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[post_content] => Pendant plus de trente ans, j’ai exercé la profession d’anatomopathologiste. C’est ainsi que j’ai dû me familiariser avec le spectacle vraiment peu agréable de la dissection de cadavres. Me familiariser ? Ce n’est là qu’une façon de parler : rien ne peut préparer de manière adéquate à ce terrible spectacle. Et il est inutile d’espérer qu’une pratique plus assidue et prolongée efface l’indescriptible sensation, d’angoisse et de crainte révérencieuse mêlées, que cette activité provoque. Car l’intérêt intellectuel ou scientifique est impuissant à supprimer, fût-ce chez les âmes les moins sensibles, l’effroi intime que suscite la vue d’un être humain changé en cadavre inerte, disséqué, ses cavités ouvertes et ses entrailles étalées. « Dépecé » est le mot qui vient spontanément à l’esprit dans le rude langage populaire, étranger à la profession médicale. Mais ce terme est choquant : il compare l’équarrissage de vaches mortes au minutieux examen scientifique, macro- et microscopique, d’êtres humains décédés, examen dont l’objectif est de recueillir des informations utiles aux vivants.
On a beaucoup glosé sur la finalité de cette discipline et il serait vain d’insister. L’histoire de la médecine abonde en documents prouvant l’extraordinaire utilité de l’anatomie pathologique. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la plupart des progrès réalisés au cours des cent dernières années doivent beaucoup à cette spécialité : toute hypothèse importante en médecine, ainsi que sa confirmation ou sa réfutation, a toujours découlé, directement ou indirectement, de l’examen anatomopathologique et particulièrement des études post mortem. Pourtant, aucune considération de cet ordre ne peut abolir le malaise, l’étrange angoisse, mélange de fascination, de curiosité et d’épouvante, que provoque la vue d’un cadavre.
Comme toute émotion, celle-ci passe par toute une gamme. Un cadavre dans un état de décomposition avancée est un motif d’horreur et de répulsion : les restes humains dans cet état agressent brutalement nos sens. C’est une réaction de pur et simple rejet. Mais avant d’en arriver là, quand la forme humaine est encore captive de son enveloppe matérielle, quand perdure l’apparence d’une individualité unique et irremplaçable qui nous fait dire que le défunt est encore « le même », la dépouille mortelle provoque des attitudes ambiguës, indéfinissables, de fascination et de répugnance mêlées. Le spectacle de la mort a toujours produit de l’ambivalence. Celui qui s’approche au bord d’un précipice ressent simultanément la terreur de sa propre destruction anticipée et un certain enchantement hypnotique : c’est le double jeu de l’attraction-répulsion.
Cette ambivalence explique peut-être l’étrange inclination de nombreux individus pour ce spectacle saisissant. Chef du service de pathologie d’un hôpital de Chicago, j’ai reçu au fil des ans de fréquentes demandes de personnes souhaitant assister à une autopsie, sans avoir pour cela aucune raison particulière : il ne s’agissait ni d’infirmières, ni d’étudiants en médecine soucieux d’améliorer leur savoir-faire, mais des secrétaires, des techniciens de laboratoires d’analyses, du personnel d’entretien, ou encore des visiteurs complètement étrangers au monde hospitalier – journalistes, artistes engagés dans quelque projet d’inspiration macabre, etc. Le plus souvent, j’ai jugé préférable de refuser. Mais je n’ai pas cessé de me demander quel obscur penchant sous-tendait le désir d’assister à un tel spectacle. Dans la plupart des cas, on ne peut invoquer le noble « désir de connaissance », car loin d’être intéressé par la découverte de l’aspect réel des organes internes et de leurs relations complexes, le spectateur ne cherche qu’à contempler des corps flétris, inertes ou exsangues.
Une seule fois je réussis à apprendre, par hasard, l’origine d’un si singulier appétit, qui se révéla d’une puérilité risible. Apparemment, des gardiens du service de sécurité de l’hôpital (qui comptait des femmes) s’étaient lancé un défi pour savoir qui serait le plus courageux et le plus audacieux. Une preuve de hardiesse consistait à traverser seul un couloir plongé dans le noir, la nuit, équipé d’une simple lampe de poche, pour entrer dans la morgue où étaient entreposés les cadavres.
Louables intentions
Mais les raisons qui poussent à rechercher ce spectacle macabre ne peuvent être toutes aussi triviales et stupides. Elles sont probablement aussi nombreuses que mystérieuses et irrationnelles. Cette curiosité morbide avait ainsi libre cours en d’autres temps et en d’autres lieux. La forme qu’elle prit dans le Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe fut peut-être la plus spectaculaire qu’on puisse imaginer.
Le touriste qui visite aujourd’hui la capitale française trouve à la pointe de l’île de la Cité, juste derrière Notre-Dame, une placette appelée square de l’Île-de-France. On y trouve le Mémorial des martyrs de la déportation, avec la tombe du « Déporté inconnu », qui rappelle les horreurs infligées aux personnes envoyées dans les camps de concentration nazis. C’est là que se trouvait, depuis le milieu du XIXe siècle (et même du XVIIIe, dans un bâtiment plus rudimentaire), l’ancienne morgue municipale de la Ville de Paris (1). À cette époque, le quartier était très fréquenté, surtout à partir du moment où le dépôt de cadavres fut ouvert au public.
Pour justifier l’exhibition des dépouilles, les autorités parisiennes avaient expliqué que les individus morts sur la voie publique ou loin de leur foyer pourraient être ainsi identifiés par leurs parents, leurs amis ou leurs connaissances. Des funérailles pourraient être organisées et le deuil des proches rendu possible. Animés de ces louables intentions, les responsables de l’institution étaient loin d’imaginer qu’ils allaient la transformer en un spectacle extraordinaire, le « show » le plus populaire de la Ville lumière. Car la morgue de la capitale se métamorphosa en un décor théâtral, une scène ouverte du matin au soir et, qui plus est, gratis !
L’édifice, d’une superficie de 835 mètres carrés, avait l’aspect banal d’une administration publique. Les cadavres étaient étendus sur une douzaine de tables en marbre, disposées sur deux rangées et éclairées par des plafonniers. Les corps étaient complètement nus, à l’exception des parties génitales, couvertes d’un linge ou d’un vêtement du défunt, par respect pour les convenances et la moralité. La partie supérieure de la dépouille pouvait être relevée grâce à des planches ou d’autres objets placés contre le dos, si la rigidité cadavérique le permettait, pour faciliter l’identification du visage depuis la fenêtre d’observation. Car le public assistait au spectacle derrière de grandes baies vitrées. La comparaison avec la foule qui se presse de nos jours à la devanture des grands magasins est inévitable. Elle n’est pas absurde : ces grands magasins avec des vitrines sur rue ont commencé à fleurir précisément à cette époque, remplaçant peu à peu les échoppes familiales qui représentaient naguère la quasi-totalité des commerces dans les grandes villes.
« On nous laisse à peine voir ! »
Des foules de spectateurs se bousculaient donc contre les vitrines de la morgue, s’indignaient quand les marbres étaient libres et qu’il n’y avait pas de morts à contempler, insultaient l’employé de service quand, les jours de grande affluence, celui-ci leur demandait de circuler, éructaient de colère chaque fois que sonnait l’heure de la fermeture après une longue attente : « On nous laisse à peine voir ! » « Lamentable ! » « C’est mal organisé ! »
On doit à Émile Zola l’une des meilleures descriptions de l’endroit, dans Thérèse Raquin. Dans ce roman, un couple d’amants adultères assassine l’époux en le noyant lors d’une promenade en barque. Le cadavre est englouti par les flots. Les jours passent et il ne remonte pas à la surface. Le stress des meurtriers augmente, jusqu’à devenir insupportable à force ne pas savoir ce qu’est devenu le corps. Accablé, l’assassin se rend tous les jours à la morgue, c’est-à-dire à l’endroit où il espère que le cadavre sera exposé, comme de coutume, pour être identifié.
Le public se composait d’individus de tout âge et de toute condition. Zola décrit les groupes d’ouvriers qui viennent à l’heure du déjeuner, avec leurs outils sous le bras. Il y a aussi de vieux rentiers qui n’ont tout simplement rien de mieux à faire, et des bandes de gamins turbulents qui crient et sèment le désordre, inventent de risibles surnoms aux morts exhibés, en provoquant les rires de leurs camarades. La plume vigoureuse de Zola croque des scènes d’où se dégage un fumet de putréfaction, un relent morbide d’érotisme et de mort. De jeunes garçons entre 12 et 15 ans viennent attirés par le spectacle des corps féminins inertes, ils contemplent longuement leurs seins nus, se donnent des coups de coude dans les côtes en signe de secrète complicité. « C’est à la morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse », écrit Zola.
Il y avait aussi de nombreuses femmes. Surtout des femmes du peuple, qui assistaient à ce spectacle macabre avec une apparente stupéfaction. Mais aussi parfois des dames de la haute société. Zola décrit la visite de l’une d’entre elles, luxueusement vêtue, qui se déplace dans le crissement de sa robe de soie et le parfum de son mouchoir. Il y a dans la salle d’exposition un jeune maçon au corps sculptural, qui vient de mourir d’un accident du travail en tombant d’un échafaudage. Il gît sur la table, sa peau est très blanche, « la mort en avait fait un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis s’en alla ». Le romancier semble confirmer notre soupçon : il y a autant de raisons de vouloir contempler un cadavre qu’il y a de personnalités.
Un autre écrivain de cette époque, Adolphe Guillot, observe, dans un livre intitulé Paris qui souffre. La basse Geôle du Grand Châtelet et les Morgues modernes (Rouquette, Paris, 2e édition, 1888), que les femmes, françaises ou étrangères, étaient les plus nombreuses et les plus fébriles : on les voyait pousser pour se frayer un chemin parmi la foule, désireuses d’atteindre la vitrine. Il y avait de quoi se demander – question de pure forme, bien sûr – comment des créatures auxquelles on prête délicatesse et sensibilité, ainsi que la plus forte inclination à la pitié, pouvaient goûter obstinément un aussi horrible spectacle. Car, poursuit Guillot, ces êtres fragiles, ces délicates demoiselles harcelaient le frère, l’époux, ou l’ami, jusqu’à obtenir qu’il les emmène à la morgue. Une fois sur place, elles titubaient ou pâlissaient de découvrir ce qui gisait sur les tables, mais s’arrangeaient toujours pour faire le circuit complet sans en perdre une miette.
Il y eut, paraît-il, jusqu’à quarante mille visiteurs à la morgue de Paris en une seule journée. L’agence de voyage anglaise Thomas Cook proposait un circuit de la ville incluant un arrêt à la morgue. Les touristes britanniques avaient la réputation d’être parmi les plus fervents spectateurs, car rien ne pouvait rivaliser, à Londres, avec le macabre show parisien. Dans les rues alentour, on vit surgir de nombreuses boutiques et des marchands ambulants qui vendaient de la nourriture et des souvenirs aux visiteurs qui formaient une longue file d’attente avant de pouvoir entrer. Dans son livre sur la naissance de la culture de masse à Paris (2), l’historienne américaine Vanessa Schwartz se demande d’ailleurs pourquoi c’est précisément dans la capitale française, de toutes les villes d’Europe la plus prodigue en divertissements de toute sorte, qu’il s’est trouvé un tel public pour assister à ces exhibitions macabres (un journal de l’époque, L’Éclair, affirmait dans son édition du 29 août 1892 que la morgue avait reçu un million de visiteurs en un an). Car de nombreuses personnes considéraient bel et bien cela comme un spectacle. Des enquêtes journalistiques de l’époque font état de commentaires qui plaident en faveur de cette interprétation. Ainsi entendit-on un jour une spectatrice dire : « Bientôt ce sera beaucoup mieux. Ils vont installer l’éclairage électrique… » Une autre : « Ça devient ennuyeux : c’est toujours les mêmes… » Le langage populaire qualifiait de « relâche » les périodes pendant lesquelles il n’y avait pas de cadavres à voir. Et un observateur de l’époque écrivit : « Quand les tables sont vides et qu’il n’y a pas de show, ils se plaignent que la mort soit partie en vacances sans se soucier de leur plaisir. »
La morgue de Paris fonctionna comme un inavouable lieu de divertissement de 1864 à mars 1907, quand elle fut fermée au public. Même les autorités administratives qui géraient l’institution participaient à ce voyeurisme collectif. Certaines dispositions, comme l’installation de grands rideaux verts aux vitrines – comparables à un rideau de théâtre –, le confirment. À partir de 1877, on commença de photographier systématiquement tous les cadavres (aujourd’hui, ces clichés sont appréciés par certains amateurs d’art contemporain) et les images de ceux qui avaient été enterrés sans être identifiés étaient accrochées sur un panneau de bois à l’entrée, pour ainsi prolonger la période d’exposition – ce qui, soit dit en passant, renforçait la ressemblance avec les photos affichées dans le hall des cinémas et des théâtres. À partir de 1882, l’utilisation des nouvelles techniques de réfrigération rendit possible la prolongation du spectacle. Jusque-là, le seul système de refroidissement consistait à laisser couler en permanence un filet d’eau froide sur les dépouilles. Les progrès techniques en matière de réfrigération attirèrent l’attention d’une société qui venait à peine de découvrir l’influence des bactéries dans la décomposition de la matière organique. Pasteur était le héros national du moment.
L’invitation de « Monsieur Reffroidy »
Le public parisien, traditionnellement moqueur et facétieux, ne tarda pas à donner des preuves de son esprit impertinent. On imprima une fantaisiste invitation à la morgue, pour un soi-disant « après-midi musical et dansant ». Elle était signée d’un certain « Monsieur Reffroidy ». Les expressions bouffonnes et les insolences canailles sont souvent la forme névrotique que le peuple donne à ses peurs. La peur de l’inconnu engendre la brutale sensation qui envahit celui qui contemple la mort. Et la fascination qu’on éprouve à sa vue s’apparente à la paralysie qui immobilise la proie devant le serpent, ou à la posture du faux courageux qui prétend défier l’adversaire par un regard fixe, alors qu’en réalité cette fixité n’est que le masque de sa peur.
Elle est aussi l’expression de l’effort fait pour comprendre. En Occident, une longue tradition assimile la vision à l’entendement, c’est-à-dire à la compréhension intellectuelle. Voir, c’est en quelque sorte s’emparer mentalement de l’objet : l’appréhender. C’est ainsi que nous nous exclamons « Je vois ! » quand nous voulons dire que nous avons enfin compris, de même que nous déclarons « je ne vois pas comment » pour avouer notre incapacité à résoudre une difficulté. Les anciens Grecs affirmaient déjà, avec Aristote, que la perception visuelle était la plus noble et la plus intellectuelle de nos facultés sensorielles. L’étrange prurit de voir des cadavres, de parcourir du regard des formes humaines inertes traduirait-il l’envie de comprendre le mystère de la mort ? Peut-être, sauf qu’ici aucun de nos sens ne nous aide. La mort est au-delà de l’intelligible : c’est l’ineffable, l’indescriptible, l’inénarrable ; elle est à proprement parler incompréhensible. Avec les limites propres à la physiologie humaine, nos sens ne nous informent que de ce qui se passe dans le monde de l’expérience quotidienne, c’est-à-dire dans le domaine empirique. Mais la mort transcende toute « empirie ».
L’illusion de comprendre
C’est pourquoi le mystère de la mort nous accable. Pour comprendre l’univers, nous avons les sciences, dont nul ne peut cesser d’admirer les triomphes. Nous avons la Science, majuscule, qui régit et guide nos vies depuis plusieurs siècles et continuera sans doute longtemps de le faire. Mais le mystère de la mort persiste. Rien ne sert de théoriser : le trépas échappe à tout concept, à toute hypothèse. Inutile d’affirmer qu’il s’agit d’un « processus biologique » ou d’une « transformation physico-chimique ». De tels termes sont ridicules, d’une inadéquation grotesque pour rendre compte de la mort individuelle. Inutile de recourir à de pompeuses formules de biochimie ou de thermodynamique, quand pour moi, comme individu, ma mort sera la fin de toute loi biochimique ou thermodynamique. Entre les explications biomédicales sur le « comment » du trépas et les angoissantes interrogations sur le « pourquoi » (pourquoi moi ? pourquoi elle ou lui ? pourquoi précisément maintenant et pas avant ni après ?) s’ouvre un abîme vertigineux que toute la Science du monde ne nous aide pas à combler.
Il ne nous reste donc qu’à regarder. Puisque nous ne pouvons pas comprendre, au moins pouvons-nous percevoir. Et, surtout, voir : dans le regard vit l’espoir, ou du moins l’illusion, de comprendre. C’est pour cela que les meilleurs observateurs de la vie humaine ont été aussi les meilleurs chroniqueurs de la mort. Tolstoï, le grand romancier russe, nous a donné avec La Mort d’Ivan Ilitch l’une des descriptions les plus précises qui soient sur le passage de vie à trépas. Dire « description clinique » serait sous-estimer la valeur de ses observations. Il s’agit d’un document très supérieur à tout ce que la clinique a produit, car le relevé des événements alentour est lié à la superbe intuition de la bataille qui se livre dans le for intérieur du personnage. Et quelle minutieuse attention aux détails extérieurs ! Les murmures des visiteurs, le dévouement empressé des proches, la lumière de la chambre, les bruits, les odeurs de la pièce : tout se mêle en une fresque magistrale avec les souvenirs du moribond. On a presque l’impression d’entendre les râles rauques et sifflants du brave Ivan qui quitte cette vie.
Le philosophe Vladimir Jankélévitch raconte comment son père, médecin, était surpris par la véracité des descriptions d’agonisants chez Tolstoï. Il rappelait en particulier une phrase de l’écrivain dans une scène – « Il avait le regard attentif et concentré des moribonds » – et expliquait que Tolstoï employait le mot russe vnimanié, un vocable du langage familier qui signifie concentrer l’attention des sens sur un point particulier. Autrement dit, celui qui va mourir dirige son regard non sur l’environnement immédiat, mais vers quelque chose que nous ignorons, quelque chose qui existe dans « l’au-delà ».
Jankélévitch nous rappelle que Tolstoï, méticuleux observateur, souligna cette « attention particulière » chez d’autres moribonds. Ainsi, dans Anna Karénine, quand Nicolas Lévine va expirer, subitement « il regarde devant lui avec une expression tendue et concentrée ». Que voit-il ? Nous ne le savons pas. Tolstoï ne le dit pas, parce que lui non plus n’en sait rien. Mais il me semble justifié de penser que ceux qui vont mourir tentent de voir quelque chose. L’envie de voir, le désir de découvrir avec nos yeux ne cesse pas lorsque la mort s’approche. Je dirais que l’attitude ambivalente se renforce : face au mysterium tremendum, beaucoup préfèrent détourner le regard. Mais lorsque son arrivée est imminente, la fascination l’emporte et les yeux se fixent dans cette expression d’« attention concentrée » que Tolstoï surprenait sur la pupille de ses mourants, quelques instants avant l’extinction définitive. S’aveugler, refuser de voir, ou stimuler l’attention et aiguiser le regard. Ce que les yeux contemplent quand ils paraissent fixer un point éloigné sur un horizon virtuel que nous ne connaissons pas n’est peut-être rien d’autre que l’immense mystère de la mort.
Cet article est paru dans Letras libres en août 2001. Il a été traduit de l’espagnol par François Gaudry.
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[post_content] => Depuis plus d’un siècle, la protection des insectes en Angleterre dépend de la passion et de la force de persuasion d’un petit nombre d’individus extraordinaires qui connaissent à fond leurs espèces préférées et ont le don de communiquer leur enthousiasme. L’un d’eux est le professeur Dave Goulson, de l’université de Stirling, probablement le plus éloquent avocat de la protection des bourdons (espèce d’abeille du genre Bombus). Son nouveau livre fait le récit de ses recherches pionnières sur ces insectes charismatiques, évoque la genèse de sa motivation à les protéger et le résultat de ses efforts pour rallier d’autres personnes à cette cause très méritante.
Il existe dans le monde quelque 250 espèces de bourdon, qui se distinguent des autres insectes en ce qu’ils sont mieux représentés dans les climats tempérés que dans les climats tropicaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Grande-Bretagne peut s’enorgueillir d’héberger plus d’une vingtaine d’espèces. Les bourdons sont doués pour limiter la perte de chaleur ; leur corps velu est un bon isolant, et ils peuvent faire vibrer leurs muscles pour battre des ailes deux cents fois par seconde afin de maintenir une température corporelle de 35 °C, même quand la température ambiante descend à 5 °C. Cette thermorégulation est extrêmement énergivore ; comme l’explique Goulson, « lorsqu’il court, un homme consomme en une heure les calories d’une barre chocolatée Mars ; un bourdon de la taille d’un homme consommerait la même quantité en moins de trente secondes ». Le plus étonnant est que les bourdons arrivent à se procurer assez d’énergie pour survivre, puisque le pollen et le nectar des fleurs sont une source d’alimentation tout à fait imprévisible, très dispersée et éphémère dans le meilleur des cas.
Lorsqu’ils sont en quête de pollen et de nectar, les bourdons favorisent la pollinisation de toutes sortes de plantes. Ces dernières années, ils se sont rendus presque indispensables pour gérer la pollinisation de certaines cultures. Contrairement aux abeilles plus largement exploitées, les bourdons pratiquent la pollinisation vibratile : certaines plantes ne libèrent leur pollen que si l’on fait vibrer leurs anthères à une fréquence particulière, et les bourdons ont l’art de saisir les anthères de ces plantes et de les faire vibrer pour en détacher (puis récupérer) les grains de pollen. Les tomates font partie des cultures qui reposent sur la pollinisation vibratile. Goulson explique que l’usage commercial des bourdons pour la pollinisation a longtemps été entravé, faute d’un système permettant de les élever en captivité. Mais une fois cet obstacle surmonté, la production commerciale a démarré pour de bon. On dénombre aujourd’hui dans le monde plus de trente usines produisant chaque année plus d’un million de colonies de bourdons pour la pollinisation commerciale des tomates et d’autres plantes, surtout en serre. Sur le plan économique, on peut citer parmi les avantages de la pollinisation par les bourdons un meilleur rendement, des coûts de production réduits (les tomates de serre étaient auparavant pollinisées par des humains agitant des « baguettes » vibrantes), et peut-être des fruits plus savoureux. Le hic, c’est quand les bourdons s’échappent de la serre ou des champs cultivés pour se promener dans des paysages étrangers, où ils sont susceptibles de transmettre des maladies aux populations à risques et de se croiser avec les bourdons locaux.
L’apparition soudaine du bourdon commun d’Europe en Tasmanie, l’État le plus méridional de l’Australie, en 1992 a permis à Goulson et ses élèves d’étudier les effets négatifs possibles de l’introduction d’une espèce non indigène. Personne ne sait exactement comment ces bourdons se sont retrouvés en Tasmanie, mais, comme Goulson le souligne, « ce n’est sans doute pas une coïncidence si, vers 1988, les producteurs de tomates du monde entier se sont mis à utiliser des bourdons pour polliniser leurs plantes », créant un sérieux désavantage économique pour les cultivateurs australiens, auxquels les lois de quarantaine interdisaient d’importer des espèces non indigènes (« À vous d’en tirer les conclusions »). En Tasmanie, ce bourdon a réveillé une mauvaise herbe dormante, le lupin arbustif nord-américain, introduit il y a près d’un siècle pour stabiliser les dunes – en jouant le rôle de pollinisateur de cette plante étrangère dont la propagation avait été jusqu’alors limitée par les vains efforts de la faune pollinisatrice locale.
Goulson a « commencé à étudier les bourdons non parce que ce sont des pollinisateurs de premier plan, mais parce qu’ils sont fascinants, parce que leurs manières sont intéressantes et mystérieuses et parce qu’ils sont très attachants ». Son affection transparaît à chaque page. Il y a quelque chose de sympathique dans leur comportement social complexe, leur altruisme en particulier (le soin des petits, la défense du nid et la collecte de nourriture, tout est assuré en commun), et Goulson explique en termes clairs et compréhensibles le processus génétique qui a favorisé l’évolution de ces comportements. Le chercheur n’a pourtant rien d’un romantique : il détruit froidement quelques stéréotypes, car le bourdon n’est pas non plus un modèle d’abnégation. Dans sa relation avec les fleurs, il agit parfois non comme un partenaire mutualiste mais plutôt comme un voleur de nectar, mordant dans les corolles pour le boire sans recueillir le pollen pour le livrer à des pistils en attente. Dans leurs interactions entre eux, les bourdons pratiquent allègrement le régicide (des « bourdons coucous » tuent la reine en place et usurpent la colonie), l’inceste (les frères n’ont « aucun scrupule » à s’accoupler avec la reine leur sœur) et des brassages indus (par des accouplements entre espèces qui engendrent des hybrides stériles). Goulson, qui ne se départit jamais de sa lucidité de scientifique, rappelle au lecteur que « “La Nature a rougi de sang ses griffes ainsi que ses dents (1)”, et elle n’en est que plus riche ».
Vers l’extinction des spécialistes à longue trompe
Goulson montre aussi qu’il faut protéger bien davantage les bourdons contre les dégâts, essentiellement involontaires, causés par les humains. Depuis 1912, année où F.W.L. Sladen publia son essai fécond « L’humble abeille (2) », deux espèces se sont éteintes en Grande-Bretagne et six autres sont menacées. On ne connaît plus que sept populations de bourdons des forêts, espèce jadis omniprésente dans le sud de l’Angleterre. L’intensification de l’agriculture a réduit ou supprimé les prairies ; selon Goulson, 98 % des herbages britanniques riches en fleurs ont disparu depuis la Seconde Guerre mondiale. Moins de fleurs, cela signifie beaucoup moins de populations de bourdons, surtout les spécialistes à longue trompe qui vivent de légumes au pollen riche en protéines ; ces populations déjà amenuisées sont entraînées par la consanguinité, et le manque de diversité génétique qui s’ensuit, vers une inexorable extinction. Chacune de ces populations de bourdons des forêts, par exemple, comprend moins de trente nids. Un nombre très inférieur à celui qui permettrait une diversité génétique garantissant la survie. Le triste sort des bourdons d’Angleterre a poussé Goulson à créer en 2006 le Bumblebee Conservation Trust. Depuis, ses collègues et lui travaillent dur : ils ont recruté 8 000 membres, distribué 20 000 paquets de graines de fleurs sauvages et 4 000 manuels de jardinage pour abeilles, ils ont créé 2 000 hectares d’habitats riches en fleurs, en priorité dans les régions où les bourdons sont menacés. Beewalks, projet scientifique citoyen fondé sur le plan de surveillance des papillons créé dans les années 1970 par Ernest Pollard, a été lancé afin de collecter des données sur la répartition et la quantité des bourdons britanniques.
Aux États-Unis aussi, les bourdons sont en danger ; quatre espèces étroitement liées sont dans une situation critique (l’une d’elles, le bourdon de Franklin, est peut-être même déjà éteinte). La Xerces Society for Invertebrate Conservation, organisation à but non lucratif pour la protection des bourdons américains, a récemment réussi à enrôler l’industrie du chocolat dans son programme de protection. Endangered Species Chocolate est une firme qui produit « du cacao et des ingrédients naturels équitables, cultivés à l’ombre » et qui sensibilise aux espèces menacées en reproduisant leur image sur les emballages et en faisant don de 10 % de ses bénéfices nets pour aider à leur préservation. Cette année, en réponse au concours « De nouveaux visages pour de nouveaux arômes » (les consommateurs étaient invités à voter pour choisir deux nouvelles espèces menacées qui figureraient sur les emballages de barres chocolatées), la Xerces Society a mené avec succès une campagne sur Internet pour « faire sortir le vote » en faveur du bourdon. Avec 18 000 voix lors du scrutin final, le 21 avril, le bourdon a été choisi (en même temps que le phoque moine d’Hawaii), battant à plate couture des concurrents vertébrés pourtant d’allure plus charismatique (l’orang-outang, le panda roux, le paon et le wallaby). Certes, nous aimons le chocolat, mais il semble bien que nous aimions aussi les bourdons.
Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 9 septembre 2013. Il a été traduit par Laurent Saintonge.
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[post_content] => « Mon Dieu, mais que faudrait-il leur montrer pour qu’ils prennent la chose au sérieux ? » se lamenta le traqueur de Bigfoot (1) René Dahinden, quand la plus célèbre vidéo du monstre fut dénoncée comme un canular par les experts du Museum d’histoire naturelle de New York, de la Smithsonian Institution et d’autres organisations reconnues.
Tournée en 1967 dans le nord de la Californie par deux cowboys, Roger Patterson et Bob Gimlin, cette vidéo s’est enracinée dans la psyché nord-américaine. Sur ce film à l’image vacillante, tourné en 16 mm, on voit quelque chose s’éloigner à pas lourds à travers une clairière, qui pourrait être Bigfoot lui-même, ou bien un homme vêtu d’un costume de gorille. Au moment où elle passe derrière un tas de bois qui lui arrive à la cuisse, la créature se retourne et adresse un regard au cinéaste – et, au-delà, à la postérité du mythe – avant de disparaître.
Comme le constatent les auteurs d’« Abominable science », la question de l’authenticité de la vidéo de Patterson et Gimlin ne pourra jamais être élucidée à 100 %, sans qu’au moins l’un de ces trois éléments fasse surface : « Un Sasquatch (2), mort ou vif, une nouvelle preuve écrite ou matérielle prouvant que le film est un faux, ou bien les aveux d’un des protagonistes. » Mais cela ne nous empêche pas, en attendant, de nous faire notre opinion à partir des indices qui entourent la vidéo. À commencer par la personnalité du cinéaste, Roger Patterson, un homme que sa propre famille et ses amis décrivent comme un « petit escroc extrêmement inventif rêvant de décrocher le gros lot », et qui « semble avoir arnaqué tous ceux qui ont croisé sa route ». Lorsqu’un individu qui gagne sa vie en vendant des produits dérivés consacrés à Bigfoot annonce qu’il part en expédition dans les bois pour filmer l’objet de sa passion, y parvient dès le premier jour puis récolte plus de 100 000 dollars pour sa peine, que doit-on en déduire ? Ceci : que la crédulité de notre espèce n’a pas de bornes.
Daniel Loxton et Donald Prothero, les auteurs sceptiques d’« Abominable science », méritent des éloges pour cette riposte définitive contre un siècle de filouteries. Les 93 pages de notes à la fin du livre attestent la rigueur de leur travail de recherche. Et le ton compassionnel de l’ouvrage révèle l’amour véritable qu’ils portent à leur sujet – ou plutôt leurs sujets car, non contents de révéler les témoignages frauduleux et les preuves matérielles trafiquées sur lesquels repose la légende de Bigfoot, ils s’attaquent aussi au monstre du loch Ness, au yéti, au grand serpent de mer redouté par les marins d’antan et, enfin, au dinosaure du Congo, mieux connu sous le nom de Mokele Mbembe, « celui qui arrête le cours des fleuves ». Comprenant que ce n’est pas en tournant les gens en ridicule qu’on les gagne à sa cause, Loxton et Prothero se gardent d’offenser les millions de personnes qui croient aux mythes qu’ils décrivent. Ils sont bienveillants et prudents, mais déterminés : empreinte après empreinte, photographie après photographie, vidéo après vidéo, Loxton et Prothero attaquent à la racine les canulars et les erreurs qui ont engendré ce panthéon de monstres des temps modernes. (Peu après la publication de leur ouvrage, un scientifique d’Oxford a fait les gros titres pour avoir analysé l’ADN de deux échantillons de poils de « yéti », qui se sont révélés appartenir à un ours.)
L’ensemble donne un livre plaisant, rempli d’illustrations et de photographies qu’on ne se souvenait plus d’avoir vues dans sa jeunesse. Bien sûr, certains chapitres se prolongent bien au-delà des nécessités de la démonstration, mais il faut pardonner aux auteurs : les « cryptozoologues » – c’est le nom que se donnent les chasseurs de monstres ou « cryptides » – sont une engeance particulièrement obstinée.
Jugez vous-mêmes : le 10 avril 1933, King Kong sortit au cinéma, et fit salle comble à Londres ; l’une des scènes mémorables du film montrait l’attaque nocturne d’un monstre aquatique au long cou. Quatre jours plus tard, le monstre du loch Ness fut aperçu pour la première fois – un habitant des profondeurs doté d’un long cou, inspiré de toute évidence, comme celui de King Kong, des fossiles de dinosaures qui avaient récemment frappé l’imaginaire collectif. Dès lors, les témoignages de personnes convaincues d’avoir aperçu Nessie (3) se sont mis à affluer, accompagnés d’un cortège de photographies floues, de vidéos obscures, de gros titres de journaux. Les touristes ont à leur tour accouru en masse et, dès 1934, la circulation de cars le long du loch devint si dense qu’il fallut adopter de nouveaux règlements pour réguler le flot des véhicules sur la route. Et tant pis si la plus célèbre photographie de Nessie, prise par Marmaduke Wetherell en 1934, s’est révélée être un faux, à la suite des déclarations du fils de l’intéressé ; peu importe que les expéditions d’exploration au sonar aient passé le lac entier au peigne fin, successivement en 1962, 1968, 1969, 1970, 1981, 1982, 1987 et 2003, sans parvenir à trouver quoi que ce soit qui dépasse la taille d’un phoque. La légende survit et les hôtels aussi.
Mais, vous répéteront les convaincus, l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence, comme nous l’a appris Sherlock Holmes (et on peut noter, à la suite de Loxton et Prothero, qu’Arthur Conan Doyle a, sans le faire exprès, préparé le terrain à tout cela, avec son livre Le Monde perdu, où cohabitent humains et plésiosaures). Dans un cas comme celui-ci, cependant, le distingo est flou. Si Nessie existe, il a une peau qui échappe aux radars, comme le revêtement de certains hélicoptères de combat américains. Dans le même ordre d’idées, il faut croire que le dinosaure du Congo a effacé les traces fossiles attestant son existence au cours des soixante-cinq derniers millions d’années, de même que la peau et les os de Bigfoot se dissolvent quand il meurt, seule manière d’expliquer pourquoi personne n’est parvenu à découvrir le moindre cadavre dans une zone aussi fréquentée.
Et alors ? Pourquoi les adultes ne pourraient-ils pas inventer une petite souris à leur usage, même s’ils n’ont plus de dents de lait ? Pourquoi condamner quelques entourloupes sans malice si elles permettent au quidam d’aller se promener dans la nature et à l’industrie du tourisme d’engranger quelques dollars ?
C’est la question que pose le dernier chapitre du livre – sans doute le plus stimulant – où les auteurs se demandent ce qui pousse les gens à croire aux monstres. Loxton, qui se qualifie lui-même d’homme « prêt à gober n’importe quoi (…) qui a fini par devenir un “sceptique professionnel” », n’a rien contre la chasse aux monstres. « L’amour des mystères cryptozoologiques pourrait bien apporter les mêmes bienfaits pédagogiques que ceux promus par les défenseurs de la science : l’amour du monde naturel et des expériences permettant de se confronter aux exigences de la preuve scientifique », à en croire Loxton. Cela peut même fonctionner comme un « “marchepied” pour accéder aux vrais ouvrages scientifiques », comme il en a fait lui-même l’expérience.
Autre son de cloche chez Prothero, qui a enseigné la géobiologie à Caltech et est actuellement chercheur associé au département de paléontologie des vertébrés à l’université de Los Angeles. « Non seulement elle fait perdre du temps et de l’argent, mais la croyance répandue dans l’existence des cryptides pourrait bien nourrir, d’une manière plus générale, la culture de l’ignorance, la pseudoscience, et le rejet de la science », ce qui, pour le coup, est réellement nuisible. Que l’on songe à l’idée discréditée, mais encore très populaire, selon laquelle les vaccinations de routine peuvent rendre les enfants autistes. Ou à la résistance obstinée à la théorie de l’évolution, toujours vivace, notamment aux États-Unis. La liste est longue, et le pas est vite franchi entre le canular local inoffensif et la propagande pernicieuse à l’échelle mondiale. Si 29 % des Américains et 21 % des Canadiens croient, encore aujourd’hui, à l’existence de Bigfoot, faut-il s’étonner qu’une proportion encore plus grande d’électeurs, dans chacun de ces pays, refuse de croire que le réchauffement climatique résulte de l’activité humaine ? Cela pourrait conduire quelqu’un, même athée, à se lamenter en ces termes : « Mon Dieu, mais quelle preuve leur faut-il ? »
Cet article est paru dans la Literary Review of Canada. Il a été traduit par Adrienne Boutang.
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[post_content] => Malgré les tombereaux d’articles consacrés au phénomène des « selfies », ces photos de soi postées sur Internet, nul n’a mis en lumière ce paradoxe, que souligne l’historienne de l’art Frances Spalding dans le Guardian (1) : alors que ces images envahissent les réseaux sociaux, l’autoportrait, genre artistique dont elles se rapprochent le plus, demeure l’un des plus méconnus. « En raison, peut-être, de son immense diversité ou de sa tendance à la boursouflure, ce genre reste négligé par les spécialistes », écrit Spalding.
Une injustice que vient en partie corriger son confrère James Hall avec ce livre (2). Saluée pour sa clarté et son érudition, son « histoire culturelle » a le mérite de dissiper quelques malentendus. À commencer par l’idée selon laquelle l’autoportrait serait d’essence purement narcissique. « L’autoportrait a rarement été une simple description de l’artiste par lui-même, rappelle Michael Prodger dans le Sunday Times. En reflétant sa propre image, le peintre tend un miroir à la condition humaine, dans tous ses aspects – doute, certitude, sentiment d’appartenance, aliénation. L’autoportrait est toujours double : portrait de l’artiste et portrait de monsieur Tout-le-monde. »
C’est donc aussi un formidable reflet, depuis la nuit des temps ou presque, de chaque époque. Malgré la théorie qui le fait naître au XVe siècle. « On attribue traditionnellement l’émergence de ce genre à l’apparition simultanée de la Renaissance et du miroir en verre, rappelle Prodger. La première a mis l’homme au centre de l’univers. Le second a permis à l’artiste de devenir son propre modèle. » Mais, selon Hall, cette pratique était déjà répandue dans l’Antiquité. Un bas-relief égyptien montre ainsi un certain Bak (sculpteur en chef d’Akhenaton) représenté par lui-même, doté d’un embonpoint remarquable, façon sans doute de signifier son statut social. La rareté des autoportraits dans les arts grecs et romains tient probablement davantage aux circonstances (peu ont survécu) qu’à l’état réel de la production. L’on avait déjà à l’époque tout loisir de s’examiner dans des miroirs en métal poli ; et les sculpteurs grecs signaient leurs œuvres dès le VIe siècle avant notre ère. Hall ne voit dès lors pas pourquoi quelques-uns au moins n’auraient pas été tentés de se représenter eux-mêmes.
De même, l’autoportrait existait bel et bien au Moyen Âge, selon l’auteur, qui n’hésite pas à inclure certaines enluminures dans son champ d’étude. Ainsi d’un minuscule saint Dunstan, évêque de Canterbury, dessiné par lui-même au frontispice d’une grammaire latine, prostré aux pieds d’un Christ géant qu’il supplie de l’absoudre. « Hall voit l’autoportrait à cette époque comme un réflexe de conscience chrétienne, un hommage à l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Turin », explique Peter Conrad dans The Observer.
Quand arrive la Renaissance, le genre atteint un apogée. À Mantoue, Andrea Mantegna se forge un buste martial, tel un empereur romain. À Nuremberg, Albrecht Dürer, se peint tantôt tel un Christ, tantôt en habits de prince, ses sublimes boucles blondes descendant en cascade sur ses épaules. « Voilà un artiste qui connaissait sa valeur et ne s’en cachait guère. Beau, riche, talentueux, le peintre se transforme en héros », écrit Prodger.
Passé cet âge d’or, « les usages et les significations de l’autoportrait se multiplient ». Goya se donne à voir livide, presque mourant, soigné par son médecin (« témoignage à la fois de la fragilité humaine et de l’altruisme ») ; Van Gogh recourt à l’autoportrait en partie pour des raisons d’argent (il n’a pas les moyens de payer des modèles) ; Egon Schiele dit le trouble adolescent en dessinant ses séances de masturbation. De nos jours, « la quantité d’autoportraits produits par l’art contemporain défie toute tentative d’énumération » écrit Hall, qui choisit de s’arrêter arbitrairement sur certains cas : Cindy Sherman, Tracy Emin, Gilbert et George... S’abstenant de tout jugement de valeur, il constate, une fois encore, l’importance du genre : l’autoportrait comme « emblème visuel de l’ère de la confession ».
1| Désignant la pratique qui consiste à se prendre soi-même en photo avec un smartphone, le « selfie » a été déclaré « mot de l’année 2013 » par l’Oxford Dictionary.
2| Sur l’autoportrait au fil des âges, on peut aussi lire en français Les Peintres et l'autoportrait, de Pascal Bonafoux (skira, 1984), et L’Art de l’autoportrait, d’Omar Calabrese (Citadelles et Mazenod, 2006).
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[post_content] => À la fin de son livre The Sports Gene, David Epstein se rend dans un coin perdu de Finlande pour y rencontrer un homme du nom d’Eero Mäntyranta. Mäntyranta, septuagénaire à présent, habite une petite maison près d’un lac, au milieu des pins et des sapins, au nord du cercle polaire. Le village d’à côté lui a dressé une statue. « Tout, chez lui, possède une certaine envergure, écrit Epstein. Le nez tubéreux au milieu d’un visage d’une douce rondeur. Ses gros doigts, sa large mâchoire, et une poitrine de barrique couverte d’un tricot rouge avec au centre un renne à la mine patibulaire. C’est un homme à l’allure remarquable. » Le plus remarquable étant la couleur de son visage. C’est « une nuance de rouge cardinal, mêlé ici et là de pourpre », qui évoque « la teinte de la peinture rouge que produit le sol riche en fer de la région ».
Mäntyranta est porteur d’une rare mutation génétique. En raison d’une anomalie de son ADN, sa moelle osseuse sécrète un excédent de globules rouges. Cela explique à la fois la couleur de sa peau et son extraordinaire carrière de skieur de fond. Dans ce sport, les athlètes se propulsent sur des distances de 16 à 26 kilomètres – un défi physique qui exige des globules rouges une immense capacité d’alimenter les muscles en oxygène. En vertu de son métabolisme unique, Mäntyranta avait quelque chose comme 65 % de globules rouges de plus qu’un homme normal. Il a gagné en tout sept médailles aux Jeux olympiques d’hiver de 1960, 1964 et 1968 – trois en or, deux en argent et deux en bronze. Il a également remporté au cours de la même période deux victoires lors des championnats du monde de ski nordique dans l’épreuve de 30 kilomètres. Aux Jeux de 1964, il a battu le deuxième aux 15 kilomètres de quarante secondes, une avance, écrit Epstein, « jamais atteinte dans l’histoire de cette épreuve olympique, ni avant, ni depuis ».
The Sports Gene fourmille d’histoires comme celle-ci, qui sont autant d’exemples des façons qu’ont les plus grands athlètes de se distinguer du reste d’entre nous. Ils réagissent plus efficacement à l’entraînement. Leur silhouette est optimisée pour certains types de pratiques athlétiques. Ils sont porteurs de gènes qui les placent loin devant les sportifs ordinaires.
Epstein raconte par exemple l’histoire de Donald Thomas, qui, lors du septième saut en hauteur de sa vie franchit les 2,23 mètres – presque le record mondial. L’année suivante, après en tout et pour tout huit mois d’entraînement, Thomas remportait le championnat du monde. Comment a-t-il fait ? Il avait, entre autres choses, des jambes exceptionnellement longues, tout comme son tendon d’Achille, de 26 cm, qui fonctionnait comme une sorte de ressort, le catapultant très haut quand il plantait ses pieds au sol pour sauter. (Les kangourous ont eux aussi de longs tendons, nous dit Epstein, ce qui explique leurs bonds.)
Pourquoi les meilleurs coureurs de fond du monde viennent-ils si souvent du Kenya et d’Éthiopie ? La réponse commence avec le poids. Un coureur n’a pas seulement besoin d’être maigre ; il doit aussi, plus spécifiquement, avoir des chevilles et des mollets très fins, parce que tout poids supplémentaire sur les extrémités consomme plus d’énergie que le même poids sur le torse. C’est pourquoi alléger ne serait-ce que de quelques grammes une paire de chaussures de course peut avoir un effet significatif. Il se trouve que les athlètes de la tribu Kalenjin, au Kenya – d’où sont issus la plupart des meilleurs coureurs du pays – sont bâtis précisément de cette manière. Epstein cite une étude comparant les Kalenjins aux Danois ; les premiers sont plus petits, avec des jambes plus longues, et leurs membres inférieurs pèsent quasiment 500 grammes de moins. En conséquence de quoi ils consomment 8 % d’énergie en moins par kilomètre. (Pour vérifier la particularité de la partie inférieure de la jambe, il faut regarder les photos du grand spécialiste kényan du demi-fond, Asbel Kiprop, géant gracieux qui semble courir sur deux crayons couleur d’ébène). Selon Epstein, il existe une explication évolutionniste à tout cela : les environnements chauds et secs favorisent les squelettes très fins aux membres allongés, faciles à rafraîchir, tout comme les climats froids favorisent les corps épais et trapus, qui conservent mieux la chaleur.
Les avantages de la vallée du Rift
Les coureurs de fond tirent aussi un avantage substantiel de l’habitude de la haute altitude, où le corps est contraint de compenser le manque d’oxygène en produisant plus de globules rouges. À condition de ne pas monter trop haut non plus ! Dans les Andes, par exemple, l’air est trop rare pour le genre de séances d’entraînement nécessaires à l’athlète de niveau mondial. L’altitude optimale se situe entre 1 800 et 2 700 mètres. Les meilleurs coureurs d’Éthiopie et du Kenya viennent des montagnes de la vallée du Rift, qui, écrit Epstein, sont « pile au bon endroit ». Quand ils se mesurent à des Européens ou à des Nord-Américains, ils arrivent sur la piste avec une énorme longueur d’avance.
Ce que nous regardons lorsque nous regardons des sports d’élite, c’est donc une compétition entre des groupes de personnes qui diffèrent du tout au tout, et arrivent sur la ligne de départ avec un bagage génétique et biologique inégal. Il y aura des Donald Thomas qui doivent à peine s’entraîner, et des Eero Mäntyranta, qui portent dans leurs gènes la capacité de finir quarante secondes devant leurs rivaux. Les sports d’élite offrent, comme l’écrit Epstein, une « scène magnifique à la ménagerie fantastique qu’engendre la diversité biologique de l’humanité ». Cette ménagerie est précisément ce qui rend le sport fascinant. Mais elle révèle aussi une contradiction de la compétition de haut niveau. Nous voulons que la confrontation soit équitable et nous prenons des mesures sophistiquées pour s’assurer qu’aucun concurrent n’a d’avantage sur les autres. Mais comment une ménagerie fantastique peut-elle produire une compétition entre égaux ?
Pendant la Première Guerre mondiale, l’armée américaine a remarqué une caractéristique déconcertante chez les jeunes conscrits. Les soldats originaires de certaines régions du pays avaient fréquemment des goitres – une grosseur au cou provoquée par le gonflement de la glande thyroïde. Des milliers de recrues ne pouvaient pas boutonner le col de leur uniforme. Nous pensons aujourd’hui que le QI moyen des conscrits variait aussi en fonction de cela. Les soldats des zones côtières semblaient plus « normaux » que les conscrits venus d’ailleurs.
Ménagerie fantastique
On s’avisa que le coupable était une carence en iode, un micronutriment essentiel. Sans lui, le cerveau humain ne se développe pas normalement et la thyroïde commence à grossir. Dans certaines parties des États-Unis en ce temps-là, l’apport en iode du régime alimentaire était insuffisant. Comme les économistes James Feyrer, Dimitra Politi et David Weil l’écrivent dans un récent article pour le National Bureau of Economic Research, « l’eau de mer est riche en iode, et c’est pourquoi on ne trouve pas de goitre endémique sur les côtes. L’iode de l’océan est transmis à la terre par la pluie. Mais ce processus n’atteint que les couches supérieures du sol, et prend parfois des milliers d’années. De fortes pluies peuvent provoquer une érosion, emportant ces couches, riches en iode. La dernière ère glaciaire a produit le même effet : le sol riche en iode a été remplacé par le sol pauvre en iode des roches cristallines. Cela explique la prévalence du goitre endémique dans les zones marquées par une glaciation intense, comme la Suisse et la région des Grands Lacs ».
Après la Première Guerre mondiale, le ministère américain de la Guerre publia un rapport intitulé « Les malformations découvertes chez les conscrits ». Il révélait à quel point l’incidence du goitre variait d’un État à l’autre, avec des taux quarante à cinquante fois supérieurs dans des endroits comme l’Idaho, le Michigan et le Montana à ceux des régions côtières.
Comme dans l’histoire des coureurs de fond kényans racontée par Epstein, on voit les aléas du climat et de la géographie se liguer pour créer des différences spectaculaires de capacités. Au début du XXe siècle, le développement physiologique des enfants américains fournissait un exemple de la « ménagerie fantastique qu’engendre la diversité biologique de l’humanité ». Dans ce cas, bien sûr, la ménagerie fantastique nous est apparue détestable. En 1924, la Morton Salt Company, sous la pression des autorités sanitaires, a commencé d’ajouter de l’iode à son sel, et lancé une campagne publicitaire vantant ses bénéfices. Cette pratique a été ensuite appliquée avec succès dans de nombreux pays en développement : les études montrent que l’ajout d’iode peut faire gagner jusqu’à 13 points de QI – une augmentation extraordinaire. Le sel iodé dans votre placard représente une intrusion dans l’ordre naturel des choses. Quand un étudiant venu des montagnes pauvres en iode de l’Idaho était amené à se mesurer à un étudiant du Maine riche en iode, nous estimions qu’il était de notre devoir moral de réparer cette iniquité naturelle. La raison pour laquelle les débats sur la compétition de haut niveau sont devenus récemment si passionnés, c’est qu’on ne rencontre guère cette clarté dans l’univers du sport. Et si ces deux étudiants rivalisaient à la course ? Faudrait-il pouvoir donner l’équivalent de l’iode à celui qui souffre d’un handicap naturel ? Nous n’arrivons pas à en décider.
Les joueurs de baseball, explique Epstein, ont, dans l’ensemble, l’œil remarquablement perçant. L’ophtalmologue Louis Rosenbaum, qui a suivi près de 400 d’entre eux pendant quatre ans, a découvert une acuité visuelle moyenne d’environ 20/13 ; c’est-à-dire que le joueur de baseball professionnel distingue à 6 mètres ce que tout un chacun ne voit qu’à 4 mètres. Quand Rosenbaum a étudié les Los Angeles Dodgers, il a découvert que la moitié des membres de l’équipe avaient une vision de 20/10 et qu’un petit nombre d’entre eux étaient au-dessus de 20/9, « frôlant la limite théorique des possibilités de l’œil humain », comme le dit Epstein. La capacité de toucher à tous les coups une balle lancée à une vitesse proche de 160 km/h, effectuant une série déconcertante de vrilles et de courbes, exige une acuité visuelle qu’on ne rencontre que dans une infime minorité de la population.
Bras bionique
La vue peut être améliorée – parfois de manière spectaculaire – par la chirurgie au laser ou les lentilles implantables. Un jeune joueur de baseball prometteur affligé d’une vue normale doit-il être autorisé à subir ce type d’intervention correctrice ? Dans ce cas, la Major League de baseball répond oui. Elle permet aussi aux lanceurs de remplacer le ligament collatéral ulnaire du coude par un tendon prélevé sur un cadavre ou sur une autre partie de leur propre corps. La chirurgie de remplacement de tendon, comme la chirurgie au laser, transforme le sportif en une version améliorée de son être naturel.
Mais quand on en vient au dopage, la Major League – à l’unisson de la plupart des sports – met le holà. Un athlète ne peut utiliser de médicament pour devenir une version améliorée de lui-même, même si ledit médicament est pris à des doses non dangereuses, et n’est, comme la testostérone, rien d’autre que la copie d’une hormone naturelle, disponible sur ordonnance pour tout le monde, à peu près partout sur la planète.
Le baseball est aujourd’hui au beau milieu d’un de ces scandales de dopage qui le frappent régulièrement. L’affaire concerne Alex Rodriguez, l’un des meilleurs joueurs du moment, et l’un des plus haïs de sa génération. Car Alex Rodriguez a voulu se remettre d’une blessure et prolonger sa carrière par des moyens illicites. (Il a fait appel de sa récente suspension, fondée sur ces allégations.) Difficile, pourtant, de penser à Rodriguez sans se rappeler Tommy John, le premier joueur à avoir échangé – en 1974 – son ligament collatéral ulnaire contre un modèle plus performant. John a utilisé la médecine moderne pour se remettre d’une blessure et prolonger sa carrière. Il a gagné 164 matchs après sa transformation, bien plus qu’avant l’intervention de la science. Il a pris sa retraite à 46 ans, après l’une des carrières les plus longues de l’histoire du baseball. Son bras bionique lui a permis de gagner au moins vingt jeux par saison, le critère de l’excellence pour un lanceur. Le public adorait Tommy John. Peut-être Alex Rodriguez songe-t-il à lui – et au fait qu’un tiers des lanceurs actuels de la Major League, au bas mot, ont subi la même opération – en se demandant pourquoi le baseball a érigé une barrière morale entre les produits proposés par l’endocrinologie moderne et ceux offerts par l’orthopédie.
L’autre grand paria du dopage s’appelle Lance Armstrong. Le cycliste a apparemment prélevé de grandes quantités de son propre sang pour ensuite se le réinjecter avant la compétition, afin d’augmenter le nombre de globules rouges porteurs d’oxygène dans son organisme. Armstrong voulait être comme Eero Mäntyranta. Il voulait égaler, par ses propres actions, ce que certains veinards font déjà naturellement et légalement. Avant de le condamner, ne faudrait-il pas trouver une bonne raison de dire qu’un homme est autorisé à posséder de nombreux globules rouges et un autre pas ?
« J’ai toujours dit que, même si on nous avait branchés au meilleur détecteur de mensonge du monde, nous aurions réussi le test », écrit Tyler Hamilton, ancien coéquipier d’Armstrong, dans son autobiographie, La Course secrète (1). « Pas parce qu’on se racontait des histoires – on était parfaitement conscients d’enfreindre les règles – mais parce qu’on ne considérait pas ça comme de la tricherie. Enfreindre les règles nous paraissait juste. »
Il faut lire La Course secrète parallèlement à The Sports Gene, car le livre montre l’envers du tableau d’Epstein en posant la question : que faire si vous n’êtes pas Eero Mäntyranta ?
Hamilton était un skieur venu au cyclisme sur le tard, et il se définit lui-même comme un outsider. La première fois qu’il a rencontré Armstrong – au Tour DuPont, dans le Delaware –, il a regardé les autres coureurs professionnels à la ronde, prenant conscience qu’il n’avait pas le physique du rôle. « On peut juger de la forme physique d’un coureur aux contours de son postérieur et aux veines de ses jambes, et les derrières de ces gars étaient bioniques, plus compacts et puissants que tout ce que j’avais pu voir jusque-là, écrit-il. Les veines de leurs jambes dessinaient de vraies cartes routières. Leurs bras étaient des cure-dents [...]. On aurait dit des chevaux de course. » Le torse d’Hamilton était surdimensionné. Les veines de ses jambes n’étaient pas saillantes. Il avait des cuisses de skieur. Ses bras étaient trop musclés, et il pédalait lourdement avec « un mouvement de presse-purée ».
Quand Hamilton a rejoint Armstrong au sein de l’équipe US Postal, il a été obligé de réapprendre le sport, de laisser derrière lui, comme il le dit, le monde romantique « où il suffisait de grimper sur son vélo en espérant être dans un bon jour ». Le changement de look a commencé par le poids. Quand Michele Ferrari, le principal conseiller de l’équipe, a vu Hamilton pour la première fois, il lui a dit qu’il était trop gros, et, du point de vue du cyclisme, il l’était. Rouler vite à bicyclette est fonction de la puissance que vous appliquez sur les pédales divisée par les kilos que vous portez, et il est plus facile de réduire le poids que d’augmenter la puissance. Hamilton raconte qu’il rentrait de l’entraînement, après avoir brûlé des milliers de calories, buvait une grande bouteille d’eau de Seltz, prenait deux ou trois somnifères – en espérant dormir sans dîner et, dans l’idéal, éviter le petit déjeuner du lendemain matin. Lorsqu’il dînait avec des amis, le cycliste prenait une grosse bouchée, faisait semblant d’éternuer, crachait la nourriture dans une serviette, et se précipitait aux toilettes pour s’en débarrasser. Il a su qu’il commençait d’être en condition quand sa peau est devenue fine et parcheminée, quand s’asseoir sur une chaise en bois a commencé de lui faire mal, parce qu’il n’avait plus de fesses, et quand sa manche en jersey est devenue si lâche autour de son biceps qu’elle claquait au vent. Au niveau le plus élémentaire, le cyclisme était affaire de métamorphose : il s’agissait de prendre le corps que la nature vous avait donné et de le changer au forceps.
« Lance et Ferrari m’ont montré qu’il y avait davantage de variables que je ne le soupçonnais, et toutes comptaient : la puissance en watts, la cadence, les intervalles, les zones, les joules, l’acide lactique, et, bien sûr, l’hématocrite, écrit Hamilton. Chaque sortie à vélo devenait un problème mathématique : un ensemble de valeurs précisément établies qu’il fallait atteindre [...]. Rouler six heures est une chose. Rouler six heures en suivant un programme de watts et de cadences en est une autre, notamment si ces watts et ces cadences ont été déterminés pour vous emmener à l’extrême limite de vos capacités. »
« Œufs rouges » et poches de sang
L’hématocrite, la dernière de ces variables, était le chiffre dont ils se souciaient le plus. Il fait référence au pourcentage de sang composé de globules rouges porteurs d’oxygène. Plus l’hématocrite est élevé, plus on a d’endurance. (Mäntyranta avait un hématocrite record.) Le paradoxe des sports d’endurance est qu’un athlète ne peut jamais travailler aussi dur qu’il le veut, parce que s’il va trop loin, son hématocrite baisse. Hamilton avait un hématocrite naturel de 42 % – à la limite inférieure de la normale. Au bout de trois semaines de Tour de France, il serait à 36 %, ce qui signifiait une baisse de 6 % de sa puissance – de la force qu’il pouvait mettre sur ses pédales. Dans un sport où des écarts de 0,10 % peuvent être décisifs, c’était un « motif de rupture de contrat ».
Pour les membres de l’équipe US Postal, la solution était d’utiliser l’hormone EPO et les transfusions sanguines pour faire monter leur hématocrite aussi haut que possible sans éveiller les soupçons. (Avant 2000, il n’existait pas de test pour l’EPO elle-même ; les coureurs n’étaient simplement pas autorisés à dépasser un hématocrite de 50 %.) Puis ils ajoutaient des doses d’entretien au fil du temps, pour compenser la baisse provoquée par les courses et les entraînements. Les procédures étaient précises et sophistiquées. On ajoutait des capsules de testostérone au mélange pour aider à la récupération. On appelait cela les « œufs rouges ». L’EPO (alias l’erythropoïétine), une hormone naturelle qui augmente la production de globules rouges, était quant à elle surnommée Edgar – pour Edgar Poe. Pendant le Tour de France, et d’autres courses, des poches de sang de chaque coureur étaient stockées dans des endroits secrets à intervalles prédéterminés, puis transportées en catimini, étape par étape, dans des récipients réfrigérés, pour des transfusions stratégiques. La fenêtre de vulnérabilité après la prise d’une drogue – le laps de temps pendant lequel le dopage peut être décelé – était appelée « période incandescente ». La plupart des coureurs qui se dopaient (et du temps d’Armstrong, comme on le sait maintenant, presque tous les coureurs de haut niveau le faisaient) prenaient deux mille unités d’Edgar en injection sous-cutanée tous les deux jours, ce qui signifie qu’ils « rougeoyaient » pendant une période dangereusement longue. Armstrong et sa bande pratiquaient le microdosage, prenant 500 unités d’Edgar la nuit et injectant la drogue directement dans la veine, où elle se diffusait bien plus rapidement.
La Course secrète fourmille de paragraphes comme celui-ci : « Le truc, quand on doit s’injecter de l’Edgar en intraveineuse, c’est évidemment qu’il faut bien viser. Loupez la veine – piquez dans les tissus environnants – et Edgar restera beaucoup plus longtemps dans votre corps ; vous risquez d’être positif. Le microdosage requiert donc une main ferme, un bon sens du toucher et beaucoup de pratique ; il faut apprendre à sentir la pointe de l’aiguille qui perce la paroi de la veine et à tirer légèrement sur le piston pour voir apparaître un peu de sang, preuve que vous êtes bien dans la veine. Pour ça, comme pour tant d’autres choses, Lance était béni : il avait des veines grosses comme des canalisations. Les miennes étaient petites, ce qui était un casse-tête. »
Hamilton finit par être pris et fut suspendu du cyclisme professionnel. Il est devenu l’un des premiers dans le milieu à mouiller Armstrong, en témoignant devant la commission d’enquête fédérale et en apparaissant dans l’émission « 60 minutes ». Il dit regretter les années pendant lesquelles il a utilisé des produits dopants. Les mensonges et la duplicité lui pesaient comme un fardeau. Cela a détruit son mariage. Il a sombré dans la dépression. Son livre est censé faire office d’acte de contrition. De ce point de vue, il échoue. Même s’il essaie – parfois, il ne semble pas essayer bien fort –, Hamilton ne réussit pas à expliquer pourquoi les responsables d’un sport qui acceptent l’anorexie volontaire comme méthode d’amélioration de la performance sont tellement contrariés que des athlètes s’injectent à eux-mêmes leur propre sang.
Outsiders potelés contre merveilles de la nature
« Le dopage est moins un accélérateur magique qu’un moyen de maîtriser les déclins », écrit Hamilton. Les cyclistes pouvaient enfin s’entraîner aussi dur qu’ils le voulaient. Il permettait à des outsiders potelés de rivaliser avec des merveilles de la nature. « Les gens pensent que le dopage est une affaire de tire-au-flanc qui ne veulent pas se donner du mal », écrit Hamilton. Mais, pour de nombreux coureurs, c’était exactement le contraire : « L’EPO nous donnait la possibilité de souffrir davantage ; de pousser plus loin et plus fort qu’on ne l’aurait jamais imaginé, aussi bien à l’entraînement qu’en compétition. Elle récompensait précisément mes points forts : une éthique de travail rigoureuse, la capacité d’atteindre sa limite et de la dépasser. J’en avais presque le vertige : j’étais en terrain inconnu. J’ai commencé de voir les courses d’un autre œil. Elles ne dépendaient plus de la loterie génétique, ou de la forme du jour. Elles ne dépendaient plus de ce qu’on était. Elles dépendaient de ce qu’on faisait – de l’intensité qu’on mettait au travail, du soin et du professionnalisme qu’on mettait à se préparer. »
Nous sommes très loin des exploits d’un vieillard affable vivant au milieu des pins au nord de la Finlande. Hamilton exprime une vision du sport où l’objet de la compétition est d’utiliser la science, l’intelligence et la volonté pure pour vaincre les différences naturelles. Hamilton et Armstrong sont peut-être simplement des athlètes qui estiment ce genre de réussite plus méritoire que les médailles d’or d’un homme qui a eu la chance inouïe d’être né avec une mutation génétique aléatoire.
Cet article est paru dans le New Yorker le 9 septembre 2013. Il a été traduit par Sandrine Tolotti.
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[post_content] => La mode est aux aquariums à méduses. Derrière la vitre, ces créatures offrent un spectacle formidablement relaxant, d’une beauté hypnotique. Le reste du temps, on ne leur prête généralement guère d’attention – jusqu’au jour où l’on se fait piquer. Les blessures de méduses ne sont souvent qu’un épisode un peu douloureux de vacances sans histoire à la mer. Sauf si l’on vit dans le nord de l’Australie : là, le nageur court le risque de se faire piquer par la créature la plus venimeuse du monde, la cuboméduse Chironex fleckeri.
Cette variété se reconnaît à son ombrelle (le disque qui lui tient lieu de « tête ») de 30 centimètres de diamètre environ, derrière laquelle traînent des tentacules pouvant mesurer jusqu’à plus de 160 mètres. C’est là que se trouvent les cellules urticantes. Si votre peau entre en contact avec 5 mètres de tentacule seulement, vous n’aurez plus en moyenne que quatre minutes à vivre, parfois deux. En Australie, depuis 1884, soixante-seize décès dus aux cuboméduses ont été recensés ; mais il est probable que beaucoup d’autres n’ont pas été déclarés, ou ont fait l’objet d’un mauvais diagnostic.
En 2000, une espèce apparentée, légèrement moins venimeuse et vivant plus au sud de l’Australie, menaça les Jeux olympiques de Sydney. Les bestioles se mirent à pulluler précisément à l’endroit où devait se tenir l’épreuve de natation du triathlon. Le Comité olympique envisagea plusieurs solutions (y compris de balayer littéralement les méduses hors du parcours) mais toutes furent rejetées car impraticables. Finalement, environ une semaine avant la cérémonie d’ouverture, les animaux disparurent aussi mystérieusement qu’ils avaient surgi.
La plupart des méduses ne sont en fait qu’un sac gélatineux contenant des organes digestifs et des gonades, qui dérivent au gré des courants. Mais les cuboméduses sont différentes : ce sont des prédateurs actifs qui s’attaquent aux crustacés et aux poissons de taille moyenne, et qui peuvent se déplacer à une vitesse allant jusqu’à 7 mètres par minute. Ce sont les seuls membres de l’espèce à posséder des yeux relativement sophistiqués, avec rétine, cornée, et cristallin. Elles ont aussi un cerveau, capable d’apprendre, de mémoriser, et d’engager des comportements complexes.
Les irukandjis sont de minuscules membres de la famille des cuboméduses. Les dizaines de sous-espèces de cette variété, décrite pour la première fois en 1967, ont pour la plupart une taille allant de la cacahuète au pouce. Leur nom provient d’une langue aborigène du Nord-Queensland, dont les locuteurs connaissent depuis des millénaires le danger mortel représenté par ces toutes petites créatures. Les Européens, eux, n’en entendirent parler qu’en 1964, quand le docteur Jack Barnes, qui enquêtait sur des symptômes récurrents affectant les baigneurs du Queensland, se laissa piquer par l’une d’elles. Entouré seulement d’un sauveteur et de son fils de 14 ans, il eut de la chance d’en réchapper.
Nous savons maintenant que l’effleurement d’un seul filament suffit à provoquer le « syndrome d’Irakundji ». Celui-ci apparaît environ une demi-heure après une piqûre si petite qu’elle ne laisse aucune marque et n’est souvent même pas ressentie. La douleur est d’abord localisée dans le bas du dos. Bientôt, c’est la région lombaire tout entière qui est la proie de crampes exténuantes et d’une douleur lancinante – comme si l’on vous frappait les reins avec une batte de base-ball. Puis viennent nausées et vomissements, pratiquement chaque minute presque douze heures durant. Des spasmes fulgurants paralysent bras et jambes, la tension artérielle augmente, on a du mal à respirer, et la peau commence à démanger comme si des vers se faufilaient par en dessous. Les victimes sentent souvent leur dernière heure venue, et dans leur désespoir supplient les médecins de mettre un terme à leurs souffrances.
Difficile de savoir combien l’irukandji a déjà fait de victimes, car l’extrême poussée de tension qui provoque la mort n’est pas un symptôme spécifique. Bon nombre de décès ont été sans doute causés par des attaques, des crises cardiaques ou des noyades. Mais il y a lieu de croire que le problème est en expansion : on a récemment détecté des irukandjis depuis Le Cap jusqu’à la Floride.
Les cuboméduses et les irukandjis ne sont que les membres les plus exotiques d’un groupe d’organismes qui existent depuis au moins aussi longtemps que les formes complexes de vie. Dans son livre, la biologiste Lisa-ann Gershwin émet l’hypothèse qu’après un demi-milliard d’années de quiétude celles-ci sont reparties à l’attaque : « Que diriez-vous si j’apportais la preuve que les méduses sont en train de chasser les pingouins de l’Antarctique – et pas dans un avenir hypothétique, mais en ce moment même ? Et si j’insinuais que ces bestioles pourraient bien anéantir l’industrie de la pêche partout dans le monde, supplanter les thons et les espadons, affamer les baleines jusqu’à provoquer leur complète extinction, me croiriez-vous aussi ? »
A l’assaut de l’USS Ronald Reagan
Les méduses comptent parmi les plus vieux animaux dont on a retrouvé des fossiles. Avant que ne surgissent, il y a environ 500 millions d’années, une multitude de nouvelles formes de vie marine, elles régnaient pratiquement seules dans les océans. Aujourd’hui, elles doivent partager les profondeurs avec des myriades de créatures, et avec des machines. Car elles ne créent pas de soucis à la seule vie animale. En novembre 2009, un filet rempli de méduses géantes, dont la plus grande pesait plus de 200 kilos, a fait chavirer un chalutier japonais, jetant à l’eau ses trois membres d’équipage. Et elles ont fait sombrer des navires de bien plus grande taille.
Le 27 juillet 2006, l’USS Ronald Reagan, alors le porte-avions le plus sophistiqué du monde, était ancré dans le port de Brisbane en Australie. La Nouvelle-Zélande avait déjà interdit l’accès de ses ports aux bateaux à propulsion nucléaire, et de nombreux Australiens pensaient qu’il serait peut-être prudent de suivre son exemple. C’est pourquoi, quand le commandant de l’aéronavale américaine annonça que le gigantesque navire était victime d’un « grave problème de “fouling (1)” », tout le monde prêta attention. Des milliers de méduses avaient été aspirées dans le système de refroidissement du réacteur nucléaire, provoquant l’arrêt de toutes les machines. Les journaux titrèrent « Les méduses défient le navire de guerre américain ». Toutes les équipes locales de pompiers furent mises en alerte, et les citoyens de Brisbane retinrent leur souffle pendant qu’une bataille sans merci opposait l’équipage aux animaux marins. Mais, ceux-ci revenant sans cesse à la charge, le bateau fut contraint de quitter le port.
Les nations, elles aussi, peuvent éprouver leur puissance. La nuit du 10 décembre 1999, 40 millions de Philippins furent soudain privés d’électricité. Comme le président Joseph Estrada n’était guère populaire, beaucoup crurent à un coup d’État. Dans le monde entier, les journaux se mirent à spéculer sur la chute du président. Il fallut vingt-quatre heures pour découvrir que les factieux n’étaient autres que des méduses. Une masse équivalente à la cargaison de cinquante camions avait été aspirée dans le système de refroidissement d’une des principales centrales à charbon, provoquant son arrêt immédiat.
Les installations nucléaires japonaises subissent des attaques de méduses depuis les années 1960 ; on doit quotidiennement en extirper 150 tonnes du système de refroidissement de chaque réacteur. L’Inde n’a pas non plus été épargnée. Dans une centrale atomique proche de Madras, les ouvriers ont extrait et compté un par un plus de 4 millions d’animaux pris dans les filtres placés à l’entrée des tuyaux de refroidissement, entre février et avril 1989. Ce qui représente environ 80 tonnes.
Désastre en mer Noire
Comme l’écrit l’auteure, « les méduses ont un talent incroyable pour se coincer quelque part… Imaginez un morceau fin et flexible de sac en plastique dans une piscine, où il peut flotter indéfiniment sans couler, jusqu’à ce qu’il se retrouve aspiré contre la grille de la bonde d’évacuation ». Les répulsifs chimiques ne servent à rien, pas plus que les chocs électriques, les murailles de bulles ou les dispositifs acoustiques. Il est tout aussi inutile de tuer les bestioles, puisqu’elles se font tout aussi bien aspirer mortes que vives. Et tout le monde, des amiraux inquiets aux propriétaires de centrales électriques perdant des millions à chaque arrêt, s’est ingénié à les effrayer, en vain.
Les saumons nageant dans des enclos peuvent créer des tourbillons qui y aspirent des méduses. Des dizaines de milliers de ces poissons peuvent être mortellement piqués en quelques minutes, et des attaques successives peuvent tuer des centaines de milliers de saumons à forte valeur marchande. Mais ces pertes ne sont rien au regard des désastres financiers que causent par ailleurs les méduses. Peut-on croire, s’interroge Gershwin, qu’« une petite méduse pareille à une muqueuse, à peine de la taille d’un œuf de poule, sans cerveau, sans colonne vertébrale, sans yeux, ait paralysé les économies de trois nations et détruit la totalité d’un écosystème » ? C’est pourtant ce qui s’est produit avec l’invasion de la mer Noire par la Mnemiopsis, une variété de méduse cnidaire (« à peigne »). Les créatures ont voyagé depuis la côte est des États-Unis dans de l’eau de ballast (eau de mer pompée dans les cales d’un bateau pour maintenir sa stabilité après le déchargement de sa cargaison) et se sont imposées dans la zone au cours des années 1980. Avant qu’elles n’arrivent, la pêche en Bulgarie, Roumanie et Géorgie était une activité florissante, dont les principales ressources étaient les anchois et les esturgeons. Avec la prolifération des méduses, les anchois et d’autres poissons de prix ont disparu, ainsi que l’esturgeon, fameuse source ancestrale de garniture pour blinis.
En 2002, le poids total des Mnemiopsis en mer Noire avait crû si prodigieusement qu’on l’estimait à plus de dix fois le poids de tous les poissons capturés chaque année dans le monde entier. La mer Noire était bel et bien devenue un bassin de méduses. Personne ne sait exactement comment ni pourquoi celles-ci ont pris la place des espèces de poissons à valeur marchande, mais on avance quatre hypothèses.
La première est que les populations d’anchois, poisson qui convoite la même nourriture que les méduses, se sont effondrées parce qu’elles mangeaient leurs œufs et leurs petits. La deuxième hypothèse est qu’elles ont affamé les anchois en accaparant leurs aliments. La troisième est que la surpêche leur a laissé plus de nourriture en éliminant leurs concurrents. Enfin, la quatrième est que le changement climatique est à l’origine d’un déclin du plancton ou de la prolifération de méduses. Il y a sans doute un peu de vrai dans chacune de ces propositions. Mais une chose est sûre : au bout du compte, ce qui a jugulé – pour partie – la multiplication des Mnemiopsis en mer Noire, c’est l’introduction accidentelle d’une autre cnidaire, la Beroe, dotée d’appendices semblables à des dents qui leur permettent de manger leurs cousines. Seule une autre méduse, semble-t-il, est capable d’enrayer une invasion de méduses.
Elles continuent de faire surface dans des endroits inattendus, provoquant le plus souvent des catastrophes. Vers l’an 2000, la méduse constellée australienne fut aperçue pour la première fois dans le golfe du Mexique. Elle était probablement arrivée là après avoir voyagé dans de l’eau de ballast. Ces créatures peuvent peser jusqu’à 7 kilos. Dès le mois d’août, un banc couvrait une surface d’environ 100 kilomètres carrés. Leur consommation de plancton, ainsi que d’œufs et de larves de poisson était bien supérieure à ce que l’écosystème pouvait supporter. Elles dévoraient plus de dix fois la quantité d’œufs de poisson normalement consommée dans la zone en un temps donné. Et elles employaient une méthode vicieuse pour attraper le plancton : elles gélifiaient les eaux environnantes en répandant une sorte d’écume qui avait pour effet de le ralentir.
Le golfe du Mexique eut ensuite à subir l’ouragan Katrina et la marée noire de 2010. Les populations de poissons et de crevettes se sont effondrées, mais la méduse tachetée d’Australie, elle, ne fit que prospérer. En 2011, elle avait gagné la Méditerranée occidentale, où plus de dix personnes étaient piquées chaque jour, ce qui contraignit certaines plages touristiques à fermer en pleine haute saison. Récemment, on en a signalé au large d’Israël et du Brésil.
De l’Arctique jusqu’à l’équateur et bientôt l’Antarctique, la prolifération des méduses bat son plein. Même les scientifiques les moins versés dans le sensationnalisme parlent désormais de « médusification » des océans. Et ce n’est pas qu’une façon de parler. Au large de l’Afrique du Sud, elles sont devenues si nombreuses qu’elles forment une sorte de rideau de la mort, une « zone mortelle gluante et visqueuse » (selon Gershwin) qui couvre plus de 48 000 kilomètres carrés. Ce voile est formé de la gélatine sécrétée par les créatures, qui contient des cellules venimeuses. Cette région était autrefois l’épicentre d’une pêche extrêmement rentable, donnant chaque année un million de tonnes de poissons, principalement des anchois. En 2006, la biomasse totale des poissons dans la région a été estimée à 3,9 millions de tonnes à peine, contre 13 millions de tonnes pour les méduses. Leur densité est si forte qu’elles bloquent maintenant les pompes aspirantes utilisées par les chercheurs de diamants qui prospectent les sédiments du sol marin.
Méduses-lunes, noix de mer et galères portugaises
Leur diversité est également immense. Si certaines ne dépassent pas un millimètre, il existe des géantes dont les ombrelles mesurent plus d’un mètre de diamètre et qui peuvent peser presque une demi-tonne. Les noms dont on les affuble donnent une idée de leur variété ainsi que de leur apparence : les méduses-lunes, les méduses à crinière de lion, les noix de mer, les morveuses, les agua-vivas, les agua-malas, les méduses-mosaïques, les galères portugaises et les siphonophores barbelés. Ces deux dernières espèces ne sont même pas, à proprement parler, des organismes : ce sont des agrégats de différentes espèces, et où les individus, appelés « personnes » (il y a des « personnes » qui attrapent la nourriture, des « personnes » qui la digèrent, des « personnes » chargées de la protection, etc.), fonctionnent collectivement comme une seule entité, et semblent en effet n’en former qu’une. Elles peuvent être énormes, et atteindre 50 mètres de long. Si vous êtes perplexes, vous n’êtes pas les seuls. Comme l’explique Gershwin, ce « ne sont ni vraiment des individus ni vraiment des colonies… Cela fait cent cinquante ans que les biologistes débattent au sujet de leur statut exact ».
Pour comprendre les causes de cette invasion, il faut savoir où vivent ces bestioles et comment elles se nourrissent, se reproduisent et meurent. On trouve des méduses à peu près partout dans les océans. Vestiges d’un monde ancien beaucoup plus hostile, elles peuvent proliférer là où très peu d’autres espèces s’aventurent. Grâce à leur métabolisme très économe, et donc à une consommation très faible d’oxygène, elles parviennent à prospérer dans des eaux où les autres créatures marines ne pourraient respirer. Certaines méduses peuvent même absorber de l’oxygène dans leur ombrelle : cela leur permet de faire des « plongées » dans des eaux où les concentrations sont très faibles, un peu comme un plongeur équipé d’un tuba, et de s’y nourrir pendant deux heures.
Quant à leur méthode de reproduction, elle est étonnante, et joue un rôle certain dans leur succès en termes évolutionnistes : « Hermaphroditisme. Clonage. Fertilisation externe. Autofertilisation. Séduction et copulation. Fission. Fusion. Cannibalisme. Tout ce que vous pouvez imaginer, les méduses le font. » L’aspect le plus étonnant est peut-être que leurs œufs ne se développent pas directement en méduses. Quand ils éclosent, ils donnent des polypes, de petites créatures qui ressemblent aux anémones de mer. Les polypes se fixent sur des surfaces solides sur le sol marin, et apprécient tout particulièrement les structures fabriquées par l’homme, sur lesquelles elles constituent un revêtement gélatineux continu. En grandissant, les polypes se transforment en un empilement de petites méduses grossissant les unes par-dessus les autres, à peu près comme une pile de pièces. Et quand les conditions sont appropriées, toutes les « pièces » ou petites méduses se détachent et s’en vont nager de leur côté ; quelques jours ou quelques semaines plus tard, on assiste à une prolifération de méduses.
La Mnemiopsis est un des reproducteurs les plus rapides. Les biologistes la définissent comme un « hermaphrodite à autofertilisation simultanée » – ce qui veut dire qu’elle n’a pas besoin d’un partenaire, ni de changer de sexe pour se reproduire, mais peut remplir le rôle des deux sexes à la fois. Elle commence à pondre à deux semaines, et produit bientôt plus de 10 000 œufs par jour. Tailler en pièces cette reproductrice prolifique ne la ralentit pas vraiment : si on la coupe en quatre, les parties se régénèrent et reprennent une vie normale d’adulte complet en deux à trois jours.
Les méduses mangent voracement. La Mnemiopsis peut, chaque jour, consommer l’équivalent de dix fois son poids corporel en nourriture et doubler de taille. Elles en sont capables parce qu’elles sont, d’un point de vue métabolique, extrêmement efficaces et transforment en croissance une plus grande part de l’énergie consommée qu’aucune des autres créatures, plus complexes, avec lesquelles elles sont en concurrence. Et le gaspillage ne les effraie pas. La Mnemiopsis se comporte comme un renard dans un poulailler : une fois rassasiée, elle continue à attraper et tuer. Donc, du point de vue de l’écosystème, le résultat est le même, que les méduses digèrent leur nourriture ou non : elles continuent à tuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Ce qui peut arriver rapidement. Une étude a révélé que la Mnemiopsis éliminait chaque jour plus de 30 % de la population des copépodes (un petit crustacé marin) à sa portée.
Les méduses « sont capables de manger n’importe quoi, et c’est souvent le cas », ajoute Gershwin. Certaines n’ont même pas besoin de s’alimenter, au sens habituel du terme. Elles se contentent d’absorber à travers leur épiderme de la matière organique dissoute. D’autres ont des algues qui vivent dans leurs cellules et leur procurent de la nourriture par photosynthèse.
La question de la mort est épineuse pour ces animaux. Quand elles traversent une période difficile, les méduses peuvent tout simplement décroître, rapetisser en gardant les mêmes proportions. C’est totalement différent de ce qui se passe chez les poissons, ou les hommes, sous-alimentés. Et quand la nourriture réapparaît, elles recommencent à grandir. Certaines vivent une décennie en tant qu’individus. Mais, au stade des polypes, elles survivent presque indéfiniment par clonage. Une colonie de polypes créée en 1935 et étudiée depuis lors vit et prospère toujours dans un laboratoire de Virginie.
Nurserie pour méduses
Une autre variété, que l’on pourrait appeler la méduse zombie, est littéralement immortelle. Quand Turritopsis dohrnii « meurt », elle commence à se désintégrer, chose assez naturelle pour un cadavre. Mais il se produit alors un phénomène inhabituel. Un certain nombre de cellules s’échappent du cadavre pourrissant. D’une façon ou d’une autre, elles se retrouvent et se réagrègent pour former un polype. Cela intervient dans les cinq jours qui suivent la mort de l’animal, et c’est curieusement la norme pour l’espèce.
En dépit de leurs fascinantes propriétés biologiques, les populations de méduses ont toujours été maintenues dans des limites tolérables depuis que les formes de vie complexes se sont développées il y a 500 millions d’années. Alors, pourquoi une telle expansion aujourd’hui ? Dans la seconde partie de son livre, intitulée « Méduses, catastrophe planétaire, et autres détails », Gershwin tente de répondre à la question et d’en mesurer les conséquences pour les océans.
On comprend en lisant l’ouvrage que les autres êtres vivants durent fournir de sacrés efforts pour contenir l’expansion des méduses. Une importante partie de ces efforts furent consacrés à la mise en place et à la préservation d’écosystèmes complexes abritant de nombreux prédateurs et concurrents des méduses.
Ce n’est pas un hasard si d’étonnantes proliférations de méduses ont été observées dans des zones telles que la mer Noire ou le littoral sud-africain, eaux qui grouillaient jadis d’anchois. La surpêche de cette espèce en concurrence alimentaire avec les méduses a évidemment favorisé l’essor de ces dernières. Ce phénomène à lui tout seul n’aurait peut-être pas suffi à assurer leur triomphe, mais, par notre surpêche, nous avons par ailleurs virtuellement épuisé les ressources halieutiques des océans et provoqué l’effondrement de nombreux écosystèmes, ce dont les méduses ont su tirer parti.
Entre nos déchets, tels les sacs en plastique, et les méthodes de pêche telles que les filets dérivants ou les palangres, nous détruisons à un rythme soutenu les rares prédateurs qu’elles redoutent, comme les tortues de mer. Et nous leur fournissons les plus formidables nurseries. Jetées, coques de bateaux, plates-formes pétrolières ou gazières, déchets industriels et autres ordures flottantes : nous multiplions dans les océans ces surfaces artificielles et solides dont raffolent particulièrement les polypes de méduse.
La question de la quantité d’oxygène dissous dans l’eau de mer se pose aussi de manière aiguë. Cet élément est relâché par les plantes via la photosynthèse, et des niveaux de concentration élevés permettent aux poissons et aux autres créatures complexes de concurrencer efficacement les méduses. Mais l’oxygène présent dans l’eau disparaît beaucoup plus vite qu’il ne se reconstitue. Quand les humains ajoutent des nutriments à l’eau de mer (écoulements d’engrais agricoles, par exemple), il se forme de vastes zones privées d’oxygène, que l’on appelle zones d’eutrophisation. Cela peut se produire naturellement ; mais ces zones sont en croissance rapide car les océans se remplissent des surplus de phosphore et d’azote produits par un ensemble d’activités humaines, agricoles ou industrielles. Dans les estuaires des fleuves et dans les mers fermées telles que la Baltique, la mer Noire, ou le golfe du Mexique, les zones d’eutrophisation se sont étendues de manière terrifiante, et semblent avoir pris un caractère permanent. Rien de ce qui requiert une quantité même modérée d’oxygène, y compris les poissons, les crustacés, les crevettes, les crabes, ne peut y survivre. Les méduses, elle, y prospèrent.
Ces créatures sont également affectées par le changement climatique. Avec le réchauffement des océans, l’habitat des cuboméduses et de l’irukandji va vraisemblablement s’étendre, tandis que d’autres espèces bénéficieront de la diminution des niveaux d’oxygène résultant de températures plus élevées. Qui plus est, les méduses contribuent peut-être elles-mêmes à l’accélération de ces changements, et de deux façons. Tout d’abord, elles rejettent des excréments riches en carbone et en mucus favorables à la respiration des bactéries. Comme le dit Gershwin, « les pullulations de méduses transforment ces bactéries en usines à gaz carbonique ». En outre, elles consomment aussi de nombreux copépodes et de grandes quantités de plancton. Or ces créatures migrent verticalement à travers la colonne d’eau, absorbant à la surface des nutriments riches en carbone et les relâchant sous forme de boulettes fécales qui tombent au fond de la mer, où elles s’enfouissent. Le plancton contribue ainsi activement à éliminer le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère et les océans. Sa disparition à trop grande échelle accélérera le changement climatique.
Le bel avenir du précambrien
Il faut enfin prendre en compte un dernier facteur : l’acidification des océans. Celle-ci résulte de la dissolution du gaz carbonique dans l’eau de mer. L’acidité est aujourd’hui déjà supérieure de 30 % au niveau d’il y a trente ans, et les coquillages commencent à en souffrir. Ces dernières années, la reproduction des huîtres sur la côte nord-ouest des États-Unis a été fortement perturbée, et dans l’Arctique et l’Antarctique la coquille des petits mollusques est rongée par l’acide. Les méduses, au contraire, ne possèdent pas d’éléments solides : ce problème d’acidification ne sera sans doute pour elles qu’une plaisanterie.
Comment feront-elles pour s’emparer de l’océan ? « Bouchée par bouchée », répond Gershwin. Le mouvement est probablement irréversible. Un nouvel équilibre s’instaurera, sous leur domination : « Nous sommes en train de faire naître un monde qui ressemblera moins à la fin du XIXe siècle qu’au précambrien – quand les méduses régnaient sur les mers et les organismes à coquille n’existaient pas. Un monde où nous autres humains ne pourrons, ou ne voudrons peut-être pas, survivre. »
Mais, tout en affirmant que les méduses sont en train de dévorer les océans « bouchée par bouchée », Gershwin indique que nous pourrons peut-être nous débarrasser du problème en l’avalant à notre tour. D’anciens textes chinois montrent en effet que ces animaux faisaient partie de l’alimentation humaine il y a plus de 1 700 ans. Récemment, la pêche mondiale des méduses a atteint 321 000 tonnes, dont l’essentiel est consommé en Chine et au Japon. Mais, à moins que nous n’acquérions pour ces créatures gélatineuses un goût égal à celui des Asiatiques, nous ne consommerons guère qu’une part infime de l’énorme masse qu’elles représentent.
En parvenant à la fin de ce livre étonnant mais déprimant, j’ai eu un petit sursaut d’optimisme en découvrant que le Congrès américain semble avoir pris conscience du problème. Le 2 novembre 1966, la Loi de contrôle des méduses a été votée (2), texte législatif quasiment prophétique qui autorise le secrétaire au Commerce à « engager toutes études, recherches et analyses pour déterminer le nombre et la répartition géographique des méduses et autres nuisibles et de leurs effets sur les poissons, crustacés et toutes les activités nautiques de loisir ». Le budget annuel affecté à ce programme atteignait 1 million de dollars dans les années 1970. Aujourd’hui, hélas, Gershwin et une poignée d’autres spécialistes se démènent pour bénéficier d’un fragment de ce budget devenu tragiquement insuffisant.
Gershwin nous laisse donc sur cette inquiétante réflexion finale : « Quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’avais la conviction naïve que tout pouvait encore être résolu. Mais je crois avoir sous-estimé l’étendue des dommages infligés à nos océans et leurs habitants. Je pense maintenant que nous sommes allés trop loin, et avons franchi insensiblement un point de non-retour. Je crois sincèrement que ce n’est plus désormais qu’une question de temps avant que les océans tels que nous les connaissons, tels aussi que nous avons besoin qu’ils restent, ne deviennent des endroits bien différents. Fini les récifs coralliens grouillant de vie, les puissantes baleines, les pingouins dodelinant, les homards et les huîtres. Plus que du sushi sans poisson. »
Son ultime message aux lecteurs : « Il va falloir s’adapter. »
Cet article est paru dans la New York Review of Books, le 26 septembre 2013. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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[post_content] => Quand je me rendis pour la première fois en Allemagne, au début des années 1970, les routes grouillaient de petites bestioles trapues et difformes qui allaient et venaient dans les rues des villes, pétaradaient sur les autoroutes, avec leur bruyant moteur à refroidissement par air, leur toit bombé s’étirant jusqu’au pare-chocs arrière et, pour les modèles plus anciens, une lunette ovale si étroite que je me demandais comment le conducteur pouvait voir quoi que ce soit dans son rétroviseur intérieur. La laideur du véhicule, toutefois, n’était rien comparée à l’horreur d’un trajet à son bord. Souvent contraint de prendre place sur la banquette quand je voyageais avec mon groupe d’amis, je me sentais vite gagné par la claustrophobie, oppressé que j’étais par son plafond bas ; les vibrations et le vrombissement du moteur situé derrière moi me donnaient bientôt des maux de tête, rendus plus aigus encore, les mois d’hiver, par l’odeur répugnante du chauffage. Négocier un virage à pleine vitesse – celle, du moins, que pouvait s’autoriser le véhicule – se révélait un cauchemar : le roulis de la voiture me retournait l’estomac.
Je lui préférais de beaucoup la Morris Minor bleu pâle de mon père, avec sa silhouette rectiligne, son habitacle large et silencieux, et son moteur à traction. La voiture britannique avait en plus le charme de ses pittoresques clignotants, orange et brillants, qui dépassaient de la carrosserie comme les petits bras d’un sémaphore. Si vous pouviez choisir entre cette voiture, pratique mais non dénuée d’une certaine grâce, et la petite Volkswagen, opteriez-vous tout de même pour cette dernière ? C’est bien la Coccinelle, pourtant, qui fut l’automobile la plus populaire de son temps. Comme le note Bernhard Rieger dans le livre éclairant qu’il lui consacre, elle se vendit davantage que tout autre modèle. Tandis que 1,3 million et quelques de Morris Minor furent achetées sur plusieurs décennies, les ventes de la Coccinelle dépassèrent le million par an à la fin des années 1960 et au début des années 1970. À cette époque, un tiers des véhicules arpentant les routes d’Allemagne de l’Ouest étaient des Volkswagen. En 1972, la Coccinelle détrôna la Ford T, jusqu’alors la star du siècle. Comme d’autres petites citadines populaires, la Morris Minor était exportée et fabriquée sous licence à l’étranger, mais elle était si manifestement British par son style et sa conception que sa renommée ne franchit guère les frontières de l’Empire et du Commonwealth. La Coccinelle, en revanche, rencontra un immense succès aux États-Unis et fut produite au Mexique jusqu’au début du xxie siècle.
La plupart des gens ont préféré l’oublier au lendemain de la guerre, mais la Coccinelle était à l’origine une voiture nazie. Hitler avait la ferme intention de porter l’Allemagne au niveau de modernité des économies les plus avancées, telles que la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Peu d’Allemands possédant une radio, le ministre de la propagande d’Hitler, Joseph Goebbels, lança le « récepteur du peuple » (Volksempfänger). Les réfrigérateurs étaient encore plus rares, et le gouvernement lança donc le « réfrigérateur du peuple » (Volkskühlschrank), bientôt rejoint par une foule de produits du même genre. La « voiture du peuple » (Volkswagen) était du nombre.
Hitler voulait par-dessus tout moderniser les routes. Au début des années 1930, l’Allemagne était l’une des nations les moins motorisées d’Europe. Cela tenait en partie à l’excellence du système de transport en commun, efficace, rapide et universel. La plupart des Allemands n’éprouvaient pas vraiment le besoin d’avoir une voiture. Ils n’auraient de toute façon pas pu s’en payer une : la débâcle économique de la République de Weimar avait fait s’effondrer la demande intérieure. Les routes allemandes étaient si désertes qu’il fallut attendre 1925 pour que Berlin se dote de feux rouges. Composée aux trois quarts d’ouvriers, d’artisans, d’agriculteurs et autres petits employés, la population était incapable de s’offrir les modèles onéreux de Daimler-Benz ou de l’un des vingt-sept constructeurs automobiles du pays. Du fait de méthodes d’assemblage inefficaces et d’une production limitée, leurs modèles n’étaient accessibles qu’à la bourgeoisie. Pour atteindre la même proportion d’automobilistes qu’aux États-Unis, expliqua Hitler lors d’un salon de l’auto à Berlin en 1934, le nombre de voitures sur les routes allemandes devrait passer de 500 000 à 12 millions. À population égale, les automobilistes étaient six fois plus nombreux en Grande-Bretagne. Et, ce qui achevait de consterner les nationalistes allemands, les deux constructeurs les plus populaires du Reich étaient étrangers : Ford, qui ouvrit une usine à Cologne en 1931, et General Motors, qui gérait l’usine Opel de Rüsselsheim.
Hitler poursuivit son projet de motorisation en construisant les fameuses autoroutes allemandes, les Autobahnen. L’idéologie joua ici un rôle important. Pour atteindre son objectif proclamé d’unité nationale, le gouvernement substitua en 1934 aux réglementations locales un nouveau code des autoroutes, en vigueur dans l’ensemble du Reich. Loin d’écraser les conducteurs sous les règles, il pariait sur la soumission volontaire de l’Aryen à l’intérêt général. Les propriétaires de voitures coûteuses devaient donner la priorité à la « discipline » et aux « qualités chevaleresques », et renoncer aux antagonismes de classe d’un autre temps. Aux yeux des nazis, on ne pouvait bien sûr pas se fier aux Juifs pour cela et, dès 1938, ils eurent interdiction de conduire ou de posséder une voiture.
Un livret d’épargne rien que pour elle
L’automobile, déclarait Hitler, permet l’exercice de la volonté individuelle, contrairement au chemin de fer, qui avait « mis fin à la liberté personnelle en matière de transport ». Conformément à ce principe, le nouveau code des autoroutes supprima toute limitation de vitesse sur le réseau allemand. Les conséquences furent catastrophiques. Durant les six premières années du IIIe Reich, le nombre de morts sur les routes s’éleva à presque 8 000 par an, auxquels s’ajoutaient 40 000 blessés graves. C’étaient les plus mauvais chiffres de toute l’Europe, pires encore que ceux de la Grande-Bretagne, où les contraintes de vitesse avaient été abolies dans les années 1930, avec l’espoir que les Britanniques conduiraient comme des gentlemen. Ce ne fut bien entendu pas le cas, et l’on s’empressa de revenir sur cette décision – précisément au moment où l’Allemagne supprimait toute limitation. En mai 1939, le régime nazi finit par s’avouer vaincu, et remit en vigueur les vitesses maximales autorisées sur toutes les routes, hormis les Autobahnen, qui n’en ont toujours pas et sont les voies les plus terrifiantes d’Europe.
L’automobile, proclamait encore Hitler, devait se dépouiller de son « caractère de classe, source de division », et devenir accessible à tous. Il confia à un designer autrichien, un certain Ferdinand Porsche, la mission de concevoir une voiture bon marché. (Un addendum précisait, dans le plus pur style nazi, qu’il devait être possible, au besoin, d’installer une mitrailleuse sur le capot.) Ambitieux et doué de sens politique, Porsche obtint le soutien d’Hitler pour la construction d’une énorme usine, organisée selon les principes les plus modernes afin de réduire les coûts en rationalisant la production. Le Front allemand du travail, l’organisation nazie qui avait remplacé les syndicats, mit son énorme budget à la disposition de Porsche et l’envoya faire une tournée d’inspection dans les usines américaines, où il recruta un certain nombre d’ingénieurs d’origine allemande. Hitler installa l’usine Volkswagen près de Fallersleben, dans l’actuelle Basse-Saxe, en 1938. On lança la construction d’une ville nouvelle pour loger les ouvriers et tout sembla fin prêt pour le démarrage.
Le Front du travail orchestra une vigoureuse campagne de propagande pour inciter les Allemands à souscrire un plan d’épargne afin d’acquérir le nouveau véhicule. On trouve dans l’ouvrage de Rieger une illustration représentant le livret où les souscripteurs devaient coller un à un des timbres rouges d’une valeur de 5 Reichsmarks, jusqu’à la somme de 990 Reichsmarks, prix de la Volkswagen. Plus de 250 000 personnes s’inscrivirent en l’espace de dix-huit mois. Ce chiffre, aussi impressionnant soit-il, était bien inférieur aux espérances du régime. Cela ne suffisait pas à couvrir les coûts de production. La plupart des épargnants étaient issus de la classe moyenne, et un tiers d’entre eux possédaient déjà une voiture. Les prolétaires ne pouvaient tout simplement pas mettre autant d’argent de côté. Le refus de participer au programme reflétait aussi, comme le montre Rieger, l’angoisse de la population face l’avenir, conséquence d’une politique extérieure toujours plus agressive. Plutôt que d’investir leur argent durement gagné dans une voiture, encore relativement coûteuse, les classes laborieuses optaient pour la moto, beaucoup plus abordable. Les ventes annuelles passèrent de 894 000 en 1934 à 1 582 872 en 1939. C’était le véritable véhicule du peuple, dépassé seulement par la bicyclette. On comptait vingt millions de vélos en Allemagne à la veille de la guerre. La plupart des Allemands se rendaient au travail à vélo ou par les transports en commun et voyaient dans la voiture, s’ils y pensaient seulement, un véhicule de loisirs.
Les ménages modestes avaient bien raison d’être sceptiques. Aucun des souscripteurs n’eut sa Volkswagen : on affecta l’argent, et l’usine, à la production d’armes. Seuls 630 modèles furent produits avant la guerre, pour la plupart accaparés par des dignitaires nazis. En 1939, alors qu’on envoyait les ouvriers de Volkswagen travailler dare-dare sur les fortifications occidentales du Reich, le régime ne parvint à maintenir le rythme de production qu’en faisant venir d’Italie 6 000 travailleurs. Ils étaient logés dans des baraquements, car 10 % seulement des appartements de la ville nouvelle étaient construits au début des hostilités. Ils travaillèrent sur une version militaire de la Coccinelle : son châssis fut utilisé pour développer une sorte de Jeep connue sous le nom de Kübelwagen (« voiture-baquet »).
L’usine Volkswagen ne figurait pas sur la liste des cibles militaires établie par le Bomber Command. Après la guerre, Ivan Hirst, un officier du génie britannique, vint l’inspecter : 70 % des bâtiments et 90 % des machines étaient encore intacts. Or la Zone d’occupation britannique devait répondre aux besoins de transport de 22 millions d’habitants qui ne possédaient au total que 61 000 voitures, dont les deux tiers étaient jugées « vétustes ». Les voies de chemins de fer et le matériel roulant étaient détruits. On confia donc à Hirst la mission de faire redémarrer la production. Mettant en pratique les principes d’administration déléguée qu’il avait rencontrés lors de son expérience coloniale en Afrique, il se mit au travail en s’appuyant sur la main-d’œuvre existante. Plus de deux cents cadres dirigeants et experts techniques furent limogés par les tribunaux de dénazification, mais Hirst leur trouva des remplaçants ou obtint l’annulation des verdicts – une victoire de la nécessité sur la légalité et la morale typique de l’Allemagne occupée à la fin des années 1940. Il parvint en outre à recruter 6 000 ouvriers supplémentaires avant la fin 1946. Mais la résurrection de Volkswagen avait été trop rapide, et les voitures présentaient de nombreux défauts. Des ingénieurs britanniques venus visiter l’usine déclarèrent que cette voiture bruyante, nauséabonde et peu puissante n’avait pas d’avenir.
De nouveaux coloris
Heinrich Nordhoff, un ingénieur d’Opel en contact étroit avec General Motors, propriétaire de l’entreprise, sauva la situation. Bien qu’il n’ait jamais adhéré au Parti nazi, l’ingénieur avait participé à l’économie de guerre en tant que directeur de l’usine de camions d’Opel, la plus grande d’Europe. Il fut écarté de tout emploi dans le secteur américain parce que son établissement avait eu largement recours au travail forcé des prisonniers étrangers. Les Britanniques n’avaient pas de tels scrupules. Nordhoff s’investit dans sa nouvelle mission avec une intensité folle, travaillant quatorze heures par jour pour rationaliser le processus de production, résoudre les problèmes techniques de la Coccinelle, développer le réseau de distribution et mettre en place un encadrement efficace au sein de l’usine. La voiture fut proposée dans de nouveaux coloris, ou plutôt, comme l’écrit Nordhoff, « reçut un coup de peinture tout à fait approprié au temps de paix ». Les chiffres de production commencèrent à croître et les ventes à progresser.
Mais il n’était pas si facile de se défaire du passé nazi de la Volkswagen. La ville ouvrière fut renommée Wolfsburg (certains se rappelèrent peut-être que « Wolf » était le surnom que donnaient à Hitler ses proches conseillers, et cela pouvait donc signifier « la forteresse d’Hitler »), et, à mesure que progressaient les travaux de construction, des réfugiés et des exilés venus de l’Est affluaient. Ils faisaient partie des onze millions d’Allemands expulsés de Pologne, de Tchécoslovaquie et d’autres pays d’Europe centrale à la fin de la guerre. Consumés par le ressentiment, ils constituaient une proie facile pour les agitateurs ultranationalistes et, dès 1948, le Parti allemand de la justice, une formation néonazie, rafla près des deux tiers des suffrages aux élections municipales. Des svastikas fleurirent sur les murs de l’usine. Comme toute ville nouvelle, Wolfsburg manquait d’hommes politiques expérimentés capables de combattre cette nostalgie extrémiste, et c’est au prix d’un patient travail que les partis établis réussirent à évincer les néonazis.
Ni tape-à-l’œil ni glamour
Ils furent aidés en cela par Nordhoff. Celui-ci ne cessait de clamer que les épreuves traversées par les Allemands à la fin des années 1940 étaient la conséquence d’« une guerre que nous avons commencée et que nous avons perdue ». Cette franchise étonnante avait toutefois des limites : il n’évoquait jamais l’extermination des Juifs ni les autres crimes du régime. Sans doute inconsciemment, il reprenait le vocabulaire nazi en exhortant les ouvriers à surmonter les obstacles et à viser la « performance » (Leistung) ; un terme utilisé en 1942 par Hitler pour inciter les entreprises allemandes à participer à l’effort de guerre. Quoi qu’il en soit, les salariés furent bel et bien performants. Alors qu’Opel et Ford, dont les usines avaient subi d’énormes destructions, peinaient à redémarrer, Volkswagen produisait des Coccinelle en masse. La productivité continua de s’améliorer régulièrement dans les années 1950, quand Nordhoff généralisa l’automatisation, sur le modèle des usines de Detroit. En août 1955, cent mille spectateurs se rassemblèrent pour voir la millionième Coccinelle sortir de la chaîne. Sa carrosserie était plaquée or et ses pare-chocs incrustés de strass. Douze fanfares jouèrent des morceaux de Johann Strauss, une troupe venue du Moulin-Rouge dansa le cancan, un chœur sud-africain chanta du gospel et trente-deux danseurs écossais exécutèrent le Highland fling au son des cornemuses. On reçut les journalistes avec faste et un film de 75 minutes immortalisa l’événement, ainsi porté à l’attention du public.
Rieger soutient à juste titre que, si la Coccinelle devint une icône dans les années 1950, c’est surtout parce qu’elle était emblématique du « miracle économique » allemand : ni tape-à-l’œil ni glamour, mais robuste, fonctionnelle, fiable, bon marché, économe en carburant et facile à entretenir. Le véhicule avait si peu de fioritures qu’il ne possédait même pas une jauge à essence : le seul moyen d’éviter la panne était, pour le conducteur, de tenir le compte des kilomètres parcourus. Dans les années 1950 et 1960, on vit donc apparaître des équipements supplémentaires : les freins hydrauliques, une boîte de vitesses entièrement synchronisée, un moteur plus gros et plus puissant. Mais ce qui faisait le charme de la voiture resta intact. Toujours obsédé par l’élimination des pépins techniques, Nordhoff développa un réseau de concessionnaires et de garages où les voitures pouvaient être rapidement réparées. L’Allemagne de l’Ouest se transformait alors, selon l’expression du sociologue Helmut Schelsky (1) reprise par Rieger, en « société nivelée de classes moyennes » – et la Coccinelle devint la voiture de prédilection de ces classes.
En mal de symbole de son identité nationale, la RFA adopta la Coccinelle. Le développement du parc automobile traduisait le repli de la société allemande sur la vie privée, aux antipodes de la sphère publique surchauffée et surpolitisée qui avait caractérisé la période nazie. Durant la Guerre froide, les hommes politiques firent du droit de conduire quand et où l’on voulait une composante essentielle de la liberté à l’occidentale. C’est à ce moment-là que les liens entre la Coccinelle et le nazisme commencèrent à s’effacer des mémoires ; au sortir de ce que Rieger appelle un « lave-auto historique », la voiture se vit attribuer un nouvel acte de naissance où n’était plus mentionné que le génie personnel de Ferdinand Porsche. Les anciens combattants l’aimaient parce qu’elle leur rappelait le Kübelwagen piloté durant la guerre ; les plus jeunes appréciaient sa sobriété et son côté pratique.
Mais, bientôt, les propriétaires se mirent à customiser leur Coccinelle, en y fixant des baguettes chromées, en repeignant la carrosserie dans des couleurs vives, ou en la surchargeant de décorations, au point de la transformer en « sapin de Noël sur roues », selon l’expression d’un témoin. Les petits vases de fleurs étaient particulièrement populaires. Un journaliste remarqua en plaisantant que le propriétaire de Coccinelle type lavait sa voiture avec « une telle dose d’amour et d’attention qu’un observateur extérieur pouvait en conclure qu’il flirtait ». Rieger décrit particulièrement bien la dimension sexuée du phénomène. À une époque où les femmes représentaient moins de 20 % des conducteurs en RFA, la Coccinelle devint le symbole de ce qu’il appelle la « misogynie automobile ». Une affiche publicitaire souligna d’ailleurs la nature phallocratique de l’objet en montrant, côte à côte, la moitié gauche d’un visage d’homme et la moitié droite de l’avant d’une Coccinelle, surplombées de ce slogan : « Sa meilleure moitié ».
Les jeunes couples utilisaient leur voiture comme une « zone d’intimité », loin des appartements surpeuplés et du regard réprobateur des adultes. Mit dem Auto auf du, un manuel destiné aux automobilistes, expliquait solennellement que faire l’amour dans une Coccinelle ne constituait pas un outrage à la pudeur, pour peu que la voiture ne soit pas garée dans un lieu fréquenté. Trente ans après avoir couché avec sa petite amie à l’arrière d’une Volkswagen, un journaliste de Brême a raconté à Rieger qu’il éprouvait toujours une « faiblesse étrange et troublante à l’entre-jambe » chaque fois qu’il en croisait une dans la rue. Mais ce sont les Mexicains qui exploitèrent à fond le potentiel érotique de la Coccinelle (qui s’appelle là-bas un vochito). Comme l’explique un propriétaire, « non seulement de nombreux vochitos ont été fabriqués au Mexique, mais de nombreux Mexicains ont été conçus dans des vochitos ».
C’est en 1967 que la voiture commença d’être fabriquée sous licence dans le pays, et le millionième véhicule sortit de l’usine en 1980. Là aussi, la classe moyenne en plein essor vit dans la Coccinelle une automobile bon marché et fiable, une alternative séduisante aux voitures américaines, grosses consommatrices d’essence. Quand le Mexique fut touché par la crise dans les années 1980, les industriels baissèrent le prix de 20 %, rendant ainsi la Coccinelle accessible à de nouveaux consommateurs. Les chauffeurs de taxi en firent leur véhicule de prédilection. Le vochito flattait non seulement les idéaux petit-bourgeois de fiabilité et de sobriété, mais aussi la fierté nationale : fabriquée au Mexique, et par des Mexicains, elle n’exigeait pas beaucoup d’entretien et supportait des conditions difficiles. Comme le dit un amoureux de la Coccinelle, le vochito était comme un « petit tank ».
Rieger nous en apprend aussi beaucoup sur son succès aux États-Unis. Dans les années 1950 et 1960, les familles vivant dans les banlieues en plein essor furent nombreuses à l’adopter comme second véhicule : la demande croissait trop vite pour les constructeurs américains. Pour la seule année 1968, Volkswagen expédia plus de 500 000 Coccinelle de l’autre côté de l’Atlantique, soit 40 % de sa production. Cinq millions d’Américains l’achetèrent. Mais, à la différence de l’Allemagne, la grande majorité des conducteurs étaient des femmes. Et la voiture était utilisée dans un but pratique, comme faire les courses, plutôt que pour les sorties du week-end. La Coccinelle devint même un emblème de la contre-culture, ce dont témoigne l’ouvrage de John Muir « Comment maintenir en vie votre Volkswagen », qui se vendit à plus de 2 millions d’exemplaires (2). Muir exhortait ses lecteurs à être « en osmose avec leur voiture » ; son « karma », écrivait-il, « dépend de votre désir de la faire, et de la laisser, VIVRE ». Le summum de l’anthropomorphisme fut atteint en 1969 avec le film de Disney Un amour de Coccinelle, dans lequel une certaine Choupette aide son propriétaire, pilote peu doué, à remporter des victoires et, finalement, à trouver l’amour.
Tout ceci illustre la capacité de la Coccinelle à se fondre dans n’importe quel environnement. Les exportations continuèrent de maintenir l’entreprise à flot, même quand le choc pétrolier de 1973, l’évolution des goûts et le durcissement des règles de sécurité firent plonger les ventes en Allemagne. La fin de la période de redressement économique signa la fin de la Coccinelle. Les Allemands de l’Ouest commencèrent d’exiger des voitures plus rapides, plus spacieuses, plus confortables et élégantes. La nouvelle Golf répondait à ces nouveaux critères, tout comme la Polo, plus petite et moins chère. En 1978, Wolfsburg cessa de fabriquer des Coccinelle. En 1998, Volkswagen lança la New Beetle pour surfer sur la vague américaine du rétro-chic, tout en insistant bien sur le fait que ce véhicule répondait aux attentes de l’automobiliste moderne (« Moins de fleurs – plus de puissance », annonçait une publicité). La nouvelle voiture était fabriquée au Mexique. « C’est comme si un film passait à l’envers », observa un journaliste en voyant décharger les véhicules sur ce même quai d’où étaient parties autrefois tant de Coccinelle. La silhouette arrondie de la New Beetle était censée faire écho à celle du modèle original. Les propriétaires de vieilles Coccinelle, eux, voient bien la différence. À présent, ils se retrouvent dans des rassemblements qui leur permettent d’admirer avec nostalgie des modèles historiques et des réinventions créatives. Un meeting de ce genre se tient chaque année là où se déroulaient les congrès de Nuremberg, devant la tribune où Hitler prononçait ses discours.
Apparemment, personne ne s’en est aperçu.
Cet article est paru dans la London Review of Books le 12 septembre 2013. Il a été traduit par Arnaud Gancel.
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[post_content] => « Mon mari m’a tellement trompée que je ne suis même pas sûre d’être la mère de mes propres enfants », disait la duchesse de Lauraguais. Un jour que l’on discutait les titres – douteux – d’un candidat à l’Académie en présence de Voltaire, celui-ci déclara : « Pour moi, je lui donne ma voix ; c’est un homme poli et bien élevé. Il n’a contre lui que ses ouvrages, mais c’est si peu de chose ! » Le duc d’Orléans, régent jusqu’à la majorité de Louis XV, menait une vie fort dissolue pour un homme qui n’avait soi-disant aucune perversion : « Comment pourrions-nous le corriger des vices qu’il n’a pas ? », se demanda, affligée, sa gouvernante. Louis XV, malgré ses nombreuses maîtresses, confiait à son valet Lebel avoir découvert des plaisirs qu’il ne connaissait pas auprès de Madame du Barry [alias Jeanne Bécu, jeunette de 25 ans vivant de ses charmes] connue entre toutes pour son goût des médisances. Et le courtisan de lui répondre : « Sire, c’est que vous n’êtes jamais été au bordel. » Le lecteur trouvera des centaines d’anecdotes de cette eau dans l’instructif Guida Pettegola al settecento francese. Pour les familiers du XVIIIe siècle, c’est un retour aux origines de cet esprit curieux de tout, désireux de tout examiner, tout discuter, de la théologie à la politique, de la physique à l’érotisme, avec la conviction que la connaissance est source de plaisir et que le plaisir est la forme la plus élevée de la connaissance, cette époque où l’on mélangeait sans vergogne les propos les plus dignes et les plus triviaux, puisque le trivial concerne tout le monde et que la dignité dépend de ce qu’on en fait. Pour les autres, ce livre est comme l’invitation à une fête splendide où l’on est sûr de s’amuser. Comme Robert Darnton avant elle dans George Washington’s False Teeth (1), l’auteure conteste l’idée que nous serions les pionniers de l’ère de l’information, de l’indiscrétion et des ragots. Un épais nuage d’aimables médisances flottait au XVIIIe siècle au-dessus de Paris, qui poursuivait ensuite sa route à travers le pays. Avant Internet et les tabloïds, on s’en remettait, côté indiscrétions et calomnies, aux conversations de bistrot, aux chansons populaires, aux bons mots (2), aux vaudevilles, aux pasquinades, aux nouvelles à la main, aux estampes, aux pamphlets, aux chroniques scandaleuses, aux mauvais propos, aux correspondances secrètes, aux faux mémoires et autres romans à clés. Curiosité morbide, violation systématique de la vie privée, culte de la personnalité, goût pour le ridicule, l’ostentatoire, l’inavouable : cela ne rappelle-t-il rien ? Notre époque est pourtant bien différente de ce XVIIIe siècle. La culture du ragot, que goûtaient aussi bien les nobles que les manants, participait de l’imperceptible processus de discrédit, de désacralisation des classes dominantes. En 1774 déjà, Louis XV le « Bien-Aimé » ne mettait plus les pieds à Paris. En filigrane s’annonçait le renversement de l’ordre dont allait bientôt être synonyme la Révolution. Avant de perdre leur tête, les puissants doivent perdre leur aura. La culture du ragot le faisait à l’unisson des romans libertins, ces véhicules de pensée séditieuse, qu’il s’agisse de Thérèse philosophe ou des œuvres de Diderot, Mirabeau et Sade. [Lire « Quand la pornographie tenait salon », Books, n° 28, décembre 2011.] Ce n’est pas un hasard si, durant la Révolution, les estampes pornographiques sur les prétendus vices et ambitions de Marie-Antoinette ont joué un rôle de propagande de premier plan. On y voyait par exemple La Fayette agenouillé devant la reine, jupe retroussée, qui lui demandait de jurer sur sa « constitution ».
On peut douter que la diffusion des ragots participe aujourd’hui d’enjeux de ce type. En outre, la curiosité pour la vie privée au XVIIIe siècle s’inscrivait dans une curiosité générale pour l’homme sous tous ses aspects. Surtout, elle donnait lieu à une perpétuelle célébration de l’esprit, des calembours, des joyeux traits d’esprit, d’extravagance de langage : ce n’était pas tant le fond que la forme qui importait. On se souciait peu, finalement, de qui couchait avec qui. Le style avant tout comptait. Voilà bien ce qui manque aux potins d’aujourd’hui. Au XVIIIe siècle, plus le contenu était frivole, plus la forme se devait d’être brillante. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On discute du léger avec pesanteur, dans un esprit cynique et moralisateur, avec un sérieux mortel. Des bimbos et des fêtards affublés de masques de cochons sont analysés avec un sérieux philologique (3). On s’ennuie plus qu’à la messe, à mille lieues de l’inépuisable gaieté qui animait les salons et les cafés du Paris prérévolutionnaire. Témoin les dernières paroles d’un ami de Voltaire : « Cela me console de penser que quelqu’un quelque part est en train de faire l’amour. » Notre époque est plutôt dominée par l’angoisse ; si l’on espionne ces dieux qui nous gouvernent, c’est sans doute parce que nous avons obscurément conscience que ce sont eux qui en réalité guettent notre impuissance. Ce n’est pas une libération mais une confirmation de leur domination. Nous avons décidément encore beaucoup à apprendre du XVIIIe siècle.
Cet article est paru dans le Corriere della Sera le 11 janvier 2014 Il a été traduit par Serena Borbotti.
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[post_content] => Je n’ai jamais appris à taper à la machine. Je suis capable, tout au plus, de chercher les touches et de taper avec deux doigts, les yeux rivés au clavier. Au lieu de cours de dactylo, on m’a inculqué le travail du métal : façonner des solins, souder des fils, percer le fer-blanc. Cet apprentissage remonte à mon année de CM2 à l’école publique 187, dans le Queens. Notre maîtresse, Mme L., avait divisé la classe en deux groupes : les élèves capables de suivre un « cursus général » et d’aller jusqu’à l’université, et les élèves comme moi, bons pour la filière professionnelle et destinés au travail en usine ou en atelier de réparation.
Mme L. était une quadragénaire trapue à la mine austère. Elle nous avait fait comprendre les qualités de l’élève prometteur : écriture soignée, bonne position, attention soutenue aux leçons. Il ne lui fallut pas longtemps pour conclure que je ne possédais aucune de ces caractéristiques. Je passais le plus clair de mes journées à regarder par la fenêtre la cour de récréation bétonnée, à rêver de matchs de baseball, à visualiser mentalement une balle filant bien au-delà du terrain de sport. Quand je n’avais pas l’esprit absorbé par le jeu, je dévisageais une fille au sourire ravissant et aux cheveux coupés au carré. Je me retournais, je raclais le lino avec les pieds de ma chaise pour essayer d’attirer son attention. Mais je ne m’attirais que les sévères réprimandes de Mme L. De plus, mon écriture était déplorable. Je ne voyais pas l’intérêt de perfectionner un J ou un G majuscule, avec toutes les boucles des anglaises. Quand la cloche sonnait à 15 heures, je me ruais vers la porte et fonçais jusqu’au terrain où les équipes de baseball se formaient rapidement.
La première réunion parents-professeurs eut lieu fin septembre, et Mme L. y rendit son verdict. « Il n’est pas fait pour l’université », déclara-t-elle froidement à mon père et à ma mère. S’ensuivit une brève énumération de toutes mes insuffisances : je me tortillais sur mon siège, je regardais par la fenêtre, je faisais du bruit avec ma chaise et j’avais une écriture de cochon. Je manquais d’intelligence, de motivation et de concentration. Les élèves dans mon genre avaient tout intérêt à apprendre un métier manuel. Ce serait donc l’atelier de métallurgie plutôt que les cours de dactylographie.
Mes parents écoutèrent calmement le jugement de Mme L. Une fois dehors, mon père se tourna vers ma mère et formula une conclusion différente : « Il a les shpilkes. » Elle opina d’un air entendu. Shpilkes est un mot yiddish qui signifie « avoir des fourmis dans les jambes ». L’agitation que je trahissais en classe était à l’image de mon comportement à la maison. Aux yeux de mes parents, les shpilkes n’avaient rien d’extraordinaire pour un garçon de CM2, hormis le fait que j’en étais plus atteint que d’autres.
Mon premier jour en classe de sixième s’avéra très différent. Notre enseignante s’appelait Mme Beverly Bernstein, femme grande et majestueuse aux cheveux noirs noués en un chignon serré. Au lieu de commencer par une séance d’entraînement à l’écriture des anglaises sur du papier ligné, elle ouvrit une discussion sur « l’actualité ». Que pensions-nous de notre jeune président, JFK ? Cela avait-il vraiment un sens de nous recroqueviller sous nos pupitres en bois pendant les exercices de préparation à une attaque nucléaire ? Et quels pavillons aimerions-nous visiter lors de l’Exposition universelle à venir, qu’accueillerait notre quartier, non loin du stade des Mets ?
Toutes ses questions étaient inattendues et provocantes. Et elle semblait sincèrement intéressée par nos réponses. Quand je levai la main pour proposer une idée, la fillette charmante se tourna vers moi. Je compris vite que le terrain de jeux serait encore là après les heures de classe. Et sur mes devoirs, l’encre rouge de Mme Bernstein ne biffait plus mes lettres difformes comme le faisait celle de Mme L., mais avançait des commentaires constructifs sur mon travail. Grâce à ses encouragements, je progressai. Lorsque toute la classe passa un test, j’obtins une excellente note. Ce résultat, joint à la recommandation de Mme Bernstein, me permit de changer de voie. J’appris ainsi très tôt qu’il est dangereux de faire des prédictions implacables sur l’esprit et le potentiel d’un enfant.
Le cerveau et le comportement, la façon dont ils sont modelés par la biologie et l’environnement, et l’aptitude des enfants à changer, tout cela est au centre de l’histoire de Temple Grandin. Professeur de sciences animales à l’université d’État du Colorado et femme d’affaires accomplie, c’est l’une des interprètes les plus habiles de l’autisme (nous le verrons, la définition de l’autisme est pour elle sujette à controverse, mais elle admettrait probablement que ce qu’on appelle les « troubles du spectre de l’autisme » incluent, au sens le plus général, les enfants souffrant de handicaps légers à sévères en matière d’interactions sociales non verbales ou de communication verbale et non verbale, ou les deux. Cela englobe aussi ce que Grandin qualifie de « comportements répétitifs et intérêts exclusifs ») (1).
Les premiers signes d’autisme sont apparus chez Temple Grandin à l’âge de 6 mois, lorsqu’elle parut refuser l’étreinte de sa mère. Dans son autobiographie, Ma vie d’autiste (2), elle raconte que ses oreilles semblaient amplifier les sons de manière insupportable, et que certains tissus lui causaient des démangeaisons douloureuses. À 3 ans, elle avait un comportement incontrôlé, jouait avec ses excréments et les étalait sur les murs de sa chambre, mâchouillait ses jouets et jetait à terre les vases dans des accès de rage (3). À d’autres moments, elle se fixait sur un objet, oubliant le reste du monde. Comme elle ne parlait pas et se comportait de cette manière violente et obsessionnelle, sa mère l’emmena chez un neurologue, qui prononça un diagnostic d’autisme et laissa entendre qu’il faudrait peut-être la placer à vie dans une institution spécialisée.
L’époque est loin où la « mère frigidaire » passait pour la cause de l’autisme, théorie selon laquelle l’absence de chaleur maternelle produisait des enfants incapables de comprendre les pensées et sentiments d’autrui [lire « Un trouble aux mille visages », p. 25]. La mère de Grandin réagit aux gestes extrêmes de sa fille non seulement avec une grande affection, mais aussi avec beaucoup d’intelligence et de détermination. Elle rechercha un cadre social et un établissement scolaire où la petite pourrait s’épanouir, malgré sa personnalité difficile et hors du commun. Grandin bénéficia aussi beaucoup de l’enseignement de M. Carlock, dans une école privée de Nouvelle-Angleterre, qui l’aida à mettre ses obsessions au service de projets productifs.
Oliver Sacks évoque Temple Grandin dans Un anthropologue sur Mars. Il note à quel point la publication de son autobiographie avait éveillé les soupçons. Il écrit : « On supposait à cette époque (1986) que l’individu autiste ne pouvait pas plus se comprendre lui-même que comprendre autrui, et par conséquent était incapable de se livrer à une introspection ou à une rétrospection authentiques. Comment une autiste aurait-elle pu rédiger une telle autobiographie ? Il y avait là, à mes yeux, une contradiction dans les termes. Remarquant que ce texte avait été écrit en collaboration avec une journaliste, je m’étais dit d’abord que certaines de ses qualités les plus éminentes et les plus inattendues – sa cohérence et sa force poignante, tout autant que la “normalité” fréquente du ton – devaient être dues à cette journaliste. D’aucuns, aujourd’hui encore, continuent à nourrir des soupçons similaires à propos du livre de Temple Grandin ou des autres autobiographies signées par un autiste, mais, en ce qui me concerne, la lecture des articles scientifiques de Temple (et de ses nombreux autres écrits de caractère autobiographique) m’avait fait découvrir un souci du détail, une logique et un franc-parler si manifestes que ma méfiance originelle s’en était trouvée balayée. »
Néanmoins, concluait Sacks, « dans leurs écrits, les autistes semblent avoir du mal à “se mettre au diapason” de leur lecteur », leurs textes étant marqués par « des lacunes ou des discontinuités narratives associées à de brusques et surprenants changements de sujet (4) ».
Un niveau de sophistication stupéfiant
« Le cerveau autiste » ne pâtit pourtant pas de la narration décousue des précédents ouvrages de l’auteur. La prose y est fluide et les différents thèmes structurés de manière logique. De plus, Grandin atteint avec ce nouveau livre un niveau de sophistication stupéfiant, tant à propos d’elle-même que de la science de l’autisme. Ses observations aideront non seulement les autres malades et les familles concernées, mais également les chercheurs et les médecins désireux de mieux comprendre cette pathologie. Elles me paraissent si utiles que je voudrais en citer ici quelques-unes.
Grandin commence par une description concise des aspects les plus familiers de son esprit : la difficulté à interpréter les indices apparents sur les visages, ou à entrer en relation avec ceux qui ne souffrent pas de désordres neurologiques, ces gens qu’elle qualifie de « neurotypiques » : « Le sentiment qu’éprouve une personne neurotypique que l’on refuse de regarder dans les yeux est peut-être celui-là même qu’éprouve une personne atteinte d’autisme que l’on regarde dans les yeux […]. Pour une personne atteinte d’autisme qui tente de négocier une situation sociale, les signaux bienveillants émis par un neurotypique risquent d’être interprétés comme hostiles. Le blanc est noir, et le noir est blanc. »
Mais elle passe ensuite à une évaluation plus approfondie de ce que la science explique ou n’explique pas. Elle est particulièrement sceptique à l’égard de l’IRM fonctionnelle (IRMf), et souligne que les techniques d’imagerie cérébrale n’ouvrent guère qu’une petite fenêtre sur la nature dynamique du cerveau autiste. Grandin, qui souffre de crises de panique, raconte que son propre scanner a révélé chez elle une hypertrophie des amygdales, noyaux du cerveau associés à l’anxiété : « Même quand les chercheurs croient avoir trouvé un lien entre le comportement d’une personne autiste et une anomalie cérébrale, rien ne leur permet d’affirmer qu’une autre personne ayant le même comportement présenterait la même anomalie. C’est ce que résumait le sous-titre d’une étude sur l’autisme parue en 2009 dans le Journal of Neurodevelopmental Disorders : “Comportement identique, cerveaux différents”. Autrement dit, ce n’est pas parce que vous êtes enclin à l’extrême anxiété que votre cerveau autiste possède une amygdale hypertrophiée […]. À l’inverse, quand les chercheurs découvrent une anomalie cérébrale, rien ne leur permet d’affirmer que, dans un autre cerveau, elle produirait des effets semblables sur le comportement. Ni même qu’elle aurait le moindre effet. »
Grandin affirme qu’une découverte prétendument fondamentale sur un scanner peut s’avérer négligeable en raison d’une faille méthodologique : « L’imagerie cérébrale exige que le sujet garde la tête immobile. Ces dernières années, plusieurs études ont montré que, dans le cerveau, les connexions à courte distance s’affaiblissent à mesure que l’enfant grandit, tandis que les connexions à longue distance se renforcent. Les neurologues ont vu là une avancée significative dans notre compréhension du processus de maturation du cerveau. Hélas, une étude de suivi réalisée par les auteurs des premières études a prouvé que ces prétendus changements dans le développement du cerveau disparaissaient dès qu’on prenait en compte le mouvement de la tête. “C’est vraiment nul, a déclaré le principal chercheur. Mon résultat préféré des cinq dernières années est erroné.” »
Soucieuse du public profane qui ne possède pas forcément ses connaissances en biologie et en psychologie, Grandin formule ses critiques sous forme de métaphores accessibles : « Quand ils découvrent une lésion chez un patient qui présente un comportement anormal, les chercheurs ne peuvent pas non plus supposer qu’ils ont découvert la source de ce comportement. Je me rappelle, lors d’un cours de neurologie à l’université, avoir soupçonné qu’on avait tort d’associer un comportement spécifique à une lésion spécifique du cerveau. Je m’imaginais ouvrant le capot à l’arrière d’un vieux téléviseur pour couper des fils ici et là. Si l’image disparaissait, pouvais-je affirmer que j’avais trouvé le “centre de production de l’image” ? Non, parce qu’il y avait un tas de fils qui auraient fait s’éteindre le poste si je les avais coupés […]. L’image ne dépend pas d’une cause spécifique mais d’un ensemble de causes interdépendantes. Et c’est précisément la conclusion à laquelle les chercheurs commencent à parvenir à propos du cerveau : beaucoup de ses fonctions ne dépendent pas seulement d’une source spécifique, mais de vastes réseaux complexes.
Donc, si jamais vous entendez dire que l’IRMf peut nous révéler les préférences politiques des gens, ou leur manière de réagir à la publicité, ou leurs mensonges, n’en croyez rien. La science est encore très loin d’atteindre un tel degré de sophistication, et elle ne l’atteindra peut-être jamais. »
L’introuvable gène de l’autisme
La recherche actuelle met aussi l’accent sur la découverte des « gènes de l’autisme ». Les scientifiques imaginent que des « variations du nombre de copies », ou CNV – duplication, suppression ou réagencement de l’ADN –, acquises après la conception et modifiant la fonction des gènes, pourraient être la clef permettant de comprendre l’autisme. Hélas, les résultats d’un article publié en 2007 dans Science montrent que les modifications de l’ADN sont extrêmement diverses :
« Au cours des cinq années suivantes, écrit-elle, cet article intitulé “Forte association des variations du nombre de copies de novo avec l’autisme” devait être cité plus de 1 200 fois. Mais l’espoir de relier l’autisme à une ou même à plusieurs variations génétiques devint de moins en moins réaliste […]. En 2012, les généticiens avaient associé les troubles du spectre de l’autisme à des centaines de CNV. Complication supplémentaire, la plupart des CNV semblaient être sinon uniques, du moins extrêmement rares. Comme l’avaient noté les auteurs de l’article paru en 2007 dans Science, “aucune des variations génomiques que nous avons détectées n’a été observée plus de deux fois dans notre échantillon, et la plupart n’ont été rencontrées qu’une fois” » (5).
Grandin examine aussi les théories actuelles du fonctionnement du cerveau autiste, et tente de concilier des modèles divergents : « Un article très important, paru en 2004 dans Brain, écrit-elle, proposait la théorie de la sous-connectivité, l’idée qu’une sous-connectivité entre zones du cortex pouvait être un point commun à tous les autistes. Les principales parties du cerveau seraient incapables de coordonner leurs messages. Depuis, bien d’autres études ont avancé le même argument, en établissant un lien entre la sous-connectivité des zones corticales et les défaillances dans toutes sortes de tâches associées à la cognition sociale, au langage et à la fonction exécutive. Mais, contrastant avec cette sous-connectivité de longue distance, d’autres études montrent une surconnectivité au plan local. Ce surdéveloppement se produit vraisemblablement […] quand une partie du cerveau tente de compenser le déficit d’une autre partie. Le résultat peut être positif. Je manifeste moi-même une surconnectivité dans une zone correspondant à la mémoire visuelle. Par chance, je peux gérer les informations visuelles. Je peux être en consultation et me projeter mentalement le film expliquant comment fonctionne tel élément, puis je l’arrête quand j’ai terminé. Chez certaines personnes atteintes d’autisme, cet interrupteur ne fonctionne pas et, pour elles, la surconnectivité conduit à un déluge d’informations souvent confuses. »
Le 12 février 2013, dans son Discours sur l’état de l’Union, le président Obama a évoqué les neurosciences comme une priorité, et son administration a récemment lancé un « projet de cartographie du cerveau humain », dans la lignée du Projet génome humain (lancé en 1988). Grandin suggère que ce type de recherche devrait être en partie guidé par l’expérience des personnes souffrant de troubles neuropsychiatriques : « En 2011, j’ai écrit un article pour un gros livre savant sur l’autisme. Plus de 1 400 pages. 81 articles en tout. Et vous savez quoi ? Le seul texte abordant les problèmes sensoriels était le mien. Au fil des décennies, j’ai vu des centaines, sinon des milliers d’articles académiques se demandant si les autistes possèdent une “théorie de l’esprit” – la faculté de s’imaginer en train de regarder le monde à travers les yeux d’un autre et avoir une réaction émotionnelle appropriée. Mais j’ai vu infiniment moins d’études sur les problèmes sensoriels, probablement parce que cela obligerait les chercheurs à s’imaginer en train de regarder le monde à travers le méli-mélo de bourdes commises par les neurones d’une personne autiste. On pourrait dire qu’ils manquent d’une théorie du cerveau. […] Quand je pense à ce que l’autisme était il y a soixante ans, à l’époque où mon cerveau autiste causait tant d’angoisse à ma mère, tant de curiosité chez les médecins, et constituait un tel défi pour ma nourrice et mes enseignants, je sais qu’il est absurde de vouloir imaginer où nous en serons dans soixante ans. Mais quel que soit le point où en sera alors la réflexion sur l’autisme, je suis sûre qu’elle intégrera la nécessité de procéder cerveau par cerveau, séquence d’ADN par séquence d’ADN, caractéristique par caractéristique, point fort par point fort et, peut-être le plus important, individu par individu. »
Dans The Autistic Brain, Grandin ne se contente pas de débattre des questions scientifiques, elle offre aussi des recommandations aux familles dont les enfants ont un comportement difficile. Elle redoute particulièrement les étiquettes et les conseils génériques. Nous sommes passés du « Il n’est pas fait pour l’université » de Mme L., qui me valut d’être expédié à l’atelier métallurgie, à l’usage de catégories cliniques. Grandin écrit : « Des parents viennent constamment me voir pour me dire des choses comme : “Notre fils a d’abord été déclaré atteint d’autisme de haut niveau (autisme léger, à haut niveau de fonctionnement). Puis il a été question de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité). Après quoi les médecins ont prononcé un diagnostic d’Asperger. Qu’est-ce qu’il est, notre fils, dans tout ça (6) ?” Je comprends leur frustration. Ils sont à la merci d’un système médical où beaucoup sont prisonniers des étiquettes. Mais les parents font également partie de ce système. Ils me demandent : “Quelle est la chose la plus importante qu’on puisse faire pour un enfant autiste ?” ou “Qu’est-ce que je dois faire quand mon enfant se conduit mal ?” Tout cela a-t-il seulement un sens ? Je qualifie ce mode de pensée de prisonnier des étiquettes car les gens attachent tellement d’importance au mot qu’ils en oublient la chose elle-même. »
Ces catégories sont conçues par les comités d’experts qui rédigent le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), ouvrage de référence pour les psychiatres, les psychologues et bien d’autres. Les nouveaux critères du DSM-V ont été mis noir sur blanc (en 2013), et Grandin ne cache pas son mécontentement :
« Dans le DSM-IV, un diagnostic d’autisme reposait sur trois critères, formant le modèle de la triade. Ces critères étaient :
Handicap dans l’interaction sociale,
Handicap dans la communication sociale,
Caractère limité, répétitif et stéréotypé du comportement, des intérêts et des activités.
À présent, dans le DSM-V, on trouve une dyade :
Déficits persistants dans la communication et l’interaction sociales
Caractère limité et répétitif du comportement, des intérêts et des activités.
[…] Or, agréger en un même critère les problèmes de l’interaction sociale et de la communication sociale, comme le fait le DSM-V, n’a rien de scientifique. L’interaction sociale recouvre le comportement non verbal suscité par la présence d’une autre personne – se regarder dans les yeux, sourire, etc. La communication sociale désigne la capacité à tenir une conversation par des moyens verbaux ou non verbaux – partager ses idées et ses intérêts, par exemple. Les handicaps dans la communication sociale et les handicaps dans l’interaction sociale ressortissent-ils vraiment à un seul et même domaine ? L’incapacité à articuler des mots et à maîtriser la grammaire et la syntaxe […] vient-elle vraiment de la même zone du cerveau que la tendance à parler avec une intonation anormale et à fournir des réponses socialement inadéquates dans une conversation […] ? Les mécanismes du langage et la conscience sociale sont-ils étroitement liés, sur le plan neurologique ? J’en doute, et je ne suis pas la seule. »
Le changement de critères n’est pas une simple question de classification médicale. Elle a de profondes conséquences sociologiques : « Qu’advient-il des personnes souffrant du syndrome d’Asperger jusque-là non diagnostiquées, poursuit Grandin, qui ne répondent qu’à la moitié des nouveaux critères de la dyade – un déficit dans l’interaction et la communication sociales, mais pas de comportements répétitifs ni d’intérêts exclusifs ? Ils se trouveront dans une tout autre sous-catégorie : troubles de la communication. Plus précisément, ils recevront un diagnostic nouveau dans le DSM : troubles de la communication sociale. Ce qui signifie essentiellement l’autisme sans les comportements répétitifs et les intérêts exclusifs. Ce qui est, fondamentalement, de la foutaise (de mon point de vue, les handicaps sociaux sont au cœur même de l’autisme, bien plus que les comportements répétitifs). Distinguer un diagnostic de handicaps sociaux du diagnostic d’autisme, c’est comme distinguer le diagnostic d’autisme du diagnostic d’autisme ! […] Deuxièmement, ces diagnostics négligent les individus doués mais contrariés, l’Asperger typique ou autiste fonctionnel qui pâtit d’un environnement hostile. Prenons par exemple le diagnostic de “trouble oppositionnel avec provocation” : “Ce trouble du comportement cause des handicaps cliniques significatifs dans les activités sociales, éducatives ou professionnelles.” Je vous garantis que si vous avez un élève de CE2 capable de résoudre des exercices de maths de niveau lycée et que vous l’obligez à répéter ses tables de multiplication à longueur de journée, il deviendra oppositionnel et provocateur, parce qu’il s’ennuiera à mort. […] Quels effets concrets auront ces changements de diagnostic ? Le monde réagira-t-il différemment face aux personnes qu’on qualifiait d’Asperger et qu’on appellera désormais autistes ? Réagiront-elles différemment elles-mêmes ? Ces révisions modifieront-elles leur prise en charge par les assurances ? Et les services sociaux ? Les autistes ont plus de problèmes que les Asperger ; obtiendront-ils la même aide qu’auparavant ? Aux États-Unis, cette question sera tranchée État par État, mais voilà qui ouvre une boîte de Pandore contenant mille possibilités .»
Un éminent psychiatre pour enfants m’a dit qu’il se méfiait des parents pour qui l’école doit s’adapter aux différents types d’élèves et être assez souple pour accueillir aussi bien ceux qui travaillent avec acharnement et ceux qui refusent de participer aux activités de groupe. Pour ce psychiatre, ce point de vue reflète le narcissisme des parents modernes . Il ne peut exister un nombre infini d’options proposées en classe, et nous devons tous apprendre à modifier notre comportement pour nous conformer aux normes sociales. Grandin est très claire : les autistes fonctionnels comme elle doivent apprendre à respecter certaines obligations sociales. Mais un environnement rigide et impitoyable, ne laissant pas de place pour les intérêts et l’énergie personnels, peut étouffer dans l’œuf l’avenir d’un individu.
Un enfant sur cinquante
Grandin affirme que la société est largement tributaire de l’interaction des intérêts personnels et que les « Asperger » peuvent apporter des contributions uniques. Elle évoque « tous les cas d’Asperger non diagnostiqués dans la Silicon Valley » : « Ce qui définit ces individus, ce n’est pas leur inscription dans le spectre de l’autisme, mais leur travail (c’est pourquoi je les appelle les “Asperger heureux”). Bien sûr, certaines personnes n’auront jamais cette possibilité. Leurs difficultés sont trop graves pour pouvoir se débrouiller sans des soins constants, malgré tous nos efforts. Mais qu’en est-il de ceux qui peuvent se débrouiller ? Et de ceux qui ne le peuvent pas, mais sont néanmoins capables de mener une vie plus productive si nous identifions et cultivons leurs points forts ? Comment transformer à notre avantage la plasticité du cerveau ? […] En cultivant l’esprit autiste cerveau par cerveau, point fort par point fort, nous pouvons songer aux adolescents et adultes autistes qui travaillent ou suivent une formation en entreprise non pas comme à des bénéficiaires de la charité publique, mais comme à des acteurs précieux, et même essentiels, de la société. »
Son livre plaide de manière convaincante pour une appréhension nuancée des personnes atteintes d’autisme, et la nécessité de placer chacune d’elles dans un environnement aussi productif que possible. Le besoin est criant, à en juger d’après les récentes études des Centers for Disease Control, qui estiment qu’entre 1 enfant sur 50 et 1 enfant sur 80 se situe « sur le spectre de l’autisme ».
Cet article a été publié dans la New York Review of Books le 6 juin 2013. Il a été traduit par Laurent Bury.
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[post_content] => « Je suis installé dans mon fauteuil », m’annonce Abraham au téléphone. Ce New-yorkais, membre de la communauté hassidique de Satmar, m’appelle à Montréal, où je suis pour ma part installé – moins confortablement, sans doute – dans mon bureau du département de philosophie de l’université McGill. Comme je n’éclate pas de rire immédiatement, il précise : « Vous ne pratiquez pas la philosophie de fauteuil ? (1) J’ai bien envie d’essayer ! » Après quoi une cascade de grandes questions (et réponses) me tombe dessus : Dieu existe-t-il vraiment ? (Il doute qu’il en existe une preuve.) Le temps et l’espace sont-ils finis ? (Il les croit infinis et se demande si cette histoire de création est un mythe). Y a-t-il de bonnes raisons d’observer les commandements divins ? (« Même en l’absence de Dieu, peut-être en tant que conventions sociales ? ») Je réponds de mon mieux, apparemment à sa satisfaction. Un ami d’ami, au courant de mon désir de philosopher avec des non professionnels, avait donné mon numéro à Abraham. « J’ai quelques proches qui pourraient être intéressés, explique-t-il. Nous formons une sorte de club de discussion clandestin ».
Deux mois plus tard, je quitte Montréal pour Princeton, où j’ai obtenu un poste de chercheur attaché à l’Institute for Advanced Study. Une fois mon installation achevée, je téléphone à Abraham pour organiser notre première rencontre. Nous nous retrouvons au Star Bar, un lounge bar à la mode de Soho. Abraham et deux de ses amis – Isaac, Satmar comme lui, et Jacob, un Loubavitch – me font signe du haut de leurs tabourets. Avec leurs manteaux noirs, ils détonnent au milieu de la faune branchée qui afflue déjà pour prendre un verre après le travail. Jake, le barman – idéogrammes tatoués sur les doigts, cigarette éteinte au bec – nous sert une bière pression que nous emportons vers le bureau de la direction, au deuxième étage, où Moshe et Miriam nous attendent. Ce couple Loubavitch est propriétaire des lieux : fortune faite dans le commerce de diamants, Moshe a investi dans l’immobilier. Abraham, qui vend du matériel électronique professionnel, nous fait remarquer fièrement que le son des basses qui nous parvient de l’étage du dessous provient d’un équipement audio acheté chez lui. 200
« Alors, qu’est-ce que ça vous apporte ? », me demande Moshe à peine assis. A quoi je réponds, sur un ton un peu professoral : « Je veux voir si on peut se servir de la philosophie pour résoudre les problèmes de la vie de tous les jours, et débattre par-delà les barrières culturelles. Le conflit entre modernité et tradition religieuse, par exemple, fait naître des questions fondamentales. Et je me demande si la philosophie peut être d’une utilité quelconque. »
1. La philo sur Blackberry
Nous sommes tous un peu tendus. Je distribue le programme : nous commencerons par les dialogues de Platon, l’Apologie de Socrate et l'Euthyphron, pour nous familiariser avec Socrate, discuter de ce qu’est une « vie examinée » et de la nature des règles morales. Puis nous lirons Erreur et délivrance, l’autobiographie intellectuelle d’Al-Ghazālī, le grand penseur musulman du XIe siècle. « Ça se prononce comment ? » demande Jacob. « Comme Chazal, avec un i au bout » (l’acronyme hébreu désignant les érudits de la période rabbinique (2) : « Nos Sages, de mémoire bénie »). Ils éclatent de rire.
Dans Erreur et délivrance, Al-Ghazâlî raconte comment il a perdu la foi de son enfance, et même fini par douter de sa capacité à saisir quoi que ce soit à partir de ses sens et de son intellect. Jusqu’à ce que Dieu restaure sa confiance dans ses facultés cognitives. C’est un texte formidable pour débattre des fondements du savoir et de la relation entre raison et foi. Nous aborderons ensuite ces questions à travers la pensée juive, avec Maïmonide et Spinoza. Enfin, nous parlerons de Nietzsche, du nihilisme, et des conséquences éventuelles de la perte de la foi.
Mes élèves hassidiques hochent la tête, l’air grave, en signe de consentement. Cela fait des années qu’ils se démènent pour trouver des réponses, qu’ils étudient les grands philosophes tout en menant des vies professionnelles et familiales bien remplies. Ce n’est donc pas, pour eux, un simple exercice académique. « Aux yeux de notre communauté, confie Isaac, il est bien pire d’étudier ces livres que d’avoir une maîtresse, signe de la faiblesse de la chair. Là, il s’agit de notre âme – tomber dans l’apikorsus (l’hérésie), c’est perdre notre place dans le olam haba (le monde à venir). »
Quand Isaac me demande pourquoi je m’intéresse à leur monde, je réponds que ma curiosité est éveillée non par le fond mais par la forme de l’univers hassidique – un univers qui tourne autour de la sagesse et de Dieu, et non autour de la richesse, du sexe, du pouvoir et du divertissement. Ils s’étonnent quand je leur dis que, de Platon à Spinoza, la plupart des philosophes partagent la même hiérarchie des valeurs que les hassidim, à défaut d’avoir la même conception de la sagesse et du divin. Et ils sont stupéfaits d’apprendre que je serais fort déçu si ma fille de 2 ans se mettait en grandissant à accorder plus d’importance au rouge à lèvre, aux sacs à main et aux garçons qui paradent en voiture de sport qu’à l’instruction et à l’éthique. « Sur certains plans, on dirait que vous êtes plus Satmar que nous ! », s’exclame Isaac. Je précise aussitôt : « Oui, enfin je ne veux pas qu’elle porte une perruque, ait sept enfants, et jure obéissance à son mari ». Il n’empêche, ma conception de ce qu’est une vie bonne remet en cause ce qu’on leur a inculqué sur le monde laïc. Se libérer du joug de la Torah ne revient donc pas nécessairement à sombrer dans l’hédonisme ?
Mes élèves n’ont évidemment pas le monopole des idées reçues. Quand les jeunes branchés du bar les croisent, ils semblent ne voir en eux que refoulement sexuel. Un soir, après avoir discuté pendant trois heures de Platon, nous descendons prendre un verre. Une jeune cinéaste du quartier – boucles rousses en bataille, look savamment négligé – nous accoste pour demander si l’un de mes étudiants accepterait de faire une apparition dans son prochain film : « Je meurs d’envie de tourner une scène où des hassidim se laissent séduire par une blonde sexy ! »
A la fin de notre première séance, je distribue des exemplaires de l’Apologie et de l’Euthyphron. Jacob me demande de leur envoyer également une version électronique des textes : « Pour pouvoir les lire sur Blackberry, c’est plus pratique. » « Notre Rebbe a tout essayé pour nous protéger de la pollution du monde extérieur, ajoute Isaac, et puis Internet est arrivé ! » Aussi désireux soient-ils de l’interdire, les rabbins n’en peuvent mais. « Il est impossible de faire du commerce sans Internet, et nous ne pouvons pas soutenir la communauté sans réussir en affaires. » Les rabbins défendent bien de surfer sur le Web à des fins personnelles - « Mais comment voulez-vous qu’ils imposent ça ? demande Isaac. Quand la dernière interdiction a été promulguée, elle a été mise en ligne sur “Hasid and Heretic” et s’est attirée une trentaine de commentaires hilares ! »
« Hasid and Heretic », site animé par « une âme tourmentée, déchirée entre le monde du hassidisme et celui de la raison », est l’un des nombreux forums anonymes destinés aux rebelles de la communauté, comme mes élèves. « Nous savons que nous ne sommes pas seuls, explique Abraham, mais il est impossible de savoir exactement ce que nous représentons, puisque nous avançons tous masqués. »
Nous parlons ainsi de Platon sous les yeux inquisiteurs de Rabbi Menachem Mendel Schneersohn, le dernier Rebbe de Loubavitch, qui nous toise du haut des photographies accrochées au mur, dans le salon de Moshe et Miriam, qui m’y ont réservé le « fauteuil du philosophe ». « Mais toutes les photos ne sont pas casher », précise Miriam. L’une d’elles, montrant le Rebbe avec un chapeau gris clair, mettait leur famille en émoi à chaque visite. « Du coup, on l’a retirée. » Leur appartement de Crown Heights, épicentre du mouvement Loubavitch contemporain, est notre deuxième lieu de réunion. Nous avions dû reporter la séance parce que le voisin du dessous avait agrémenté à la célébration de la Bar Mitzvah de son fils d’une visite sur la tombe du Rebbe. « On aurait jasé si nous n’étions pas venus, » explique Moshe.
2. Le plaisir pervers du questionnement
Parce qu’ils considèrent la philosophie comme un projet laïc, mes élèves sont déconcertés par l’Apologie de Platon. Raison et religion ne s’opposent-elles pas ? Pourquoi, alors, Socrate est-il si pieux ? Non seulement il présente son entreprise philosophique comme une mission divine, mais il préfère subir le kiddush Hashem (le martyre) plutôt que de désobéir à un commandement divin ! (3)
« Il n’a certainement pas joué la comédie pour tromper les Athéniens, observe Isaac, puisqu’ils l’ont fait exécuter pour impiété. » Une autre explication lui traverse bientôt l’esprit : « Et si Socrate était mort trop tôt ? » C’est à mon tour d’être étonné. « Eh bien, explique-t-il, en ce qui me concerne, je n’ai pas perdu la foi d’un seul coup. J’ai commencé par douter des croyances répandues au sein de notre communauté, et je suis revenu aux Rishonim (les premiers exégètes). Mais eux aussi affirmaient des choses qui ne tenaient pas debout, alors j’ai repris le Talmud. A la fin, il ne me restait plus que la Bible. J’étais d’ailleurs fier de me fonder uniquement sur la source divine authentique, quand tous les autres se laissaient duper par des interprétations humaines hasardeuses. Je ressentais un vrai sentiment de joie lors des hakhnassat sefer Torah (la procession festive qui escorte le nouveau rouleau de Torah de la demeure du scribe à la synagogue). Mais quand j’ai aussi perdu confiance en la Bible, il m’a semblé que le sol se dérobait sous mes pieds. Peut-être que Socrate, s’il avait vécu plus longtemps, aurait atteint ce stade. »
Abraham propose une interprétation différente : « Puisque Socrate a tiré de ses investigations philosophiques une seule certitude, celle de ne rien savoir, il a simplement, au bout du compte, franchi le pas de la foi. » Je demande : « Mais si Socrate n’était, au fond, qu’un sceptique pieux, pourquoi tient-il tant à passer sa vie au crible de la philosophie ? » « Peut-être que poser des questions lui procurait un plaisir pervers, propose Isaac. Quand j’ai commencé à le faire, nos rabbins m’ont dit que ce genre de désirs était la marque d’une âme corrompue. »
« A moins, dis-je, que nous puissions voir en Socrate un sceptique modéré ? Lorsqu’il affirme ne rien savoir, il entend peut-être : rien avec une absolue certitude. Dans ce cas, il devient utile de mettre ses croyances à l’épreuve du débat, car cela permet de se débarrasser des idées fausses, et d’avoir davantage confiance en celles qui ont résisté à l’examen, fût-ce provisoirement. »
Ce à quoi Miriam rétorque : « Mais qu’en est-il des professeurs qui nous persuadent qu’une vraie croyance est fausse, et qu’une fausse croyance est vraie ? ». « Bien vu, dis-je, c’est pourquoi Platon ne se fie pas à la rhétorique. La maîtrise des techniques de la discussion ne suffit pas, il faut aussi préférer la vérité au plaisir de triompher dans une querelle. »
« Dans ce cas, d’un point de vue socratique, on peut dire que c’est un avantage d’être né dans la communauté hassidique ?, demande soudain Jacob. Un Hassid qui habite New York ne peut faire l’économie de la réflexion sur ce qu’il croit et sur ce qu’il fait, puisque presque tout le monde le trouve étrange. Mais si l’on est plus ou moins laïc et plus ou moins de gauche, on risque fort de n’être jamais contesté, puisque presque tout le monde est d’accord. » Pas faux. Cela dit, la communauté hassidique condamne toute velléité de débat autour de ses valeurs. « Quand vous avez commencé à poser des questions », comme je le leur fais remarquer, « vous avez dû passer dans la clandestinité. Mais Socrate exige que vous posiez ces questions, et il aime en débattre publiquement. »
Selon le philosophe grec, nous désirons tous vivre bien, et menons notre existence en fonction de ce que nous croyons être la vie bonne. « C’est pourquoi il est essentiel de mettre ces croyances à l’épreuve. Nous ne pouvons nous contenter de suivre l’autorité de la tradition. Nous devons penser par nous-mêmes, guidés par la raison. Et dans la mesure où Dieu et raison sont pour lui synonymes, une vie guidée par la raison sera également une vie placée sous le signe de Dieu. »
Mes élèves sont évidemment bien placés pour comprendre le problème que pose la soumission à l’autorité religieuse. Ils ont pour la plupart rejeté la définition de la vie bonne qui leur avait été inculquée. Dans leur milieu, une vie bonne est une vie consacrée à Dieu. Elle s’accomplit par l’étude, l’observance méticuleuse des commandements et la dévotion au Rebbe. Les désirs du corps sont strictement régulés, de peur qu’ils ne détournent de la tâche d’adoration. Je ne peux m’empêcher de leur demander : « Mais si vous condamnez tout cela, pourquoi ne quittez-vous pas la communauté ? »
Il y a d’abord une raison d’ordre pratique : lorsque le dernier palier de la foi s’écroule, il est généralement trop tard, explique Isaac : « A ce stade, vous parlez essentiellement yiddish, vous êtes marié, vous avez des enfants, et vous êtes un Talmid Chacham (un érudit rabbinique), dépourvu de toute compétence monnayable sur le marché du travail. » Jacob – qui frise, comme moi, la quarantaine – manque une séance pour fêter son vingtième anniversaire de mariage (je n’ai pas encore célébré le deuxième.) Lorsqu’il s’est marié, c’était un brillant étudiant de yeshiva [centre d’étude de la Torah et du Talmud], qui s’apprêtait à devenir un érudit - « le gendre idéal », dit-il ironiquement. « Vous savez ce que j’ai demandé comme cadeau de mariage ? Que mon beau-père me paie dix années d’études talmudiques de plus ! » Tous connaissent des personnes qui ne supportaient plus cette dissonance cognitive et ont quitté la communauté. « Mais aucun n’a réussi à construire une vie plus heureuse à l’extérieur », remarque Jacob.
Et s’il n’y avait pas d’obstacles pratiques, partiraient-ils ? Depuis mon fauteuil, je propose une expérience de pensée : « Imaginez que vous puissiez remonter le temps et échanger votre existence contre celle de n’importe quel habitué du Star Bar – le feriez-vous ? » Ils hésitent. La vérité, c’est qu’ils ne détestent pas le frisson d’excitation que procure leur double vie. En outre, ils ont des carrières professionnelles réussies. Et sont fiers de la profondeur existentielle et intellectuelle qu’ils ont atteinte à force de se confronter aux contradictions de leur existence. « Cette culture bohème semble amusante, au premier abord, concède Jacob, mais nous, nous ferraillons avec les grandes questions : Dieu, la raison, la Torah, le sens de la vie ! »
L’ennui, c’est qu’il est impossible d’élever ses enfants comme de modernes Marranes de la raison. (4) Je leur raconte en quoi le fait de devenir père m’a aidé à faire la lumière sur les croyances et les valeurs que je voulais transmettre. Mais eux doivent applaudir lorsque leurs gosses réussissent selon des critères qu’ils ont secrètement rejetés. « C’est parfois déchirant, confie Isaac. Alors, les gens dans notre situation cessent en général de faire des bébés. » Bien que le recours à la contraception soit interdit chez les hassidim, le problème n’est pas évoqué publiquement, et les couples sans enfants, ou avec peu d’enfants, sont supposés souffrir de problèmes médicaux. « Le pire, remarque Isaac, c’est quand votre épouse n’est pas au diapason. » Il me parle d’un ami qui a arrêté de faire l’amour avec sa femme parce qu’elle refusait la contraception. Jacob souligne à quel point cette anecdote est accablante pour leur milieu : « Le message que nous faisons passer, dans les faits, c’est qu’il vaut mieux ne pas vivre du tout que de mener une vie de hassidim. »
Isaac est le plus jeune et le plus malheureux du groupe. Il compte entrer dans les affaires, comme Abraham, Moshe et Jacob, mais avant cela, il lui faut encore faire une seconde année d’étude talmudique – un cadeau de son père. Interrompre son cursus serait réprouvé, donc il continue, à contrecœur. « Je ne sais pas si découvrir que je vivais dans une prison a été une bénédiction ou une malédiction, dit-il. La plupart des gens qui m’entourent ont l’air bien plus heureux que moi. » Il a décidé d’élever ses enfants à l’intérieur du système pour leur éviter les affres de son tourment intérieur. « Dans certains cas, le mensonge semble assurer une vie meilleure que la vérité. »
Moshe et Miriam se livrent de même à un numéro d’équilibriste avec leurs deux enfants. Leur fille fréquente pour le moment une école Loubavitch. « Mais ensuite, elle veut étudier la médecine à Columbia, » annonce fièrement Miriam. Son petit frère est fasciné par la théorie de l’évolution. « Nous ne laissons pas la religion entraver leur curiosité intellectuelle », explique de son côté le père. Quand Moshe rappelle au petit que, selon la tradition juive, Dieu a créé toutes les espèces animales en deux jours, celui-ci répond : « Je sais, mais là je me place d’un point de vue scientifique, pas biblique. » « Et lequel est juste ? », demande Moshe. « La Bible, bien sûr ! » répond sans hésiter le gamin. « C’est l’hypothèse par défaut », note Moshe avec une pointe d’inquiétude.
3. Le vol et la couleur des tomates
Abraham s’était imaginé Socrate plus accommodant. Il est surpris de découvrir le grand philosophe reprochant aux Athéniens de se préoccuper davantage du bien-être du corps que de celui de l’âme. « Et Platon, ce n’est pas mieux », comme je le leur annonce. « Il compare nos appétits à une “bête multiforme et polycéphale”, qui doit être tenue en laisse par la raison. »
« Et Épicure, alors ?, demande Abraham. Est-ce qu’il ne dit pas que la meilleure vie est une vie de plaisir ? » « C’est exact, dois-je admettre, mais il affirme que le plus grand plaisir ne consiste pas à satisfaire ses appétits, mais à accéder à l’état de sérénité qu’on atteint lorsqu’on est satisfait et libéré des peurs irrationnelles – celle de la mort, par exemple, ou celle du châtiment divin. Il est donc préférable de s’accommoder d’une existence simple, en compagnie d’amis philosophes. »
La psychologie platonicienne rappelle à Moshe la distinction entre l’« âme animale » (nefesh behemis) et « l’âme intellectuelle » (nefesh sikhlis), établie par le fondateur du hassidisme Loubavitch, Rabbi Shneur ben Baroukh Zalman de Liadi, dans son ouvrage philosophique majeur, le Tanya. Cette distinction n’est certainement pas tirée de la Bible. Mais aurait-il pu l’emprunter à Platon ? Jacob remarque que certains Loubavitchs s’interrogent sur la ressemblance entre la description du caractère moral qu’on trouve dans le Tanya et celle qu’on trouve chez Aristote. Les membres de la communauté l’expliquent notamment par le fait que celui-ci aurait étudié la Torah avec les rabbins. « C’est la même attitude qu’al-Ghazâlî !, dis-je. Pour lui, Aristote est un disciple des anciens soufis ». Dans le cas du Rabbi Shneur Zalman, la vérité est qu’il a lu les penseurs juifs médiévaux comme Saadia Gaon, Juda Halevi, et Maïmonide, qui connaissaient, eux, les écrits arabes de leur époque.
« Comment donc les penseurs médiévaux ont-ils pu se permettre d’interpréter la Torah à partir d’Aristote et des Soufis ? », s’interroge Jacob. « A leurs yeux, dis-je, si le judaïsme est vrai, il doit être en harmonie avec toute forme de sagesse authentique, quand bien même elle émanerait d’un Grec ou d’un musulman. Les haredim, à l’inverse, pensent qu’il faut protéger le vrai judaïsme de toute influence extérieure supposément corruptrice. » Ceci nous conduit à nous demander si le combat haredi contre la contamination culturelle est une cause perdue depuis toujours. J’évoque un passage intéressant de Toldot Yaacov Yossef, la première œuvre hassidique publiée, écrite par Rabbi Yaacov Yossef de Polnoa, disciple du fondateur du mouvement, le Baal Shem Tov. Il y oppose le « petit » et le « grand » combat ; le premier renvoie à la lutte armée, le second à la lutte morale de l’âme contre « le penchant au mal » (yetzer ha-ra). La source de cette métaphore est en réalité un hadith célèbre, souvent cité par les mystiques soufis (5). Selon cette tradition, le prophète Mahomet dit à un groupe de soldats qui viennent d’accomplir le « petit jihad » – par l’épée – qu’ils doivent encore accomplir le « grand jihad » – celui de l’âme contre le plaisir. Evidemment, ni le Baal Shem Tov ni ses disciples n’ont étudié les maîtres soufis. Mais ils ont lu Les Devoirs du Cœur de Bahya ibn Paquda [rabbin et philosophe du XIe siècle], traduit de l’arabe en hébreu au XIIe siècle et devenu un classique de la pensée juive. La manière dont Bahya décrit l’élévation de l’âme vers Dieu est fortement influencée par le soufisme, et comporte une variante du hadith en question, qui omet bien sûr la référence à Mahomet. Comme le fait remarquer Isaac, tout excité, le Rebbe Satmar Joël Teitelbaum, avait également étudié assidûment Les Devoirs du Cœur !
Alors, que pensent-ils du problème soulevé par l’Euthyphron ? Les normes morales dépendent-elles de la volonté de Dieu, ou Dieu nous demande-t-il de les observer parce qu’elles sont objectivement justes ? Pour clarifier la question, Isaac transpose : « Prenons notre ami Moshe, ici présent. Miriam est-elle attirée par lui car c’est objectivement un bel homme, ou est-il beau à ses yeux du seul fait de l’amour qu’elle lui porte ? »
Dans l’Euthyphron, Socrate semble soutenir le point de vue objectiviste. Les dieux aiment les choses sacrées, ou bonnes, parce qu’elles sont objectivement telles. « Cela signifierait qu’il n’y a pas besoin de révélation, remarque Jacob. Nous n’avons pas besoin de Dieu pour savoir que les tomates sont rouges, alors pourquoi aurions-nous besoin de Lui pour nous dire qu’il est mal de voler ? »
« Mais en quoi l’acte de voler est-il aussi objectif que la couleur d’une tomate ? demande Abraham. Je ne peux pas voir que ce comportement est mauvais comme je vois que les tomates sont rouges. Alors, si c’en est fini de la révélation, et si nous ne pouvons prouver que les jugements moraux sont objectifs, il faut bien admettre qu’ils sont subjectifs. » La plupart des philosophes modernes sont, de l’avis d’Abraham, des relativistes. « Bien sûr, nous ne cédons pas toujours à nos désirs, mais cela n’a rien à voir avec des faits objectifs ; c’est affaire de contexte social. On s’abstient de voler par crainte de la police. Continuerions-nous d’observer les mitzvot [les prescriptions contenues dans la Torah] sur une île déserte, à l’abri du regard des autres ? »
Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec lui. « Si on pose la question de la morale aux jeunes branchés qui fréquentent le Star Bar, beaucoup pourraient se révéler subjectivistes ou relativistes. Je parie que la plupart diront que ce qui est juste aux yeux de l’un ne l’est pas nécessairement aux yeux de l’autre. Mais aucune des deux grandes écoles de philosophie morale contemporaine – ni les kantiens, ni les conséquentialistes – ne défendent le relativisme. Les kantiens affirment que les normes morales valent dans l’absolu : sous les yeux d’un policier ou sur une île déserte – voler est toujours mal. » Jacob intervient : « Donc, même si nous nous libérons du joug de la Torah, nous trouverons peu de philosophes pour dire de n’en faire qu’à sa tête. »
4. Al-Ghazâlî perd la foi
Au début d’Erreur et délivrance, Al-Ghazâlî raconte comment il a perdu foi dans l’autorité des « parents et des professeurs » – autrement dit, dans les croyances et les valeurs issues des circonstances de notre socialisation – quand il s’est rendu compte qu’il aurait pu être aussi fervent Juif ou chrétien qu’il était musulman convaincu s’il avait vécu dans un milieu juif ou chrétien. Jacob évoque une expérience du même ordre dans l’enfance : « Je me levais très tôt pour étudier la Torah deux heures avant Chaharit (la prière du matin). Sur le chemin de la synagogue, je constatais que les musulmans étaient déjà en train de prier à la mosquée. Alors je me demandais : si nous sommes les uns et les autres assez fervents, chacun dans sa religion, pour nous lever en plein nuit, comment puis-je être sûr que ma religion est vraie, et que la leur est fausse ? »
Mais si Al-Ghazâlî ne peut s’appuyer sur l’autorité de sa tradition religieuse, comment peut-il savoir quoi que ce soit ? Nous parlons de la définition platonicienne classique du savoir comme « croyance vraie et justifiée ». Pourquoi une croyance vraie ne pourrait-elle avoir valeur de savoir, indépendamment de toute justification ? Moshe nous rapporte une conversation qu’il a entendue entre deux vieux Loubavitch. « Ils parlaient d’un texte de Rabbi Shneur Zalman affirmant que la majeure partie de la Terre est recouverte d’eau. “C’est étrange de dire ça, mais si l’Alter Rebbe (le « Vieux Maître ») l’a dit, ce doit être vrai.” Ils avaient donc une croyance vraie, mais, de toute évidence, pas de connaissance ! » Son problème, c’est qu’il a perdu confiance à la fois dans les sens et dans l’intellect. L’œil nous dit, par exemple, que l’étoile est « réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr ». Dans ce cas précis, l’intellect peut identifier et corriger l’erreur. Mais est-il vraiment fiable ? Nous pourrions, affirme al-Ghazâlî, imaginer une faculté cognitive supérieure, capable de détecter les égarements de l’intelligence, tout comme l’intelligence détecte ceux des sens. Le fait que nous n’ayons pas de faculté de ce genre et ignorions l’existence des erreurs de l’intellect ne signifie pas que nous n’en commettions pas, puisque, sans l’intellect, nous ignorerions aussi les méprises de nos sens. L’accès de scepticisme d’al-Ghazâlî ne prit fin que lorsque Dieu illumina son cœur, restaurant sa confiance dans ses facultés cognitives. « Cela signifie-t-il qu’on ne peut passer du scepticisme à la philosophie sans l’aide de Dieu ? » demande Jacob.
Bien que l’étude de l’œuvre philosophico-théologique majeure de Maïmonide, Le Guide des égarés, soit en théorie interdite dans leur communauté, mes élèves hassidiques en ont tous lu des passages en secret. Maïmonide est une sorte de cheval de Troie de la raison au sein de la tradition rabbinique. Son ouvrage monumental, Mishné Torah, le premier code systématique de la loi juive, est sur les rayons de toutes les yeshivot. Mais la réinterprétation par le philosophe des croyances et des pratiques juives à la lumière de conceptions dérivées des penseurs grecs et musulmans se heurte au dogme ultra-orthodoxe actuel affirmant la pureté et l’autosuffisance de la Torah.
« Certains de nos rabbins affirment que Maïmonide n’était pas vraiment philosophe ; il n’usait de cette discipline que parce que les membres de sa communauté étaient troublés par les idées philosophiques, raconte Isaac. D’autres disent qu’une authentique philosophie juive existe bel et bien, mais qu’il est strictement interdit de l’enseigner aux masses. Mais la plupart sont de l’avis du Gaon de Vilna [éminent penseur juif du XVIIIe siècle], qui proclame que “la maudite philosophie a égaré Maïmonide”. »
L’ire du Gaon avait été provoquée par son affirmation que la récitation d’une incantation au-dessus d’un individu mordu par un serpent ou un scorpion avait pour seul effet bénéfique d’apaiser les superstitieux. De quel droit Maïmonide balayait-il d’un revers de la main les innombrables récits du Talmud où la puissance divine est révélée par des incantations miraculeuses ? Isaac me montre la photo d’une publicité en yiddish qu’il a vue à Noël : « Zu farqoifen a machalah oder a tsarah for a arel » (« A vendre, maladie ou malchance pour un non-Juif »). « Et on s’étonne que nos rabbins prennent le parti du Gaon ! »
La réinterprétation audacieuse du judaïsme par Maïmonide a joué un rôle important pour mes élèves, au moment où ils commençaient à prendre leurs distances. « Il vous donne la confiance nécessaire pour rejeter toutes sortes de superstitions – par exemple, l’idée que notre Rebbe serait capable d’accomplir des guérisons miraculeuses ou de prédire l’avenir, dit Isaac. De nombreux épisodes bibliques, que les membres de notre communauté prennent au pied de la lettre, sont interprétés par Maïmonide comme des paraboles. »
Mes élèves ne sont pas pour autant devenus ses disciples. Les Juifs orthodoxes modernes révèrent souvent Maïmonide comme un modèle pour réconcilier Torah (ou révélation) et madda (la raison). Eux n’y croient pas. Toutes les tentatives de combiner la vie profane et la tradition juive finissent toujours par sonner faux à leurs oreilles. D’une certaine manière, ils maintiennent la Torah à l’écart du monde laïc aussi rigoureusement que le font leurs rabbins ; ils ont simplement changé d’allégeance. Moshe me parle de l’un de ses amis Loubavitch, qui a mené une double vie pendant des années. « Le jour, c’était un brillant professeur de Talmud ; la nuit, il explorait la scène culturelle et artistique de Manhattan. Puis il est devenu un orthodoxe moderne et s’est mis à enseigner dans une yeshiva plus libérale. Mais il continue à ne pas croire un mot de ce qu’il raconte. »
Ils rigolent franchement quand je leur parle du sermon de Yom Kippour que j’ai entendu à la synagogue conservatrice de Princeton. Le rabbin, une femme, affirmait qu’il n’y avait pas de contradiction entre l’obéissance à Dieu et l’autonomie personnelle. Les mitzvot doivent nous convaincre qu’il est de notre intérêt de les observer (« Vous voulez une journée sans mails, ni téléphone portable et autres nuisances ? – Observez Shabbat ! ») Ce que Dieu nous demande de faire coïncide avec nos désirs réels. « Voyons voir ce qu’un morceau de bacon peut avoir à dire en faveur de la kashrout », rigole Isaac. Abraham est surpris lorsqu’il m’entend dire que je ne me pose pas de questions sur la circoncision de mon fils : « Pourquoi faire une chose pareille si on ne croit pas dans le bris shel Avraham (l’alliance d’Abraham) ? »
5. La religion, servante de la raison
Ils doutent aussi que Maïmonide ait vraiment pensé combler le fossé entre raison et religion. « Croyait-il réellement que Moïse était un grand philosophe ?, demande Isaac. Est-ce qu’il ne s’agissait pas simplement de donner le change pour échapper à la colère des masses ? » Spinoza les séduit davantage. Jacob évoque un vieux livre hébreu consacré à sa vie et à sa pensée, écrit par Hillel Zeitlin, écrivain et intellectuel juif élevé dans la tradition loubavitch, et qui s’est beaucoup identifié au philosophe après avoir perdu la foi de son enfance. Dans le dernier chapitre, Zeitlin affirme que les idées essentielles de Spinoza sont aussi présentes chez Maïmonide et d’autres penseurs juifs. « Sauf qu’il était plus honnête que Maïmonide, intervient Jacob. Il ne prétendait pas que ses conceptions s’accordaient avec le judaïsme traditionnel. C’est pour ça qu’il a été excommunié. »
Je demande : « Mais Maïmonide ne faisait-il vraiment que donner le change pour se protéger ? Pourquoi a-t-il consacré tant de temps à la Halakha [la loi juive] et à la réinterprétation des croyances juives ? Peut-être était-il une sorte de réformateur philosophique désireux d’offrir à la communauté juive des fondations intellectuelles solides. » J’exprime également des doutes sur la manière dont ils opposent un Maïmonide hypocrite à un Spinoza audacieux. « Spinoza a été excommunié, c’est vrai, mais après son excommunication, la plupart de ses amis proches étaient des chrétiens progressistes. Et son portrait du Christ en philosophe fait beaucoup penser au portrait de Moïse par Maïmonide. Peut-être lui aussi voulait-il réformer la religion par la méthode philosophique, et non s’en débarrasser totalement. »
« Mais à quoi bon ? », demande Jacob. Je lui réponds qu’à mon avis, « Maïmonide et Spinoza voulaient certes empêcher la religion d’interférer avec la raison, mais pensaient aussi que la plupart des gens sont incapables de mener tout seuls une vie rationnelle. Ils ont donc voulu faire de la religion une sorte de servante de la raison, chargée de guider les individus incapables d’être parfaitement rationnels, sans jamais se mêler des affaires de sa maîtresse. » Ils trouvent l’idée intéressante, mais voient mal comment ce type de projet pourrait fonctionner dans les communautés qu’ils connaissent, précisément définies par leur rejet du moindre élément profane.
En même temps, Spinoza est fascinant à leurs yeux uniquement parce qu’il est, comme eux, un Juif renégat. Ils espèrent aussi trouver en lui une expression philosophique des idéaux juifs – de l’amour de Dieu à la quête de la paix et de la justice – qui soit délestée des croyances et des coutumes traditionnelles. Abraham, Isaac et Jacob (accompagnés de deux autres philosophes hassidiques que cela intéresse aussi) me rejoignent même à un colloque sur Spinoza organisé par Dan Garber, grand spécialiste des débuts de la philosophie moderne. Leur présence provoque une certaine perplexité chez les philosophes professionnels. « J’aurais dû commander kasher, pour le traiteur ? », demande Garber, dont le grand-père a fait ses études dans une yeshiva de Vilnius.
Pendant le déjeuner, je trouve Abraham en grande conversation avec l’éminent philosophe analytique Harry Frankfurt (mieux connu, hors du milieu académique, pour son petit bestseller De l'art de dire des conneries (6)). Celui-ci parle à Abraham des cours de Talmud qu’il suit maintenant qu’il est à la retraite. Mon élève en profite pour lui demander : « Alors, dites-moi, Spinoza et le Talmud ne sont-ils pas en désaccord sur la question de la vérité ? Spinoza est convaincu de détenir la vérité ; il ne tolère la contradiction que parce qu’il juge la plupart des gens incapables de la comprendre – il leur accorde donc la liberté de se tromper. Le Talmud, en revanche, dit, à propos des désaccords entre Hillel et Shammaï : “Les paroles de ces deux Sages sont les mots de Dieu vivant”. » (7) Frankfurt est dubitatif. « Même si deux philosophes diffèrent, leurs paroles seront les mots de Dieu vivant aux yeux de Spinoza dès lors qu’ils recherchent sincèrement la vérité », affirme-t-il. Quand Abraham me demande ce que j’en pense, je réponds que je suis d’accord avec lui. « Je vois mal Spinoza autoriser des désaccords à l’intérieur de l’intelligence divine. »
Que veut dire Nietzsche lorsqu’il affirme que « Dieu est mort » ? Je suggère qu’il parle de l’effondrement de ce que nous avions coutume de considérer comme l’ordre naturel et moral ancré en Dieu – le fondement de nos jugements sur les notions de vrai, de bon, et de beau. « Eh bien, je pense que nous avons fait l’expérience du nihilisme, dit Isaac. Les fondations de notre foi se sont écroulées, et nous avons découvert que ce en quoi nous croyions n’était qu’un mythe destiné à régenter la vie dans notre communauté. » Il nous parle d’un ami qui, lorsqu’il a décidé qu’il vivait dans le mensonge, a balancé les écrits du Rebbe Satmar par terre.
Au terme de notre première séance consacrée à Nietzsche, je leur demande de réfléchir à la réponse que Platon, Maïmonide et Spinoza pourraient opposer à l’affirmation d’Ivan, dans les Frères Karamazov de Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis ». « Merci, Carlos, me répond Isaac, maintenant j’aurai de quoi m’occuper l’esprit à la synagogue pendant le shabbat, c’est déjà ça. »
Mais jusqu’où sont-ils prêts à suivre Nietzsche ? Socrate, al-Ghazâlî et Maïmonide ont tous trois tenté de remplacer des croyances périmées et enfantines par d’autres, nouvelles, meilleures, mais encore fondées sur Dieu. La position de Nietzsche est bien plus radicale : il n’y a aucun ordre objectif, rien d’autre que d’aveugles forces de la nature, sans dessein, toujours mouvantes. Mes élèves s’interrogent. « Je suis optimiste de nature, confie Abraham. Je continue de penser qu’un beau jour, j’obtiendrai des réponses définitives. » Je lui fais remarquer que Nietzsche pourrait bien voir là une simple expression de sa peur d’accepter de vivre dans un monde dépourvu de sens. « Mais Nietzsche a peut-être tort, répond-il. Comment peut-il être sûr ? Spinoza dit bien qu’il existe un ordre objectif, sans postuler pour autant que le monde obéit à un projet divin. »
6. Stressant d’être un surhomme
Les conceptions du monde fondées sur Dieu posent, pour Nietzsche, un problème essentiel en ceci qu’elles alimentent une morale qui entrave notre existence ici et maintenant, au nom d’un au-delà illusoire. Au lieu de réaliser notre potentiel sur Terre, nous apprenons l’humilité, l’obéissance et l’abnégation pour nous assurer une place au paradis. « Cela vaut pour les hassidim, dit Isaac, mais cela vaut-il également pour la religion fondée sur la seule Bible ? Celle-ci ne fait pas vraiment de distinction entre le corps et l’âme, et ne fait certainement pas d’une vie heureuse la récompense de l’âme montée au ciel ; vivre bien, cela signifie prospérer sur terre – recevoir ces bénédictions que sont la fortune, une belle famille, et ainsi de suite. »
Je propose de pousser cet argument un peu plus loin : « Maïmonide ne rejette pas uniquement les conceptions traditionnelles de l’au-delà, mais aussi l’idée d’une récompense et d’un châtiment divin dans ce monde ; il affirme que Moïse utilise ces promesses et ces menaces comme le ferait un professeur – pour amener les gens au véritable amour de Dieu. Une fois arrivé à ce point, il n’est plus nécessaire de craindre le châtiment ou d’espérer une récompense ; l’amour de Dieu est en soi une rétribution. Même chose chez Spinoza, qui affirme que l’amour intellectuel de Dieu – autrement dit, de la nature – est le bien suprême, que l’esprit soit immortel ou pas. »
« Dans ce cas, pourquoi Nietzsche rejette-t-il tout critère objectif d’excellence humaine, et pas seulement ceux qui impliquent le Ciel », demande Jacob. « C’est que, lui dis-je, une vie réussie est à ses yeux une vie au cours de laquelle nous accomplissons notre propre nature, avec les instincts et les désirs qui nous sont propres ».
« Chez les hassidim, c’est exactement le contraire, dit Isaac. Plus on désire quelque chose, pire c’est ; il s’agit du yetzer hara qui essaie de vous détourner du service de Dieu. » Mais la différence est-elle vraiment aussi flagrante ? « Nietzsche, dis-je, ne défend pas moins la maîtrise de soi que Platon ou Maïmonide. Un Übermensch, un “surhomme”, peut-il être l’esclave de ses passions ? Prenez même le groupe de jazz qui joue au Star Bar ce soir : ne faut-il énormément d’efforts et de discipline pour devenir un bon musicien ? Lorsque Nietzsche assimile vie digne et vie puissante, il ne parle pas du pouvoir sur les autres, mais de la capacité d’atteindre les objectifs que l’on s’est fixés sans se laisser distraire par la convoitise et la peur. »
Moshe signale l’existence d’un concept similaire dans l’œuvre de Rabbi Shneur Zalman : « Il fait une distinction entre teva (la nature) et hergel (l’habitude). L’idée, c’est de remodeler sa nature par l’habitude : se débarrasser des traits de caractère qui vous empêchent d’atteindre votre objectif, et acquérir ceux qui peuvent vous y aider. » Je remarque que la seule chose que contesterait Nietzsche, c’est l’objectif à atteindre, qui, pour l’Alter Rebbe, est bien sûr l’avodat Hachem (le service de l’Eternel).
« Ça a l’air stressant, d’être un surhomme », s’exclame Isaac. Je réplique : « Nietzsche risque de vous le reprocher, si vous laissez les liens familiaux ou communautaires vous empêcher d’accomplir votre nature. Être libre, à ses yeux, signifie aussi être dégagé des attaches sociales. » « Mais n’y a-t-il pas un problème ?, rétorque Isaac, du tac au tac. L’excellence, chez Nietzsche, implique toujours de surpasser les autres ; n’est-ce pas générateur de dépendance envers ceux-là même que l’on surpasse ? »
Miriam n’est pas convaincue par l’éloge que fait le philosophe de la solitude. Elle se range à la tradition qui, de Platon à Spinoza, affirme qu’il est impossible de vivre, et encore plus de vivre bien, sans autrui. « Et pourquoi les faibles l’inquiètent-ils donc à ce point ? Les faibles, chez Nietzsche, ont toujours l’air de vouloir piéger les forts. Mais aider les faibles ne peut-il aussi être un signe de force ? » Nous revenons à Maïmonide : brillant philosophe, jurisconsulte, médecin, et dirigeant dans sa communauté, il a toutes les apparences de l’Übermensch nietzschéen. Il se peut même qu’il ait nourri autant de mépris à l’égard des masses que Nietzsche lui-même, mais il n’en a pas moins passé la majeure partie de sa vie à tenter d’élever la communauté juive, sur les plans spirituel et moral.
Lors de notre dernière rencontre, nous débattons de la notion nietzschéenne d’éternel retour. « Si Nietzsche a raison, nous aurons exactement cette même discussion éternellement », dis-je. Ils ne sont pas plus convaincus que moi par cette théorie, mais ils sont fascinés par l’expérience de pensée développée par Nietzsche dans Le Gai savoir :
« Imaginez un messager divin qui vous révèlerait que cette vie, telle que vous êtes en train de la vivre et l’avez vécue par le passé, il vous faudra la revivre encore, un nombre de fois infini ; et qu’il n’y aura rien de nouveau, puisque chaque souffrance, chaque plaisir, chaque pensée et chaque soupir, et chaque aspect de votre vie, qu’il soit infime jusqu’à l’indicible ou sublime, reviendra, s’enchaînant dans le même ordre. »
Que feriez-vous – « grincer des dents et le maudire », ou bien proclamer, « tu es un dieu, je n’ai jamais rien entendu de si divin ! » ?
Ce texte est paru dans la Jewish Review of Books de l’automne 2012. Il a été traduit par Adrienne Boutang.
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