre étrange d’Humain le plus humain.

Le donjon du propre de l’homme

Depuis 1991, le test de Turing a lieu dans le cadre du concours Loebner, parrainé par un personnage haut en couleur : Hugh Loebner, qui a fait fortune en vendant des pistes de danse portatives. Quand on lui demande pourquoi il organise cette épreuve, Loebner évoque comme première motivation la paresse : il envisage apparemment un avenir utopique où le taux de chômage frôlerait les 100 % et où presque tout effort humain serait sous-traité à des machines intelligentes. Afin de devenir un confédéré, j’ai expliqué que j’étais un auteur d’ouvrages de science et de philosophie, fasciné par le prix de l’Humain le plus humain. Une fois sélectionné, on m’a présenté la logistique de l’épreuve, mais guère plus. « Il n’y a pas grand-chose d’autre à savoir, en fait. Vous êtes humain, alors soyez vous-même. » Soyez vous-même. La devise me semble refléter une foi naïve en l’instinct humain ; au pire, elle laisse entendre que l’issue du combat est décidée d’avance. J’ai donc choisi dès le départ de ne pas suivre ce conseil : j’allais passer des mois à me préparer pour donner le maximum. Puisque le test de Turing est censé évaluer à quel point je suis humain, se contenter de se présenter sans préparation ne me semblait pas suffire. Depuis l’aube des temps historiques, philosophes, psychologues et savants s’interrogent sur ce qui fait la spécificité de l’espèce. Selon Daniel Gilbert, professeur à Harvard, tout psychologue doit, à un moment ou à un autre de sa carrière, rédiger une version de ce qu’il appelle « La Phrase » : « L’être humain est le seul animal qui… » On pourrait dire que l’histoire du propre de l’homme est celle des échecs successifs des différentes versions de « La Phrase ». À ceci près que, désormais, ce n’est plus seulement par rapport aux animaux que nous nous définissons. Nous pensions jadis être les seuls à utiliser le langage, mais cela devient moins certain d’année en année ; nous pensions jadis être les seuls à utiliser des outils, mais cette affirmation est peu à peu contestée par les recherches sur le comportement animal ; nous pensions jadis être les seuls à pouvoir faire des mathématiques, mais il nous est aujourd’hui difficile d’imaginer faire les calculs dont sont capables nos ordinateurs. Une question pourrait se poser : doit-on laisser la définition de notre spécificité évoluer en fonction de l’avancée de la technologie ? Et d’abord, pourquoi avons-nous besoin de nous sentir si différents ? Voici ce qu’en pense Douglas Hofstadter, spécialiste de sciences cognitives et lauréat du prix Pulitzer : « En matière d’intelligence artificielle, il semble parfois que chaque nouvelle étape, au lieu de déboucher sur la création d’une intelligence réelle reconnue comme telle, révèle simplement ce que l’intelligence réelle n’est pas (1). » Cette position peut paraître réconfortante – la pensée reste l’apanage des humains –, mais elle a l’allure désagréable d’un repli progressif, comme une armée médiévale qui abandonne un château pour s’enfermer dans le donjon. Cette retraite ne pourra pas continuer indéfiniment. Si tout ce que nous croyions dépendre de la pensée s’avère pouvoir exister sans elle, qu’est-ce que penser ? Ce ne serait plus qu’un épiphénomène, une sorte de gaz d’échappement éjecté par le cerveau ou, pire, une illusion. Où est le donjon du propre de l’homme ? L’histoire du XXIe siècle sera en partie celle de la redéfinition des lignes, l’histoire d’Homo sapiens tentant de revendiquer sa spécificité en terrain mouvant, pris entre l’animal et la machine, entre la chair et les maths. Ce recul est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Par exemple, le fait que les ordinateurs soient si bons en maths nous prive-t-il d’un pan de l’activité humaine, ou nous libère-t-il d’une activité non humaine, nous permettant ainsi de mener une vie plus humaine ? Cette seconde option est bien séduisante, mais cesse de l’être dès lors que nous imaginons un avenir où le nombre des « activités humaines » restantes se réduirait comme peau de chagrin. Qu’en serait-il alors ? Alan Turing avait proposé son test pour mesurer le progrès de la techno­logie, mais il nous permet aussi de mesurer le nôtre. Selon John Lucas, philosophe à Oxford, si nous ne pouvons empêcher les ordinateurs de passer le test de Turing, ce ne sera « pas parce que les machines sont si intelligentes, mais parce que les humains, du moins beaucoup d’entre eux, sont si bêtes (2) ». Le test de Turing porte, in fine, sur l’acte de communiquer. Il pose des questions profondes, d’ordre pratique : comment établissons-nous un lien qui ait un sens avec autrui ? Comment fonctionne l’empathie ? Par quel processus quelqu’un pénètre-t-il dans notre vie et en vient à signifier quelque chose pour nous ? Telles sont à mes yeux les questions essentielles posées par cette épreuve, les questions essentielles sur la nature de l’homme.

L’étonnante percée d’Eliza

Quand le test de Turing fut proposé en 1950, il relevait de l’hypothèse : la technologie était très loin du niveau le rendant possible. Mais, comme nous le savons, elle a depuis atteint ce stade. Le premier logiciel de conversation à attirer l’attention fut Eliza, conçu en 1964-1965 par Joseph Weizenbaum, au Massachusetts Institute of Technology. Simulant un adepte de la thérapie de Rogers (3), Eliza fonctionnait selon un principe très simple : extraire les mots clés des propos de l’utilisateur et les lui renvoyer (« Je suis malheureux » ; « Pensez-vous qu’être venu ici vous rendra moins malheureux ? »). En cas de doute, le logiciel se rabattait sur des phrases parfaitement génériques comme « Veuillez continuer ». Cette technique dite du template matching, consistant à faire entrer les propos de l’utilisateur dans une grille prédéfinie et à réagir par une formulation programmée, était la seule compétence d’Eliza. Les résultats furent stupéfiants : les premières personnes à bavarder avec le logiciel étaient persuadées de participer à une authentique conversation humaine. Dans certains cas, même Weizenbaum ne put les détromper. Elles voulaient qu’on les laisse parler seules « en privé », parfois pendant des heures, et déclaraient ensuite avoir vécu une expérience thérapeutique importante. Des universitaires s’empressèrent de voir en Eliza la « solution au problème de la compréhension du langage par l’ordinateur ». Dans cette histoire, le plus curieux fut pourtant la réaction de la communauté médicale, qui décida que Weizenbaum avait fait une découverte formidable. En 1966, on pouvait lire dans le Journal of Nervous and Mental Disease : « Plusieurs centaines de patients pourraient être traités en une heure par un ordinateur conçu à cet effet. Le thérapeute humain, impliqué dans la conception et le fonctionnement du système, ne serait pas supplanté, mais deviendrait beaucoup plus efficace. » En 1975, l’illustre savant Carl Sagan renchérissait en ces termes­ : « J’imagine le développement d’un réseau de terminaux de psychothérapie, comme une série de cabines téléphoniques, où, pour quelques dollars la séance, on pourrait parler avec un praticien attentif, éprouvé et non directif. » Épouvanté, Weizenbaum eut une réaction inouïe : il fit volte-face et renia sa carrière. Il laissa tomber le projet Eliza, encouragea ceux qui le critiquaient et devint l’un des plus véhéments adversaires de la recherche sur l’intelligence artificielle. Mais le génie était sorti de sa lampe, et un retour en arrière n’était plus possible. Depuis, l’approche de base d’Eliza, le template matching, a été reprise et intégrée à presque tous les logiciels de conversation, y compris ceux qui participèrent au concours Loebner 2009. L’enthousiasme – et le malaise – que cette évolution a suscité n’a fait que croître. Le premier concours Loebner eut lieu le 8 novembre 1991, au Boston Computer Museum. Les premières années, chaque logiciel et chaque confédéré devait choisir un sujet, afin de limiter la conversation. En 1991, l’un des humains était Cynthia Clay, spécialiste de Shakespeare, que trois juges prirent pour un ordinateur. Ils estimèrent apparemment que personne ne pouvait en savoir autant sur Shakespeare. Cynthia Clay prit cela pour un compliment. Pour son logiciel Therapist III, Joseph Weintraub opta pour une « conversation décousue » et remporta le tout premier prix de l’Ordinateur le plus humain. La « conversation décousue » ne portait pas sur un sujet en particulier ; c’était plutôt une façon d’aborder les sujets. Weintraub put jouer à la fois sur la souplesse des règles du concours, les modèles de comportement des chatbots (robots de conversation) et les stéréotypes concernant les ordinateurs et les humains. Cette stratégie porta ses fruits : « Juge : La journée a été longue ! J’aimerais bien m’amuser un peu, à présent. Il ne fait pas très beau, aujourd’hui. Vous connaîtriez une blague qui puisse introduire un rayon de soleil ? Ordinateur : Tout le monde parle du temps qu’il fait, mais personne ne semble vouloir agir. Pourquoi me dire que vous aimeriez bien vous amuser un peu ? Grrrrrr… Juge : Quelle est la définition d’une conversation décousue ? Ordinateur : Vous ne vous êtes pas dit : “J’imagine qu’une conversation décousue, c’est comme les déplacements du cavalier aux échecs, un genre de zigzag qui ne suit aucune ligne nparticulière ? [comme nombre de ses successeurs, le logiciel de Weintraub incluait des fautes de frappe volontaires]”. Pourquoi cette question ? Vous vouliez faire le malin ? Vous avez d’autres questions de ce genre qui vous tracassent ? Juge : J’aime l’image des cavaliers qui se déplacent au hasard sur l’échiquier, est-ce que cela signifie qu’une conversation décousue ne repose sur aucune pensée ? Ordinateur : J’aurais juré que vous veniez de dire : comment définissez-vous le mot “décousu” ? Vous êtes toujours aussi dingue dingue dingue ? Pourquoi éprouvez-vous le besoin de me dire que vous aimez l’image des cavaliers qui se déplacent au hasard sur l’échiquier ? » « J’ai vraiment cru que [le PC Therapist] était un humain, parce qu’il […] était drôle et imprévisible, d’une manière normale », déclara l’un des juges, doctorant à Harvard. Le logiciel de Weintraub, qui passait du coq à l’âne et offrait des répliques comiques toutes faites, faisait figure de plaisantin, de bouffon, de personnalité éminemment « humaine ». En tout cas, c’est ce que je pensais, avant d’apprendre combien ce style est facile à imiter. Comme l’explique Richard Wallace, trois fois lauréat du prix de l’Ordinateur le plus humain (en 2000, 2001 et 2004) : « L’expérience d’ALICE [le chatbot qu’il a conçu] indique que la conversation la plus banale est “sans état”, c’est-à-dire que chaque réponse dépend uniquement de la dernière question, sans qu’il soit nécessaire d’avoir suivi tout le dialogue pour formuler cette réponse. » Beaucoup de conversations humaines fonctionnent ainsi, et il appartient aux chercheurs en intelligence artificielle de déterminer quels types de discussion sont sans état – chaque réplique dépendant seulement de la précédente – pour essayer de reproduire ce genre d’interaction. En tant que confédérés humains, notre travail est de leur résister.

Envoyer promener les règles

Arrivé au Brighton Centre, je me dirige vers la salle où se déroule le concours Loebner. J’aperçois des rangées de sièges, où quelques spectateurs sont déjà installés ; sur la scène, les programmeurs s’affairent, branchant des câbles entremêlés, tout en tapotant une dernière fois sur les claviers. Avant que j’aie le temps de bien les observer, l’organisateur m’accueille et m’entraîne derrière un rideau de velours, dans la zone réservée aux confédérés. Invisibles du public et des juges, les quatre humains sont assis autour d’une table rectangulaire, avec chacun devant lui un ordinateur portable : en dehors de moi, il y a Doug, un linguiste canadien, Dave, un ingénieur américain qui travaille dans la recherche militaire, et Olga, une thésarde sud-africaine qui fait des recherches sur le langage. Tandis que nous nous présentons, nous entendons arriver lentement les juges et le public, mais nous ne les voyons pas. Un homme fait irruption, vêtu d’une chemise verte à fleurs ; il parle à toute vitesse et dévore des petits sandwiches. Je ne l’ai jamais rencontré, mais je comprends aussitôt qu’il s’agit de Hugh Loebner. Tout est en place, nous dit-il entre deux bouchées, et le premier round va bientôt commencer. Les quatre confédérés font le silence et regardent le curseur trembler sur leur portable. Mes mains sont suspendues au-dessus du clavier, comme celles d’un cow-boy sur ses étuis de revolver. Le curseur clignote. Je n’ose ciller. Puis soudain, des lettres et des mots commencent à se matérialiser : « Salut, comment ça va ? » Le test de Turing a commencé… Plus que 4 minutes et 43 secondes. Mes doigts pianotent et s’agitent nerveusement. Je sens les secondes s’égrener tandis que nous bavardons. J’éprouve un besoin désespéré d’arrêter de faire semblant, d’envoyer promener les règles, parce que je sais que les ordinateurs sont capables de parler de la pluie et du beau temps, qu’ils y ont été préparés. Alors que les politesses d’usage s’affichent, menaçantes, je me rends compte que ce genre de conversation passe-partout est l’ennemi. Tout en tapant encore une plaisanterie discrète, je me demande comment diable faire surgir un indice indéniable de mon humanité. Ce qu’il me faut découvrir, c’est comment exploiter le mode inhabituel du concours Loebner, la « saisie directe ». Différence cruciale par rapport aux e-mails, textos et autres systèmes de messages instantanés, la frappe est transmise touche par touche. Le juge et moi voyons chaque caractère tapé par l’autre, y compris les erreurs et les retours en arrière. Dans les années 1990, certains sites de chat ont proposé cette approche « lettre par lettre », mais elle a été rejetée par la plupart des internautes. Cela empiétait sur l’intimité : les gens aiment, quand ils écrivent, avoir le temps de composer un message et de le relire avant de le partager avec leur interlocuteur. L’avantage de la transmission caractère par caractère est qu’elle est beaucoup plus proche du discours oral, avec sa fluidité et sa grammaire aléatoire : on gagne en agilité ce qu’on perd en éloquence. Cela permet aussi de voir l’« espace négatif » de la dactylographie : l’hésitation. Dans un chat où le texte est transmis par paragraphe, seules des pauses notables sont considérées comme faisant partie de l’interaction. Avec un retour plus fluide et plus immédiat, le silence prend un sens. Lorsqu’on est incapable de répondre rapidement dans une conversation en chair et en os, par exemple, c’est souvent comme si l’on répondait. Je me rappelle avoir demandé à un ami comment cela allait avec la femme qu’il fréquentait depuis peu ; le « hum » et le silence infinitésimal pendant lequel il chercha le mot juste me firent bien comprendre qu’il y avait un problème. Voici donc que se met en place un nouvel élément de ma stratégie de confédéré. Je traiterai l’inhabituel support textuel du test de Turing plus comme du langage parlé que comme du langage écrit. Je tenterai de perturber le procédé que maîtrisent les ordinateurs, où chacun attend son tour pour lire la prose de l’autre, et je créerai un duo verbal ininterrompu, en jouant sur la rapidité. Si les ordinateurs ne comprennent pas grand-chose à l’« harmonie » verbale, le rythme leur est encore plus étranger. Si rien ne se passe sur mon écran, que ce soit ou non mon tour, je développerai un peu ma réponse, j’ajouterai une parenthèse, je renverrai une question au juge, tout comme on peut laisser des silences ou les combler lorsqu’on parle tout haut. Si le juge met trop de temps à préparer la prochaine question, je continuerai à bavarder. Contrairement aux chatbots, j’aurai quelque chose à prouver. Si je sais de quoi va me parler le juge, je lui épargnerai la peine d’avoir à dactylographier et je le devancerai. Bien entendu, la multiplication des échanges verbaux se fait aux dépens de la sophistication des réponses. Affaire de brièveté dans un cas, de lenteur dans l’autre. Il me semble pourtant que la subtilité (ou la difficulté) d’une conversation consiste à comprendre (ou à ne pas comprendre) une question et à proposer une réponse adéquate (ou inadéquate) ; il est donc logique de multiplier les échanges. Certains de mes interlocuteurs sont déconcertés par mon attitude, ils marquent une pause, hésitent, cèdent, effacent ce qu’ils ont déjà écrit. D’autres, au contraire, « marchent » tout de suite et entrent dans le jeu. Lors du premier round du concours 2009, le juge Shalom Lappin, spécialiste de linguistique computationnelle au King’s College de Londres, dialogue avec Cleverbot, puis avec moi. Ma stratégie de verbosité est flagrante : je frappe sur 1 089 touches en cinq minutes (3,6 touches par seconde), alors que Cleverbot ne frappe que sur 356 touches (1,2 par seconde) ; Lappin a frappé sur 548 touches (1,8 par seconde) pour bavarder avec moi, contre 397 (1,3 par seconde) avec Cleverbot. J’en ai dit à peu près trois fois plus que mon adversaire de silicium, mais j’ai aussi incité mon juge à parler davantage, puisque Lappin m’a adressé environ 38 % de mots en plus. Plus tard, en relisant les rapports, j’ai cherché un moyen de quantifier la fluidité des interactions entre humains, par comparaison à la rigidité des relations homme-machine. J’ai compté les changements apportés par le dernier à avoir tapé un message. J’ai réussi à écrire trois fois plus que Cleverbot, mais en réalité, tout est dans les ratures. La conversation de Lappin avec Clerbot en comprenait 33, alors que sa conversation avec moi en présentait 492, soit près de quinze fois plus. De nombreux juges envisagent le test de Turing comme une sorte d’interrogatoire ; curieusement, beaucoup de confédérés semblent aussi avoir cette dynamique en tête. L’une des conversations de 2008 entre deux humains ne s’éloigne jamais de la raideur du mode question-réponse : « Juge : Vous avez fait une longue route ? Confédéré : Assez longue. Juge : Moi aussi. Pensez-vous que vous auriez pu prendre les transports en commun ? Confédéré : J’aurais pu. Juge : Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Confédéré : C’est mon choix. Juge : Tout à fait. Avez-vous trouvé qu’il y avait trop de circulation ou pas assez aujourd’hui ? Confédéré : Ce n’est pas à moi de le dire. » Passionnant ! Comparez avec cette autre conversation, où l’ordinateur se montre ludique d’emblée : « Juge : Salut ! Ordinateur : Ainsi soit-il. Juge : Vous êtes un véritable évangéliste. Ordinateur : Notre Père, qui êtes dans le cyberespace, donnez-nous aujourd’hui notre bande passante quotidienne. Juge : Évangéliste et informaticien !!! Alors, comment ça va aujourd’hui ? » Le logiciel avait quasiment convaincu le juge de son humanité dès la deuxième phrase. Dans le premier cas, les réponses guindées du confédéré suscitaient toujours plus de questions et une conversation forcée – que pensez-vous de telle question politique ? Mais, avec l’ordinateur, le juge, à qui les plaisanteries de départ ont fait croire qu’il avait affaire à un véritable individu, garde un ton désinvolte : comment ça va ? Voilà qui rend le combat plus facile pour la machine et plus difficile pour l’homme. J’ai été surpris de voir certains confédérés cachottiers face à leur juge. Quand on lui demande quel genre d’ingénieur il est, Dave, à ma gauche, répond : « Un bon. :) » Et quand on lui demande pourquoi il est venu à Brighton, Doug, à ma droite, répond : « Si je vous le dis, vous saurez tout de suite que je suis humain ;-) » Les mots d’esprit font toujours leur effet, mais la cachotterie est une arme à double tranchant. On fait preuve d’humour, mais on paralyse la conversation. Ce genre de blocage est probablement ce qu’un humain peut faire de plus dangereux lors du test de Turing. C’est suspect – le coupable est toujours celui qui cherche à empêcher l’équipe adverse de marquer des points – et cela revient à gaspiller votre ressource la plus précieuse : le temps.

Cinq minutes de conversation

Dans un test de Turing, les humains sont les étrangers, limités à un moyen de communication lent, dépourvu de tonalité vocale, et avec assez peu de temps à leur disposition. Une épreuve de cinq secondes serait remportée facilement par les machines : à peine capables de dire « Bonjour », les juges ne pourraient obtenir assez de données pour formuler un avis sur leur interlocuteur. Un test de cinq heures assurerait la victoire aux humains. Depuis le début du concours Loebner, les organisateurs ont essayé différentes durées. Ces derniers temps, ils s’en sont tenus aux cinq minutes initialement prescrites par Turing : c’est à peu près à ce moment-là qu’une conversation commence à devenir intéressante (4). En tant que confédéré, je devais exploiter ces quelques minutes au maximum de mes capacités physiques et mentales. Loin d’offrir les réponses brèves d’un témoin dans un procès, j’ai adopté la prolixité d’un écrivain. Autrement dit, j’ai beaucoup parlé. Je cessais de taper uniquement lorsqu’il aurait été impoli ou suspect de continuer. Le reste du temps, mes doigts s’activaient. Je me suis donné beaucoup de mal pour illustrer cette maxime : « Un homme ennuyeux, c’est celui qui, à la question “Comment allez-vous ?”, se met à dire comment il va. » Six mois après le concours 2009, une vidéo a été postée sur YouTube : un homme y tenait une conversation stupéfiante avec un chatbot à propos de Hamlet. Certains ont cru y voir l’aube d’une ère nouvelle pour l’intelligence artificielle. D’autres, dont moi, n’ont pas été impressionnés. Un comportement sophistiqué ne prouve pas qu’on a un cerveau, mais une mémoire, tout au plus. Comme l’a dit Dali, « le premier qui compara les joues d’une jeune femme à une rose était évidemment un poète ; le premier à l’avoir répété était peut-être un idiot ». Lors du concours 1997, un juge s’est laissé entraîner dans une conversation politique par Catherine, qui avait été programmée pour parler des Clinton et du scandale du Whitewater (5). Tout s’est très bien passé jusqu’à la toute fin, quand le juge a pris congé : « Juge : Je crois que je vais devoir vous laisser, Catherine. J’ai beaucoup apprécié cette conversation avec vous. Juge : Voulez-vous de l’eau ou quoi que ce soit avant que les cinq minutes se terminent ? » Et c’est là que le logiciel pète les plombs. « Ordinateur : OK, oui, en définitive… Il est temps d’arrêter, je pense, pour passer à quelque chose de plus terre à terre ! Juge : Du genre ? Ordinateur : Presque certainement ! Avançons Ordinateur : Je suppose que cela dépend d’où vous venez, mais comme dit la chanson dans My Fair Lady, “Pourquoi une femme ne peut-elle pas ressembler davantage à un homme ?” » Une défaite à deux doigts de la victoire. On conçoit souvent l’intelligence, artificielle ou non, en termes de sophistication, de complexité du comportement. Mais il est souvent impossible de dire avec certitude quoi que ce soit du logiciel lui-même, parce que n’importe laquelle de ses composantes, dont le niveau d’« intelligence » varie considérablement, peut être à l’origine de ce comportement. Non, je pense que la sophistication n’est pas du tout l’intelligence. Par exemple, on ne juge pas un orateur à l’éloquence de ses remarques toutes préparées ; il faut attendre le moment des questions pour le voir répondre au pied levé. L’Américaine Hava Siegelmann, professeur de science informatique, a décrit l’intelligence comme « une sorte de sensibilité aux choses ». Les logiciels qui réussissent le test de Turing peuvent produire des résultats intéressants, mais ils sont rigides. Autrement dit, ils sont insensibles, leur conversation est parfois fascinante mais ils sont incapables d’écouter. Alors que l’informatique du XXIe siècle s’investit de plus en plus dans les appareils mobiles, nous avons vu se ralentir la croissance vertigineuse de la rapidité des processeurs qu’avaient connue les années 1990, les ingénieurs délaissant la puissance brute au profit du design, de la fluidité, de la réactivité et de la simplicité du produit. Ce basculement peut être la cause, l’effet ou le corrélat d’une vision plus saine de l’intelligence humaine, qui est moins complexe et puissante en soi qu’elle n’est sensible et agile. Nos ordinateurs, ces miroirs déformants, nous ont aidés à percevoir cette vérité sur nous-mêmes. En 2009, le prix de l’Ordinateur le plus humain a été décerné au Londonien David Levy et à son logiciel Do-Much-More. Levy, qui avait déjà gagné en 1997 avec Catherine, est un type fascinant : il a été dans les années 1970 et 1980 l’un des pionniers du jeu d’échecs numérique, puis l’un des organisateurs des matchs de dames entre Marion Tinsley et le logiciel Chinook, qui ont précédé l’affrontement entre Kasparov et Deep Blue. C’est aussi l’auteur d’un ouvrage récent intitulé Love and Sex With Robots, pour vous donner une idée du genre de choses qu’il a en tête lorsqu’il ne participe pas au concours Loebner (6). Levy se lève, sous les applaudissements, reçoit le prix des mains de Hugh Loebner, et prononce un bref discours sur l’importance de l’intelligence artificielle pour un avenir radieux et sur l’importance du prix Loebner à cet égard. Le président du jury annonce ensuite : « Les résultats que j’ai ici distinguent les humains, et le classement nous dit que le plus humain est le confédéré no 1, Brian Christian. » Il me remet le certificat attestant que je suis l’Humain le plus humain. Je ne sais pas ce que je ressens exactement. Il paraît étrange de traiter cette récompense comme banale ou dénuée de sens, mais ce trophée signifie-t-il quoi que ce soit pour moi en tant que personne ? J’ai surtout l’impression qu’avec les autres confédérés nous avons tous ensemble apporté un démenti spectaculaire aux erreurs du concours 2008. Cette année-là, les douze juges avaient à cinq reprises estimé les logiciels plus humains que les confédérés. Dans trois de ces cas, le juge avait été trompé par le programme Elbot, produit de la société Artificial Solutions, l’une des nombreuses nouvelles entreprises spécialisées dans la technologie du chatbot. Une erreur de plus, et Elbot aurait berné 33 % des juges en 2008, dépassant les 30 % fixés par Turing et entrant ainsi dans l’histoire. Après la victoire d’Elbot au concours Loebner et la publicité qui s’ensuivit, la firme a apparemment décidé de mettre l’accent sur les applications commerciales ; en tout cas, elle n’a pas participé à l’édition 2009. D’une certaine manière, une lutte plus serrée aurait pu être plus spectaculaire. Nous, confédérés, n’avons pas laissé une seule voix aller aux machines. Alors qu’en 2008 ce fut la débandade, 2009 fut un triomphe. On conçoit toujours la science comme une marche inlassable qui ne s’arrête jamais. Mais, dans le contexte du test de Turing, les humains, plus dynamiques que jamais, n’autorisent pas ce genre de fable. Nous refusons de fournir un repère immuable. Certains voient l’avenir de l’informa­tique comme une sorte de paradis. Se rassemblant derrière l’idée de « Singularité », des gens comme Ray Kurzweil (dans son livre « La singularité est proche ») et sa foule de disciples prévoient que nous fabriquerons des machines plus intelligentes que nous, qui fabriqueront à leur tour des machines plus intelligentes qu’elles, et ainsi de suite, le processus s’accélérant de façon exponentielle jusqu’à engendrer une ultra-intelligence si colossale qu’elle est difficile à concevoir. Selon eux, ce sera l’ère de la techno-félicité, où les humains pourront télécharger leur conscience sur Internet et être transportés – sinon physiquement, du moins mentalement – dans une vie éternelle dans le monde de l’électricité.

Préludes de Bach

D’autres imaginent une sorte d’enfer. Les machines font s’éteindre le soleil, rasent nos villes, nous enferment en chambre hyperbare et absorbent à jamais notre chaleur corporelle. Je ne suis pas un futuriste mais, à tout prendre, je préfère concevoir l’avenir de l’intelligence artificielle comme une sorte de purgatoire : un lieu où les êtres déficients mais de bonne volonté iront pour être purifiés – et mis à l’épreuve – afin d’en ressortir meilleurs. Qui aurait cru que les tout premiers exploits de l’ordinateur se feraient dans le domaine de l’analyse logique, compétence dont on pensait jadis qu’elle nous distinguait de toutes les autres créatures existantes ? Que l’ordinateur pourrait piloter un avion et guider un missile avant de savoir faire du vélo ? Qu’il pourrait, de manière plausible, composer des préludes à la manière de Bach avant de pouvoir parler de la pluie et du beau temps ? Qu’il pourrait produire des dissertations plus ou moins lisibles sur la théorie postmoderne avant de pouvoir dire « chaise » quand on lui montre une chaise, comme en sont capables la plupart des jeunes enfants ? S’ils maîtrisent des compétences complexes qu’on avait longtemps crues spécifiquement humaines, les ordinateurs restent incapables d’acquérir ces aptitudes élémentaires que sont l’orientation dans l’espace, la reconnaissance d’objets, le langage naturel, la flexibilité des objectifs qu’on se donne. Ils nous montrent ainsi combien ces savoirs fondamentaux sont impressionnants. Nous oublions à quel point nous sommes impressionnants. Les machines nous le rappellent. Au lycée, l’une de mes meilleures amies était barmaid. Toute la journée, elle procédait à d’innombrables ajustements subtils dans la manière de préparer les cafés, en tenant compte de la fraîcheur des grains à moudre, de la température de la machine, de l’effet de la pression barométrique sur le volume de vapeur, tout en manipulant la machine avec la dextérité d’une pieuvre et en faisant la causette avec quantité de clients sur toutes sortes de sujets. Après quoi elle est partie pour la fac et a obtenu son premier « vrai » travail : opératrice de données, soumise à des procédures strictes. Elle pensait avec regret aux beaux jours où elle était barmaid, quand son emploi sollicitait vraiment son intelligence. La fétichisation de la pensée analytique et le dénigrement concomitant des aspects animaux de la vie : voilà deux attitudes dont nous ferions bien de nous débarrasser. En ce début de l’ère de l’intelligence artificielle, nous commençons peut-être enfin à nous recentrer, après avoir vécu pendant des générations en valorisant le côté logique, celui de l’hémisphère gauche. À quoi il faut ajouter que le mépris des humains pour les animaux « sans âme », la répugnance à admettre que nous descendons de nos amies les « bêtes », cela est aujourd’hui contesté sur tous les fronts : par l’emprise croissante de la pensée laïque et empirique, par la reconnaissante grandissante des capacités cognitives et comportementales d’autres organismes que le nôtre, et – ce n’est pas une coïncidence – par l’entrée en scène d’une entité dotée de beaucoup moins d’âme que nous n’en percevons chez le chimpanzé ordinaire ou chez le bonobo ; l’intelligence artificielle pourrait ainsi même favoriser le respect des droits des animaux. Il est tout à fait possible que l’apogée de l’hémisphère gauche relève du passé. Le retour à une vision plus équilibrée du cerveau et de l’esprit – et de l’identité humaine – me paraît être une bonne chose, qui entraîne un changement de point de vue sur la sophistication de diverses tâches. Il suffit de comprendre à quel point la connaissance est désincarnée, de voir à quel point l’abstraction pure est froide, morte et déconnectée de la réalité sensorielle, pour s’en affranchir, j’en suis persuadé. C’est le seul moyen de nous ramener au bon sens, à nos sens. Dans un article consacré en 2006 au test de Turing, le cofondateur du concours Loebner, Robert Epstein, écrivait : « Une chose est certaine : contrairement aux ordinateurs, les confédérés ne deviendront jamais plus intelligents. » J’admets que les ordinateurs deviendront toujours plus intelligents, mais je pense que cela vaut aussi pour les humains. Quand le champion du monde d’échecs Garry Kasparov a vaincu Deep Blue, de manière assez convaincante, lors de leur premier affrontement en 1996, IBM et lui ont très vite accepté le principe d’une revanche l’année suivante. Quand Deep Blue a battu Kasparov (de façon plutôt moins convaincante) en 1997, le vaincu a proposé une nouvelle partie en 1998, mais IBM n’a pas voulu en entendre parler et Deep Blue fut détruit. Cela signifierait donc, puisque l’évolution technologique va tellement plus vite que l’évolution biologique (on la mesure en années et non en millénaires), que Homo sapiens ne pourra jamais rattraper son retard une fois qu’il aura été dépassé. Quand une machine gagnera au test de Turing, ce sera pour toujours. Eh bien non, je ne suis pas d’accord. L’empressement d’IBM à se retirer de la compétition après la victoire de Deep Blue en 1997 est le signe d’une insécurité qui semble me donner raison. L’espèce humaine en est arrivée là parce qu’elle est de toutes la plus adaptable, la plus flexible, la plus innovante, la plus prompte à apprendre. Nous ne nous laisserons pas vaincre sans réagir. L’année où des ordinateurs réussiront le test de Turing sera historique, mais ce ne sera pas pour autant la fin de l’aventure. Cet article est paru dans The Atlantic en mars 2011. Il a été traduit par Laurent Bury.   [post_title] => Un match inégal [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-match-inegal [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2016-01-28 18:15:18 [post_modified_gmt] => 2016-01-28 18:15:18 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://cosavostra-books1.pf5.wpserveur.net/un-match-inegal/ [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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    [post_content] => Voici quelques semaines, je me trouvais à al-Nabi Salih, village palestinien situé au nord-ouest de Ramallah, en Cisjordanie. Il n’était pas facile d’y accéder ; l’armée israélienne avait bouclé la zone, et nous avons dû traverser en rampant les oliveraies, juste à côté d’un des postes de contrôle de l’armée, pour atteindre le village. Al-Nabi Salih est un lieu sensible. L’importante colonie israélienne voisine d’Halamish s’est emparée de près de la moitié des terres du village, dont une précieuse source d’eau. Presque chaque vendredi, de spectaculaires affrontements opposent les soldats et les villageois protestant contre la confiscation de leurs propriétés et les autres difficultés de la vie sous l’occupation. Et pourtant, la première chose que j’ai vue à al-Nabi Salih est une énorme pancarte sur laquelle était écrit en arabe et en anglais : « Nous croyons à la non-violence. Et vous ? » C’était la Journée mondiale de la paix, et les orateurs ont réaffirmé l’un après l’autre leur engagement en faveur d’une résistance non-violente. L’un d’eux, Ali Abou Awwad, jeune militant dirigeant le nouveau Mouvement palestinien pour une résistance non-violente, basé à Bethléem, qui exerce une influence croissante dans l’ensemble des Territoires occupés, s’est montré particulièrement éloquent. « La paix elle-même est une voie vers la paix, dit-il, et il n’y a pas de paix sans liberté. »

Tout cela est, à certains égards, assez nouveau en Palestine, bien que, dans son dernier livre, le philosophe Sari Nusseibeh, président de l’université al-Qods, à Jérusalem, fasse remonter les débuts de la désobéissance civile palestinienne organisée au soulèvement populaire de la première Intifada, en 1988 et 1989, où il avait joué un rôle important (1). Plus récemment, la résistance non-violente, sous la forme de marches et de manifestations hebdomadaires, est restée pour l’essentiel un phénomène local, limité à quelques villages situés entre Jérusalem et la plaine côtière, tel Boudrous, puis, avec plus de retentissement, Bil’in, et, à un moindre degré, un groupe de villages de la région de Bethléem, plus au sud. Ces manifestations sont systématiquement réprimées avec violence par l’armée à l’aide de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et, assez souvent, d’armes de combat. Parfois, elles dégénèrent en affrontements, avec jets de pierres par les Palestiniens ; d’autres fois, comme le jour où je me trouvais à al-Nabi Salih, les manifestants parviennent à rester disciplinés face aux fusils.

Contre les confiscations de terres

L’armée a jusqu’ici empêché ces manifestations de se propager au-delà des villages en question – conformément à sa politique générale consistant à fragmenter, isoler et enclore tous les villages palestiniens dans les territoires contrôlés par Israël (2). Le seul succès enregistré à ce jour s’est produit à Boudrous, où les manifestations non-violentes des villageois, avec la participation active de femmes et le soutien de militants israéliens et étrangers, ont obligé l’armée à redessiner le tracé du mur de séparation et à restituer les terres initialement confisquées par le gouvernement (3). Bil’in, en revanche, bien qu’il s’y tienne une manifestation hebdomadaire depuis maintenant six ans – au prix de nombreux blessés (parfois graves), de centaines d’arrestations, et de deux morts –, a été privé d’au moins un tiers de ses terres par la construction du mur, en dépit d’une décision de la Cour suprême en faveur du village en 2007. L’un des leaders de la lutte à Bil’in est Abdallah Abou Rahmah, parfois appelé le Gandhi palestinien – un homme impressionnant et assurément charismatique, ayant à son actif de nombreuses actions de résistance pacifique et courageuse contre l’occupation et le vol de terres. Je le connais : j’ai eu l’honneur d’être arrêté avec lui lorsque j’ai pris part pour la première fois aux manifestations de Bil’in en 2005. Il a été condamné à douze mois de prison après avoir été interpellé en décembre 2009 et accusé par l’armée d’« incitation […] et de participation à des mouvements de protestation interdits », qu’il aurait en outre « organisés ». Les manifestations contre la confiscation des terres palestiniennes, surtout quand elles sont le fait des propriétaires spoliés, sont semble-t-il par définition illégales, selon les lois de l’occupant. De toute évidence, l’arrestation et l’inculpation d’Abou Rahmah, dont l’action avait été saluée dans le monde entier comme un modèle de défense non-violente des droits de l’homme, aurait dû susciter en Israël une vague de protestations publiques virulentes de la part des universitaires, artistes, intellectuels engagés, voire de citoyens ordinaires. Rien de tel ne s’est produit. Son procès en appel a eu lieu le 11 janvier 2011 : le juge militaire a accepté le recours de l’accusation contre l’« indulgence » de la sentence, et fait passer la peine de prison de 12 à 16 mois, de sorte qu’il ne fut libéré qu’en mars. Disponible en hébreu sur Internet, ce jugement constitue un document assez remarquable, d’une lecture désespérante. Face à un tel déni de justice, le silence assourdissant observé en Israël est un mystère. Un silence aussi éloquent soulève une question classique, applicable à tant de cas similaires d’oppression méthodique imposée d’en haut par un gouvernement : pourquoi l’Israélien ordinaire est-il si apathique face au sort réservé à Abou Rahmah et à tant d’autres militants comme lui ? Pourquoi ne prête-t-il aucune attention aux souffrances quotidiennes causées par l’occupation ? En juillet 2010, j’ai écouté Sari Nusseibeh à l’Académie israélienne des sciences et des humanités lors d’une soirée organisée en l’honneur du départ à la retraite de son président, Menahem Yaari. En soi, la présence d’une figure palestinienne de premier plan lors d’une réception universitaire israélienne n’a rien d’exceptionnel : les Israéliens étaient eux aussi volontiers invités en divers lieux académiques palestiniens jusqu’à une date récente, avant que le désespoir provoqué par l’action du gouvernement israélien n’incite certaines institutions palestiniennes, dont l’université al-Qods, à fermer leurs portes à la plupart des universitaires israéliens. Mais les liens, à la fois personnels et professionnels, restent forts.

Un silence glacial et imperturbable

Nusseibeh a profité de l’occasion pour prononcer un réquisitoire accablant contre l’establishment universitaire israélien et l’incroyable passivité dont il a fait preuve au cours des quarante-deux années d’occupation. Bien que le gouvernement ait, en général, probablement raison de voir dans les universités israéliennes un vivier naturel de gauchistes – autrement dit, de progressistes, militant pour la paix –, Nusseibeh est également dans le vrai. Comme le reste de leurs compatriotes, les universitaires israéliens n’ont pas su, en tant que groupe, organiser un mouvement de protestation durable et politiquement efficace contre l’occupation et son corollaire, le projet colonial de création d’implantations dans les Territoires. Comme la plupart des Israéliens, à quelques exceptions notables près, ils vivent à l’intérieur du système et tolèrent ses méfaits. Le vaste auditoire présent à l’Académie ce soir-là a écouté les critiques acerbes de Nusseibeh dans un silence qui m’a semblé glacial et imperturbable. Homme réfléchi, urbain, discret, Nusseibeh est un philosophe et historien de la philosophie (il est spécialiste d’Avicenne, le grand penseur musulman du Moyen Âge) qui s’est retrouvé, en faisant peut-être violence à ses inclinations naturelles, profondément impliqué dans la vie politique palestinienne depuis de nombreuses années. C’est aussi une personne honnête et courageuse qui ne se prive pas de dire à son propre peuple ce qu’il tient pour juste. Je l’ai vu un jour à l’Université hébraïque de Jérusalem tenter de convaincre – en arabe, et en public – un étudiant très hostile que les Palestiniens devaient renoncer à ce qu’on appelle le « droit au retour » s’ils voulaient parvenir à la paix. Il y a quelques années, je l’ai également entendu prononcer devant l’Académie des sciences un discours non moins accablant que celui dont je viens de parler, mais stigmatisant cette fois l’étroitesse d’esprit et les tendances autodestructrices qui caractérisent à ses yeux les intellectuels arabes contemporains, d’une manière générale. En 2002, il s’est joint à Ami Ayalon, ancien directeur du Service de sécurité général israélien, le Shin Bet, pour prôner la solution dite des deux États, dont les termes paraissent aujourd’hui majoritairement admis dans chacun des deux camps : retrait israélien sur la Ligne verte de 1967, démilitarisation de la Palestine, renonciation au droit au retour dans les anciens villages palestiniens aujourd’hui situés à l’intérieur d’Israël – ce qui n’exclut pas des compensations pour les expropriations – et division de Jérusalem, qui deviendrait la capitale à la fois de la Palestine et d’Israël (4). Nusseibeh est un patriote qui, étant donné l’évolution de la situation ces dernières années, n’est plus du tout certain qu’un État palestinien séparé mérite qu’on se donne autant de peine pour lui, comme le titre de son nouveau livre le suggère. Bien sûr, une question plus générale sous-tend ce titre. Quelle valeur attribuer à un État, quel qu’il soit ? Est-ce vraiment une entité qui vaille la peine qu’on tue – ou, dans le cas présent, qu’on meure – pour elle ? Si tel est le cas, combien de morts vaut-elle au juste ? Dix, comme dans le marchandage d’Abraham avec Dieu ? Dix mille ? Un million, comme dans le fameux slogan des Algériens en lutte pour leur indépendance ? De telles questions sont devenues pressantes dans le cas palestinien du fait des conséquences persistantes de l’absence d’État et de la réalité inacceptable de l’occupation. Les États, dit Nusseibeh, sont des entités « métabiologiques » – c’est-à-dire, pour l’essentiel, des fictions qui échappent à leurs créateurs et, en règle générale, finissent par faire payer un prix exorbitant à leurs citoyens, qui croient à la vision fallacieuse que ces entités tendent à proposer. Comme Hobbes, il estime qu’un État devrait être considéré comme un instrument permettant d’atteindre des objectifs pratiques, et non comme une entité métaphysique, même s’il admet qu’il puisse parfois, dans des circonstances favorables, constituer le moyen pour un peuple d’exprimer son identification collective avec sa terre natale, ses paysages, sa mémoire et ses espoirs. Nusseibeh est aussi ce qu’on pourrait appeler un optimiste moral : il croit – bien que tout ou presque tende à prouver le contraire – que l’histoire évolue selon une « trajectoire morale » ; en d’autres termes, que les êtres humains s’améliorent lentement, et que des valeurs universelles évidentes et partagées, fondées sur les droits irréductibles­ de l’individu et « notre sentiment de compassion commun », commencent progressivement à transformer le monde. Les deux valeurs fondamentales pour toute société, dit-il, sont l’égalité et la liberté (dans cet ordre) ; il pense que nous pouvons tous tomber d’accord sur elles, ce qui permettrait aux négociateurs de briser les barrières métabiologiques. Pour que les Palestiniens et les Israéliens se considèrent mutuellement comme des êtres humains, et mènent un combat commun pour le bien-être des deux communautés.   Cette vision pleine d’espoir implique-t-elle l’existence de deux États ? Plus maintenant. Pour Nusseibeh, les deux peuples font déjà partie, de facto, d’une seule entité politique située entre le Jourdain et la mer (5).

Citoyenneté de deuxième classe

Mais que propose-t-il, alors, pour l’avenir de cette entité politique ? Il imagine, au moins sur un plan purement théorique, un accord consensuel sur un État unique mais électoralement non démocratique ; en d’autres termes, l’octroi mutuellement accepté d’une forme de « citoyenneté de deuxième classe » par Israël à tous les Palestiniens vivant aujourd’hui sous l’occupation et désireux d’en bénéficier. Cela signifie que les Palestiniens renonceraient aux droits politiques – comme voter aux élections législatives, ou travailler dans la haute administration et servir dans l’armée –, mais jouiraient de droits civiques fondamentaux : assurance maladie, sécurité sociale, liberté d’expression et de mouvement, éducation, accès à la justice, etc. Ils seraient des sujets, mais non des citoyens de l’entité commune israélo-palestinienne, qui serait gouvernée par les Juifs et leur appartiendrait. Comme le remarque Nusseibeh, il existe déjà un précédent à un tel arrangement : les centaines de milliers de Palestiniens de Jérusalem-Est vivent ainsi depuis quarante-trois ans (6). L’avantage ? La situation intenable actuelle, dans laquelle une vaste population palestinienne se voit privée des droits humains fondamentaux, prendrait fin ; et un autre modèle, meilleur que l’arrangement initial, pourrait peut-être finir par se faire jour, comme en Afrique du Sud. La proposition de Nusseibeh a clairement pour objectif d’inciter les élites politiques des deux camps à penser sérieusement à ce qui les attend dans un proche avenir, ou après la prochaine explosion. Mais sa sincérité paraît pour le moins sujette à caution. Booker T. Washington, on le sait, avait proposé quelque chose de semblable aux Afro-Américains – le prétendu compromis d’Atlanta – en 1895 ; il fut, bien sûr, presque immédiatement caduc (7). Peut-on vraiment séparer les droits politiques des droits civiques ? Est-ce là ce que veulent la majorité des Palestiniens ? Est-ce ce dont ils ont besoin ? Pour parler concrètement, si l’Autorité palestinienne devait se dissoudre et se rallier à la proposition de Nusseibeh, le Hamas [qui ne reconnaît pas l’État d’Israël] comblerait sûrement le vide ainsi créé en moins de 24 heures. Ses leaders sont, en fait, prêts pour une telle éventualité, voire l’attendent, comme le sait fort bien Nusseibeh. Cependant, on peut facilement comprendre pourquoi, comme tant de leaders politiques des deux camps, Nusseibeh a plus ou moins renoncé à l’idée de deux États, bien qu’il semble parfois laisser entendre, en différents endroits de son livre, que ce serait la meilleure solution, si elle était réalisable. De nombreux acteurs, à la fois dans le camp de la paix et en dehors, pensent qu’il est tout simplement trop tard – l’ampleur de la colonisation et des confiscations de terres rendent la partition irréalisable. Je ne suis pas d’accord, mais je pense que nous nous rapprochons à grands pas d’une telle situation, et la cause en est parfaitement claire : le refus obstiné par l’establishment israélien de conclure une paix véritable­, quelles que soient les circonstances. Le gouvernement actuel et les services de sécurité veulent à l’évidence la poursuite de l’occupation sous une forme ou sous une autre, en maintenant un contrôle quasi total sur l’ensemble de la population palestinienne. (Que l’opinion israélienne en général soit d’accord ou non avec un tel objectif est une autre question.) Mais il est sûr qu’une telle politique, portée par Benyamin Netanyahou et son gouvernement à un niveau de fourberie inconnu jusque-là, est irrationnelle et contre-productive, voire même suicidaire, outre qu’elle est immorale et criminelle au regard du droit international. C’est ici que le mystère s’épaissit. À l’heure actuelle, l’initiative de paix de la Ligue arabe de 2002, également connue sous le nom d’initiative saoudienne, reste une option. Quiconque a lu attentivement ce document ou écouté ce que les dirigeants arabes disent publiquement ne peut douter que cette voie vers la paix et la normalisation devrait, dans les grandes lignes, être acceptable pour Israël. Elle prévoit un État palestinien indépendant, en même temps qu’un retrait des Territoires occupés ; une « solution juste » au problème des réfugiés, qui ferait l’objet d’un accord négocié ; et un accord de paix entre Israël et les pays arabes (8). Si l’initiative saoudienne avait été offerte à David Ben Gourion dans les années 1960, elle aurait ressemblé à un rêve devenu réalité. Mais ce plan n’a jamais été discuté lors d’une réunion de cabinet israélien, et le gouvernement de Netanyahou a jusqu’à présent bien précisé qu’il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter d’avoir à conclure une telle paix avec les quelque 250 millions d’Arabes entourant Israël, pour ne rien dire des millions de Palestiniens des Territoires occupés et d’ailleurs. Comment expliquer ce refus obstiné ? Comment le relier à l’étrange silence sur la Palestine dont j’ai parlé plus haut ?

Un système de contrôle dégradant

De nombreux Israéliens, y compris ceux qui pourraient reconnaître l’exactitude de mon analyse, imputeront volontiers l’impasse actuelle aux traumatismes répétés créés par la violence arabe (y compris palestinienne) contre les Juifs depuis le début du conflit. Il y a certainement là une part de vérité, quoique cela n’explique ni la cruauté gratuite d’Israël à l’égard des Palestiniens ces dernières décennies, ni le vol de terres massif et continuel qui doit être considéré comme la véritable raison d’être de l’occupation. Pour saisir les enjeux de façon plus approfondie, il est crucial de comprendre ce que l’occupation signifie réellement sur le terrain. Sauf à entreprendre un séjour prolongé dans les Territoires occupés, il n’est pas de meilleure manière de le faire que de lire le recueil de témoignages de soldats que vient de publier le groupe pacifiste israélien Breaking the Silence (« Rompre le silence »), qui est à mes yeux l’un des livres les plus importants qui aient été publiés sur le sujet au cours de cette génération. Écrit à la fois en hébreu et en anglais, il décrit les tourments quotidiens de l’occupation à travers le regard de plus d’une centaine de simples soldats ayant servi dans les Territoires et rapportant ce qu’ils y ont vu, fait et entendu. Certains d’entre eux sont choqués ; d’autres témoignent presque nonchalamment, dans le riche hébreu argotique de l’armée, détachés de tout sentiment, leur sensibilité comme anesthésiée. Ils faisaient tous partie de la vaste machine du système d’occupation, lequel comprend non seulement les unités de l’armée, mais aussi la police, les tribunaux et la police militaires, les fonctionnaires, les dirigeants politiques et, bien sûr, les colons. Ils suivaient presque toujours les ordres reçus, y compris ceux qui étaient manifestement illicites, sans protester, et sans même parler entre eux des crimes auxquels ils avaient assisté ou participé. On trouve dans ce livre une description de l’ensemble des agissements sordides que tous les militants israéliens voient s’accomplir semaine après semaine sous leurs yeux dans les Territoires : l’emploi routinier de la terreur contre la population comme principe de gouvernement ; les tabassages, les fusillades et les arrestations arbitraires ; les formes inventives et subtiles d’humiliation infligées à des innocents ; les expulsions de maisons, de pâtures et de champs ; la farce des tribunaux militaires ; les actes occasionnels de pur sadisme de la part d’officiers de haut rang comme de simples soldats, et, surtout, des colons ; la répression violente de presque toutes les formes de contestation, notamment (et particulièrement) les manifestations pacifiques de désobéissance civile ; l’irrationalité préméditée de l’administration, qui contrôle la vie des habitants par un régime hallucinant de permis et de règlements bureaucratiques ; et, par-dessus tout, l’étroite connivence entre les unités de l’armée et les colons, qui s’arrogent régulièrement le droit de dire aux soldats ce qu’ils ont à faire. Certains des témoignages les plus révoltants ont trait à la seconde Intifada (9). On pourrait cependant faire observer que les agissements passant pour « normaux » sous l’occupation, comme ceux auxquels on assiste aujourd’hui, sont encore plus insupportables, précisément en raison de leurs effets quotidiens insidieux et déshumanisants. Tout lecteur de ce livre comprendra très vite comment l’occupation est devenue un système de contrôle dégradant. Je n’ai jamais été d’accord avec la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal (ou plutôt de ceux qui le commettent – c’est ce qu’elle voulait dire), mais j’ai observé les effets dévastateurs de cette drogue qu’est l’accoutumance. J’ai vu comment le mal, intégré à un système ramifié, et souvent impersonnel, peut se décomposer en petits méfaits quotidiens qui, pour répugnants qu’ils puissent paraître au début, deviennent rapidement routiniers. Considérons le dialogue qui suit, choisi plus ou moins au hasard dans le recueil : « Pendant votre service dans les Territoires, qu’est-ce qui vous a frappé le plus ? – Un jour, les soldats sont entrés dans une maison et l’ont tout simplement démolie […]. Un peu à l’écart, la mère assistait à la scène en pleurant, et ses enfants assis à côté d’elle lui donnaient des coups de poing […]. – Que signifie “saccager une maison” ? –  Démolir les parquets, renverser les canapés, jeter par terre les tableaux et les plantes, retourner les lits, casser la cuvette des toilettes, les tuiles […]. Soutenir le regard des gens chez qui on a pénétré. Ça me faisait vraiment mal de les voir. Et après, on les a laissés pendant des heures ligotés et les yeux bandés dans l’école. À quatre heures de l’après-midi, on a reçu l’ordre de les libérer. Ça avait duré plus de douze heures. »   Et cette anecdote, rapportée par un soldat chargé de protéger les colons fanatiques d’Hébron : « [Il y a des enfants palestiniens] innocents, qui meurent pour rien, quand les colons entrent dans leur maison et leur tirent dessus. Et, dans la rue, les colons sont complètement fous, ils brisent les volets et les fenêtres, tapent sur les soldats et les bombardent d’œufs, lynchent les vieillards. Tout ça, on n’en entendra jamais parler dans les médias… Les gens qui vivent dans ce quartier [de colons] font ce qu’ils veulent, et les soldats sont obligés de les protéger. Et cela se passe ici, dans l’État d’Israël, et personne ne le sait… Les gens préfèrent ne pas savoir et ne pas comprendre que quelque chose de terrible se produit juste à côté de chez eux, et en fait, personne ne s’en soucie. » Il n’est pas surprenant qu’il y ait eu des tentatives en Israël, notamment de la part du ministère des Affaires étrangères, de faire taire Breaking the Silence et de tarir le financement du groupe, dont une partie provient de sources européennes.

Aveuglement foncier et délibéré

Le livre est d’une lecture pénible, qui fait honte. Il s’agit aussi, soit dit en passant, d’un témoignage éloquent sur la remarquable liberté d’expression qui reste, pour l’instant, la norme à l’intérieur d’Israël. La conclusion des responsables de l’ouvrage, énoncée en des termes modérés et prudents (plus modérés que ceux que j’aurais moi-même employés), est sans appel, et mérite d’être citée intégralement : « S’il est vrai que l’appareil de sécurité israélien a dû affronter des menaces concrètes au cours de la dernière décennie, et notamment des attaques terroristes, les opérations israéliennes ne sont pas seulement défensives. En fait, elles ont systématiquement conduit à l’annexion de fait par Israël de vastes secteurs de la Cisjordanie par le biais de l’expropriation de leurs habitants palestiniens. La notion largement répandue en Israël selon laquelle le contrôle des Territoires vise exclusivement à protéger la sécurité des citoyens est incompatible avec les informations rapportées par des centaines de soldats. » Il faut toujours garder à l’esprit que nous avons affaire à un système profondément enraciné, mû par sa logique interne et largement indépendant des décisions locales prises par les individus – soldats, juges, fonctionnaires – qui s’y trouvent impliqués, bien que chacune de ces personnes porte sa propre part de responsabilité et de culpabilité. Ce système particulier ne pourrait continuer à exister sans l’aveuglement foncier et délibéré que nous, Israéliens, cultivons depuis des décennies, et dont les racines sont indubitablement antérieures à l’existence de l’État d’Israël lui-même. Je parle d’aveuglement non par rapport à l’existence de millions de Palestiniens – ils ne sont que trop visibles –, mais par rapport à la pleine humanité de ces gens, à leur égalité naturelle avec nous, et à la parité (au moins cela, sous réserve qu’on puisse le mesurer) entre leur revendication collective sur la terre et la nôtre. Il existe aussi un aveuglement délibéré à l’égard des traumatismes répétés que nous, Israéliens, avons infligés aux Palestiniens en réalisant nos propres objectifs nationaux (et, par la suite, en allant bien au-delà de toute appréhension rationnelle de ces objectifs). Ce n’est pas un aveuglement ordinaire ; c’est une maladie de l’âme qui revêt de nombreuses formes, allant d’une apathie morne mais superficielle au silence et à la passivité de gens ordinaires et respectables, jusqu’aux formes malignes de racisme et de nationalisme protofasciste qui deviennent de plus en plus évidentes et influentes dans l’Israël d’aujourd’hui, y compris dans l’entourage de l’actuel gouvernement. Reconnaître ces faits, j’imagine, serait trop démoralisant, et potentiellement trop culpabilisant, pour la plupart d’entre nous. On a souvent l’impression que nous ferons tout – même au risque d’une guerre catastrophique – pour éviter d’avoir à regarder en face nos voisins immédiats. La violence palestinienne a aidé les Israéliens à faire ce choix, mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit exactement de cela, un choix. Il existe une solution alternative évidente – plus évidente aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Dans l’histoire de ce conflit, les Israéliens n’ont eu en aucune manière le monopole de l’aveuglement, mais ils ont, de loin, la plus grande liberté d’action, et le plus fort potentiel pour apporter des changements significatifs. Que nous réserve l’avenir ? Sari Nusseibeh ne cesse d’exprimer sa conviction que l’évolution est possible si les gens ont suffisamment foi en eux-mêmes pour leur permettre d’agir. Il conçoit sa tâche comme celle d’un éducateur investi de la mission d’inculquer une telle foi. Et il définit aussi, dans plusieurs chapitres de son livre souvent émouvant, les fondements moraux de l’action politique auxquels nous pourrions tous adhérer. Comme Gandhi, comme aussi Abdallah Abou Rahmah et Ali Abou Awwad, évoqués au début de cet article, Nusseibeh n’entend pas en appeler à la force pour contraindre l’adversaire à abandonner sa conduite suicidaire ; il cherche à modifier sa volonté, ses sentiments [lire ci-contre « Le satyagraha selon Ali Abou Awwad »]. Il appelle les Israéliens à abandonner leurs préjugés et leur obsession pour la force brute, à ouvrir les yeux. Il voudrait qu’ils trouvent en eux-mêmes la générosité d’esprit nécessaire pour que la paix ait une chance d’aboutir, que cela soit sous la forme de deux États, d’une entité unique binationale, ou encore d’une sorte de confédération.

Levier moral

L’action politique non-violente peut-elle avoir un effet sur les Israéliens ? Je l’ignore. Je pense qu’une générosité d’esprit existe bel et bien, quelque part, dans leur âme collective à la fois apeurée et courroucée. Elle pourrait même se cacher sous le voile superficiel de l’apathie. Nusseibeh termine son livre par une observation paradoxale que lui-même qualifie de « stupéfiante ». Dans une situation comme celle de la Palestine, où le rapport de forces se caractérise par une grande asymétrie, le levier moral qui permettrait de « parvenir au changement d’attitude désiré dans l’autre camp » par l’exercice non-violent de sa propre liberté naturelle et une fidélité sans faille aux valeurs universelles appartient au camp le plus faible, non au plus fort. Si l’on définit le pouvoir comme la capacité d’entraîner un changement politique à son avantage, ce sont les Palestiniens qui détiennent ce pouvoir, même si (ou, précisément, parce que) ils sont assujettis à un appareil militaire plus fort qu’eux. Certains Palestiniens, au moins, y compris l’actuel gouvernement du Premier ministre Salam Fayyad, ont à l’évidence intériorisé cette vérité et la mettent en pratique. Actuellement, Fayyad profite de chaque occasion pour réaffirmer publiquement sans équivoque que la violence n’est pas une option, qu’elle ne fait plus partie de l’arsenal des Palestiniens. Bien sûr, il n’est pas seul sur le terrain (10). On a donc là une réponse à la question de Sari Nusseibeh. Un État palestinien qui émergerait d’un combat non-violent de grande ampleur, occupant de façon nette une position morale élevée, aurait indubitablement une valeur intrinsèque, en dehors de la valeur pratique qu’il aurait acquise en mettant fin à cette anomalie tragique qu’est l’absence d’État palestinien. Mais je ne m’attends pas à ce que cette entité émerge de cette manière. Seule une pression internationale considérable, exercée à de multiples niveaux, pourrait mettre fin à l’occupation israélienne. Cependant, à cet instant particulier, les Palestiniens disposent d’un atout majeur : l’entêtement des Israéliens, leur refus obstiné de faire la paix. Dans la situation internationale actuelle, et malgré les souffrances continuelles endurées sur le terrain par les populations des Territoires occupés, plus Israël se montrera stupide, buté et destructeur, mieux cela vaudra pour la cause palestinienne. Peut-être qu’un jour même les États-Unis ne supporteront plus de nouvelles humiliations de la part des Israéliens et décideront de ne plus exercer leur droit de veto aux Nations unies et dans d’autres instances internationales pour le compte d’Israël. Un État palestinien reconnu par le monde entier, à l’exception d’Israël, ne serait sans aucun doute qu’un pas en direction d’un avenir flou, gros de dangers, anciens et nouveaux. À en juger par les récentes déclarations d’hommes politiques de droite comme Michael Eitan, l’un de ces dangers serait qu’Israël puisse (comme il l’a fait à Gaza) se retirer de la plupart des Territoires occupés sans faire la paix. C’est probablement le pire de tous les scénarios possibles, mais un scénario en parfaite conformité avec l’aveuglement collectif que j’ai décrit (11). Je me plais à penser que les peuples torturés d’Israël et de Palestine pourraient mieux faire. Cet article est paru dans la New York Review of Books le 24 février 2011. Il a été traduit par Philippe Babo. [post_title] => La question de Sari Nusseibeh [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-question-de-sari-nusseibeh [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2015-10-01 17:24:10 [post_modified_gmt] => 2015-10-01 17:24:10 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://cosavostra-books1.pf5.wpserveur.net/la-question-de-sari-nusseibeh/ [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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    [post_content] => La langue de Molière est de nos jours défaite par celle de Shakespeare plus sûrement encore que les chevaliers français par les archers anglais d’Azincourt, et, sur le Web, l’anglais pèse presque dix fois plus lourd que le français. Mais il n’en a pas toujours été ainsi : au Moyen Âge, les Anglais parlaient français (voir « L’anglais, langue française », Books, n° 18, décembre 2010-janvier 2011, p. 74-77). Et l’influence de notre langue sur la leur était même un vif sujet d’inquiétude, patriotique autant que morale. Car, pensait-on à Londres au XVIIIe siècle, la souplesse et la ductilité du français trahissaient celles de nos mœurs.

Dans un livre abondamment commenté, Ardis Butterfield a étudié de près, et longuement, le mécanisme par lequel Guillaume le Conquérant instaura au XIe siècle la domination de ses barons et de sa langue sur le peuple anglais. Une banale conquête militaro-linguistique, donc ? Non. Car, comme le remarque la médiéviste Helen Cooper dans la London Review of Books, « il ne semble pas y avoir de règle générale sur ce qui arrive aux langues après une invasion ». Dans le cas d’espèce, alors que les envahisseurs saxons du VIIe siècle avaient complètement éliminé le premier langage britannique et ce qui subsistait du latin, les Français semblent s’être contentés de superposer leur langue à celle des vaincus. Il en est résulté une cohabitation où fracture linguistique et fracture sociale se recouvraient exactement : les classes dominantes dominaient en français (avec l’aide du latin, revenu dans les bagages de l’occupant), tandis que le menu peuple restait confiné, lui, à l’anglais.

Mais, comme toujours, les choses se sont compliquées. L’Angleterre a peu à peu absorbé tant les Normands que leur langue – vocabulaire et grammaire – en une profitable interaction décrite par Helen Cooper : « Le français a rapidement simplifié la très complexe grammaire de l’anglais, ce qui a facilité l’intégration du nouveau vocabulaire. » En théorie tout du moins car, en pratique, cela donnait ceci : « i ramme cum toto apparatu excepta i drawying cor-da que frangitur et devastatur, i fryingpanne » (dans un inventaire de matériel trouvé à la tour de Londres au XIVe siècle par le poète Chaucer). À savoir : « un bélier avec corde de traction, trop abîmé pour pouvoir servir, et une poêle à frire ». Il faut donc se déprendre de l’idée que, sur le sol anglais, les deux langues sont longtemps demeurées distinctes. La cour, certes, a longtemps privilégié le français – ou du moins un anglo-français de plus en plus exotique – pour ses tractations politiques ou amoureuses, et pour ses distractions. Il faut dire que les Français y foisonnaient – épouses royales, prisonniers en otage (comme Charles d’Orléans) ou littérateurs divers –, et que les Plantagenêts possédaient plus de territoires en France qu’outre-Manche. Mais dans la vie courante, c’est un hardi galimatias d’anglais, de français et de latin qui prévalait.

Encore plus shocking : pour Ardis Butterfield, Chaucer, l’immortel auteur des Contes de Canterbury, l’un des pères fondateurs de la littérature anglaise, était carrément un poète français – ou plus exactement « quelqu’un qui faisait du français en anglais ». Difficile, face à tout cela, de justifier tout lien entre l’émergence d’une langue et le sentiment national. Prenez le procès de Jeanne d’Arc : l’inculpée s’exprimait en français, l’accusation en anglais, les enquêteurs en un peu des deux, et les minutes furent transcrites en latin. Quant aux voix célestes, elles avaient choisi leur camp : « Pourquoi m’auraient-elles parlé en anglais, a répondu Jeanne à ses tourmenteurs, puisqu’elles étaient de notre côté ? »
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    [post_content] => Il y a deux façons de lire ce dossier. La première consiste à identifier ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas des origines du christianisme : c’est le regard de l’historien. La seconde est de creuser la signification d’une religion qui a bouleversé le monde. C’est le regard du philosophe. Que l’on soit croyant ou non, chrétien ou non, ces deux interrogations sont aussi légitimes que passionnantes.

Au plan historique, le premier article rend compte du livre d’un spécialiste de l’Ancien Testament, qui vient d’être traduit en français : un festin pour les démolisseurs de mythes. Ils seront ravis d’apprendre que l’épopée de Gilgamesh a laissé des traces dans la Bible, mais surpris de découvrir que l’auteur est un juif pratiquant. L’article sur Jésus évoque quantité d’ouvrages récemment parus aux États-Unis, le pays qui compte le plus grand nombre de spécialistes, dans ce domaine comme en physique nucléaire ou en climatologie. Une leçon à retenir à propos des Évangiles : mis à part les miracles, ce sont les faits les plus incongrus qui ont le plus de chances d’être vrais. Ainsi Jésus a-t-il probablement, en effet, été baptisé adulte par un ermite dans les eaux du Jourdain. Mais une grande partie des faits racontés dans le Nouveau Testament ont été inventés à des fins apologétiques. Autre leçon : nous ne savons pas si Jésus était porteur d’un message tellement neuf qu’il était propre à bouleverser l’Occident ou si ce message ne peut pas lui-même être considéré comme le produit de la tectonique des plaques de l’Histoire, l’essentiel de son contenu venant alors en fait de la pensée stoïcienne.

Notre dernier article, sur Marie, prend prétexte de la publication d’un ouvrage savant écrit par une médiéviste britannique pour poser des questions troublantes sur la fonction réelle exercée par ce personnage dans l’histoire de l’Église catholique et même de l’Église réformée.

Du point de vue philosophique, en faisant abstraction de toute considération historique, les personnages de la Bible sont à la fois déroutants et dérangeants. D’un côté, Jésus prêche une morale de vie destinée à chacun et aux générations futures ; de l’autre, il annonce que la fin est proche, que le Jugement dernier est imminent. Est-ce conciliable ? Judas est l’abominable traître, mais aussi celui qui rend possible la Passion, donc le salut de l’homme. Faut-il l’absoudre ? Si Marie n’a pas connu les douleurs de l’enfantement, en quoi représente-t-elle la femme ?

La morale de Jésus dérange en profondeur. Elle fait fi des conventions sociales, celles d’hier mais aussi celles d’aujourd’hui : va-t-on inviter à sa table une prostituée, un braqueur ? Si l’on ne peut pas juger son prochain parce que l’on a soi-même péché, faut-il supprimer les tribunaux ? S’il faut rendre à César ce qui appartient à César, à quoi bon contester les injustices du pouvoir ? Et puis, il y a cette contradiction tragique, propre à tous les monothéismes, mais exprimée avec une force particulière dans le christianisme, entre un Dieu bon et tout-puissant et la réalité du mal, dont Jésus est le premier à souffrir. C’est l’écho sans cesse répété du célèbre cri : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » La figure d’un Dieu impuissant hante l’histoire de ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident. Au-delà des querelles de doctrine, souvent ridicules, c’est la force du christianisme : il exprime très concrètement les angoisses de l’homme et les tensions de sa condition.

 

Dans ce dossier :

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    [post_content] => Une révolution consumériste transforma la vie des hommes et des femmes du monde atlantique, au XVIIIe siècle. Les foyers américains et britanniques commencèrent alors à avoir accès à un éventail sans précédent de produits manufacturés, des cotonnades de toutes les couleurs aux céramiques dernier cri. Et l’on travaillait dur pour acquérir ces objets perçus comme des signes extérieurs de réussite. Apparu sur ce marché en expansion à la fin du XVIIe siècle avec une réputation de « vin simple et bon marché », le madère était devenu à l’époque de la Révolution française, par la grâce des consommateurs, une « boisson complexe, sophistiquée, de standing ».

Dans Oceans of Wine, David Hancock raconte le succès fascinant de ce vin sur le marché atlantique, avec cette thèse originale : c’est l’émergence d’une économie fondée sur la consommation qui « inventa » alors le madère. Au début, en effet, les producteurs de raisin de l’île ignoraient tout des goûts de leurs lointains clients. Il leur fallut donc se fier aux négociants, pour la plupart fraîchement débarqués d’Angleterre, qui faisaient tout pour connaître le jugement des acheteurs de la Barbade ou de Boston sur les bouteilles qu’ils avaient commandées.

Ceux-ci n’hésitaient d’ailleurs pas à exprimer leurs récriminations, informant que le madère reçu était trop acide, trop sucré ou éventé. Mais les disparités de goût d’une région à l’autre compliquaient l’amélioration du breuvage. Les clients de Caroline du Sud ou de Virginie préféraient les vins secs « aussi blancs que l’eau ». Les distributeurs de la région de Philadelphie réclamaient un nectar plus doux et doré. Quoi qu’il en soit, tout cela incita producteurs et négociants à améliorer les techniques de production. Ils testèrent différentes variétés de raisin et apprirent à identifier les meilleurs vignobles. Mais ils eurent aussi recours à une incroyable collection d’additifs.

Un manuel expliquait comment donner au vin une robe plus belle et plus sombre en y ajoutant du lait, de la gélatine, de l’amidon, du salpêtre, du blanc d’œuf, du sel ou des racines de fleur de lys. Et, puisque les amateurs éclairés jugeaient la qualité du madère à sa densité, les producteurs ajoutaient du cognac aux vins moins charpentés et alcoolisés. Ils pouvaient aussi lui donner plus de corps en y mélangeant des poudres dérivées de l’alun, de la chaux, de la craie et du marbre calcifié. La question du goût pouvait être traitée par les moyens les plus insolites. Le sucre, les prunes sauvages, les raisins secs, la moutarde et l’ortie semblaient améliorer les vins gâtés.

 

Secouer avant de servir

Toutes les sociétés de commerce eurent recours à ce genre de manipulations, qui menaçaient de temps à autre la réputation de la filière. Dès le XVIIIe siècle, des voix s’élevèrent pour dénoncer les effets pernicieux de l’utilisation du plomb, censé rehausser le goût. Mais la tentation de rendre « agréables au palais » les vins acides l’emporta longtemps sur les scrupules de certains négociants, et l’on continua à ajouter du plomb au madère au moins jusqu’en 1815.

L’expédition du vin à des milliers de kilomètres à travers les mers engendra aussi, presque par hasard, d’importantes améliorations. Les producteurs constatèrent que leurs clients préféraient le madère qui avait été agité. Pour parer à toute éventualité, au cas où les vagues échoueraient à accomplir leur prodige, ils ordonnèrent à leurs employés de simuler l’effet d’une mer démontée en secouant les barriques dans les entrepôts. Les voyages au long cours vers les régions tropicales étaient, eux aussi, bénéfiques. La chaleur accélérait l’oxydation et tuait les bactéries. La température, dans les cales des navires qui faisaient voile vers l’Amérique ou l’Asie, atteignait souvent 40 à 50 °C et, comme les consommateurs le dirent aux producteurs, les vins cuits étaient meilleurs. Ce constat persuada les grandes firmes exportatrices de faire voyager le madère à travers la mer des Antilles, voire le golfe du Bengale, avant de l’écouler à Londres ou à Philadelphie.

Hancock se livre à un vibrant éloge des entrepreneurs qui inventèrent le madère, ces cultivateurs et négociants qui surent interpréter le marché au mieux de leurs possibilités. Et prospérèrent dans un système économique éminemment décentralisé. « L’emprise des autorités centrales – les États, les structures administratives et militaires, les goûts et idéologies de la métropole – sur l’espace atlantique, écrit-il, fut moins importante qu’on ne le suppose généralement, et leurs ordres bien plus sujets à interprétation locale. » À ses yeux, l’histoire de l’innovation est d’abord celle des hommes sur le terrain. Ce qui lui a permis de donner à l’histoire économique un visage humain.

Mais il néglige un peu trop le poids des empires. Au XVIIIe siècle, les navires de guerre britanniques, français et espagnols empruntaient les mêmes voies de navigation que le madère et, quand ces puissances se disputaient le contrôle d’un commerce ou d’un territoire – ce qu’ils faisaient presque sans discontinuer –, ils mettaient en évidence la fragilité des réseaux commerciaux décentralisés. La révolution américaine infligea ainsi un coup sévère aux producteurs de madère. « La séparation de l’Amérique d’avec la Grande-Bretagne et la fermeture des ports portugais aux navires des États-Unis de 1776 à 1783 affaiblirent irrémédiablement la position du madère sur le marché américain », souligne Hancock. L’espace atlantique récompensait sans doute l’innovation économique, mais il restait un endroit dangereux où il ne faisait pas bon ignorer le pouvoir impérial.

 

Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 16 avril 2010. Il a été traduit par Hélène Quiniou.
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    [post_content] => Les annales de l’impérialisme sont saturées d’exploits de soldats et d’hommes politiques. Mais les historiens n’ont guère rendu justice à l’influence de l’environnement sur le cours des événements. Jusqu’à J.R. McNeill. Dans un livre original et fort convaincant, il révèle que les moustiques, vecteurs de la fièvre jaune et du paludisme, ont marqué d’une empreinte indélébile l’histoire politique et militaire des Grandes Antilles entre 1640 et 1914. Il ne cède pas pour autant au moindre déterminisme environnemental, estimant que les insectes et les virus qu’ils transmettent furent des « acteurs historiques involontaires ».

La fièvre jaune et son vecteur, la femelle du moustique de l’espèce Aede aegyptii, ne sont pas originaires d’Amérique, mais d’Afrique centrale ou orientale. Leur apparition et leur prolifération dans les Caraïbes découlent de la relation transatlantique qui lia le Nouveau Monde à l’Europe et à l’Afrique au début de l’ère moderne. Venus d’Afrique sur les navires d’esclaves, les moustiques se sont épanouis dans ces environnements en pleine mutation. Le développement des plantations de canne à sucre, provoquant la déforestation et l’érosion des sols, a fourni aux insectes des conditions d’alimentation et de reproduction idéales.

Ce bouleversement des écosystèmes eut des conséquences involontaires sur les sociétés humaines qui avaient voulu exploiter à leurs propres fins les richesses de la nature. Comment les agents pathogènes portés par les moustiques influencèrent-ils, trois siècles durant, la géopolitique des Caraïbes ? La clé du raisonnement de McNeill est la notion de différence d’immunité (ou de résistance, dans le cas du paludisme). La fièvre jaune confère en effet une parfaite immunité à ceux qui lui survivent, tout comme on peut développer une résistance au paludisme après y avoir été exposé à plusieurs reprises. De nombreux Africains destinés à l’esclavage dans les Caraïbes venaient de régions où la fièvre jaune était endémique, et ils étaient protégés depuis l’enfance. Ceux qui étaient nés dans le Nouveau Monde et avaient survécu à la maladie contractée dans leur jeune âge, quand ses effets sont moins virulents, étaient également à l’abri.

Mais, faute de telles défenses immunitaires, les nouveaux venus furent rapidement exposés au fléau de la maladie qui épargnait les autres. L’arrivée en masse de personnes non immunisées, soldats ou colons, pouvait – et allait –, dans ces conditions, déclencher des épidémies, le virus pouvant désormais « réquisitionner d’innombrables cellules humaines pour se livrer à une véritable orgie reproductrice ». Certes, l’écorce du quinquina offrait quelque protection contre le paludisme, mais il n’existait ni prophylaxie ni remède contre la fièvre jaune, la plus mortelle des deux maladies. C’est elle qui joue, dans le récit de McNeill, le rôle le plus spectaculaire.

Les changements provoqués pêle-mêle par le commerce des esclaves, l’économie de plantation et l’essor de la population des Caraïbes préparèrent ainsi le terrain qui permit au moustique de s’ingérer dans les guerres impériales à partir de la fin du XVIIe siècle, quand la fièvre jaune devint endémique dans la zone. Avec pour résultat de faire échouer les tentatives britanniques et françaises de disputer à l’Espagne son statut de puissance hégémonique dans la région. Comme l’écrit McNeill, « la domination espagnole fut étayée à bon compte par des moustiques et des microbes ». Bon nombre de ces épisodes historiques sont aujourd’hui à peine connus, mais l’ampleur inouïe de la souffrance humaine occasionnée horrifia les contemporains. À la toute fin du XVIIe siècle, le projet d’installer des Écossais à Darién, dans l’actuel Panamá, ne fut déjoué ni par les armes espagnoles ni par le manque de vivres, mais par les microbes qui dévastèrent la colonie naissante. L’histoire de la fondation, en 1764-1765, d’une colonie française à Kourou, en Guyane, est plus effroyable encore : environ 11 000 des 12 000 Européens qui s’installèrent succombèrent aux maladies au cours de la première année.

 

Victorieux des Espagnols, mais vaincus par les moustiques

La fièvre jaune et le paludisme ne façonnèrent pas seulement les projets de colonisation. Ils modelèrent aussi le visage des guerres du XVIIIe siècle. Quand les Britanniques voulurent prendre le contrôle du commerce, de la production et des territoires de l’Amérique espagnole, l’absence d’immunité fut fatale aux soldats et aux marins de Sa Majesté. En 1741, l’amiral Vernon entreprit d’assiéger, avec 29 000 hommes, les villes de Carthagène, dans l’actuelle Colombie, et de Santiago de Cuba : 22 000 moururent dans l’année, dont 1 000 seulement au combat ; les moustiques pouvaient s’attribuer le reste. Ce chiffre alarmant mérite d’être comparé à celui de la guerre de Succession d’Autriche, pendant laquelle 8 % seulement des soldats britanniques moururent, à la fois de maladie et de blessures (1). Mais dans les Caraïbes, comme le remarquait un contemporain, « le climat vous mène vite une guerre plus destructrice que l’ennemi ».

Les leçons de ces désastres épidémiologiques ne furent tirées que lentement, si tant est qu’elles le furent jamais. En 1762, le comte d’Albemarle assiégea avec succès La Havane, un véritable exploit au regard des redoutables fortifications de la ville. Mais les conquérants s’attardèrent trop avant dans la saison des pluies et furent à leur tour assiégés par la fièvre jaune. Environ 10 000 hommes moururent pour assurer la possession de La Havane à la Grande-Bretagne, dont 700 seulement au combat. Ce chiffre éclipse les pertes de l’armée britannique en Amérique du Nord pendant toute la guerre de Sept Ans, qui ravagea l’Europe et le monde entre 1756 et 1763. La mortalité élevée explique d’ailleurs peut-être que la Grande-Bretagne ait rendu La Havane à l’Espagne à la fin de la guerre, en 1763. Une nouvelle fois, la fièvre jaune et, dans une moindre mesure, le paludisme avaient permis à l’Empire espagnol de rester espagnol.

Néanmoins, ces maladies jouèrent aussi un rôle dans la chute de tous les empires du Nouveau Monde. Au cours de la guerre d’indépendance des États-Unis, soutient McNeill, l’armée britannique fut lourdement handicapée par sa plus grande vulnérabilité au paludisme, notamment dans les colonies du Sud. La différence de résistance mettait les troupes britanniques dans une posture très défavorable, réduisant leur capacité à défendre un territoire et à conduire des opérations pendant les mois d’été, humides et infestés de moustiques. À la bataille de Yorktown, 5 % à peine des troupes de Washington étaient malades, contre le quart à la moitié des forces de lord Cornwallis – qui finirent par se rendre (2). La dissolution de l’Empire espagnol [au début du XIXe siècle] fut également facilitée par la différence d’immunité entre les rebelles d’Amérique du Sud et les troupes espagnoles envoyées pour les réprimer. Sur les 16 000 soldats des troupes de reconquête de Ferdinand VII, on estime que 90 % périrent, principalement de maladies tropicales.

Les épidémies qui affaiblirent les armées européennes au XVIIe siècle touchèrent également les envahisseurs ultérieurs. Même s’ils ne se doutaient pas que le moustique était le vecteur de la fièvre jaune et du paludisme, ceux-ci remarquèrent que les régions d’altitude étaient épargnées par les épidémies, et ils adaptèrent leur stratégie en conséquence. Une partie du succès de l’armée américaine lors de l’invasion du Mexique, dans les années 1840, peut être attribuée à la prise en compte de cette donnée dans la préparation de la guerre : on s’éloigna des régions côtières avant que les moustiques puissent se multiplier. Les exigences de la guerre ont, cependant, parfois pris le pas sur la prudence ou l’intuition quasi scientifique. À la fin du XIXe siècle, pendant la guerre d’indépendance cubaine, l’armée espagnole ne perdit que 3 100 hommes au combat, mais 41 000 de maladie, dont 17 000 de la fièvre jaune.

Cet état de choses ne devait pas tarder à changer. En 1880 encore, l’idée qu’un insecte pût transmettre une maladie paraissait extravagante à beaucoup. Mais, en 1900, le moustique fut identifié comme vecteur de la fièvre jaune par une commission de l’armée américaine, dirigée par Walter Reed, pendant l’occupation de Cuba. Même si l’hypothèse avait encore du mal à s’imposer – le Washington Post la qualifiait alors de « fable stupide et absurde » –, Reed et son équipe de médecins réussirent à convaincre le gouvernement de s’engager dans une croisade anti-moustiques. En 1902, la fièvre jaune était éradiquée de La Havane. Ces procédés furent utilisés avec la même efficacité dans un autre haut lieu de l’impérialisme américain, le canal de Panamá, et dès lors promus par les apôtres de la santé publique dans toute la zone affectée par la fièvre jaune. Dans les années 1930, un vaccin avait été mis au point et, dans les années 1950, la fièvre jaune avait cessé d’être un fléau mondial. Le règne du moustique n’était pas terminé, mais la taille de son empire était singulièrement réduite.

Passant avec une aisance confondante de l’histoire militaire à la science médicale, le livre de J.R. McNeill est une réussite majeure. Désormais, les histoires de l’impérialisme, de la guerre et des relations internationales qui négligeront le contexte environnemental des événements seront très incomplètes.

 

Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 30 juillet 2010. Il a été traduit avec l’aide de Bérénice Levet.
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    [post_content] => Pour nous autres Anglais, la conquête normande n’a presque aucun secret. Nous sommes fiers d’y voir le dernier exemple d’invasion réussie de l’Angleterre. La date emblématique, 1066, a coulé dans le lait de notre mère. Bouche bée, le souffle coupé, les enfants continuent de se voir raconter, à la maison ou en voyage scolaire à Bayeux, l’histoire du roi anglo-saxon Harold, tué d’une flèche dans l’œil à la bataille de Hastings (1). Mais même si la psyché anglaise a intégré dans son subconscient l’idée que le féodalisme et une classe dirigeante francophone – clergé, noblesse, marchands et administrateurs – sont alors venus se superposer à la société anglo-saxonne, la question linguistique reste, elle, curieusement camouflée. Personne ne reconnaît vraiment – chuchotez-le ! – qu’autrefois les Anglais parlaient français.

Et de fait, c’est toujours le cas. Telle est la thèse du livre de Thora van Male, Liaisons généreuses, qui observe avec un humour irrévérencieux et pince-sans-rire « la prodigieuse influence de la langue française sur l’anglais ». Van Male s’intéresse tout particulièrement aux emprunts de vocabulaire, plutôt qu’à la syntaxe ou l’orthographe, et elle ouvre son ouvrage sur la manière dont les premières dettes furent contractées. Elle regroupe les mots empruntés au français par grandes thématiques [les mots à connotation sexuelle, les faux amis, les mots du snobisme, etc.], une structure qui permet au lecteur de revenir autant qu’il le souhaite au chapitre le plus instructif ou le plus amusant à ses yeux. Et il y a matière à se divertir, surtout quand l’auteur compare directement les termes anglais à leur équivalent français. Si a pride of lions (une troupe de lions) perd quelque peu à être traduit par « un orgueil de lions » (pride voulant aussi dire orgueil), il est assez réjouissant de comparer l’anglais bookworm (littéralement « ver de livre ») au français « rat de bibliothèque ». L’étude de van Male saisit l’influence française à travers des mots, des expressions, des proverbes anglais, ainsi que dans ces vocables qui ont fait le voyage de retour en France, à l’instar de « budget » [venu du français « bouge » désignant une bourse de cuir]. Mais ces derniers cas sont peu nombreux. L’influence linguistique fut incontestablement plus forte et durable dans le sens sud-nord de la traversée de la Manche.

« Influence », cependant, ne rend guère justice au rôle joué par le français dans l’évolution de l’anglais. La colonisation normande greffa en effet sur le vieil anglais le code génétique du français (d’abord le franco-normand, puis ce qu’on appelle le français « parisien »), le résultat étant cet hybride latino-teutonique aujourd’hui connu sous le nom d’« anglais moderne ». Tout au long des XIIe et XIIIe siècles, les langues de la cour, de l’Église, de la justice, du commerce et de l’administration furent le français et le latin. À leur contact, l’anglais se transforma peu à peu, nombre de ses caractéristiques germaniques étant abolies ou modifiées (2). Fort d’une syntaxe remodelée par le latin, mais ayant conservé son fonds anglo-saxon expressif, l’anglais devint souple et malléable, doté d’une capacité à assimiler les mots étrangers sans doute inédite dans l’histoire des langues (3).

Le processus qui suivit la conquête créa une puissante entité linguistique, dotée d’un énorme appétit pour absorber tout ce qu’elle pouvait. Si l’anglais jouit aujourd’hui d’une influence et d’une portée sans rivales dans le monde, comme première ou seconde langue, les Français peuvent se réconforter, assure van Male, puisque c’est au français que l’anglais, dans ses moments de plus haute clarté et force d’évocation, doit sa « majesté ». Sans le français, affirme van Male, l’anglais ne posséderait pas « ses mille et un synonymes, qui permettent l’introduction d’autant de nuances et de richesses dans l’expression ». Et, au grand dam de nombreux commentateurs au fil des siècles, elle a parfaitement raison.

 

La crainte que l’anglais disparaisse

Les lecteurs d’Ivanhoé, ce roman culte paru en 1819, où Walter Scott décrit les hauts faits de la chevalerie dans l’Angleterre normande, se souviennent peut-être de la remarque de Wamba, le bouffon saxon, sur l’anoblissement linguistique de la chair animale quand celle-ci est dressée sur une table normande : « Ce vieil édile Ox, il continue à porter son nom saxon tant qu’il est sous la garde de serfs et d’esclaves tels que toi ; mais il devient Beef, c’est-à-dire un fougueux et vaillant Français, quand on le place sous les honorables mâchoires qui doivent le dévorer ; Monsieur Calf aussi devient Monsieur de Veau de la même façon ; il est Saxon tant qu’il requiert nos soins et nos peines et prend un nom normand dès qu’il devient un objet de régal (4). »

Dans l’atmosphère angoissée de notre ère postcoloniale, faire passer la ligne de fracture linguistique entre « maîtres et valets » est sans doute plus évocateur que jamais. Mais, même si le bouffon de Scott déplore, nostalgique, l’érosion de la culture et de la langue anglo-saxonnes, ce n’est probablement pas au lendemain immédiat de la conquête que la résistance à l’invasion du français atteignit son apogée. Van Male observe que la fusion de la langue et de l’identité nationale ne se produisit pas avant le XIIIe ou le XIVe siècle. C’est alors seulement qu’apparut pour la première fois depuis la conquête un fossé linguistique entre les classes dirigeantes d’origine française et anglaise. L’arrivée, à la fin du XIIIe siècle, des premiers textes conçus pour apprendre le français aux enfants de la noblesse anglaise atteste qu’il n’était plus leur langue maternelle. La longue hostilité entre la dynastie des Plantagenêts, qui régnait sur l’Angleterre, et les descendants de Philippe Auguste à propos des territoires anglais sur le continent [les duchés de Normandie et d’Aquitaine et le comté d’Anjou] favorisa la transformation de la langue en emblème de la nation. En 1295, dans une lettre célèbre à ses barons, Édouard Ier d’Angleterre jurait de combattre la « détestable ambition » de Philippe le Hardi « de balayer complètement la langue anglaise de la surface de la Terre ». Le taux d’emprunt de l’anglais au français atteignit néanmoins son sommet au cours du siècle qui suivit (5).

Cela étant, la lettre d’Édouard Ier était en latin, pas en anglais. Le lien entre une nation et sa langue vernaculaire, qui nous semble aujourd’hui aller de soi, ne s’est tissé qu’à partir du XVIe siècle, quand la Réforme fit disparaître de la vie quotidienne non le français mais le latin (van Male remarque à ce propos que les lexicographes ont bien du mal à déterminer l’origine française ou latine d’un mot anglais). Il faudra cependant attendre le XVIIIe siècle pour voir la politique et le patriotisme commencer de l’emporter sur les impératifs linguistiques ou stylistiques : dans une Grande-Bretagne se transformant en superpuissance européenne, le taux d’emprunt plongea alors à son niveau le plus bas depuis la conquête.

La restauration sur le trône du très francophile Charles II, en 1660, avait inauguré une nouvelle ère d’emprunt au français (6). Jusque-là, les termes importés étaient « anglicisés » : leur orthographe, leur prononciation et leur accentuation étaient modifiées, conformément aux formes anglaises en vigueur. Pour marquer la différence, van Male distingue les « mots français » des « mots d’origine française », les premiers conservant leur essence française quand les autres devenaient des emprunts plus ou moins « invisibles ». Elle prend pour pierre angulaire de sa démonstration John Dryden, éminent représentant des lettres anglaises de cette époque de la Restauration. Car Dryden se plaignait de la grossièreté barbare de l’anglais anglo-saxon monosyllabique, tout en se moquant dans ses pièces de l’usage excessif du français dans la société élégante.

 

Interdire les expressions françaises

Il existe en anglais un dicton : If you can’t beat them, join them [« Si vous ne pouvez pas les vaincre, rejoignez-les »]. Alors que l’Angleterre libérale et licencieuse de la Restauration avait voulu rejoindre ses homologues français en imitant leur société et en employant leur langue, l’Angleterre plus austère et ombrageuse du XVIIIe siècle entendait vaincre les Français. Daniel Defoe, le père de Robinson Crusoé, se désolait ainsi : « Un Anglais a la bouche pleine d’expressions empruntées […]. Il emprunte continuellement aux langues des autres. » Et Joseph Addison, cofondateur du très influent magazine The Spectator, milita pour la création d’une version anglaise de l’Académie française « pour interdire que des expressions françaises deviennent courantes dans le royaume, quand celles que nous créons nous-mêmes valent tout autant ». Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, reflétait également l’air de son temps lorsqu’il déplorait la « licence arrivée avec la Restauration qui, après avoir infecté notre religion et nos mœurs, en est venue à corrompre notre langue ». Dans toute l’Europe d’alors, les communautés politiques se soudaient et se développaient autour de l’imprimé, et l’Angleterre ne faisait pas exception à la règle (7). On ne dira jamais assez le rôle que jouèrent dans la vie publique les périodiques, pamphlets et autres traités, cette domination de l’imprimé attirant l’attention sur la nature du langage : comment communiquons-nous, et comment voulons-nous communiquer ?

De ce point de vue, le débat qui a lieu aujourd’hui dans le monde francophone sur le choix des mots « e-mail » ou « courriel » rappelle fort ceux qui agitaient l’Angleterre du XVIIIe siècle à propos du lexique de la technologie militaire. Alors que l’anglais américain domine aujourd’hui le vocabulaire de l’information et de la communication, la supériorité du génie militaire français se reflétait alors dans la prépondérance des termes français adoptés par les Anglais dans ce domaine. Mais, dans le contexte de la série de victoires que l’Angleterre remporta à l’époque sur la France, certains eurent plus de mal à l’accepter. The Spectator était indigné de voir qu’en pleine guerre de Succession d’Espagne « nos guerriers s’emploient activement à propager la langue française, alors qu’ils se couvrent de gloire en écrasant cette puissance (8) ». Un demi-siècle plus tard, lors de la guerre de Sept Ans qui ravagea l’Europe et le monde entre 1756 et 1763, l’éminent Edmund Burke maudissait l’usage des mots « cordon », « coup de main » et « reconnoitre (9) » : « Notre tâche se borne à les vaincre, et nous pouvons le faire en bon anglais. […] Nous supplions donc humblement que les mots français, tout comme le costume et les manières de France, soient mis de côté, du moins pendant la durée du présent conflit, car si leur langue et leurs coutumes s’abattaient sur nous, nous risquerions d’apprendre par leur exemple, le jour de la bataille, à f---te [sic] le camp. » Les Anglais se régalaient de ces insinuations ironiques sur la pusillanimité des Français.

Van Male définit trois sortes de mots d’emprunt : les remplaçants, les synonymes et les mots désignant une chose ou une idée nouvelle. Au XVIIIe siècle, les termes des deux premières catégories firent l’objet de la plus vive attention critique, considérés comme des étrangers indésirables et vigoureusement traqués. L’orthodoxie dominante avait changé, la simple synonymie ne suffisait plus à justifier l’emprunt. Alors que le monosyllabisme sec de l’anglais avait été condamné par Dryden à la fin du XVIIe siècle, il était, pour les yeux et les oreilles du XVIIIe, signe de force, d’honnêteté et de sens. Alors que l’élégance des mots polysyllabiques français avait été admirée et imitée, elle devint le bâton avec lequel battre l’ennemi d’outre-Manche. Avec une précision et une bienséance toutes georgiennes, on accusa l’éclat esthétique et euphonique du français de masquer l’imprécision, la frivolité et le manque de sens (10). Les emprunts (en particulier les mots non anglicisés) devaient donc, pour justifier leur intégration au vocabulaire anglais, être capables d’exprimer quelque chose d’inédit. Hélas ! pour Edmund Burke, « reconnoitre » [reconnaître au sens militaire] et « cordon » [aussi bien au sens de cordon-bleu que de cordon de police] sont devenus partie intégrante de l’anglais quotidien, alors que « coup de main » a fini par céder la place au français anglicisé surprise attack.

 

La langue de la galanterie

Mais l’Angleterre du XVIIIe siècle adorait pécher par excès de critique, et la simple existence de cette rhétorique antifrançaise témoigne de l’emploi notoire que l’on faisait alors de mots français non assimilés. Comme Walter Scott le relèverait plus tard, le français était resté le « dialecte élégant » de la bonne société georgienne. Avec une énergie et un humour appropriés, van Male montre que le français a fourni à l’anglais bon nombre d’euphémismes pour désigner les écarts de conduite, sexuels ou moraux. C’est dans l’Angleterre « georgienne » que fut scellé le lien que fait l’esprit anglais entre la prétendue pauvreté morale des Français et la souplesse éthique de leur langue lorsqu’il faut poliment dissimuler une inconvenance. Un romancier qualifiait gallantry, intriguing et coquetting de « mots édulcorants », empruntés dans le but d’atténuer ou de faire oublier le comportement licencieux.

La Révolution française, comme l’observerait Burke, modifia l’attitude anglaise à l’égard de nombreux termes d’origine française. Des mots anglicisés comme people, citizen et liberty se chargèrent de connotations révolutionnaires, et ces nuances politiques persistent aujourd’hui. En outre, alors même que l’on continuait de faire consciemment usage de termes français et que l’emprunt de nouveaux mots avait plutôt tendance à augmenter, le français perdit un peu de son prestige au XIXe siècle. Les écoles privées chic remirent les langues mortes au cœur de l’éducation des jeunes gens, et le français fut de plus en plus envisagé comme une langue seyant aux seules jeunes filles. Il a, depuis, progressivement perdu cette connotation sexuée, pour retrouver son association première avec la classe sociale. Van Male explique à juste titre que le français continue à être synonyme de tout ce qui est olé-olé ; mais le français est aussi, sous sa forme originelle ou anglicisée, la langue par excellence des anglophones désireux d’élever leur élocution au-dessus de ces monosyllabes brefs et ordinaires qui ont été l’objet au fil des siècles d’un tel déplaisir chez les snobs.

La culture populaire anglo-saxonne d’aujourd’hui tire grand profit de la forme non anglicisée des emprunts au français. Des mots utilisés de travers par de sympathiques personnages de fiction soulèvent l’émotion. L’usage conscient et superflu de termes français permet d’épingler la prétention. Enfin, l’usage décontracté et correct d’un mot emprunté au français peut être la marque de la courtoisie et du raffinement d’un individu cultivé et nanti. Ce que montre bien le livre instructif et souvent distrayant de van Male, c’est que la dette de l’anglais envers le français est bien plus grande que nous ne le pensons aujourd’hui, de ce côté-ci de la Manche.

Hélas ! la connaissance du français parmi les écoliers anglais a nettement décliné au cours de la dernière génération. La possibilité de comprendre la relation stimulante, dynamique, unique qui lie nos deux langues se perd presque toujours sans l’occasion d’apprendre le français, et l’écolier anglais est particulièrement mal loti à cet égard. Lorsque van Male écrit que l’anglais doit beaucoup de sa « majesté » au français, elle ne parle pas seulement de mots et d’expressions. En fusionnant avec l’antique dialecte franco-normand, l’anglais a pu renaître sous la forme d’une langue flexible et accueillante, tolérante, et même désireuse de recevoir des apports étrangers. Ce cosmopolitisme linguistique n’a pas seulement fourni aux anglophones la base d’un questionnement linguistique et philologique tout au long des siècles, il a aussi établi un lien concret entre les îles Britanniques et le continent pendant près d’un millénaire. Que dans notre esprit le français véhicule toujours l’idée de prestige signe l’héritage inestimable qu’il représente dans la langue anglaise.

 

Nous remercions le professeur Daniel Karlin, de l’université de Bristol, d’avoir bien voulu relire la version anglaise de ce texte.
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Né en 1963, Guido Fackler est ethnologue et musicologue. Il enseigne à l'université de Würzburg, en Allemagne. Son essai sur « le jazz dans les camps de concentration » a reçu le prix Fraenkel d'histoire contemporaine en 1992.

 

Quel genre de musique jouait-on dans les camps de concentration ?

Tous les genres y ont été représentés, sous des formes extrêmement diverses. Il y eut des fanfares et même de véritables orchestres, mais, ce qui dominait, c’était le chant, qui n’exigeait ni instruments ni partitions, n’excluait personne et ne laissait pas de traces susceptibles d’irriter les moins conciliants des gardiens. La plupart des morceaux remontaient à l’époque d’avant les camps. Parfois, des airs déjà connus étaient accompagnés de paroles nouvelles, traduisant les peurs et les espoirs des détenus. Il y eut aussi des créations originales. Cette musique des camps fut, dans certains cas, d’une qualité exceptionnelle. Le big band de jazz Rhythmus, à Buchenwald, par exemple, était considéré comme l’un des meilleurs orchestres de l’Europe placée sous la coupe nazie.

 

Les conditions d’exercice de la musique ont-elles évolué entre 1933 et 1945 ?

Dans les premiers camps – entre 1933 et 1939 –, on trouvait surtout des prisonniers politiques allemands. Et la musique des mouvements ouvriers ou de jeunesse dominait. Il y avait des instruments à disposition. Les détenus jouaient pendant leurs rares temps libres et, bien plus souvent qu’on l’imagine, cette pratique était tolérée, parfois même officiellement autorisée. Quand elle ne l’était pas, on profitait des défaillances des gardiens, beaucoup moins présents le soir notamment. Mais ces conditions variaient d’un camp, et même d’un bloc, à l’autre. Le début de la guerre a marqué l’arrivée en masse de déportés des pays envahis : il s’agissait souvent d’intellectuels et d’artistes, qui apportèrent leur propre culture musicale. Paradoxalement, c’est la seconde partie de la guerre qui fut la plus propice à la musique : le 15 mai 1943, une « note de service sur l’accord de faveurs aux détenus » permit aux SS de concéder quelques privilèges à certains groupes de prisonniers. Il devint plus facile d’obtenir de quoi écrire, donc d’avoir des partitions et d’organiser des concerts. Les SS étaient d’autant plus enclins à ce genre de concessions qu’ils en attendaient une amélioration du rendement.

 

La musique aidait-elle les détenus à survivre ?

Faire de la musique était pour eux un moyen de ressusciter des temps meilleurs, et de se donner du courage, mais aussi de rester humains, de maîtriser intellectuellement et émotionnellement la situation extrême qui était la leur. On peut citer la Messe de Dachau composée en septembre 1944 par le bénédictin Gregor Schwake (1). Mais le simple fait de siffloter un air ou de chanter pour soi-même pouvait aider à vaincre sa peur. C’était déjà un acte de résistance. Les détenus organisaient des concerts, parfois – mais pas toujours – clandestins. Pour Noël, par exemple, ou pour soutenir des camarades brisés. Il n’existait pas de règles fixes – tout dépendait de l’humeur des SS. Si certains, à l’instar d’un Thies Christophersen à Auschwitz, appréciaient la musique tzigane, jouer une musique interdite par le nazisme – celle des compositeurs juifs ou du jazz par exemple – était généralement sévèrement puni. À l’hiver 1938, les membres juifs d’un quatuor à cordes reçurent vingt-cinq coups de verge pour avoir joué un morceau « aryen » : la Petite Musique de nuit, de Mozart…

 

Les gardiens n’ont-ils pas aussi utilisé la musique à leurs propres fins ?

Elle a servi à la discipline : on chantait, le matin, pendant les appels, puis quand les commandos de travail sortaient et rentraient. Elle a aussi couvert les cris de ceux qu’on torturait et le bruit des exécutions. Elle a même parfois été utilisée comme instrument d’humiliation, voire de torture. À Mauthausen, Joseph Drexel fut contraint de chanter le cantique O Haupt voll Blut und Wunden (« Ô tête couverte de sang et de blessures ») pendant qu’on le fouettait (2). Par ailleurs, les musiciens étaient constamment sollicités par leurs gardiens pour les divertir et animer leurs fêtes. De nombreux commandants de camp aimaient passer pour des amateurs d’art. Celui d’Auschwitz, par exemple, faisait jouer régulièrement l’orchestre des détenus le dimanche devant sa villa. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la part de propagande. En octobre 1935, lors d’une visite de la commission de la Croix-Rouge à Esterwegen, l’orchestre du camp joua un pot-pourri d’airs populaires tirés des opéras Martha, Der Freischutz et Der Waffenschmied. Pensons surtout au camp de Theresienstadt, présenté au monde extérieur comme modèle, notamment grâce aux concerts qui y étaient organisés.

 

Les détenus qui jouaient pour les SS obtenaient-ils des avantages ?

Ils pouvaient avoir plus de nourriture, un meilleur logement et de meilleures conditions de travail. Mais leur sort était entièrement tributaire du bon vouloir de leur « protecteur ». Jouer pour les SS ne fut jamais une garantie de survie. La célèbre violoniste Alma Rosé, nièce de Gustav Mahler, a dirigé l’orchestre pour femmes de Birkenau ; elle a réussi à échapper à la chambre à gaz et à y faire échapper plusieurs musiciennes, mais elle est morte avant la libération du camp.

 

Propos recueillis par Books
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