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    [post_date] => 2015-11-20 07:00:48
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    [post_content] => En septembre 2014, moi qui m’intéresse davantage aux oiseaux que d’autres, j’ai suivi l’affaire du nouveau stade que Minneapolis et Saint Paul, les « villes jumelles » du Minnesota, construisent pour leur équipe de football. Selon les prévisions, les murs de verre du bâtiment provoqueront chaque année la mort de milliers de volatiles. Les amoureux des oiseaux avaient donc demandé aux sponsors d’utiliser un verre spécial, orné de motifs, pour limiter les collisions. Ce matériau aurait fait augmenter de 0,10 % les coûts de construction, mais les financiers avaient refusé. À peu près à la même époque, la National Audubon Society publia un communiqué de presse identifiant le réchauffement planétaire comme la « pire menace » qui soit pour les oiseaux d’Amérique : « près de la moitié » des espèces aviaires risquaient de perdre leur habitat d’ici 2080. Cette annonce fut ingénument retransmise par les médias nationaux et locaux, dont le Star Tribune de Minneapolis, où le blogueur qui traite des questions ornithologiques, Jim Williams, tira cette inévitable conclusion : pourquoi se battre contre les murs vitrés d’un stade alors que le vrai danger émane du changement climatique ? En comparaison, écrivait Williams, la mort de quelques milliers d’oiseaux n’était « rien ».

Je me trouvais alors à Santa Cruz, en Californie, et déjà d’humeur chagrine. Le propos de Williams m’était tombé sous les yeux au 254e jour d’une année qui, jusque-là, en avait compté seulement seize dignes de l’adjectif « pluvieux ». Et à l’injustice de cette sécheresse brutale s’ajoutait chaque jour l’insulte de bulletins météo à la radio qui qualifiaient le temps de « superbe ». Je n’étais certes pas sans partager l’angoisse de Williams concernant l’avenir. Mais la manière dont une terrible prophétie comme celle de la National Audubon Society pouvait conduire à l’indifférence envers les oiseaux actuellement en vie me mortifiait.

Cela tient peut-être à mon éducation protestante et au fait que je suis devenu écologiste, mais la parenté spirituelle entre l’écologie et le puritanisme de Nouvelle-Angleterre me frappe depuis longtemps. Ces deux systèmes de croyance sont hantés par le sentiment que le simple fait d’être humain vous rend coupable. Dans le cas de l’écologie, ce sentiment est fondé sur des faits scientifiques. Qu’il s’agisse des Nord-Américains de la préhistoire chassant le mammouth jusqu’à extinction, des Maoris anéantissant la mégafaune de Nouvelle-Zélande ou de la civilisation moderne provoquant la déforestation de la planète et l’asphyxie des océans, l’homme est le tueur universel du monde naturel. Et voilà maintenant que le changement climatique fournit une eschatologie qui nous met face à notre culpabilité : le jour du Jugement dernier arrive, sous la forme de lendemains d’une chaleur dantesque. À moins de nous repentir et de nous amender, nous serons tous des pécheurs à la merci d’une Terre en colère.

Je reste sensible à ce genre de puritanisme. Il est rare que je prenne l’avion ou parte faire mes courses en voiture sans penser à mon empreinte carbone ni me sentir coupable. Mais quand j’ai commencé à observer les oiseaux, et à me soucier de leur bien-être, je me suis senti attiré par une souche bien différente du christianisme, inspirée par l’amour de saint François d’Assise pour ce qui est concret, vulnérable et présent juste là, sous notre nez. J’ai apporté mon soutien au travail ciblé de l’American Bird Conservancy et des antennes locales de l’Audubon Society. Même le paysage le plus horriblement dégradé me rendait joyeux dès lors qu’il abritait des oiseaux.

 

C’est ainsi que j’en suis venu à me sentir douloureusement tiraillé sur la question du changement climatique. Je le reconnaissais comme l’enjeu environnemental majeur de notre époque, mais je me sentais tyrannisé par sa prééminence. Non seulement elle criminalisait le moindre trajet en voiture jusqu’au supermarché, mais elle me donnait aussi l’impression d’être égoïste en me préoccupant davantage des oiseaux d’aujourd’hui que des hommes de demain. Que pesaient les aigles et les condors tués par les éoliennes, face à l’impact de l’élévation du niveau de la mer sur les pays pauvres ? Que pesaient les oiseaux endémiques des forêts tropicales des Andes, face aux bienfaits pour l’atmosphère des projets hydroélectriques de la région ?

Il y a un siècle, la National Audubon Society était une organisation militante, qui faisait campagne contre le massacre inconsidéré des oiseaux et l’extermination des hérons pour leurs plumes. Mais, aujourd’hui, son esprit s’est adouci. Elle est surtout connue, depuis quelques décennies, pour ses cartes de vœux et ses peluches en forme de cardinal rouge ou de merle bleu, qui chantent quand on appuie dessus. En septembre 2014, quand cette organisation s’est soudain mise en mode « prêche enflammé », je me suis demandé ce qui se passait.

Dans la présentation de son programme concernant le réchauffement, la NAS faisait allusion aux « données scientifiques citoyennes » qu’elle avait exploitées et à un « rapport », établi par ses propres chercheurs, qui fondait ses funestes prédictions. Les internautes visitant son nouveau site Web étaient accueillis par des photos d’espèces menacées par le changement climatique, comme l’aigle à tête blanche, et invités à « prendre l’engagement » de contribuer à les sauver. La NAS leur suggérait pour ce faire des actions assez simples – témoigner, avoir un jardin plus hospitalier pour les oiseaux –, mais le site proposait aussi un « Serment d’action pour le climat », long et détaillé, où il était notamment question de remplacer ses ampoules électriques à incandescence par des modèles économes en énergie.

Le rapport sur le réchauffement de la planète n’était pas accessible, mais les infographies disponibles sur le site, dont des cartes localisant les différentes espèces d’oiseaux, laissaient supposer que la méthode utilisée consistait à comparer l’aire actuelle d’une espèce et son habitat prévisible dans un climat modifié. Quand les deux régions se recouvraient à peu près, on supposait que l’espèce survivrait. Lorsque les aires se recouvraient peu, ou pas du tout, l’espèce courait le risque de disparaître, prise entre un ancien milieu devenu inhospitalier et une nouvelle aire à l’habitat inadapté.

Les modélisations de ce type ont leur utilité, mais sont remplies d’incertitudes. Une espèce peut se reproduire aujourd’hui dans une zone où règne telle température moyenne ; cela ne signifie pas qu’elle soit incapable de tolérer de plus fortes chaleurs, qu’elle ne puisse s’adapter à un habitat légèrement différent plus au nord, ou que cet habitat plus septentrional ne changera pas du fait de l’élévation des températures. De façon générale, les espèces d’Amérique du Nord, qui ont dû affronter au cours de l’évolution les journées brûlantes de juillet et les nuits glacées de septembre, tolèrent bien mieux les fluctuations de température que les espèces tropicales. Même si certains oiseaux familiers de nos jardins auront peut-être disparu par endroits d’ici 2080, les espèces vivant plus au sud les auront probablement remplacés. L’avifaune nord-américaine pourrait bien, en fait, devenir plus variée.

En prenant pour emblème de son initiative climatique l’aigle à tête blanche, la NAS a fait un choix particulièrement étrange. Cette espèce a failli disparaître il y a cinquante ans, avant l’interdiction du DDT. Désormais, il n’y a qu’une seule raison de s’inquiéter pour son avenir : le fait que l’opinion, entraînée par une société Audubon alors pleine d’énergie, se soit mobilisée autour d’une menace immédiate. La situation désespérée de l’aigle a motivé le vote de l’Endangered Species Act de 1973, et le sauvetage de ce rapace est l’un des grands succès de cette loi. Ses œufs n’étant plus fragilisés par le DDT, sa population et son aire ont connu une expansion si spectaculaire que l’aigle à tête blanche a été retiré en 2007 de la liste des espèces en danger. Si l’animal a pu rebondir, c’est parce qu’il s’agit d’un oiseau résistant et plein de ressources : un chasseur et un charognard généraliste, capable de parcourir de grandes distances pour coloniser de nouveaux territoires. Peu d’espèces sont moins susceptibles d’être piégées par la géographie. Même si le réchauffement de la planète l’évince complètement de son habitat actuel d’hiver et d’été, la fonte des glaces en Alaska et au Canada pourrait bien lui offrir une nouvelle aire plus vaste.

 

Mais le changement climatique est tellement séduisant pour des organisations qui veulent être prises au sérieux ! Outre que c’est une cause populaire toute trouvée, elle présente un flou commode : les scientifiques qui publient dans les revues à comité de lecture estiment que plus de 3 milliards d’oiseaux sont tués en Amérique chaque année par les collisions ou par les chats errants ; en revanche, aucune mort d’oiseau ne peut être rattachée avec certitude au réchauffement (puisque les schémas climatiques locaux et à court terme ont des causes non linéaires). Si vous pouvez manifestement sauver la vie des oiseaux qui percutent vos vitres ou sont tués par vos chats, réduire, même à zéro, votre empreinte carbone, sera sans effet à cet égard. Déclarer que le changement climatique nuit aux oiseaux, c’est donc tout sauf polémique. En revanche, exiger l’interdiction des munitions au plomb (l’intoxication par le plomb est la principale cause de décès du condor de Californie) reviendrait à se mettre à dos les chasseurs. Et s’opposer avec véhémence à la surpêche des limules (la véritable raison pour laquelle le bécasseau maubèche, oiseau de rivage, a dû être inscrit cet hiver sur la liste des espèces menacées aux États-Unis) pourrait gêner l’administration Obama : le directeur du Fish and Wildlife Service, en annonçant cette inscription, a attribué le déclin des limules avant tout au « changement climatique », ce coupable politiquement plus acceptable. Le réchauffement de la planète, c’est la faute de tout le monde ; autrement dit, de personne. Le déplorer peut nous faire du bien à tous.

À n’en pas douter, le siècle à venir sera dur pour la faune sauvage. Mais pour d’innombrables espèces, dont presque tous les oiseaux d’Amérique du Nord, la menace n’est pas directe. Leur réaction au stress climatique intense est mal connue, mais nous savons qu’ils s’adaptent à ce genre de situation depuis des dizaines de millions d’années et ne cessent de nous étonner : le manchot empereur déplace ses sites de reproduction à mesure que la banquise fond dans l’Antarctique, le cygne siffleur quitte le milieu aquatique et apprend à glaner les semences dans les champs cultivés. Toutes les espèces ne réussiront pas à s’adapter. Mais plus notre population aviaire sera nombreuse, saine et variée, plus grandes seront les chances de survie, et même d’épanouissement, de quantité d’espèces. Pour éviter les extinctions, il ne suffit pas de maîtriser nos émissions de carbone. Nous devons aussi maintenir en vie de très nombreux oiseaux sauvages ici et maintenant. Il nous faut combattre la disparition des animaux aujourd’hui menacés, agir contre les nombreux dangers qui déciment la population aviaire nord-américaine, et investir dans des efforts de protection intelligents et à grande échelle, en particulier ceux qui tiennent compte du changement climatique. Ce ne sont pas les seules initiatives que doivent prendre les amateurs d’oiseaux. Mais ne pas s’y consacrer n’aurait de sens que si le problème du réchauffement exigeait toutes les ressources de chaque groupe d’amoureux de la nature.

 

Le militantisme climatique a ceci de légèrement tragicomique qu’il passe son temps à déplacer les poteaux de buts. Ses porte-parole assuraient, voici dix ans, que nous avions dix ans pour prendre les mesures drastiques nécessaires afin d’empêcher la température globale d’augmenter de plus de 2 degrés au cours du XXIe siècle. Aujourd’hui, certains de ces mêmes militants nous affirment qu’il nous reste encore dix ans. En réalité, notre action devrait désormais être encore plus radicale qu’il y a dix ans, puisque d’autres gigatonnes de carbone se sont accumulées dans l’atmosphère. Au rythme où ça va, nous aurons épuisé nos quotas d’émissions pour le siècle avant même d’être arrivés à mi-parcours. En attendant, les mesures que proposent aujourd’hui de nombreux États sont moins drastiques que celles qu’ils envisageaient il y a dix ans.

Un livre rend justice à toute la tragédie et à l’étrange comédie du changement climatique, et c’est celui du philosophe Dale Jamieson, Reason in a Dark Time. D’ordinaire, j’évite les ouvrages sur le sujet, mais un ami me l’a recommandé, et j’étais intrigué par le sous-titre : « Pourquoi la lutte contre le changement climatique a échoué, et ce que cela signifie pour notre avenir ». J’étais particulièrement étonné par ce verbe « échoué », conjugué au passé. Je l’ai donc ouvert et je ne l’ai plus lâché.

Jamieson, qui participe à des conférences sur le climat depuis le début des années 1990, commence par un survol des réactions de l’humanité au plus vaste problème d’action collective auquel elle ait été confrontée. Au cours des vingt-trois années écoulées depuis le sommet de Rio (1), qui avait fait naître d’immenses espoirs d’accord planétaire, non seulement les émissions de carbone n’ont pas diminué, mais elles ont grimpé en flèche. À Copenhague, en 2009, le président Obama s’est contenté d’entériner un fait accompli lorsqu’il a refusé de signer un accord engageant les États-Unis à respecter des objectifs de réduction contraignants. Contrairement à Bill Clinton, Obama a été très clair sur la capacité du système politique américain à agir en la matière : elle est nulle. Sans les États-Unis, deuxième émetteur mondial de gaz à effet de serre, un accord global n’est plus global, et les autres pays n’ont guère de raisons de signer. L’Amérique dispose en fait d’un droit de veto, dont elle a fait usage à maintes reprises.

Si le système politique américain est incapable d’agir, ce n’est pas simplement que les conglomérats de l’énergie fossile financent les négationnistes et achètent les élections, comme le supposent de nombreux progressistes. Même pour ceux qui acceptent la réalité du réchauffement, le problème peut être appréhendé de bien des façons : comme une crise de la gouvernance mondiale, un échec du marché, un défi technologique, une question de justice sociale et ainsi de suite, chaque définition appelant sa propre réponse coûteuse. Un enjeu comme celui-là est un casse-tête pour n’importe quel pays, et plus encore pour les États-Unis, où le pouvoir a été conçu pour être à la fois faible et sensible aux demandes des citoyens. Contrairement aux progressistes qui y voient une démocratie pervertie par les intérêts financiers, Jamieson suggère que l’inaction du pays face au changement climatique est le fruit de la démocratie. Après tout, un bon système politique agit dans l’intérêt de ses citoyens, et ce sont précisément les citoyens des principales démocraties émettrices de carbone qui bénéficient de l’essence et du commerce mondial à bon marché, tandis que le coût de notre pollution pèse surtout sur ceux qui n’ont pas voix au chapitre : les populations des pays pauvres, les générations futures, les autres espèces. Autrement dit, l’électorat est rationnellement égoïste. Selon une enquête citée par Jamieson, plus de 60 % des Américains pensent que le réchauffement nuira aux espèces animales et aux générations futures, mais 32 % seulement pensent qu’il leur nuira personnellement.

 

Notre responsabilité envers les autres, déjà en vie ou encore à naître, ne devrait-elle pas nous obliger à prendre des mesures radicales pour lutter contre le changement climatique ? Le problème, ici, tient à ce que la décision de tout individu, dont je suis, d’aller travailler en voiture ou à vélo ne fait aucune différence pour le climat. L’ampleur des émissions de gaz à effet de serre est telle, les mécanismes qui les conduisent à affecter le climat sont à ce point non linéaires et les effets en sont tellement dispersés dans l’espace et dans le temps qu’aucun dommage spécifique ne peut être attribué à ma contribution, qui ne représente que 0,0000001 % des émissions totales. Je peux, dans l’absolu, me reprocher de rejeter bien plus de carbone dans l’atmosphère que l’habitant moyen de la planète. Mais si je calcule le quota annuel moyen nécessaire pour limiter à 2 degrés le réchauffement au cours du XXIe siècle, je m’aperçois que ce chiffre est dépassé en deux semaines par la seule vie quotidienne d’une famille américaine standard. Faute de tout signe de méfaits directs, le choix le plus sensé est de vivre la vie qui m’a été donnée à la naissance, d’être un citoyen honorable et bon avec ceux qui m’entourent, tout en préservant la planète autant que possible.

D’une manière plus générale, Jamieson affirme que le changement climatique est un problème d’une nature totalement inédite. D’une part, il jette la plus profonde confusion dans le cerveau humain, qui a évolué pour se concentrer sur le présent – et non sur l’avenir lointain – et sur des mouvements facilement perceptibles – et non sur des évolutions lentes reposant sur des calculs de probabilités. (Quand Jamieson remarque que, « dans le contexte d’un monde qui se réchauffe, un hiver qui n’aurait pas été perçu comme anormal autrefois apparaît comme exceptionnellement froid, et donc comme la preuve qu’il n’y a pas de réchauffement », on ne sait trop s’il faut en rire ou en pleurer pour notre cerveau.) Le grand espoir des Lumières – la raison humaine devait permettre de transcender nos limites évolutionnaires – a été sérieusement douché sous l’effet des guerres et des génocides, mais c’est aujourd’hui seulement qu’il sombre corps et biens, à l’épreuve du changement climatique. Je m’attendais à être déprimé par la lecture de Reason in a Dark Time, mais ce ne fut pas le cas. Le pouvoir hypnotique du changement climatique tient notamment à son envergure, tant dans l’espace que dans le temps. Jamieson, en expliquant nos échecs passés et en jetant le doute sur notre capacité à faire mieux, replace la question à échelle humaine. « On nous dit sans cesse que nous sommes à un moment unique dans l’histoire de l’humanité, et que c’est notre dernière chance d’avoir un impact, écrit-il dans son introduction. Mais chaque moment de l’histoire humaine est unique, et c’est toujours la dernière chance d’avoir tel ou tel impact. »

 

Voilà le contexte dans lequel j’ai été si contrarié par le mot « rien », appliqué à l’impact que voulaient avoir certains amoureux des oiseaux dans le Minnesota. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous soucier de l’évolution de la température globale au cours du siècle (2 ou 4 degrés ?), ou de l’élévation du niveau des océans (50 centimètres ou 6 mètres ?) ; ces différences comptent énormément. Il n’est pas non plus question d’incriminer toute initiative prometteuse prise par des fondations, des ONG et des États pour atténuer le réchauffement ou s’y adapter. Il s’agit plutôt de savoir si tous ceux qui s’intéressent à l’environnement sont tenus de faire du climat leur priorité absolue. Se préoccuper de quelques milliers de pinsons qui percutent un stade a-t-il le moindre sens, sur le plan pratique ou moral, quand la vie et les moyens de subsistance de millions d’individus sont en danger ?

Pour répondre à cette question, il est important d’admettre que la perspective de la surchauffe planétaire est une affaire d’ores et déjà réglée. Même dans les pays les plus menacés par les inondations ou la sécheresse, même dans les pays les plus vertueusement engagés à développer les énergies alternatives, aucun chef d’État n’a jamais promis de laisser du carbone dans le sol. Et, sans cela, « alternatives » signifie simplement « supplémentaires » – une façon de différer la catastrophe humaine, pas de l’éviter. La Terre, telle que nous la connaissons aujourd’hui, ressemble à un malade en phase terminale, dont nous pouvons traiter le cancer soit par des remèdes agressifs qui vont le défigurer, soit avec des soins palliatifs et de la compassion. Nous pouvons construire des barrages sur tous les fleuves, détruire tous les paysages en multipliant les cultures de biocarburants, les fermes solaires et les éoliennes, afin de gagner quelques années de réchauffement modéré en plus. Ou bien nous pouvons opter pour une vie plus courte et meilleure, en protégeant les zones où la flore et la faune sauvage tiennent bon, quitte à précipiter un peu la catastrophe humaine. Cette seconde approche a notamment cet avantage que, si un remède miracle comme l’énergie de fusion thermonucléaire devait apparaître entre-temps, il resterait peut-être encore quelques écosystèmes intacts à sauvegarder.

Choisir de préserver l’environnement aux dépens potentiels de l’humanité serait moralement plus perturbant si la nature avait encore le dessus. Mais nous vivons aujourd’hui dans l’anthropocène, dans un monde toujours plus modelé par l’homme. Vers la fin du chapitre que Jamieson consacre à l’éthique, il se demande s’il est bon ou mauvais que le Manhattan de 1630, cette Arcadie couverte de forêts luxuriantes, grouillante de poissons et d’oiseaux, soit devenu le Manhattan moderne de la High Line (2) et du Metropolitan Museum. Il y a autant d’avis que de personnes interrogées sur le sujet. Quoi qu’il en soit, ce changement a eu lieu et nous ne pouvons plus revenir en arrière, de même que nous ne pouvons plus empêcher le réchauffement de la planète. Nos ancêtres nous ont légué un monde avec du bon et du mauvais, et nous léguerons à nos descendants un monde où le bon et le mauvais ne seront plus les mêmes. Nous avons toujours été des exploiteurs universels, mais aussi de brillants caméléons ; le changement climatique n’est jamais que la même vieille histoire qui se répète, en plus grand. La seule menace existentielle que notre espèce fait peser sur elle-même est la guerre nucléaire.

La véritable nouveauté, ce sont les extinctions massives que nous provoquons. Tout le monde ne s’intéresse pas à la faune sauvage, mais ceux qui la considèrent comme un bien irremplaçable et non monnayable ont pour eux un argument éthique positif. C’est celui que présentait Rachel Carson dans Printemps silencieux, le livre qui a donné naissance au mouvement écologiste moderne. Carson alertait sur les dangers de la pollution pour les êtres humains, mais le noyau moral de son livre était formulé implicitement dans son titre : sommes-nous vraiment prêts à éliminer les oiseaux de la planète ? Les dangers de la pollution au carbone sont aujourd’hui bien plus grands que ceux du DDT et, comme le prétend la National Audubon Society, le changement climatique est peut-être la pire menace à terme pour l’espèce aviaire. Mais je sais que nous ne pourrons pas prévenir le réchauffement en changeant nos ampoules électriques. Or je veux quand même faire quelque chose.

Dans Annie Hall, quand le petit Alvy Singer arrête de faire ses devoirs, sa mère l’emmène consulter un psychiatre. Il découvre qu’Alvy a lu quelque part que l’Univers était en expansion, ce qui entraînerait sans doute un jour son explosion, Alvy voyant là une raison de cesser tout travail : « À quoi bon ? » À l’ombre d’immenses problèmes planétaires et d’immenses remèdes planétaires, les micro-actions individuelles de protection de la nature peuvent paraître tout aussi dénuées de sens. Mais la mère d’Alvy refuse de l’admettre. « Tu es ici à Brooklyn ! dit-elle. Et Brooklyn n’est pas en expansion ! » Tout dépend en vérité de ce que nous entendons par « avoir du sens ».

 

Le changement climatique a bien des traits communs avec le système économique qui l’accélère. Comme le capitalisme, il est transnational, provoque des perturbations imprévisibles, est auto-entretenu et inévitable. Il défie la résistance individuelle, crée de grands gagnants et de grands perdants, et tend vers une monoculture planétaire : l’extinction des différences au niveau des espèces et la monoculture des objectifs au niveau institutionnel. Par ailleurs, il se marie bien avec la haute technologie, encourageant l’idée que seule l’innovation pourra résoudre le problème des émissions de gaz à effet de serre, soit par l’efficacité du covoiturage, soit par un coup de maître de la géo-ingénierie. Sur le plan narratif, le changement climatique est presque aussi simple que le mantra « Les marchés sont efficients ». Et il peut être raconté en moins de cent quarante caractères : nous expédions dans l’atmosphère le carbone qui était emprisonné dans le sous-sol et, à moins d’arrêter, nous sommes fichus.

L’œuvre de protection de la nature, elle, s’apparente plutôt à l’art du roman. Il n’existe pas deux endroits semblables et aucun récit n’est simple. En novembre dernier, je suis allé au Pérou pour observer le travail d’un partenariat américano-péruvien, l’Amazon Conservation Association. Et ma première étape m’a conduit dans un petit village indigène des hautes terres à l’est de Cuzco. Avec l’aide d’Amazon Conservation, la communauté s’est attelée à la reforestation des pentes andines, à la lutte contre les incendies de forêt et à la commercialisation d’un légume local, le tarwi. Celui-ci présente l’avantage de pousser sur des terres dégradées et d’être suffisamment apprécié à Cuzco pour que sa culture soit rentable. Dans un vieux bâtiment poussiéreux au sol de terre battue, des femmes m’ont servi un repas composé de ragoût de tarwi et d’un épais pain sucré également à base de tarwi. Après le déjeuner, dans un jardin situé à proximité, j’ai visité une pépinière de jeunes arbres indigènes que les membres de la communauté planteront à la main sur les pentes abruptes, pour lutter contre l’érosion et améliorer la qualité de l’eau. Je me suis ensuite rendu dans un village voisin qui s’est engagé à laisser intactes ses terres boisées et gère une ferme biologique expérimentale. C’est une petite exploitation, mais elle assure aux habitants des ruisseaux d’eau claire et une autosuffisance alimentaire ; pour Amazon Conservation, voilà un modèle dont peuvent s’inspirer les autres. Les autorités régionales et municipales disposent des royalties que rapporte l’exploitation du pétrole et des mines, argent qu’elles pourraient consacrer à la revitalisation des hautes terres suivant ce modèle.

 

À l’heure où la mondialisation touche tous les domaines, un bon projet écologique doit satisfaire à de nouveaux critères. Il doit couvrir une vaste surface, parce que la biodiversité ne survivra pas dans un habitat fragmenté par les plantations de palmiers à huile ou les forages pétroliers. Il doit respecter les populations qui habitent déjà la zone et ses environs, et s’adapter à leur mode de vie. Et le projet doit pouvoir résister au changement climatique, soit par son envergure, soit en s’étendant sur différentes altitudes ou de multiples microclimats.

Les hautes terres sont importantes pour l’Amazonie parce qu’elles l’approvisionnent en eau et que les espèces vivant à basse altitude seront contraintes de migrer vers les hauteurs à mesure que la planète se réchauffera. Amazon Conservation s’intéresse tout particulièrement au parc national de Manú, au Pérou, bande de forêt humide de basse altitude, plus vaste que l’Île-de-France. Ce parc, qui abrite des groupes autochtones évitant tout contact avec le monde extérieur, jouit d’une pleine protection juridique contre toute intrusion, mais les incursions illégales sont endémiques dans les parcs naturels des pays tropicaux. Non content de développer le potentiel des pentes plus élevées et de préserver le bassin hydrologique de Manú, Amazon Conservation tente de renforcer la zone-tampon sur les flancs du parc, qui sont menacés par l’exploitation forestière, l’agriculture sur brûlis et l’explosion de l’orpaillage sauvage dans la région de Madre de Dios. Le projet ambitionne de former une ceinture protectrice de petites réserves, de terres communautaires autosuffisantes et de plus vastes « concessions » écologiques sur des terres appartenant à l’État.

Tout au long des 90 kilomètres de la route qui descend des hautes terres, il est possible de rencontrer près de 600 espèces d’oiseaux. La chaussée suit une très vieille piste qui servait jadis au transport des feuilles de coca depuis les basses terres vers les civilisations précolombiennes des hautes terres. Dans les sentiers proches, les chercheurs d’Amazon Conservation cohabitent en paix avec les trafiquants de coca d’aujourd’hui. La route se termine près de la Villa Carmen, une ancienne hacienda qui abrite désormais un centre d’enseignement, un lodge pour écotouristes et une ferme expérimentale où l’on procède à des tests sur le biochar, un charbon à usage agricole. Fabriqué à base de déchets de bois brûlés dans des fours à chaux dont les résidus carbonisés sont ensuite pulvérisés, cet additif permet d’emprisonner le carbone dans les champs cultivés et d’enrichir à peu de frais les sols pauvres. Il offre aux paysans une alternative à la culture itinérante sur brûlis, qui détruit la forêt pour dégager des terres cultivables et épuise très vite le sol, ce qui entraîne une nouvelle destruction de parcelle de forêt, et ainsi de suite.

Dans le village indigène de Santa Rosa de Huacaria, près de la Villa Carmen, le cacique de la communauté, don Alberto, m’a fait visiter la ferme piscicole et l’écloserie qu’Amazon Conservation l’a aidé à mettre en place. L’élevage piscicole à grande échelle représente un problème écologique dans d’autres régions du monde, mais les petites fermes d’Amazonie, qui utilisent des espèces de poissons locales, sont l’une des sources de protéines animales les plus respectueuses de l’environnement. Celle de Huacaria alimente en poisson les trente-neuf familles du village, auxquelles la vente du surplus apporte des liquidités. Durant le déjeuner – du pacu d’élevage rôti avec du yucca dans des tiges de bambou bouchées à chaque extrémité par des feuilles d’heliconia –, don Alberto évoque de manière poignante les effets du changement climatique dont il a été témoin. Le soleil paraît plus chaud à présent. Certains membres de son peuple souffrent de cancers de la peau, maladie inconnue jadis, et les larves d’un parasite du palmier, traditionnellement consommées pour contrôler le diabète et stimuler le système immunitaire, ont disparu. Il n’en reste pas moins entièrement dévoué à la forêt. Amazon Conservation aide le groupe à étendre sa propriété foncière et à développer son propre partenariat avec le parc national.

 

Le travail d’Amazon Conservation me frappe par la modestie des moyens mis en œuvre. Il y a les huit pacus femelles, dont on prélève les œufs nécessaires pour la saison, et les aquariums en plastique tout simples où vivent les alevins. Il y a les tas de terre coniques que les femmes des hautes terres criblent de petits tubes en plastique pour planter de jeunes arbres. Il y a les simples cahutes en bois que construit l’ONG pour permettre aux cueilleurs de noix du Brésil de protéger la récolte de la pluie, ce qui peut suffire à faire la différence entre gagner un revenu suffisant et devoir abattre ou quitter la forêt. Et il y a la méthode employée pour recenser les oiseaux dans une forêt des basses terres : on marche sur une centaine de mètres, on s’arrête pour regarder et écouter, puis on repart sur cent mètres. À tout moment, cette modestie contraste avec l’ampleur des projets liés au réchauffement : les éoliennes gigantesques, les fermes solaires à perte de vue, les nuages de particules réfléchissantes autour du globe envisagés par la géo-ingénierie. Cette différence d’échelle joue sur la signification que peuvent avoir ces actions pour les hommes qui les accomplissent. Parce qu’elles ne produisent aucun résultat visible, les initiatives liées au climat ont nécessairement un sens eschatologique : elles renvoient à ce Jugement dernier que nous espérons retarder. En Amazonie, la protection de l’environnement se fait sur le mode franciscain : vous aidez quelque chose que vous aimez, quelque chose qui se trouve devant vous, et vous en voyez les fruits.

De la même manière que les pays développés, après avoir longtemps contribué de manière disproportionnée aux émissions de carbone, comptent maintenant sur les pays en développement pour partager le fardeau de leur réduction, les pays riches d’Europe et d’Amérique, pauvres en capital biotique, ont besoin des pays tropicaux pour préserver la biodiversité. Mais nombre de ceux-ci se relèvent à peine du colonialisme et ont des sujets de préoccupation plus pressants. Une part infime de la déforestation de l’Amazonie brésilienne, par exemple, est l’œuvre de nantis. Les principaux responsables en sont des familles misérables chassées de régions plus fertiles où l’agrobusiness capitaliste cultive des germes de soja pour le tofu des Chinois et de la pulpe d’eucalyptus pour les couches jetables des Américains. Le boom de l’orpaillage à Madre de Dios n’est pas seulement une catastrophe écologique. C’est aussi un désastre humain : il y est beaucoup question d’empoisonnement au mercure et de trafic d’êtres humains, mais l’État péruvien n’y a toujours pas mis fin, parce que les mineurs gagnent bien mieux leur vie qu’ils ne le feraient dans les régions déshéritées dont ils viennent. Tout en adaptant son travail aux besoins et aux capacités de la population locale, une organisation comme Amazon Conservation doit composer avec un paysage politique d’une complexité extrême.

Au Costa Rica, Daniel Janzen, un spécialiste de biologie tropicale de 76 ans, a consacré près de la moitié de sa vie à faire précisément cela. Avec son épouse, Winnie Hallwachs, Janzen est l’architecte du projet environnemental peut-être le plus audacieux et le plus fécond des tropiques du Nouveau Monde, l’Área de Conservación Guanacaste (ACG). Janzen et Hallwachs ont commencé à y travailler en 1985, avec de nombreux atouts. Le Costa Rica était une démocratie stable ; le réseau de parcs nationaux et de réserves naturelles couvrait un quart de la surface du pays et faisait l’admiration de la communauté internationale ; le site, la région septentrionale de Guanacaste, zone de forêt sèche, était isolé, peu peuplé et sans intérêt pour l’agriculture industrielle. Il n’en est pas moins remarquable que Janzen et Hallwachs aient pu y créer une réserve correspondant aux nouveaux critères que j’évoquais : elle est immense, l’organisation entretient de bonnes relations avec les communautés avoisinantes, et le programme comprend une réserve marine, les pentes sèches d’une cordillère volcanique et la forêt humide des Caraïbes. C’est remarquable parce qu’ils n’étaient jamais que deux scientifiques sans le sou, et la gestion politique a toujours été compliquée.

Le Costa Rica est connu pour ne pas avoir d’armée, mais son administration des parcs obéit à un modèle militaire. Avec son quartier général installé dans la capitale, San José, elle fait tourner ses gardiens et tout son personnel dans l’ensemble du réseau, les réserves fonctionnant fondamentalement comme des territoires à défendre contre des légions d’intrus potentiels. Janzen et quelques décideurs costaricains clairvoyants ont compris que, dans un pays où les débouchés économiques sont réduits, où la superficie protégée est immense et où les fonds consacrés à la défense de l’environnement sont strictement limités, préserver des réserves naturelles regorgeant de bois, de gibier et de minéraux revenait à défendre des hôtels particuliers au milieu du ghetto. L’ACG a donc tenté une nouvelle approche : les parcs nationaux et les réserves présents sur son territoire furent exemptés de la politique de rotation pratiquée par l’administration, ce qui permit au personnel de s’enraciner et de développer un attachement au territoire et au concept de conservation ; en outre, il était clair que tous les employés, y compris les policiers, devaient accomplir un travail scientifique ou de protection significatif.

Les premières années, il s’agissait souvent de lutter contre les incendies. L’essentiel de l’espace aujourd’hui contrôlé par l’ACG était autrefois constitué de pâturages couverts d’herbe grasse d’origine africaine. Grâce à l’argent collecté avec l’aide de l’ONG Nature Conservancy et des gouvernements suédois et costaricain, et après avoir fait appel à la générosité du public lors de ses conférences aux États-Unis, Janzen a pu acheter d’immenses zones de pâturage et de forêt endommagée entre les deux parcs nationaux existants. Une fois le bétail retiré, les feux de forêt devinrent la principale menace pour le projet. Janzen fit une expérience en plantant de jeunes arbres d’espèces indigènes, mais il en vint très vite à la conclusion que la reforestation naturelle, avec des semences transportées par le vent et les déjections animales, donnait de meilleurs résultats. Dès que la nouvelle forêt s’enracina et que les risques d’incendie diminuèrent, il conçut une mission plus ambitieuse pour les employés de l’ACG : dresser un inventaire complet des quelque 375 000 espèces végétales et animales présentes sur son territoire.

 

S’inspirant du terme « parajuriste », Janzen inventa le mot « parataxonomiste » pour désigner les habitants de Guanacaste qu’il embauchait. Après une période de formation intensive, ces personnes sans diplôme universitaire sont capables d’accomplir un vrai travail scientifique. Elles parcourent la forêt sèche de la pente pacifique et la forêt humide des Caraïbes, collectent des spécimens, les remontent et prélèvent des échantillons pour une analyse d’ADN. Le projet emploie actuellement trente-quatre parataxonomistes, que Janzen peut rémunérer correctement grâce aux subventions qu’il reçoit, aux intérêts d’un petit fonds de dotation et à une collecte d’argent acharnée. Ils sont aussi motivés et désireux d’apprendre que ses meilleurs étudiants, me confie ce professeur de biologie à l’université de Pennsylvanie.

Des trois nouveaux critères de réussite pour les projets environnementaux, l’intégration au sein des communautés avoisinantes est le plus difficile à satisfaire. L’effort de taxonomie de Janzen sert cet objectif de plusieurs manières. D’abord, pour intéresser les Costaricains à la biodiversité – leur pays, qui couvre 0,03 % des terres émergées, abrite 4 % des espèces de la planète –, il faut leur expliquer en quoi elle consiste. La biodiversité est une notion abstraite, mais les centaines de tiroirs contenant des spécimens de papillons de nuit de Guanacaste, épinglés et étiquetés, dans une pièce climatisée du parc national de Santa Rosa, n’ont rien d’abstrait. La science pratique – l’histoire particulière que chaque plante toxique ou guêpe parasite raconte – permet aussi d’intéresser les écoliers que l’ACG accueille depuis trente ans. Si vous avez passé une semaine de votre enfance dans la forêt sèche, à examiner les chrysalides et les crottes d’ocelot, peut-être verrez-vous la forêt, une fois adulte, autrement que comme une simple ressource économique. Enfin, et c’est peut-être le plus important, les parataxonomistes favorisent le sentiment d’appropriation de la population locale. Certains d’entre eux travaillent en couple, et beaucoup habitent dans les stations de recherche de l’ACG, où ils exercent une influence protectrice plus forte que ne pourraient le faire des gardes armés, puisque leurs voisins sont leurs amis et leur famille. Selon Janzen, le braconnage et l’exploitation forestière illégale sont beaucoup plus rares dans l’ACG que dans d’autres parcs costaricains surveillés selon les méthodes traditionnelles.

Janzen et Hallwachs passent la moitié de l’année dans une minuscule cabane encombrée près du QG de Santa Rosa. Cerfs, agoutis, geais, guêpes et singes fréquentent les abreuvoirs devant la maisonnette. Au fil des années, ils ont eu en convalescence un porc-épic et une chouette pygmée ; Janzen m’a confié d’un air mélancolique qu’il aurait aimé avoir un serpent à sonnette comme animal de compagnie. Torse nu, la barbe blanche, vêtu d’un pantalon sale en coton vert et de baskets, il semble tout droit sorti d’un roman de Joseph Conrad. Hallwachs, spécialiste d’écologie tropicale, est plus jeune, plus conciliante, et douée pour convertir la rationalité scientifique de Janzen en ressources sociales traditionnelles.

La forêt de Santa Rosa me semble désespérément sèche, même pour une forêt sèche à la saison sèche. Hallwachs m’a montré la couverture nuageuse au-dessus des volcans : depuis quinze ans, les nuages remontent régulièrement, signe de changement climatique. « À une époque, je gagnais des caisses de bière en pariant sur la date à laquelle la pluie arriverait, confie Janzen. C’était toujours le 15 mai. Maintenant, on ne sait plus. » Il ajoute que les populations d’insectes de Guanacaste se sont effondrées au cours des quatre décennies qu’il a passées à les étudier ; le chercheur a envisagé de consacrer un article au phénomène, mais à quoi bon ? Cela ne servirait qu’à déprimer les gens. La disparition d’espèces d’insectes nuit déjà aux oiseaux qui s’en nourrissent et aux plantes qui ont besoin de pollinisation, et les pertes se poursuivront sans doute au gré du réchauffement. Mais, pour Janzen, le changement climatique ne dévalue pas l’ACG. « Si vous possédiez le seul Rembrandt au monde et que quelqu’un venait lui donner un coup de couteau, vous le jetteriez ? »

Pendant ma visite, une nouvelle percée technologique fut annoncée, qui permettra de fabriquer de l’éthanol à partir de cellulose. Du point de vue du climat, la production d’un biocarburant efficace possède un charme irrésistible ; mais pour Janzen, cela ressemble à une catastrophe de plus. Les terres les plus riches du Costa Rica sont déjà consacrées aux monocultures industrielles. Que deviendrait le pays si la forêt secondaire pouvait fournir du carburant à ses voitures ? Tant que la lutte contre le changement climatique l’emporte sur toutes les autres préoccupations environnementales, aucun paysage sur Terre n’est à l’abri. Comme le mondialisme, le climatisme est source d’aliénation. Les Américains vivent aujourd’hui loin des dommages écologiques provoqués par leur mode de vie, et même si les futurs consommateurs sont plus éclairés quant à leur empreinte carbone et remplissent leur réservoir de carburant vert, ils n’en subiront pas moins cette aliénation. Seule une prise de conscience de la nature comme un ensemble d’habitats spécifiques menacés, plutôt que comme une entité abstraite qui « se meurt », pourrait éviter la totale dénaturation du monde.

Guanacaste est déjà la dernière étendue importante de forêt sèche pacifique en Amérique centrale. Pour préserver ne serait-ce que certaines de ses espèces uniques, la réserve doit durer éternellement. « C’est comme le terrorisme, dit Janzen. Nous devons réussir chaque jour, les terroristes ne doivent réussir qu’une fois. » Les questions quHallwachs et lui posent au sujet de l’avenir n’ont pas grand-chose à voir avec le réchauffement. Ils se demandent comment faire pour que l’ACG s’autofinance, comment enraciner sa mission définitivement dans la société costaricaine, comment s’assurer que ses ressources en eau ne seront pas toutes détournées pour irriguer les terres cultivées, et comment se préparer à affronter les futurs hommes politiques costaricains qui voudront raser le territoire pour produire de l’éthanol cellulosique.

 

De quelle manière le modèle de Guanacaste peut-il s’appliquer à d’autres centres de biodiversité sous les tropiques ? La plupart des visiteurs étrangers posent cette question. Réponse : il ne le peut pas. Notre système économique encourage la pensée monoculturelle : il existe une solution optimale, un produit qui est le meilleur en matière de protection de l’environnement, et dès que nous l’aurons identifié, nous pourrons l’étendre au reste de la planète pour le commercialiser. Comme le suggère le contraste entre Amazon Conservation et l’ACG, préserver la diversité biologique exige une égale diversité d’approches.

Pendant tout le temps où j’ai côtoyé Janzen, il a rarement mentionné d’autres projets. Ce qui le préoccupe, c’est ce qu’il aime concrètement : les terrains de chasse spécifiques, en forêt sèche, qu’il utilise en tant que biologiste spécialiste des tropiques ; les Costaricains démunis qui travaillent pour l’ACG et vivent près de ses frontières. Assis dans un fauteuil devant sa cabane, il est une source inépuisable d’anecdotes. Il y a l’histoire de la piste d’atterrissage d’Oliver North pour les contras, sur la presqu’île de Santa Elena, presqu’île devenue partie intégrante de l’ACG. Il y a la manière dont Janzen a découvert que les espèces de papillons de nuit de la forêt sèche passent une partie de leur cycle de vie dans la forêt humide, et comment cette révélation les a conduits, Winnie et lui, à élargir encore la portée d’un projet déjà ambitieux. Il y a aussi l’histoire des 1 000 camions de pelures d’orange – volume dont l’ACG a débarrassé une usine de jus de fruits, en échange de 1 400 hectares de forêt primaire ; après quoi un écologiste hargneux a poursuivi la firme en justice pour avoir illégalement déversé des pelures sur la voie publique, même si, à l’époque du procès, la décomposition avait transformé ces déchets en un riche terreau propice à la reforestation. Janzen raconte encore comment son épouse et lui ont appris à traiter avec plusieurs propriétaires terriens à la fois, par le biais d’offres à prendre ou à laisser pour des ensembles de propriétés, pour ne pas être pris en otages par un seul interlocuteur intraitable. Il y a aussi la manière dont l’ACG a rebaptisé ses enseignants « secrétaires », parce qu’« enseignant » n’était pas reconnu comme un poste de fonctionnaire au ministère de l’Environnement, de l’Énergie et des Télécommunications.

 

En 1985, quand Janzen et Hallwachs ont voulu créer l’ACG sans formation ni expérience en matière de protection de l’environnement, ils n’auraient pu imaginer aucune de ces histoires. Guanacaste est devenu leur destin, la vie qu’ils ont choisi de mener. Bien sûr, il est sans doute vrai que « là où il y a de la vie, il y a de la mort », comme aime à le dire Janzen ; et je me demande si la vision d’une planète dénaturée par la lutte pour le climat, un monde de champs de panic érigé et de plantations d’eucalyptus, séduit en secret les êtres humains parce que, abritant beaucoup moins de vie, cette planète abritera aussi beaucoup moins de mort. Certes, la mort était tout autour de moi dans la forêt, bien plus palpable que dans une banlieue ou un champ cultivé – les jaguars tuent les cerfs, les cerfs tuent les jeunes arbres, les guêpes tuent les chenilles, les boas tuent les oiseaux, et les oiseaux tuent tout ce qu’on peut imaginer, selon leur spécialité. Mais c’était parce que je me trouvais dans une forêt vivante.

D’un point de vue planétaire, l’avenir semble promettre non seulement ma propre mort, mais aussi la mort du monde qui m’est familier. De l’autre côté de la rivière, face à Los Amigos, le plus bas des postes de recherche d’Amazon Conservation, s’étendent des kilomètres et des kilomètres de forêt ravagés par les chercheurs d’or. L’ACG est entourée par l’agrobusiness et par des résidences de bord de mer dont son existence n’a fait que renforcer l’attrait. Mais à l’intérieur de Los Amigos, il y a des quetzals, des tinamous, des agamis et tout ce que leur présence durable représente. À l’intérieur de l’ACG, il y a une forêt qui n’existait pas il y a trente ans, avec des arbres hauts de 30 mètres et cinq espèces de fauves, des tortues marines qui enterrent leurs œufs au bord de l’océan, et des foules de perruches qui viennent en groupe se repaître de graines d’arbres fruitiers. Les animaux ne peuvent peut-être pas nous remercier de leur permettre de vivre, et ils n’en feraient sans doute pas autant pour nous si nous échangions les rôles. Mais c’est nous qui avons besoin de donner un sens à la vie, pas eux.

 

 

Cet article est paru dans le New Yorker le 6 avril 2015. Il a été traduit par Laurent Bury.
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    [post_content] => Pour l’instituteur, les changements se sont produits lentement. Cela a commencé par une perte d’assurance dans la marche ; après quoi son audition s’est trouvée affectée. Il s’est voûté, aussi. Il n’a pas encore la soixantaine, mais doit s’aider d’une canne. Et le voilà assis avec sa femme et son fils dans le cabinet d’Henry Marsh, un neurochirurgien de Londres, en train d’examiner un scanner révélant la croissance d’une tumeur à la base du crâne. La question est : peut-on, doit-on l’enlever ? Marsh, qui n’a alors que quelques années d’expérience en neurochirurgie, hésite. La tumeur est énorme, impressionnante – et elle est située dans le tronc cérébral, une zone vitale. Livrée à elle-même, elle va détruire l’ouïe de l’enseignant, lui interdire la marche et finir par le tuer. Mais l’opération peut le laisser paralysé, ou pire, explique Marsh. La famille est face à un choix difficile : d’un côté, la certitude d’un déclin lent mais inexorable ; de l’autre, la possibilité d’une guérison immédiate – ou d’une catastrophe.

Ils décident de prendre un second avis auprès d’un éminent neurochirurgien, plus âgé. Quelques jours plus tard, celui-ci téléphone à Marsh : « C’est une opération pour jeune homme ! Je leur ai dit que c’était à vous de la faire. » Flatté, Marsh accepte le défi. L’opération commence à 9 heures du matin et se prolonge jusque tard dans la nuit. La neurochirurgie est un art méticuleux et dangereux ; retirer une tumeur peut faire penser au désamorçage d’une bombe. Souvent armés d’un microscope, les chirurgiens s’aident d’instruments très fins à long manche pour dégager la tumeur du corps cérébral, après quoi ils la retirent par aspiration. Un quart de notre sang circule dans les veines et les artères du cerveau ; la rupture d’une seule d’entre elles peut provoquer une hémorragie et une attaque. Le chirurgien risque aussi d’enlever au passage un morceau du cerveau, car le tissu cérébral et le tissu tumoral se ressemblent beaucoup. Or, contrairement au reste du corps, le cerveau et la moelle épinière cicatrisent rarement. Si le neurochirurgien commet une erreur, le dommage est souvent irréversible.

Vers minuit, Marsh et son équipe ont extrait la quasi-totalité de la tumeur. L’atmosphère au bloc opératoire est détendue et festive. L’équipe chirurgicale fait une pause cigarette en écoutant Abba et Bach. « J’aurais dû m’en tenir là et laisser le dernier morceau en place », écrit Marsh dans Do No Harm, ses Mémoires. Mais il se risque à poursuivre – il veut pouvoir dire qu’il a tout enlevé. « Quand je me suis attaqué à la dernière partie de la tumeur, écrit-il, j’ai déchiré une petite branche collatérale de l’artère basilaire, un vaisseau sanguin de l’épaisseur d’une grosse aiguille. Un mince jet de sang artériel rouge vif a commencé à pulser. » L’artère basilaire irrigue le tronc cérébral, qui régule le reste du cerveau. Marsh arrête rapidement l’hémorragie, mais le manque d’oxygène a suffi à endommager de façon irréversible le tronc cérébral de l’instituteur, qui ne reprendra jamais conscience.

 

« Oh merde ! »

Marsh, qui a aujourd’hui 65 ans, est l’un des plus éminents neurochirurgiens britanniques. En tant que chef de service à l’hôpital Saint George de Londres, il a contribué à mettre au point une technique d’intervention sous anesthésie locale : le patient reste conscient et peut communiquer avec le chirurgien pendant l’opération, ce qui permet à celui-ci d’éviter d’endommager ce qu’on appelle les « aires éloquentes », ou essentielles, du cerveau. Deux documentaires ont été consacrés à Henry Marsh. Pourtant, écrit-il, « alors que j’approche du terme de ma carrière, je me sens de plus en plus l’obligation de témoigner des fautes que j’ai commises ». Il y a quelques années, le chirurgien prépara une conférence intitulée « Mes pires erreurs ». Pendant des mois, il passa ses matinées au lit à ruminer, en se remémorant toutes les opérations qu’il avait loupées. « Plus je pensais au passé, raconte-t-il dans son livre, plus mes erreurs remontaient à la surface, comme le méthane toxique qui se dégage quand on remue l’eau stagnante d’un étang. »

Marsh s’inscrit avec cet ouvrage dans la lignée des médecins qui ont fait le récit de leurs erreurs. Les Mémoires du neurochirurgien Frank Vertosick Jr., When the Air Hits Your Brain (« Quand votre cerveau rencontre l’air libre »), s’ouvrent sur une scène durant laquelle un interne qui fore un trou dans le crâne d’un homme va trop profond par inadvertance et plonge la mèche dans le cerveau. « Oh merde ! » s’exclame-t-il. Un collègue plus âgé le rassure : « Ce n’est que l’hémisphère latéral. » Les praticiens qui écrivent font généralement preuve d’une généreuse indulgence vis-à-vis de telles bévues. Ils font valoir que la médecine s’est construite sur les erreurs, car les médecins, comme tout le monde, apprennent en cafouillant.

Ce n’est pas l’utilité de l’erreur qui intéresse Marsh. Il est le Knausgaard (1) de la neurochirurgie : il raconte ses erreurs parce qu’il veut les confesser, parce qu’il se penche sur sa vie intérieure et la façon dont ces défaillances l’ont à la longue affectée. En exergue de ses Mémoires, le médecin britannique a placé cette phrase du Français René Leriche : « Chaque chirurgien traîne derrière lui un petit cimetière, dans lequel il va prier de temps à autre. » Marsh sait bien que sa tendance à l’introspection a quelque chose de non professionnel – les émotions du praticien sont censées ne pas entrer en ligne de compte face à la souffrance de ses patients. Mais il est poussé par une « honnêteté téméraire ». Témoin, sa conférence « Mes pires erreurs » : prononcée devant un public de collègues neurochirurgiens, « elle a été accueillie par un silence sidéré, personne n’a posé la moindre question ». Son livre est un acte expiatoire, une dissection de l’erreur, et une tentative pour répondre, de l’intérieur, à ce genre de question : comment peut-on passer des décennies à charcuter les cerveaux des gens et en sortir indemne ?

Marsh est devenu neurochirurgien presque par accident. À mi-parcours de ses études à Oxford, il a connu un amour non partagé. Inspiré par le film Cinq pièces faciles avec Jack Nicholson, il s’est réfugié à Newcastle, dans le rude nord-est de l’Angleterre, pour soigner son cœur brisé. Là, il a écrit de mauvais poèmes, travaillé comme brancardier dans un hôpital – et assisté à sa première opération. « J’ai trouvé cette violence contrôlée et altruiste extrêmement séduisante », écrit-il. Après son diplôme, en 1973, il s’est donc inscrit à la Royal Free Hospital School of Medicine. (2) Les étudiants n’avaient pas le droit de pénétrer dans les blocs de neurochirurgie ; mais un jour, Marsh a entrevu à travers le hublot d’une porte close « une femme nue, anesthésiée, la tête rasée, assise bien droite sur une table d’opération spéciale ». L’image s’est gravée dans son esprit, comme « une scène tout droit sortie d’un film d’horreur ».

Marsh s’est marié et a obtenu son diplôme de médecin. Peu de temps après, son fils William développait, à l’âge de 3 mois, une tumeur au centre du cerveau, qu’une opération réussie permit d’extraire. Le père-médecin pense rétrospectivement qu’il n’avait pas vraiment mesuré les risques de l’intervention. Bien plus tard, écrit-il, « j’ai regardé un enfant mourir d’hémorragie dans la salle même où mon fils avait été opéré, tandis que mon patron – précisément le chirurgien qui avait sauvé la vie de William – ratait son coup sur une tumeur identique ». Peu après l’intervention subie par son gamin, Marsh, qui travaillait en soins intensifs, a assisté à l’opération d’un anévrisme. Le chirurgien devait s’introduire profondément dans le cerveau pour dégager le mortel petit ballon gorgé de sang artériel afin, sans le rompre, de le sceller avec un clip métallique miniature. « Cela tenait plus d’un sport sanglant que d’un exercice technique calme et froid », écrit Marsh. En outre, cela « concernait l’organe qui est le substrat mystérieux de toutes nos pensées et émotions… C’était une opération élégante, délicate, dangereuse, empreinte d’une signification profonde. Que peut-on faire de mieux, ai-je pensé, que de devenir neurochirurgien ? » La neurochirurgie – étrange, brutale, miraculeuse – l’avait séduit. Il a commencé sa formation dès qu’il l’a pu.
Henry Marsh est fasciné par le cerveau. Il adore le contempler avec son microscope chirurgical articulé « qui vient s’incliner au-dessus de la tête du patient comme une grue délicate et attentionnée ». Pour lui, le spectacle est magnifique. Au centre, écrit-il, les veines cérébrales internes ressemblent « aux nervures de la voûte d’une cathédrale ». La grande veine de Galien « scintille bleu foncé dans la lumière du microscope ». C’est « un spectacle très intime […], plus clair, plus précis, plus brillant que celui du monde extérieur […], et mon anxiété en avive l’intensité et le mystère ».

Cette anxiété naît bien avant l’intervention, avec la décision d’opérer, qui peut facilement se révéler mauvaise (un scanner du cerveau ne dit rien sur la question fondamentale du degré d’adhérence d’une tumeur). Elle se prolonge avec la série de rendez-vous au cours desquels Marsh doit s’efforcer d’exposer ces risques sans affoler son patient (il est tentant d’être rassurant, écrit-il, mais toute opération ratée lui fait « regretter amèrement de s’être montré trop optimiste »). En pédalant vers l’hôpital, le chirurgien est assailli par l’effroi, « presque une sensation d’accablement ». Et, avant l’intervention, il est souvent pris d’une panique que seule vient dissiper, au dernier moment, « l’heureuse et implacable concentration ».

La chirurgie du cerveau, écrit Marsh, est quelque chose qu’il «  déteste pratiquer ». Le patient est au préalable dépersonnalisé – le crâne rasé, le corps enveloppé de tissus stériles –, même si on ne peut pas entièrement dépersonnaliser le cerveau. Souvent se pose la question de savoir jusqu’où aller : si un clip d’anévrisme n’est pas impeccablement placé, faut-il prendre le risque de le repositionner ? Pour ce faire, Marsh doit lutter contre « l’irrésistible envie de terminer l’opération et d’échapper à la peur de déclencher une hémorragie catastrophique ». Il conclut : « Je finis par prendre la décision dans quelque lieu inconscient de moi-même, où tous les fantômes se sont réunis pour m’observer. »

 

Affronter la famille angoissée

Les désastres en neurochirurgie peuvent être cruels. Un patient se réveille parfois apparemment en bonne santé, pour mourir quelques jours plus tard d’une attaque ou d’une hémorragie liée à l’opération « d’une façon impossible à clarifier ». Et certains malades peuvent survivre avec un cerveau gravement endommagé – une issue qui terrorise particulièrement Marsh. Il confie à un collègue que « personne, personne d’autre qu’un neurochirurgien ne comprend ce que c’est que d’avoir à monter en traînant les pieds faire sa visite du service, et d’y retrouver chaque jour – souvent des mois durant – quelqu’un qu’on a détruit, d’affronter la famille angoissée et furieuse réunie à son chevet ». L’instituteur a survécu ainsi. Sept ans après l’opération manquée, Marsh visitait un établissement pour patients végétatifs, quand, jetant un œil dans une chambre, il « a reconnu son corps tout gris recroquevillé dans son lit ». « Je ne décrirai pas la douleur » qu’engendrent les sentiments nés de telles expériences, écrit-il.

 

Une stupide querelle

En plusieurs décennies de pratique médicale, Marsh a été confronté, comme témoin ou comme acteur, à toutes les formes de défaillances possibles, ou presque. Il y a les erreurs par action (le péché d’orgueil qui consiste à retirer un trop grand volume d’une tumeur) ou par omission (le mauvais diagnostic). Il y a les erreurs dont on ne fait pas état (après une intervention réussie, Marsh peut choisir de ne pas révéler au patient combien il s’en est fallu de peu) et celles dont il est tenu responsable (« Après une opération, j’ai dit à la famille de porter plainte – que j’avais commis une terrible bévue »). Il y a aussi les erreurs par délégation – quand Marsh laisse un interne réaliser une opération simple sur la moelle épinière, et que le patient se retrouve avec un pied paralysé – et les erreurs imputables à l’Histoire : dans un hôpital psychiatrique, le chirurgien rencontre ainsi des victimes de lobotomies. Un matin, il opère après une stupide querelle avec un collègue, et le patient en sort avec le visage à moitié paralysé. « Ce serait peut-être arrivé de toute façon – c’est l’une des “complications médicalement reconnues” de ce type d’opération –, mais je sais que je n’étais pas dans l’état d’esprit adéquat pour pratiquer une intervention si dangereuse et délicate ; et quand j’ai retrouvé le patient en faisant mon tour du service les jours suivants et vu son visage paralysé – paralysé et défiguré –, j’ai ressenti une honte profonde. »

Dans un texte paru en 1976, le philosophe Bernard Williams explore le concept de « fortune morale ». (3) Souvent, observe-t-il, nous sommes moralement responsables d’actions qui sont aussi le fruit du hasard. Imaginez deux personnes qui boivent trop à la même fête et reprennent toutes deux le volant en état d’ivresse. Supposez que l’une d’elles renverse un piéton : le conducteur est moralement responsable ; pourtant, seul le hasard a fait la différence entre lui et son compère. Pour Williams, une grande partie de la vie morale est ainsi une question de chance. C’est le hasard des situations qui nous expose parfois au jugement d’autrui. Nous n’en sommes pas moins, en toutes circonstances, responsables de nos actes. Cela souligne un fait troublant à propos de la vie morale : la distribution de la culpabilité, de par le monde, est à bien des égards affaire de chance ou de malchance.

La vie d’un soldat est profondément affectée par cette fortune morale. Celle du neurochirurgien aussi. « Plus j’ai d’expérience, plus la chance me semble avoir d’importance », écrit Marsh. Il n’empêche qu’il sera blâmé pour ses échecs et félicité pour ses succès – traité en assassin le matin par une famille, en sauveur l’après-midi par une autre. Les personnes régulièrement confrontées à la fortune morale éprouvent souvent le besoin de recourir à d’autres critères que l’éthique pour se juger eux-mêmes ; une forme de code. Marsh a fondé le sien sur ses propres émotions. S’il ne peut pas contrôler le tour que prend une opération, le médecin peut du moins gérer ses sentiments. Il s’efforce donc de ne pas laisser ceux-ci amplifier encore la peur et le désarroi du patient ; en même temps, il essaie de ne jamais mentir. Par conséquent, il voudrait éprouver des émotions à la fois fortes et réalistes, qui s’expriment à plein mais demeurent tempérées. Dans l’un des passages les plus émouvants du livre, on le voit appelé au chevet d’un de ses malades préférés, David, un homme chaleureux, accompli, intelligent, qu’il connaît depuis douze ans. Marsh a combattu au cours de trois opérations déjà la tumeur de David. Mais celle-ci atteint désormais une strate plus profonde et fatale du cerveau. Le chirurgien explique, avec une immense tristesse, qu’une quatrième intervention ne servirait à rien ; David répond qu’il s’en doutait. Marsh lui serre longuement la main, est embrassé par sa femme, et dit : « Ce fut un honneur de prendre soin de vous. »

Étant donné les circonstances, cela ne pouvait mieux se passer. Mais, peu après, les émotions de Marsh se sont rebellées. En quittant l’hôpital, écrit-il, « je me suis vite retrouvé coincé dans les embouteillages de l’heure de pointe, et je me suis mis à injurier furieusement les voitures et leurs conducteurs, comme s’ils étaient responsables de la mort prochaine de cet homme admirable, qui allait laisser sa femme veuve et ses jeunes enfants orphelins. J’ai crié, pleuré, bêtement tapé du poing sur mon volant. Et j’ai eu honte, non pas de mon incapacité à sauver David – il avait reçu le meilleur traitement possible – mais de mon manque de détachement professionnel et de ce qui m’apparaissait comme l’indécence de ma détresse comparée à sa dignité et à la souffrance de sa famille, dont je me contentais d’être le témoin impuissant ».

En écrivant son livre, Marsh a semble-t-il violé son propre code, car il donne libre cours à bien de ces émotions qu’il s’est tant efforcé de dissimuler. Mais les codes, par nature, font abstraction des complexités de la vie intérieure et morale ; or Marsh souhaite se comprendre lui-même – et souhaite que nous le connaissions – à la lumière de ces complexités mêmes.

Ce médecin écrit comme un romancier – il pense scènes, construction, effets de contraste – et, en lisant son récit, je me suis pris à penser à un autre Henry, Henry Perowne, le neurochirurgien au centre du roman Samedi, de Ian McEwan. Les deux Henry pourraient difficilement être plus dissemblables. Perowne, qui approche de la cinquantaine, est confiant et optimiste. Il prétend, durant ses interventions, « pouvoir maîtriser le résultat ». Il a « le plaisir de savoir précisément ce qu’il fait ». Il admire le caractère impersonnel de la connaissance scientifique. Il savoure « le soulagement de la famille quand il descend du bloc opératoire comme un dieu, un ange porteur de bonnes nouvelles : la vie, pas la mort ». La plupart de ses patients non seulement survivent mais même « prospèrent », écrit McEwan. Selon toute vraisemblance, c’est aussi le cas des patients de Marsh. La différence tient au tempérament. « Ce ne sont pas des succès dont je me souviens, avoue Marsh, mais des échecs. »

Il y a quelques années, en lisant Samedi, j’avais été très impressionné par Perowne. À présent que j’ai découvert les Mémoires de Marsh, le personnage du roman m’apparaît curieusement peu affecté par son travail (il doit certes s’incliner devant des forces extérieures – le temps, le mal, l’Histoire –, mais elles agissent hors du bloc opératoire). Jamais Perowne ne paraît avoir infligé à quelqu’un ce que Marsh a infligé à l’instituteur, épisode dont il fait le récit dans un chapitre intitulé « Hubris ». Cette expérience a transformé le chirurgien, aux plans professionnel et spirituel. Il ne fait plus d’opérations de si longue durée. Il se méfie de son propre optimisme et de son talent. Il redoute l’effet euphorisant de la chirurgie (« Je ne peux plus supporter d’entendre de la musique quand j’opère », écrit Marsh ; Perowne, lui, écoute les Variations Goldberg).

 

Comme un gamin

Mais le Henry Marsh de Do No Harm est lui aussi un personnage. En 2007, le réalisateur Geoffrey Smith lui a consacré un documentaire intitulé « Le chirurgien anglais ». Il semble avoir pour vedette un homme légèrement différent. Dans le film, Marsh apparaît un peu niais, très grand, avec de grosses lunettes toutes rondes. Quand il parle matériel médical, il s’excite comme un gamin. Sur un lac gelé (le documentaire est tourné en Ukraine, où Marsh fait depuis des décennies des opérations bénévoles), il glisse élégamment sur la glace. Quand il est nerveux avant une intervention, sa voix monte et il se prend la tête à deux mains. Il sourit souvent, mais, lorsqu’il annonce de mauvaises nouvelles, ses yeux s’emplissent de larmes. « La vie peut être très cruelle, dit-il, je suis désolé. » C’est manifestement un homme sensible – du genre à arrêter ses études pour guérir d’une peine de cœur.

À un moment du film, Marsh rend visite à Katia, la mère d’une jeune fille dont il a tenté de sauver la vie. Il décrit la scène dans son livre : assis à dîner avec toute sa famille, « j’étais si ému de retrouver Katia que je pouvais à peine parler ». Il est extraordinaire qu’un homme si émotif soit devenu neurochirurgien. Cependant, dans ce métier aussi l’âge peut jouer son rôle : « Je me suis endurci, comme tous les médecins doivent le faire. Mais maintenant que j’arrive en fin de carrière, ce détachement commence à s’émousser. »

À Kiev, Marsh effectue avec un neurochirurgien du nom d’Igor Kurilets des opérations de pointe avec un équipement chirurgical de seconde main. Il décrit dans son livre l’effroi qu’il éprouve à travailler dans un environnement étranger avec un matériel de deuxième ordre ; mais il ne parvient pas à décrire précisément ce qu’il fait là-bas (un travail héroïque). En bref, son autoportrait laisse à désirer. Marsh avoue que, lorsqu’il parle à ses patients, il lutte pour trouver le juste équilibre entre « espoir et réalité », « optimisme et réalisme », « détachement et compassion ». Il lutte aussi pour trouver ce juste équilibre quand il parle de lui.

Pourquoi ? Le côté sombre de son livre ne procède pas d’une sorte de fausse modestie ; son humilité n’est pas de l’orgueil déguisé. Au contraire, c’est son désir d’expiation qui semble noircir ses souvenirs : confronté au caractère irrévocable de la souffrance de ses patients, il est incapable d’échapper à son ombre. Le dernier chapitre laisse aussi envisager une autre explication. Il y évoque la visite dans son service d’une femme qu’il a opérée vingt ans plus tôt d’une tumeur bénigne ; l’intervention lui a sauvé la vie, mais l’un de ses nerfs faciaux a été sectionné. Les chirurgiens appellent ce type d’arbitrage un « sacrifice ». Chez la plupart des patients, ce sacrifice se traduit par un engourdissement du visage auquel ils finissent par s’adapter. Seule une poignée d’entre eux sont, à l’instar de cette femme, rendus fous par cette insensibilité, dont le nom latin est anaesthesia dolorosa – perte de la sensation douloureuse. Le médecin donne à son dernier chapitre le nom de cette maladie.

Marsh, je crois, ne redoute rien tant que l’anaesthesia dolorosa. Incapable de supporter l’idée de devenir insensible, il est déterminé à tout ressentir au maximum.

 

Cet article est paru dans le New Yorker le 18 mai 2015. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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    [post_content] => Que de transformations le thé n’a-t-il pas subies au cours de ses quatre siècles de présence parmi nous, Britanniques ! Il est passé du statut de nouveauté exotique à celui de produit ordinaire de la vie domestique ; il a perdu sa réputation de psychotrope aux effets potentiellement redoutables pour s’imposer comme la petite « tasse qui réconforte » ; d’institution au cœur du rituel social, il est devenu cette boisson consommée sans façons et souvent en solo ; longtemps marchandise régie par un quasi-monopole d’État, la voilà aux mains des marques contrôlées le plus souvent par des multinationales ; et ce produit, d’artisanal, est devenu industriel. L’idée même de thé était à l’origine étroitement liée à l’idée de Chine ; mais, au XVIIIe siècle, sa consommation commença de définir l’identité britannique. En 1863, l’épicier de Birmingham dont le fils devait plus tard fonder la marque Typhoo claironna que « la grande race anglo-saxonne [était] fondamentalement un peuple de buveurs de thé ». Jadis produit de luxe réservé à l’élite, celui-ci est devenu la plus démocratique des boissons. Sur le devant de la scène privée, le thé a également été pendant des siècles au centre de l’économie politique, de la conduite des affaires publiques et des relations internationales.

Au gré de ces mutations, il a cependant conservé certains traits distinctifs. Le mot tea désigne à la fois une plante particulière (Camellia sinensis), le produit obtenu en faisant sécher ses feuilles et le breuvage concocté en faisant infuser celles-ci dans l’eau chaude. Appréciée de tous ou presque, la boisson reste néanmoins un vecteur de distinction sociale ou régionale. Il existe, au Royaume-Uni, l’afternoon tea, le cream tea, le high tea ou encore le tea qui désigne le repas du soir ; il y a le thé en sachets contre le thé en vrac ; et le « thé des maçons », très fort, pris avec trois sucres dans un mug, contre l’earl grey à peine infusé, servi dans de la porcelaine « Royal Doulton au décor de pervenches peint à la main ». (1) Offrir une tasse de thé peut être un geste affectif, ce dont témoigne l’expression anglaise « Tea and sympathy ». Mais les diverses façons de le boire sont toujours (comme autrefois pour la cigarette) un moyen de se créer un personnage ou de jouer son rôle en société.

lexique tea

 

L’Europe a découvert le thé au XVIIe siècle, en même temps que deux autres grandes boissons exotiques, le café et le chocolat. Si leurs trajectoires sociales et culturelles ont depuis divergé, toutes trois partageaient au départ plusieurs caractéristiques que les Occidentaux mirent du temps à comprendre et à intégrer. Elles se consommaient chaudes (ce dont les Européens n’avaient pas l’habitude) ; amère ou astringente, leur saveur était inconnue ; et on leur prêtait des effets psychotropes ainsi qu’un caractère – légèrement ou fortement – addictif. Ces nouveaux breuvages étaient associés à de nouvelles manières d’être, et ce sont elles (bien davantage que la composition chimique de la substance) qui firent évoluer la culture. Ces trois produits étaient originaires de différents coins du monde : le café venait d’Arabie, le chocolat d’Amérique centrale et le thé de Chine. Chacun fit le voyage jusqu’en Europe en empruntant des routes qui avaient été tracées par la violence et de nouvelles institutions économiques. Enfin, ces boissons amères ayant grand besoin de sucre, elles avaient partie liée avec l’esclavage.
Tout cela forme une histoire de grande envergure. Certes, la vogue historiographique du « condiment/aliment/boisson qui a fait le monde moderne » est devenue un cliché ; nombre de travaux s’inscrivant dans cette lignée se révèlent superficiels, trop ambitieux dans leurs conclusions ou désarmants de naïveté. Il existe ainsi des essais sur le sel, les épices, le maïs, la morue, les huîtres, le bœuf réfrigéré, le poulet de batterie et le Big Mac. Toutefois, entre de bonnes mains, l’étude des denrées et des habitudes alimentaires satisfait la demande d’une histoire de plus grande portée : attentive au « temps long », retraçant les échanges et contacts entre différentes civilisations, et mettant en lumière les relations entre les pratiques, les objets et l’environnement. « L’Empire du thé » relève de ce type d’entreprise. Ce récit parfois brillant de la modernité à travers un produit de consommation soutient la comparaison avec le classique de Sidney Mintz, Sucre blanc, misère noire. (2)

 

Un rituel élaboré

Quand les Européens croisèrent sa route pour la première fois, au début du XVIIe siècle, tout le thé de la planète venait de Chine et du Japon (qui en avait lui-même eu connaissance par la Chine). Désireux d’en savoir plus sur la nature, les effets et les usages de cette plante, des voyageurs et des marchands s’aperçurent qu’on lui accordait une grande valeur et qu’il en existait de nombreuses variétés, avec différentes caractéristiques et différentes gammes de prix. Ils découvrirent que le thé rythmait la vie quotidienne et que sa consommation était soumise à un rituel élaboré, auquel se prêtaient même l’empereur et sa cour. Les accessoires qui lui faisaient cortège (théière et tasses en porcelaine fine) jouaient un rôle essentiel dans ce rituel, et le breuvage était crédité d’effets psychologiques notables et agréables. Cette boisson conviviale stimulait l’esprit et la conversation. En Chine, certains Européens tombèrent sous son charme : ils le goûtèrent, l’apprécièrent, et quelques-uns entrevirent son potentiel marchand. Un article de plus à ajouter aux cargaisons de soie, d’épices et de porcelaine acheminées par voie terrestre vers la Russie et sur les navires des Compagnies anglaise et hollandaise.

Du thé de Chine infusant dans une théière et des tasses en porcelaine : voilà une scène d’intérieur bourgeois dont l’exotisme asiatique originel a été totalement effacé de la mémoire collective. La culture du café comme boisson et comme vecteur de sociabilité a suscité davantage de réactions dans les décennies qui ont suivi son introduction en Europe dans les années 1650, mais c’est le thé qui a fini par triompher en Grande-Bretagne. Ce processus d’acclimatation ne fut pourtant ni facile ni exempt de controverses.

En 1660, Samuel Pepys (qui se révélera plus tard amateur de café), consigne dans son journal sa première rencontre avec le thé, « un breuvage chinois que je n’ai jamais bu auparavant ». Quelques années plus tard, il raconte que sa femme boit du thé sur le conseil d’un médecin : « Une boisson qui, à en croire M. Pelling l’apothicaire, est bonne pour ses rhumes et ses défluxions. » Le Collège royal de médecine débattit pour savoir si cette nouvelle boisson exotique pourrait « s’accorder avec la constitution de nos corps anglais ». Au XVIIIe siècle, certains médecins et scientifiques s’opposaient encore au thé en raison de ses propriétés excitantes et anti-soporifiques (le médecin William Buchan recommandait ainsi de ne pas en prendre si l’on souffrait de mélancolie ou de flatulences). Un consensus d’experts émergea toutefois en sa faveur. Le thé était considéré comme une drogue, mais une bonne : il prévenait les « vapeurs », calmait les « humeurs » et rendait l’esprit « serein ».

Pour son bonheur comme pour son malheur, il coûtait beaucoup plus cher que le café. Ce qu’il perdit au début en parts de marché, il le gagna en noblesse. Produit de luxe, le thé fut adopté par les courtisans et les femmes riches. On pouvait bien sûr en boire une tasse dans un café bruyant et exclusivement masculin du cœur de Londres, mais, au début du XVIIIe siècle, son cadre naturel était le salon, où la maîtresse de maison présidait elle-même à son service au cours de réunions intimes. Le thé était civil, sociable, poli. Mère le servait de ses propres mains. Pendant qu’un serviteur remontait de la cuisine avec de l’eau chaude, Madame ouvrait le coffret à thé à l’aide d’une clef conservée sur sa châtelaine ; elle déposait les feuilles dans la théière de porcelaine ou d’argent richement décorée ; enfin, elle versait le thé infusé dans les tasses elles aussi en porcelaine (initialement dépourvues d’anse) de ses invités (avec du sucre : on n’ajouta pas de lait avant le XIXe siècle). Les accessoires jouaient un grand rôle dans la cérémonie. Le service à thé appartient à l’histoire de la mode, mais il fut aussi un important vecteur de développement technologique et commercial en Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle. Meissen d’abord, puis Sèvres, Bow et Chelsea réussirent à pénétrer certains des secrets les mieux gardés de la porcelaine chinoise. Bientôt, la production locale répondit à l’énorme demande de céramiques fines, légères et solides, résistant aux liquides chauds et n’altérant pas le goût du breuvage.

Le mélange de raffinement esthétique et de féminité caractérisant la culture du thé au XVIIIe siècle en fit une cible facile pour les critiques masculins. La table à thé fut attaquée comme « le siège de l’empire féminin, la source des ragots, la fabrique des scandales, des calomnies, des fables et des mensonges ». Même le « Docteur Johnson » (3), qui appréciait beaucoup cette boisson, reconnaissait que le rituel social du thé pouvait être « un prétexte pour jacasser ». Les femmes étaient enclines au bavardage et aux ragots, mais les hommes « efféminés » l’étaient tout autant. Et la table à thé était le cadre idéal pour converser, qui était à la fois approuvé comme lieu de rencontre distingué pour les deux sexes et critiqué comme le foyer de commérages triviaux et scandaleux.

 

« Dangereux narcotique »

Sa consommation s’étendit aux échelons inférieurs de la société tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. Dans son étude de 1844 sur la condition des ouvriers anglais, Engels observait que le thé était « au moins aussi indispensable que le café en Allemagne » et que « là où l’on ne boit pas de thé règne la plus grande pauvreté ». Les domestiques y avaient pris goût, extrayant souvent un peu d’arôme des feuilles utilisées par leurs patrons. Les femmes de chambre avaient fait inscrire dans leur contrat qu’on leur en servirait deux fois par jour. Certains militaient pour la diffusion du breuvage dans les classes défavorisées, mais les critiques finirent par l’emporter. Le thé et le sucre roux grossier qui l’accompagnait étaient vus comme un luxe imprudent. Les philanthropes et réformateurs sociaux du XIXe siècle s’inquiétèrent que des gens du peuple pussent dépenser entre 5 et 20 % de leurs revenus pour se procurer ce « dangereux narcotique » – sans compter le coût du combustible pour faire bouillir l’eau.
L’addiction des milieux populaires à cette étrange boisson venue d’Orient les amenait, disait-on, à évincer de leur diète certains produits réputés plus sains, tels le pain et la bonne bière anglaise. Dans les années 1820, William Cobbett expliquait que le thé était un luxe indécent, source de débilité physique et de perversion morale : « L’habitude de le boire, écrivait-il, ne peut qu’affaiblir le squelette et le rendre impropre aux travaux pénibles […]. Elle amollit, effémine, incite à se blottir au coin du feu, à traîner au lit, en bref favorise tous les symptômes de l’oisiveté, à laquelle la faiblesse bien réelle du corps fournit dans ce cas une excuse […]. » Cette boisson « corrompt les garçons dès qu’ils sont en mesure de quitter le domicile familial, et ne profite guère mieux aux filles, pour qui l’incessant bavardage autour de la table à thé n’est pas une mauvaise propédeutique au bordel ». Toute personne sensée ne pouvait donc que « maudire le jour où il fut introduit en Angleterre ».

Si les classes populaires britanniques souffraient d’une accoutumance pathologique au thé, il en allait de même pour l’Etat qui les gouvernait. Jusqu’aux années 1830, son importation fut un monopole d’Etat concédé à la Compagnie britannique des Indes orientales, qui, sous la licence et le contrôle du gouvernement, avait aussi, en pratique, le monopole du commerce mondial de thé chinois. Ce dernier était soumis à des taxes douanières lors de son arrivée à Londres, ainsi qu’à des droits d’accise lors de sa distribution aux commerçants dans les entrepôts sous douane de la Compagnie. L’Etat voulait fixer l’accise à un niveau suffisamment élevé pour générer des revenus, mais suffisamment faible pour ne pas faire fuir les consommateurs ou inciter à la contrebande. Au milieu du XVIIIe siècle, les taxes doublaient ainsi le prix de détail du thé. Le gouvernement dépêchait des « jaugeurs » dans tout le pays pour évaluer les stocks dont disposaient les commerçants, consulter leurs livres de comptes et saisir le thé introduit clandestinement depuis la France, le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas via les ports non surveillés d’Écosse ou du nord-est de l’Angleterre. Bien des années avant que du thé légalement taxé ne fût jeté dans le port de Boston (Massachusetts) au cours de la fameuse « Tea Party », on contournait déjà la législation douanière en faisant passer clandestinement le produit dans le port de Boston (Lincolnshire). Une bonne part du thé de contrebande parvenait jusqu’à Londres, générant d’énormes profits si l’on réussissait à faire croire que la marchandise était légalement taxée.

Le produit de contrebande était beaucoup moins cher, non seulement parce qu’il échappait à l’impôt, mais aussi parce qu’il pouvait être directement vendu aux commerçants et même aux consommateurs. Cela permettait d’éliminer la part captée par les intermédiaires dans la chaîne de distribution légale. C’est d’ailleurs en grande partie pour approvisionner le marché noir anglais que se multiplièrent les entreprises européennes et scandinaves commerçant avec la Chine. Le trafic clandestin de thé représentait un volume énorme : au milieu du XVIIIe siècle, on estimait que près de 1 500 tonnes de thé de contrebande arrivaient en Angleterre chaque année. Les douaniers se faisaient parfois molester et les contrebandiers, célébrés (selon le terme de l’historien Eric Hobsbawm) comme des « bandits sociaux » (4), étaient promus au rang de figures populaires. Une enquête diligentée par le gouvernement en 1733 rapporta que 250 douaniers avaient été passés à tabac et 6 autres assassinés. Pour lutter contre les trafiquants, on militarisa des zones entières de la campagne britannique, et des informateurs furent recrutés et rétribués. Le sud de l’Angleterre fut le théâtre d’exécutions massives ; on laissait les corps des contrebandiers pourrir en place publique. Le montant des taxes demeura un enjeu politique tout au long du XVIIIe siècle, et ce même après la débâcle des colonies américaines. Ce n’est qu’avec une baisse radicale des droits de douane dans les années 1740, puis dans les années 1780, que la contrebande fut réellement éliminée et que les ventes explosèrent.

Mais le thé était toujours importé de Chine, et les Chinois exigeaient d’être payés en lingots d’argent. Les mercantilistes ont longtemps accusé l’addiction britannique au thé de peser lourd sur les finances publiques, puisque l’argent était la seule marchandise que les Chinois importaient d’Angleterre. Il y avait deux solutions possibles à ce problème : redresser la balance commerciale avec la Chine ou faire venir le thé d’un territoire sous contrôle anglais. Dans les années 1770, on produisait de l’opium dans les Indes britanniques. Le produit était ensuite confié à des « marchands indépendants » qui l’expédiaient en Chine et le vendaient contre de l’argent. Le déséquilibre du commerce du thé était ainsi corrigé. Ce système de « blanchiment d’argent » était considéré comme une bonne politique économique, même si certains observateurs avaient des scrupules. « Il est assez curieux, lisait-on dans la Quarterly Review en 1836, que nous cultivions le pavot dans nos possessions indiennes pour empoisonner les Chinois, en échange d’un breuvage sain qu’ils préparent presque exclusivement pour nous. » Mais l’inquiétude s’accrut dans l’empire du Milieu à mesure que l’afflux d’opium s’amplifiait. L’empereur Qing en interdit le commerce, saisissant et détruisant plusieurs milliers de tonnes de drogue. En réponse, les Britanniques eurent recours à la diplomatie de la canonnière et déclenchèrent la première guerre de l’Opium (1839-1842). Celle-ci déboucha sur le premier des traités dits « inégaux », rétablissant le commerce de l’opium et cédant Hongkong à la Grande-Bretagne – au prix de 69 vies britanniques contre 20 000 victimes chinoises.

 

Le thé chinois supplanté

L’autre solution consistait à trouver une source d’approvisionnement moins récalcitrante et moins chère. Il était depuis longtemps admis que Camellia sinensis, comme son nom l’indique, était une plante indigène du sud de la Chine. Mais, dans les années 1820, on en découvrit une nouvelle variété poussant naturellement et abondamment en Assam, dans le sud de l’Himalaya indien. Était-ce la même plante ? Pourrait-on tirer de ses feuilles une boisson d’aussi bonne qualité ? Les Britanniques ouvrirent un comptoir en Assam et y produisirent du thé, mais il n’eut guère de succès à Londres. Des plants et des graines furent discrètement rapportés de Chine, on fit venir des cultivateurs du pays, on élabora des variétés hybrides en croisant des plants de Chine et d’Assam, on étudia les conditions permettant aux théiers indiens de prospérer. Les résultats se firent quelque peu attendre, mais, même dans les années 1830, les Britanniques n’en doutaient pas : « Lorsque les Européens appliqueraient leur talent et leur science à la culture et à la préparation du thé dans des circonstances favorables, le thé chinois serait rapidement supplanté en qualité et en saveur. »

Il en résulta une transformation massive des paysages indiens et de considérables transferts de population. Les jungles cédèrent la place à des plantations ne produisant que du thé, et des travailleurs furent recrutés dans l’ensemble du sous-continent. On développa ainsi en Inde une industrie du thé qui en vint presque à supprimer la dépendance britannique à l’égard de la Chine. Dans les années 1860, 96 % du thé anglais provenait de l’empire du Milieu ; en 1903, ce chiffre était tombé à 10 %, contre 59 % pour le produit indien et 31 % pour les nouvelles plantations à Ceylan. « Mais surtout, écrivent les auteurs du livre, ces exploitations indiennes ont fait du thé un produit pleinement anglais. Le secteur adoptait enfin des modèles et des structures économiques s’inscrivant dans la continuité de l’histoire commerciale britannique – au lieu d’opérer à sa marge ou de la contrarier. » Le thé indien était celui de l’Empire. Dans « L’Or vert » (5), Alan et Iris Macfarlane écrivent que « sans lui, l’Empire et la société industrielle britanniques n’auraient pu voir le jour ». Markman Ellis et ses coauteurs n’affirment rien d’aussi extrême, mais de nombreux passages de leur livre pourraient être utilisés pour étayer une thèse approchante.

En Grande-Bretagne, le thé devint dès lors encore moins cher et encore plus répandu. Son prix modéré s’expliquait par le réseau ferré indien, qui permettait de l’acheminer directement de la plantation au port (plus d’intermédiaires chinois à payer), mais aussi par des avancées technologiques qui en firent un produit authentiquement industriel. Parmi les nouvelles techniques agricoles figuraient la monoculture à très grande échelle, la rationalisation de l’agencement et de l’espacement entre les théiers, et finalement l’utilisation d’engrais et de pesticides. Le secteur adopta aussi la division du travail des ouvriers indiens, imposa une discipline digne de l’usine et de nouvelles formes d’engagisme. (6) Mais le progrès technique contribua également à transformer le contenu de la tasse. La mécanisation du roulage, de la coupe et du séchage des feuilles de thé indien dans les années 1870 fut bientôt suivie par la mise au point de machines de vannage, de tri et d’empaquetage. Vers 1910, 8 000 machines à rouler avaient remplacé 1,5 million de travailleurs manuels, et les coûts de production s’élevaient à moins d’un tiers de leur niveau avant la mécanisation.

 

Des thés plus corsés

Les nouvelles machines modifièrent le produit. Elles oxydaient les feuilles plus efficacement, rendant plus intense la saveur des thés noirs. Et les feuilles dites « brisées » et « broyées » par le processus mécanique n’étaient plus destinées aux poubelles mais aux mélanges de qualité inférieure, produisant des thés plus forts et corsés qui devinrent bientôt synonymes de qualité pour le consommateur britannique. Le thé de la marque Typhoo Tipps « dérivait principalement non plus de jeunes feuilles roulées à la main mais de poudre, le sous-produit grossier d’une denrée plus raffinée ». Toutefois, l’infusion rapide des feuilles broyées et de la poussière de thé contribua à les rendre encore plus recherchées avec l’introduction des sachets, inventés en 1903 par un Américain et massivement adoptés en Grande-Bretagne à partir des années 1950.
L’évolution de la fabrication du thé anglo-indien modifia également sa commercialisation. Différentes marques existaient déjà depuis la fin du XVIIIe siècle, qui apportaient une garantie d’authenticité au produit. Mais le phénomène prit ensuite des proportions nouvelles, notamment avec l’essor du thé de fabrication indienne. De nouveaux acteurs entrèrent en scène, dont les ingénieurs et les juristes. Des experts furent convoqués par des tribunaux et des commissions parlementaires pour témoigner au sujet des pratiques d’adultération et de frelatage. La marchandise destinée aux pauvres et au marché américain était en effet souvent coupée avec différents produits (feuilles de frêne, de prunellier, de plumbago, d’acacia, d’aubépine ou de de réglisse, etc.), artificiellement coloré avec des substances chimiques telles que le bleu de Prusse (un colorant au ferrocyanure), le sulfate d’argent et l’oxyde de plomb, ou encore agrémenté de crottes de mouton séchées. Dans les années 1830, plus de 500 tonnes de fausses « feuilles de thé anglais » (représentant une fraction des produits frauduleux alors sur le marché) furent brûlées au bureau des douanes, sur Broad Street. Les journaux rapportèrent que, « dans un rayon de près d’un kilomètre, la ville baignait dans l’odeur du brasier des feuilles de prunellier et autres entrant dans la composition du thé anglais ».

Le scandale permanent autour de la composition douteuse du breuvage favorisa le développement des contrôles de qualité : manuels d’instruction et kits d’identification des produits altérés fleurirent, la régulation politique et la loi évoluant au rythme des découvertes scientifiques. Ce contexte conforta également les marques, qui promettaient aux consommateurs un produit à la pureté rigoureusement contrôlée. Elles s’efforçaient en outre de garantir l’uniformité du goût d’une année et d’un paquet à l’autre. Le rôle des goûteurs professionnels gagna en importance. Où l’on voit que l’histoire « douce » du goût croise l’histoire « dure » de l’impérialisme, du capitalisme et de l’État.
En fin d’ouvrage, Markman Ellis et ses collègues s’autorisent à hasarder quelques pistes sur l’avenir de la boisson. Pour la tasse traditionnelle à l’anglaise, préparée en faisant infuser du thé en vrac dans une théière, les perspectives sont médiocres, voire sombres. La consommation progresse dans les populations de moins en moins pauvres du sous-continent indien mais décline au Royaume-Uni. Le café – qu’il s’agisse de poudre lyophilisée ou d’expresso fait maison – gagne du terrain. Certains y voient un nouveau symptôme regrettable d’américanisation, après le sachet lui-même. Le thé produit à partir de Camellia sinensis, autrefois très répandu aux États-Unis, y est devenu marginal. Les termes Tea Party y évoquent soit des patriotes du XXIe siècle (des cinglés qui n’ont rien à voir avec le thé), soit des patriotes du XVIIIe (fous de rage contre les taxes imposées par la mère patrie britannique). Aujourd’hui, 85 % du thé bu outre-Atlantique est du thé glacé, produit dont la popularité croît également au Royaume-Uni et dont la consommation en Europe a triplé durant la dernière décennie.

Les auteurs du livre retiennent deux scénarios d’avenir. Le premier est un renouveau de la culture du thé auprès de quelques amateurs éclairés, sur le modèle des campagnes de réhabilitation de la bière anglaise traditionnelle ou la vogue du café authentique, équitable, torréfié au feu de bois et servi par un barista. Exemple : le café bio produit à Sumatra par la coopérative Ketiara et au goût « riche, tourbé et herbeux, avec des arômes de figue séchée ». On distingue, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, quelques signes avant-coureurs d’une telle évolution, annonçant de futures hordes de traders branchés faisant joujou avec leurs iPhone en sirotant un darjeeling SFTGFOP.  (7) Mais un tout autre avenir se profile avec les coffrets que l’on présente souvent dans les restaurants américains aux personnes réclamant un « thé chaud ». (8) Ceux-ci contiennent un éventail déconcertant de concoctions en sachets à base d’herbes, certaines ne contenant pas de feuilles de Camellia et d’autres (nombreuses) offrant des parfums bizarres : cannelle, vanille, abricot, pomme, citrouille. L’épouvantable tisane Red Zinger est une infusion (sans caféine et sans Camellia) mêlant menthe, hibiscus, zeste d’orange, gratte-cul (9), verveine, réglisse, écorce de cerisier sauvage et citronnelle. Même au XVIIIe siècle, le mot « thé », originaire de Chine (tcha), était utilisé pour désigner des infusions à base d’herbes européennes, si bien que l’engouement actuel des Britanniques pour les tisanes n’est en fait qu’un retour de plus à la tradition, déguisé en innovation gastronomique. Dans ce scénario, le thé deviendrait enfin pleinement anglais, s’étant débarrassé de toute trace de « la feuille asiatique qui a conquis le monde ». L’avenir serait un monde de « thé » sans thé.

 

Cet article est paru dans la London Review of Books le 30 juillet 2015. Il a été traduit par Charles Fourmaux.
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    [post_content] => Le 29 août 1867, Karl Heinrich Ulrichs, un avocat de 42 ans, prit la parole devant le 6e Congrès des juristes allemands à Munich pour proposer l’abrogation des lois interdisant les relations sexuelles entre hommes. En s’avançant vers le pupitre, face à un auditoire de plus de cinq cents personnalités éminentes du monde du droit, il ressentit une bouffée d’angoisse. Il se souviendrait plus tard qu’une idée lui avait alors traversé l’esprit : « Il est encore temps de ne pas parler, et ton cœur cessera de battre la chamade. » Mais Ulrichs, qui avait déjà révélé ses penchants homosexuels dans des lettres à sa famille, ne recula pas. Il déclara à l’assemblée que les personnes dotées d’une « inclination sexuelle contraire à la coutume » étaient persécutées en raison de pulsions que « la nature, qui gouverne et crée dans le mystère, avait implantées en eux ». Ce fut un tollé, et Ulrichs fut contraint d’abréger son allocution. Mais il avait produit son effet : quelques collègues aux idées larges souscrivirent à cette idée d’une origine innée de l’homosexualité, et un responsable bavarois avoua en privé avoir des penchants semblables. Dans Gladius furens (Le Glaive furieux), un livre publié l’année suivante, Ulrichs écrivait : « Je suis fier d’avoir trouvé la force de ficher la première lance dans les flancs de l’hydre du mépris public. »

Le premier chapitre du livre de Robert Beachy, « Le Berlin gay, berceau d’une identité moderne », s’ouvre sur le récit de l’acte audacieux d’Ulrichs. Son titre, « L’invention allemande de l’homosexualité », traduit l’une des principales thèses du livre : même si l’amour entre personnes du même sexe est aussi ancien que l’amour lui-même, le discours public sur le sujet et le mouvement politique pour la reconnaissance de droits ont surgi en Allemagne à la fin du xixe et au début du XXe siècle. Voilà qui surprendra peut-être tous ceux qui pensent que l’identité gay s’est structurée à Londres et à New York, quelque part entre les procès d’Oscar Wilde et les émeutes de Stonewall (1). La répression brutale des homosexuels sous le nazisme a, dans une large mesure, effacé cette origine germanique de notre esprit, et même de la mémoire allemande. Robert Beachy, un historien qui enseigne à l’université Yonsei à Séoul, conclut son livre en rappelant que la Gay Pride se tient en Allemagne chaque année en juin pour commémorer le Christopher Street Day, ainsi nommé en l’honneur de la rue où se déroula la manifestation de Stonewall. L’identité gay est pensée comme un produit d’importation américain.

Ulrichs, de fait le premier militant gay de l’histoire, se heurta à la censure et finit par s’exiler ; mais ses idées s’imposèrent progressivement. En 1869, l’homme de lettres autrichien Karl Maria Kertbeny, qui s’opposait lui aussi aux lois contre la sodomie, forgea le mot « homosexualité ». (2) Dans les années 1880, un commissaire de police berlinois cessa d’intenter des actions contre les bars gays et préféra instaurer une politique de tolérance médusée, qui alla jusqu’à l’organisation de visites guidées de ce demi-monde en plein essor. En 1896, Der Eigene (« L’Unique »), le premier magazine dédié à la cause, commença de paraître. L’année suivante, le docteur Magnus Hirschfeld fonda le Comité scientifique humanitaire, la première organisation de défense des droits des homosexuels.

Dès le début du XXe siècle, le paysage avait donc changé. Tout un corpus de littérature gay s’était constitué (un militant de la première heure avait utilisé l’expression « Se taire, c’est mourir » près d’un siècle avant que le mouvement de lutte contre le sida ne forge le slogan « Silence = mort »). Les militants déploraient ouvertement les descriptions négatives de l’homosexualité (Mort à Venise, de Thomas Mann, fut épinglé). La moralité de l’« outing » faisait débat. Un schisme séparait le courant dominant, ouvert à tous, et une aile anarchiste plus tapageuse. Dans les années 1920, avec le développement des films et des chansons populaires gays, l’émergence d’un mouvement de masse paraissait imminente. En 1929, le Reichstag était sur le point de dépénaliser l’homosexualité quand le chaos provoqué par le krach boursier d’octobre empêcha de procéder au vote définitif.

 

« Assez ! Assez ! »

Pourquoi tout cela s’est-il produit en Allemagne ? Et pourquoi cette histoire n’est-elle pas mieux connue ? Beachy, qui se concentre sur le tissu social berlinois, ne creuse guère ce genre d’interrogations philosophiques – mais les réponses ne sont pas difficiles à trouver. La tendance à lire l’histoire allemande uniquement en termes de long prélude au nazisme – la logique du « tout mène à Hitler » – a exclu du tableau les forces progressistes qui le contrebalançaient, en particulier à l’époque wilhelmienne, entre 1871 et 1918. L’imposant héritage de l’idéalisme et du romantisme allemands, qui explique en partie pourquoi le mouvement homosexuel s’est implanté en Allemagne, a lui-même été passablement ignoré, en dehors du système scolaire germanique. Moyennant quoi nous sommes surpris par une évolution qui était presque inéluctable. Un homme comme Ulrichs n’aurait pu faire son discours nulle part ailleurs, et l’Allemagne était bien le seul pays où les réactions indignées de l’auditoire hurlant « Assez ! Assez ! » pouvaient susciter des cris de soutien : « Non ! Non ! Qu’il continue ! Qu’il continue ! »

Jeunes filles en uniforme, un film de Leontine Sagan, fut en 1931 le premier de l’histoire du cinéma à décrire avec bienveillance des lesbiennes. Manuela, élève d’un pensionnat, tient dans un spectacle scolaire le rôle principal de la pièce de Friedrich Schiller, Don Carlos, emblématique histoire romantique d’amour interdit et de résistance à la tyrannie. « Cet instant de bonheur fait oublier la mort », déclame la jeune fille sur scène en exprimant l’amour de Don Carlos pour sa belle-mère. Un peu plus tard, encouragée par le punch qu’elle a bu, Manuela déclare son amour pour l’une de ses enseignantes, provoquant un scandale. L’épisode laisse entendre à quel point la tradition culturelle et intellectuelle allemande, en particulier l’époque romantique (qui s’étend de Goethe et Schiller à Schopenhauer et Wagner), a enhardi ceux qui se définissaient comme gays ou lesbiennes (« Schiller écrit parfois très librement », déplore une vieille dame dans le film de Sagan).

 

Dans la nature humaine

Au cœur de la philosophie romantique figure en effet l’idée que les individus héroïques peuvent conquérir la liberté d’édicter leurs propres lois, au mépris de la société. Certaines grandes figures littéraires pratiquaient d’ailleurs un culte de l’amitié qui confinait à l’homo-érotisme, même si leurs propos enfiévrés sur les étreintes et les baisers ne dépassaient généralement pas le stade du discours. Mais les poèmes d’August von Platen à la gloire des soldats et des gondoliers étaient d’une teneur plus spécifique : « Viens, jeune homme ! Marche avec moi bras dessus bras dessous/ Et repose ta joue brune sur la blonde tête de ton tendre ami. » Les penchants de Platen lui valurent en 1829 une publicité malencontreuse, lorsque le poète Heinrich Heine, piqué au vif par les attaques antisémites dont Platen l’avait accablé, fustigea celui-ci de sa langue subtile mais venimeuse, le traitant d’efféminé, d’amant « au caractère passif et pythagorien », allusion à l’affranchi Pythagoras, l’un des favoris de Néron.

Les désirs homosexuels gagnèrent toute l’Europe à l’époque romantique. La France, en particulier, devint un havre, les lois prohibant la sodomie y ayant été révoquées durant la Révolution par haine de toute législation fondée sur la religion. Mais les Allemands étaient étonnamment disposés à dire l’indicible. Schopenhauer fit ainsi preuve d’un intérêt particulier pour les complexités de la sexualité ; en 1859, dans un commentaire ajouté à la troisième édition du Monde comme volonté et représentation, il offrait une analyse remarquablement bienveillante de ce qu’il appelait la « pédérastie », soutenant qu’elle était présente dans toutes les cultures. « Elle émane en quelque façon de la nature humaine elle-même », écrit-il, et il ne sert à rien de s’y opposer. (Il cite Horace : « Chasse la nature à coups de fourche, elle reviendra toujours au pas de course. ») Et Schopenhauer de poursuivre en exposant la théorie douteuse selon laquelle la nature favorise l’homosexualité chez les hommes âgés pour les décourager de continuer à procréer.

Sans surprise, Karl Heinrich Ulrichs se prévalut de l’étrange plaidoyer de Schopenhauer quand il lança sa campagne, et il cite le philosophe dans l’une de ses lettres de « coming out » à un membre de sa famille. Il aurait aussi pu mentionner Wagner qui, dans La Walkyrie et Tristan et Isolde, dépeint des passions illicites dans lesquelles de nombreux homosexuels de la fin du XIXe siècle virent des allégories de leur propre expérience. En 1914, dans son livre L’Homosexualité des hommes et des femmes (3), Magnus Hirschfeld notait que le festival de Bayreuth était devenu un « lieu de rencontre privilégié » des homosexuels et citait une petite annonce parue en 1894 : un jeune homme recherchait un compagnon bien de sa personne pour une excursion à bicyclette dans le Tyrol. L’annonce était signée « Numa 77, poste restante, Bayreuth ». Ulrichs avait publié ses tout premiers textes sous le pseudonyme de Numa Numantius.

Mais les signaux encourageants de géants de la culture sont une chose, les protections juridiques en sont une autre. Le chapitre le plus éloquent du livre de Beachy concerne Leopold von Meerscheidt-Hüllessem. Ce commissaire de police de Berlin à l’époque wilhelmienne a sans doute plus fait qu’aucun autre pour permettre l’épanouissement du Berlin gay. Ses motivations restent mystérieuses. Il n’aimait rien tant qu’accumuler des informations sur ses concitoyens, tel un Edgar Hoover en moins toxique. (4) Son service de l’homosexualité, créé en 1885, tenait à jour un fichier soigneusement annoté des Berlinois de ce milieu. Lui-même n’était de toute évidence pas gay, bien que son supérieur Bernhard von Richthofen, le préfet de police, fût réputé pour son goût des jeunes soldats. Meerscheidt-Hüllessem s’est peut-être dit qu’il valait mieux apprivoiser ce nouveau mouvement que le laisser se radicaliser ou devenir la proie d’éléments criminels.

Quoi qu’il en soit, le commissaire Meerscheidt-Hüllessem adopta une attitude plutôt bienveillante envers les bars et les bals homosexuels de Berlin, ou du moins ceux des quartiers chics de la ville. Il était en très bons termes avec de nombreux habitués, comme le révèle August Strindberg en personne dans son roman autobiographique L’Abbaye (5), qui relate un bal costumé homosexuel au Café national : « L’inspecteur de police et ses invités étaient assis à une table au centre d’une des ailes de la pièce, non loin du passage que tous les couples devaient emprunter. L’inspecteur appelait les gens par leur prénom et en convoqua quelques-uns des plus intéressants à sa table. »

Meerscheidt-Hüllessem et ses collègues faisaient aussi preuve de sollicitude envers les gays victimes de chantage, allant jusqu’à leur offrir des conseils juridiques. En 1900, le commissaire écrivit à Hirschfeld en exprimant sa fierté d’avoir épargné à certains « la honte et la mort » – le chantage et le suicide. Par une sinistre ironie, cet énigmatique protecteur se donna la mort une semaine plus tard ; il était accusé d’avoir touché des pots-de-vin d’un riche banquier accusé de viol.

Le Comité scientifique humanitaire de Magnus Hirschfeld n’aurait probablement jamais vu le jour sans l’approbation tacite de Meerscheidt-Hüllessem. Le médecin, qui était né en 1868, un an après le discours d’Ulrichs à Munich, commença ses activités radicales en 1896 avec la publication de Sapho et Socrate. Cet essai racontait le suicide d’un homosexuel qui s’était senti obligé de se marier. L’année suivante, Hirschfeld lança son comité, et fit peu après réimprimer les écrits d’Ulrichs. En s’appuyant sur l’intuition qu’avait celui-ci d’une origine congénitale de l’homosexualité, Hirschfeld développa une conception très bigarrée de la sexualité humaine, faisant apparaître tout un spectre de « types sexuels intermédiaires » entre les deux pôles du purement masculin et du purement féminin. Il était convaincu qu’appréhender l’homosexualité comme une fatalité biologique ferait s’évanouir les préjugés à son égard. « La justice par la science », telle était la devise de son organisation.

Beachy ne fait pas mystère des limites du travail de Magnus Hirschfeld. Celui-ci mélangeait de manière scabreuse recherche et militantisme, et certains de ses acolytes utilisaient des méthodes douteuses (l’un d’entre eux avait, pour les besoins d’une étude sur la prostitution masculine, couché avec un professionnel au moins). Mais sa connaissance de la sexualité était vaste, et l’auteur consacre plusieurs pages incisives à une comparaison – favorable à Hirschfeld – de son travail avec celui de Sigmund Freud, dont l’influence fut évidemment bien supérieure. Le père de la psychanalyse rejetait l’hypothèse héréditaire, préférant voir dans l’homosexualité une mutation du développement de l’enfant. Et bien que Freud lui-même ait affiché sa sympathie pour les gays, les psychanalystes américains encouragèrent plus tard l’idée destructrice selon laquelle on peut soigner l’homosexualité en thérapie. La pensée de Freud était d’un systématisme pompeux ; Hirschfeld était d’un empirisme brouillon. Il approcha de plus près la complexité infinie de la sexualité humaine.

 

Jeunes garçons lançant le javelot

Le médecin n’en comptait pas moins des ennemis sur la scène gay berlinoise. Son intérêt pour le caractère efféminé des homosexuels, sa curiosité pour le lesbianisme et sa fascination pour le travestissement dans les populations homo- comme hétérosexuelles (c’est lui qui inventa le mot « travestisme ») offensaient les hommes qui pensaient que leur attirance pour d’autres hommes, notamment plus jeunes, les rendait plus virils que le reste de la population. Être marié avec une femme n’était pas jugé incompatible avec ce genre d’inclination. En 1903, les mécontents, au premier rang desquels figuraient les écrivains Adolf Brand et Benedict Friedlaender, constituèrent le groupe Gemeinschaft der Eigenen, la « Communauté des uniques », en référence à un concept de la philosophie de l’individualisme anarchiste de Max Stirner. Der Eigene, le magazine de Brand, dont les pages mélangeaient méditations philosophico-littéraires et photographies légèrement pornographiques de jeunes garçons lançant le javelot, devint leur tribune. L’écrivain Hans Blüher, qui appartenait au même camp, postulait que l’érotisme renforçait les liens au sein des groupes d’hommes. Blüher avait étudié de très près le mouvement Wandervogel, une organisation de jeunes randonneurs. Antisémitisme, nationalisme et misogynie étaient endémiques dans ces milieux obsédés par la masculinité, et la judaïté de Magnus Hirschfeld devint un sujet de discorde. On l’estimait trop mondain, trop féminin, insuffisamment dévoué au resplendissant mâle aryen.

Robert Beachy salue l’ouverture d’esprit du docteur Hirschfeld, qui avait accueilli les féministes dans son courant. Hélas, les femmes sont presque totalement absentes de Gay Berlin. Il n’est fait nulle mention, par exemple, de la critique de musique et de théâtre Theo Anna Sprüngli, qui fit en 1904 un exposé sur « L’homosexualité et le mouvement des femmes » devant le Comité scientifique humanitaire, contribuant ainsi à l’émergence du mouvement lesbien. Le lesbianisme n’avait jamais été expressément interdit dans l’Allemagne impériale – le « paragraphe 175 », alias la loi contre la sodomie, ne s’appliquait qu’aux hommes. Mais il n’était pas plus facile pour elles de vivre au grand jour. Sous le pseudonyme d’Anna Rüling, Sprüngli proposait que les mouvements de défense des gays et des lesbiennes « se portent mutuellement assistance », car les deux causes mettaient en jeu les mêmes principes : liberté, égalité et « autodétermination ». Les références à George Sand et à Clara Schumann dans son discours trahissent une vision fondamentalement romantique.

Cette histoire a connu un triste épilogue, comme l’a découvert l’historienne Christiane Leidinger. Après avoir prononcé son allocution historique – qui pourrait bien avoir exacerbé la fracture entre les factions « masculiniste » et « sexologiste » du mouvement gay, pour reprendre les termes de Beachy –, Sprüngli ne s’exprima plus jamais sur le lesbianisme. Elle bascula dans une carrière journalistique conventionnelle et même conservatrice, adoptant un ton ultranationaliste et cocardier durant la Première Guerre mondiale, camouflant son passé radical sous le nazisme. Peut-être demeura-t-elle aussi ouvertement lesbienne que le permettaient les circonstances ; on ne sait presque rien de sa vie ultérieure. Mais son silence soudain montre à quelle vitesse les acquis peuvent être évanescents.

Durant l’âge d’or de la république de Weimar, auquel sont consacrés les derniers chapitres du livre de Beachy, gays et lesbiennes acquirent une visibilité presque vertigineuse dans la culture populaire. Ils pouvaient se voir à l’écran dans des films comme Jeunes filles en uniforme ou Différent des autres, l’histoire d’un violoniste gay poussé au suicide, dans lequel Hirschfeld apparaît dans un petit rôle de sexologue averti. Les représentations méprisantes du mode de vie gay étaient non seulement réprouvées mais combattues. En 1927, quand l’opéra-comique de Berlin monta un spectacle intitulé « Strictement interdit », qui tournait en dérision le caractère efféminé des homosexuels, une manifestation obligea le théâtre à supprimer le sketch insultant. La liberté qui régnait sur la scène homosexuelle de Berlin attira des visiteurs venus de pays plus rétrogrades. L’écrivain américain Christopher Isherwood, par exemple, vécut dans la ville de 1927 à 1933, profitant de la facilité avec laquelle on pouvait y rencontrer des prostitués, auxquels Beachy consacre tout un chapitre passablement éprouvant.

Au sein de la communauté gay persista la division entre « masculinistes » et « sexologistes ». Magnus Hirschfeld était désormais à la tête de l’Institut pour la science sexuelle, à la fois musée, clinique et centre de recherche, le tout hébergé dans une superbe villa du quartier de Tiergarten. Élargissant son domaine de prédilection, Hirschfeld commença à offrir des conseils à des couples hétérosexuels et à militer pour une libéralisation de la législation sur le divorce et le contrôle des naissances ; il collabora aussi aux premières opérations maladroites de changement de sexe ; et il s’attira une réputation d’« Einstein du sexe », comme on l’appela lors d’une tournée de conférences aux États-Unis. Mais aux yeux des « masculinistes », Hirschfeld faisait plutôt figure de gestionnaire de freak show sexuel. Adolf Brand publia des attaques grossièrement antisémites contre lui dans les pages de Der Eigene. Certains des acolytes de Brand flirtaient avec le nazisme, et pas seulement au sens métaphorique : l’un d’entre eux devint l’amant d’Ernst Röhm, le patron de la SA.

Après la Grande Guerre, un nouveau personnage était descendu dans l’arène : Friedrich Radszuweit, un homme d’affaires qui avait lancé un ensemble de publications homosexuelles, parmi lesquelles le premier magazine lesbien, Die Freundin (« L’amie »). Il tentait de calmer les divisions et de promouvoir un authentique mouvement de masse – dont il espérait tirer beaucoup d’argent. En 1923, il ouvrit la voie en créant la Ligue des droits de l’homme, une fédération d’organisations homosexuelles. Prenant ses distances à la fois par rapport à l’idée d’ambiguïté de l’identité sexuelle, chère à Hirschfeld, et à l’attention prédatrice de Brand pour les garçonnets, Friedrich Radszuweit défendait une forme de « respectabilité bourgeoise homosexuelle », selon l’expression de Beachy. Soucieux de ne pas afficher de couleur politique, il tenta d’amadouer les nazis, persuadé qu’eux aussi finiraient par voir la lumière.

 

Les petites frappes de Röhm

En fait, l’élément moteur de la SA était un membre de la Ligue des droits de l’homme, et Friedrich Radszuweit le savait sans doute. Röhm n’avait jamais fait mystère de son homosexualité, et Hitler avait choisi de l’ignorer : bien que le leader nazi ait dès 1920 dénoncé le mouvement gay, il avait trop besoin des petites frappes de Röhm pour pouvoir l’écarter. Au début des années 1930, la gauche allemande avait voulu ternir l’image des nazis en révélant les penchants et les aventures amoureuses de Röhm. Brand, qui avait enfin compris la cruauté des méthodes hitlériennes, se joignit à l’attaque. « Les pires ennemis de notre combat sont souvent des homosexuels eux-mêmes », observa-t-il avec sagacité. Hirschfeld, pour sa part, désapprouva la campagne, et l’amalgame qu’elle induisait entre homosexualité et fascisme. La pratique de l’« outing » des hommes politiques n’était pas neuve – elle avait touché avant guerre le conseiller de l’empereur Guillaume, le prince Philipp zu Eulenburg-Hertefeld –, et Hirschfeld s’était élevé contre cette tactique de « piétinement des cadavres ».

Le nazisme mit une fin rapide et féroce à l’idylle entre Berlin et les gays. Hirschfeld avait quitté l’Allemagne en 1930 pour une tournée de conférences à travers le monde ; il eut la bonne idée de ne jamais rentrer. En mai 1933, à peine trois mois après l’arrivée d’Hitler à la chancellerie, l’Institut pour la science sexuelle fut saccagé et l’essentiel de sa bibliothèque brûlé lors de l’autodafé tristement célèbre commis par Joseph Goebbels sur la place de l’Opéra. Röhm, devenu moins indispensable depuis la conquête du pouvoir, fut assassiné en 1934 durant la nuit des Longs-Couteaux, la première grande orgie de sang nazie. Hirschfeld, qui avait pu contempler la destruction du travail de toute sa vie aux actualités d’un cinéma de Paris, mourut l’année suivante. Brand réussit on ne sait trop comment à survivre jusqu’en 1945, quand il fut tué par une bombe alliée. Des vestiges du paragraphe 175 ont subsisté dans le Code pénal allemand jusqu’en 1994.

Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie allemande fut dominée par l’école du Sonderweg, ou « voie particulière », qui postulait que le pays était quasiment condamné à devenir nazi en raison de la faiblesse des courants libéraux bourgeois. De nombreux historiens se sont depuis éloignés de cette vision déterministe, et Gay Berlin s’inscrit dans cette perspective : l’Allemagne qu’il donne à voir paraît un chaotique laboratoire d’expériences libérales. La mise en valeur par Beachy de cette « autre » Allemagne, hétérogène et progressiste, est particulièrement bienvenue, tant le marché de la littérature anglophone porte un intérêt fétichiste à tout ce qui est nazi. Sont ainsi parus, le même mois que Gay Berlin : « Les artistes sous Hitler », « L’Europe d’Hitler en flammes », « Atatürk dans l’imagination nazie », « Le juif qui a vaincu Hitler », « L’islam et la guerre de l’Allemagne nazie », « L’Allemagne nazie et le monde arabe », et – un ouvrage pour Amazon Kindle – « Le livre de cuisine d’Adolf Hitler ».

L’ouvrage de Beachy permet aussi de mieux comprendre comment le mouvement international pour les droits des homosexuels a prospéré, malgré les catastrophiques revers qu’il a connus non seulement sous le nazisme mais aussi dans l’Amérique des années 1950. Ce n’est pas un hasard si c’est un immigré allemand, Henry Gerber, qui a le premier importé la lutte pour cette cause aux États-Unis dans les années 1920 : sa fugace Société pour les droits de l’homme, à Chicago, s’inspirait de Magnus Hirschfeld et devait probablement son nom à l’organisation de Radszuweit. Le Mouvement pour les droits de l’homme (« HRC »), l’un des fers de lance de la scène politique gay contemporaine, qui vit le jour en 1980 sous la forme d’un comité d’action politique, fait également écho à la nomenclature allemande, volontairement ou non. Qui plus est, la volonté de Radszuweit de projeter une image petite-bourgeoise et bien sage préluda à la stratégie qui a procuré au HRC et autres organisations leurs victoires éclatantes de ces dernières années. Les homosexuels allemands – notamment dans les milieux aisés – ont commencé à être acceptés quand ils exigèrent d’être traités comme les autres et se conformèrent par ailleurs aux mœurs ambiantes. De ce point de vue, l’Allemagne de la période 1867-1933 ressemble étonnamment, et peut-être de manière troublante, à l’Amérique du XXIe siècle.

J’ai refermé Gay Berlin avec une affection accrue pour Hirschfeld, ce penseur prolixe et imprécis qui aimait se faire photographier en blouse blanche de laboratoire et était surnommé Tante Magnésie. Le bon docteur avait une vision qui allait bien au-delà des droits homosexuels stricto sensu ; il prêchait la beauté de la différence et des déviations à l’égard de la norme. Dès le début, il insista sur la particularité de l’identité sexuelle, refusant de faire du masculin et du féminin des catégories figées. Pour Hirschfeld, le genre était une réalité instable, fluctuante – le masculin et le féminin étaient « des abstractions, des extrêmes imaginaires ». Il avait calculé qu’il existait 43 046 721 combinaisons possibles de caractéristiques sexuelles, avant de se raviser : il y en avait probablement encore davantage. Cet homme n’a pas fini d’être en avance sur son temps.

 

Cet article est paru dans le New Yorker le 26 janvier 2015. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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    [post_content] => Au Prince Charles, dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, les grils fument et les basses vrombissent. C’est là qu’ont lieu les plus fameux « Burger & Hip-Hop » [soirées où l’on danse et mange des hamburgers jusqu’au bout de la nuit] de la ville. Ces soirées s’inscrivent dans un nouveau mouvement culinaire qui entend élever le hamburger au rang de mets délicat, en en l’accompagnant de fromage de chèvre, de tortilla chips ou de kimchi coréen. Ces burgers pour gastronomes connaissent une telle vogue qu’on a vu se développer de véritables chaînes comme Schiller-Burger ou Hans im Glück.

L’ingrédient principal, lui, n’a pourtant pas changé : le bœuf haché reste du bœuf haché. Et la tour de deux à quatre étages composée de moitiés de petits pains, de tranches de viande et de giclées de sauce, avec une feuille de salade et une lamelle de cornichon pour se donner bonne conscience, est elle aussi toujours la même. Quel que soit l’angle sous lequel on envisage la chose, l’ensemble forme bien un hamburger, ce pilier de la restauration rapide, ce plat mondialisé qu’ingurgitent des millions de personnes chaque jour. (1) Pourquoi un tel succès ?

Dans son livre Prost Mahlzeit !, le nutritionniste et spécialiste de chimie alimentaire Udo Pollmer apporte une explication psychophysiologique à cet engouement : « Nous l’attrapons avec les mains et mordons dans quelque chose de mou, d’une chaleur presque corporelle. Le hamburger idéal n’est pas brûlant mais chaud comme du lait maternel et tendre comme de la nourriture pour bébé. Le petit pain qui l’enveloppe n’est pas croustillant, mais rembourré et moelleux. Les grains de sésame éparpillés sur le dessus donnent au palais de légers frissons. Ils provoquent le même réflexe de succion que chez le nourrisson. »

La restauration rapide comme retour aux couches-culottes ? Pollmer poursuit plus avant son exploration des ingrédients : « La viande hachée a un goût plutôt discret. Quand on la mâche, on a la sensation d’une substance friable et élastique. La teneur en matière grasse n’en est que plus importante. Plus il y a de graisse, plus l’effet en bouche est agréable. » Le ketchup aigre-doux stimule, en outre, les glandes salivaires. Le hamburger, conclut le chercheur, accomplit le principe de base de l’art culinaire : faire secréter plus de salive que nécessaire.

Il est difficile de savoir quand, exactement, a commencé la marche triomphale de la viande hachée améliorée. Mais on peut supposer que, dès qu’il a maîtrisé le feu, l’homme primitif n’a cessé de hacher et de rôtir sa viande. Simplement, il lui manquait les petits pains au sésame, le ketchup et les sodas pour la faire passer. Dans la gastronomie arabe du Moyen Âge, en revanche, le pain rond et plat était omniprésent. Anna Dünnebier et Gert von Paczensky en concluent, dans « Boire et manger », qu’on glissait dès cette époque des boulettes de viande dans le pain – un hamburger avant l’heure. (2)

Les innombrables variantes régionales des boulettes que connaît l’espace germanophone prouvent que la viande hachée rôtie sous toutes ses formes est un classique de notre cuisine. Mais elle n’est devenue hamburger qu’à partir du moment où elle a été introduite entre deux morceaux de pain et noyée dans une sauce. Quand cela se produisit-il pour la première fois ? Le mystère qui règne en la matière a engendré quatre mythes de création différents.

Au 261 Crown Street, à New Haven, sur la côte Est des États-Unis, se dresse une construction basse en brique avec des volets rouge vif. Son propriétaire, Jeff Lassen, descendant d’immigrants danois, n’est pas seulement fier d’avoir été élu par Food and Wine Magazine parmi les meilleurs cuisiniers de hamburgers du pays. Il soutient mordicus que le tout premier d’entre eux a été mitonné dans son établissement en 1900. Un client aurait débarqué dans le local en demandant un plat vite fait qu’il puisse emporter et manger sur le pouce. Pris d’une inspiration géniale, l’arrière-grand-père de Jeff, Louis Lassen, aurait attrapé un steak haché grillé et l’aurait promptement glissé entre deux toasts. Aujourd’hui encore, au Louis Lunch, les hamburgers sont rissolés sur le même vieux gril qu’autrefois et servis sans ketchup parce que le fameux client pressé d’alors avait dû s’en passer. Mais pourquoi, dans ce cas, ce nouveau plat aurait-il été baptisé « hamburger » ? Cette version de l’histoire ne l’explique pas…

 

Un plat né de la nécessité

La commune de Hamburg, dans l’État de New York, prétend elle aussi avoir inventé le fameux sandwich, qu’elle revendique comme « son cadeau à la cuisine mondiale ». L’histoire qui étaye cette prétention ? Sur le marché local, un jour de 1885, les frères Frank et Charles Menches, originaires de l’Ohio, viennent à manquer de saucisses pour agrémenter leurs sandwichs ; ils les remplacent au pied levé par de la viande de bœuf et baptisent le nouvel en-cas du nom de la ville. Ce récit ne convainc pas davantage et n’est pas avéré.

Nous savons en revanche avec certitude qu’en 1904, lors de l’Exposition universelle de Saint-Louis, un certain Fletcher Davis sert un nouveau plat qu’il appelle hamburger : un steak haché grillé avec de la moutarde, des cornichons et des oignons, placé entre deux tranches de pain. Davis vient de la petite ville d’Athens, au Texas, où son steak haché à emporter est si populaire que les habitants ont organisé une collecte pour l’envoyer à l’Exposition universelle. Là, sa recette connaît un immense succès. L’historien texan Frank Tolbert a fait le récit détaillé de l’aventure culinaire de Davis. Pour la plupart des spécialistes, il est le véritable inventeur du hamburger.

Sous réserve que le hamburger ait vraiment un inventeur. Peut-être est-il plutôt né de la nécessité. Le quatrième récit des origines nous transporte sur les navires où, dès la fin du XVIIIe siècle, des émigrants de Hambourg embarquaient pour les États-Unis. Les repas servis à bord devaient être déplorables. De nombreux voyageurs se nourrissaient donc par leurs propres moyens. Avaient-ils emporté de la viande de bœuf salée ? Ont-ils coupé cet aliment si coriace en petits morceaux qu’ils ont mangés, sur le pont oscillant au gré des flots, en se confectionnant des sortes de tartines ? L’Oxford English Dictionary définit en tout cas dès 1802 le « hamburg-steak » comme de la viande de bœuf salée. Peut-être les émigrants se sont-ils tout simplement approvisionnés avant le départ en « petits pains de Hambourg », si prisés des travailleurs du port : un morceau de viande rôtie entre deux morceaux de pain.

 

La couleur de l’innocence

Quoi qu’il en soit, la carrière ultérieure du hamburger est mieux connue que ses origines. De 1916 à 1921, à l’angle de Douglas et de Mead Street à Wichita, une ville industrielle du Kansas, le snack de Walter Anderson propose sa propre version des hamburgers. Contrairement à la concurrence, ce cuisinier dispose la viande hachée de façon à ce qu’elle forme un disque et la fait griller sur un lit d’oignons. Tous ses plats se ressemblent. Le hamburger commence à s’uniformiser. En 1921, Anderson déménage au 110, First Street, où, avec l’entrepreneur Billy Ingram, il fonde la première chaîne de hamburgers : White Castle. Le nom ne doit rien au hasard. Le blanc est la couleur de l’innocence, il promet pureté et hygiène. Exactement ce qui manque à l’industrie de la viande. Dès 1905, l’écrivain Upton Sinclair a décrit, dans La Jungle, les abus scandaleux commis dans les abattoirs de Chicago. Il raconte comment les travailleurs, exploités et frigorifiés, se réchauffent les pieds dans les carcasses encore fumantes et comment surviennent sans cesse des chutes accidentelles dans les cuves installées à même le sol.

Parce que la viande hachée crue se gâte vite, la clientèle était de toute façon méfiante – une méfiance que les révélations de Sinclair ne firent qu’accroître. Ingram et Anderson y réagirent par une propreté maniaque et une cuisine visible de tous. À l’occasion de journées portes ouvertes, ils laissaient même les clients y pénétrer. Le White Castle fut aussi le premier à faire paraître des publicités dans la presse avec des coupons de réduction, à recourir au hamburger surgelé et à empaqueter le plat phare de l’enseigne dans de petites boîtes en cartons. La chaîne atteignit bientôt les 400 établissements, répartis sur 11 États seulement.

Dans les années 1930, le trafic automobile explose aux États-Unis et un nouveau type de restaurants apparaît : le drive-in. Pourquoi descendre de son véhicule quand on peut y manger ? Les frères Richard et Maurice McDonald, originaires du New Hampshire, décident d’ouvrir un établissement de ce type en Californie. Ils ont auparavant travaillé à Hollywood comme machinistes, puis exploité sans succès un cinéma. Ils inaugurent donc leur premier burger-restaurant à Pasadena, mais ne tardent pas à déménager à San Bernardino, au bout de la célèbre route 66. Une idée judicieuse. L’établissement prospère, les deux frères emploient vingt serveuses. Le succès leur permet de s’acheter une maison et trois Cadillac.

Mais le métier n’est pas de tout repos : une montagne de vaisselle à faire, des cuisiniers et employés qui changent sans arrêt et une concurrence de plus en plus rude. Nos deux restaurateurs veulent travailler plus rapidement, plus rationnellement. En 1948, ils licencient l’ensemble du personnel et ferment pendant trois mois. Ils font installer un gril géant fabriqué sur mesure et réduisent drastiquement leur carte. Tous les plats qui nécessitaient un couteau et une fourchette sont désormais proscrits. Il n’y a plus de verres ni de vaisselle en porcelaine, mais des couverts et des gobelets en carton. Les nouveaux employés travaillent comme des robots : les préposés au gril font cuire des steaks toute la journée, les suivants dans la chaîne garnissent les hamburgers et les enveloppent, les préposés aux frites ne font rien d’autre, les derniers préparent les milk-shakes. L’ultime et le plus rentable des employés est le client lui-même, qui doit aller chercher son repas au comptoir : du self-service ! L’établissement vante le « speedy service » – c’est le début de la restauration rapide. « Pour la première fois, le principe du travail à la chaîne était appliqué à la cuisine d’un restaurant », remarque le journaliste Eric Schlosser dans son livre Fast Food Nation (3). Et, le travail à la chaîne allant de pair avec la standardisation, tous les burgers sont préparés de la même manière et vendus avec les mêmes ingrédients, sans possibilité de condiments supplémentaires. Après de brèves difficultés au lancement, les prix bas attirent en masse les clients dans le nouveau restaurant de San Bernardino.

En juillet 1954, un représentant de commerce du nom de Ray Kroc s’y rend. Ce petit homme à la voix haut perchée travaille pour un fabricant de machines à milk-shakes. Il est fasciné par l’efficacité de l’établissement et convainc les deux frères de lui vendre les droits de la franchise. Le deal : Kroc offre les droits aux restaurateurs intéressés pour 950 dollars. Ils doivent, en contrepartie, lui verser 1,4 % de leur chiffre d’affaires. Les frères McDonald en reçoivent, eux, 0,5 %. « Kroc perçut d’emblée le potentiel d’expansion à l’échelle du pays tout entier », s’enthousiasme John Love dans l’ouvrage qu’il consacre à la firme. (4) L’auteur voit en lui un génie de la vente, armé d’un impressionnant bagou.

Le 2 mars 1955, Kroc fonde l’entreprise par franchise McDonald’s System Inc. Fin 1956, il a 14 restaurants sous contrat, générant un chiffre d’affaires de 1,2 million de dollars. En 1958, la chaîne a vendu 100 millions de hamburgers. En 1960, on trouve 228 McDo aux États-Unis ; le 500e ouvrira ses portes en 1963 à Toledo.

 

Le 50 milliardième hamburger

C’est en 1967 que commence le développement international, avec l’implantation des premiers restaurants au Canada et à Porto Rico. En 1968, le gérant de la franchise de Pittsburgh, Jim Delligatti, double le nombre de tranches de viande et crée le Big Mac, ce hamburger à trois étages et 509 calories, servi avec des dés d’oignons, quelques morceaux de salade iceberg, deux lamelles de cornichon, une tranche de fromage et une sauce secrète soi-disant russe. Chez le concurrent Burger King, le monstre s’appelle le Double Whopper. Car, encouragée par le succès de ces pionniers, toute une industrie de la restauration rapide a surgi. McDonald’s est le leader du marché, suivi par Burger King, Kentucky Fried Chicken, Taco Bell, Jack in the Box, Carl-Jr. Et d’innombrables autres. En 1970, les Américains dépensent 6 milliards de dollars en hamburgers et accompagnements. Cette somme atteint les 110 milliards en 2000.

En 1995, les célèbres arches dorées, le logo de la firme, sont plus connues que la croix chrétienne ou les anneaux olympiques ; c’est du moins ce que suggère alors un sondage mené par la firme Sponsorship Research International dans six pays. [Lire « Le hamburger qui vous veut du bien », Books, octobre 2014] Le fondateur de McDonald’s, Ray Kroc, est mort en janvier 1984, à 81 ans. Il a manqué deux événements historiques. L’année suivante, l’entreprise fit son entrée au Dow-Jones (c’est-à-dire parmi les 30 plus importantes firmes américaines). Et, au début du troisième millénaire, fut servi le 50 000 000 000e hamburger ; comme tous ses prédécesseurs il faisait exactement 3,875 pouces de diamètre.

Mais, à mesure que les profits grossissent, les ventres des consommateurs s’arrondissent. Celui de Gregory Rhymes, par exemple : 15 ans en 2002, 1,80 mètre, 180 kilos. Neuf années durant, il a été « super heavy user », autrement dit client quotidien chez McDonald’s. Sa mère pensait sincèrement que la nourriture y était saine pour lui. Gregory est l’un des huit jeunes obèses à traîner la chaîne devant la justice. Ils lui reprochent d’avoir caché les risques pour la santé de cette cuisine hypercalorique. En janvier 2003, la plainte est rejetée. Selon le juge Robert Sweet, rien ne prouve que les problèmes de santé des enfants soient liés à leur fréquentation du McDo. En septembre 2003, une nouvelle plainte de deux adolescents obèses est déboutée. Ces jugements sont un triomphe pour la firme. Ses avocats qualifient la consommation de hamburgers et de frites de libre décision individuelle.

Mais le combat est lancé. L’image de McDonald’s est atteinte. L’entreprise revoit bientôt son offre à la baisse. Les portions « super size » sont rayées de la carte ; un nouveau menu propose salade, eau minérale et incitations à la marche.

La critique contre la consommation excessive de viande atteint aujourd’hui un nouveau sommet avec la mode du végétarisme. La firme a réagi à ces évolutions en lançant un « Vegi Mac ». Mais les affaires marquent le pas, malgré 70 millions de clients quotidiens et 35 000 restaurants dans 119 pays. Au dernier trimestre 2002, pour la première fois de son histoire, la plus grande chaîne de hamburgers du monde a présenté un bilan négatif, avec 343,8 millions de dollars de pertes. En 2014 encore, les mauvaises nouvelles se sont accumulées : un scandale de la viande en Chine, des fermetures de restaurants en Russie, des recettes en berne même dans la mère patrie américaine. Les temps sont durs pour le hamburger fabriqué à la chaîne. L’avenir paraît en revanche assuré pour le hamburger chic nouvelle génération.

 

Cet article est paru dans le Zeit le 27 novembre 2014. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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    [post_content] => Dans le Paris du XVIIIe siècle, la vie d’apprenti boulanger n’était pas loin de ressembler à un enfer. Vous étiez un esclave, soumis à parts égales à votre patron et aux exigences complexes de la fermentation du levain.

La « journée » de travail commençait vers minuit. Portant des sous-vêtements rugueux inconfortables faits de vieux sacs de farine, vous étiez censé pétrir quelque chose comme 100 kilos de pâte en une fois, en n’utilisant que vos mains – et vos pieds en désespoir de cause. Ce pétrissage avait lieu non pas une mais plusieurs fois par nuit, généralement dans une cave humide, trop sombre pour que vous puissiez voir ce que vous faisiez, et si chaude que la pâte s’affaissait parfois avant même d’avoir levé. On appelait l’apprenti chargé du pétrissage le « geindre » – le geignard – en raison des bruits à glacer le sang qu’il émettait en travaillant.

Quand vous étiez enfin autorisé à prendre un peu de repos, parfois dans la matinée, il vous fallait le faire dans la chaleur infernale de la boulangerie. Trois heures plus tard, vous étiez obligé de vous réveiller à nouveau pour vous occuper du rafraîchissement du levain qui, comme un nouveau-né, exige d’être alimenté 24 heures sur 24. En 1788, le journaliste Louis-Sébastien Mercier raconta combien les mitrons lui semblaient en mauvaise santé. À la différence des garçons bouchers, robustes et rougeauds, c’étaient de pauvres bougres couverts de farine, défaits et blêmes, blottis dans les embrasures de portes.

Toute cette misère était requise pour satisfaire la panimania des Français. Le pain signifiait beaucoup plus pour eux que pour toute autre nation. Il ne représentait pas seulement un moyen de subsistance, c’était aussi un aliment sacré et une affaire d’État. L’hostie de la communion était sainte, mais le pain blanc quotidien au levain l’était tout autant. Retourner un pain portait malheur et s’apparentait à un sacrilège. Avant de manger, on avait coutume de tracer un signe de croix sur la miche avec la pointe d’un couteau. En 1789, l’Encyclopédie notait qu’en France « la plupart des gens [croient] qu’ils mourraient de faim s’il n’y avait pas de pain » – même lorsque d’autres aliments étaient disponibles.

Kaplan, qui en sait probablement plus que quiconque sur le pain français, n’insiste sans doute pas assez sur ce qui différencie l’approche française des glucides de celle des pays voisins. Vers 1789, les Italiens troquaient le croustillant du pain contre le glissant des pâtes. Outre-Manche, les Britanniques abandonnaient le pain pour le sucre, dont la consommation fut multipliée par huit au cours du XVIIIe siècle, pour atteindre 8 kilos par an et par personne. Avec toutes ces calories, le pain n’apparaissait plus aussi vital ; d’autant plus qu’il était souvent altéré par l’adjonction d’alun, un astringent chimique permettant d’obtenir une mie d’un blanc poreux à partir d’une farine de qualité médiocre. En France, le pain demeurait relativement pur – et essentiel. La vie sans lui était impensable. L’expression « perdre le goût du pain » était synonyme de mourir.

À la fin du XIXe siècle, le Français moyen consommait encore près de 1 kilo de pain par jour. Et le mot même avait pour lui des connotations extrêmement rigoureuses et précises – il devait présenter une belle croûte et une mie alvéolée, avoir été pétri à partir d’une farine blanche, résulter d’un long processus complexe de fermentation et de cuisson. Toute consommation a son prix. Le goût des Britanniques pour les sucreries engendra les colonies sucrières esclavagistes ; la passion de la France pour le pain donna lieu à la vie atroce du boulanger.

Au XVIIIe siècle, l’artisan était menacé de tous côtés – par ses clients qui, dépendant de lui pour leur subsistance, le traitaient souvent avec suspicion, voire une haine injustifiée ; par les meuniers, que le boulanger voyait comme des voleurs et des scélérats prélevant une partie du blé qu’il leur donnait à moudre ; par l’État, qui régulait férocement le prix et le poids du pain, en imposant parfois des normes impossibles à respecter. L’une d’elles exigeait que tous les pains aient un certain poids, négligeant le fait qu’une même quantité de pâte donne, après cuisson, des pains de poids différents. Il était menacé, enfin, par ses concurrents, car, aussi misérable qu’ait pu être le travail de cuire le pain, tous voulaient en vendre le plus possible.

 

Une baguette plus blanche que blanche

Kaplan avait déjà écrit le livre de référence sur l’histoire des boulangers sous l’Ancien Régime (1). Le Retour du bon pain examine une partie de cette même histoire, mais sous un angle différent. C’est une magnifique combinaison d’esprit polémique et d’érudition (gâchée seulement par un index défaillant), qui cherche à expliquer comment l’excellent pain des XVIIIe et XIXe siècles et du début du XXe siècle a pu laisser place à partir des années 1960 à ces produits industriels déprimants. Pour constater ensuite que ces derniers ont été à leur tour joyeusement supplantés par une nouvelle génération de baguettes, de boules et autres bâtards artisanaux.

Kaplan reconnaît que ce désir mélancolique des Français pour le « bon pain d’autrefois » est souvent affaire de nostalgie. Ce type de souhait et de rêverie peut se révéler contre-productif. C’est exactement ce genre de regret qui a rendu possible l’avilissement de la baguette de l’après-guerre. Pendant le conflit, le seul pain que pouvait se procurer le citoyen ordinaire était lourd, grossier et collant (le pain bis), de qualité douteuse et franchement peu appétissant. La nostalgie pour le pain blanc qui en a résulté a conduit au développement, après la guerre, d’un nouveau procédé permettant de produire un pain gonflé et très blanc, léger et séduisant, mais « délavé », dénaturé, et fondamentalement insipide.

Cette nouvelle baguette plus blanche que blanche était une imitation grotesque du vieux pain blanc d’avant-guerre, mais cela n’a pas empêché les consommateurs de l’acheter ; ils avaient oublié le goût du bon pain. Reconnaissants de n’avoir plus à manger le « pain des privations », les Français ne se sont pas formalisés, dans un premier temps, de sa mie plus que boursouflée, de sa croûte sans consistance ni du fait que la baguette était rassise en moins d’une journée. Les boulangers avaient fini par abdiquer devant le pain mécanisé auquel la France avait si longtemps résisté.

 

La fermentation du levain, âme de la panification

Plusieurs facteurs déterminent la miche parfaite de l’ancien pain français, dont Kaplan décrit en détail l’anatomie : le choix de la farine, le rythme doux du pétrissage, le façonnage des pâtons avant cuisson – celle-ci devant intervenir quand la pâte est « à son pic d’exaltation », selon une expression du XVIIIe siècle. Mais le plus important était que la pâte devait fermenter à partir de levain naturel. Comme la vinification, la panification à la française dépendait d’un équilibre subtil durant le processus de fermentation. Le pharmacien Antoine Parmentier l’avait noté en 1778, c’était bien là ce qui faisait de la boulangerie un tel « asservissement douloureux ». Le levain initial – dit « chef » –, créé exclusivement à partir de souches de levures naturelles présentes dans l’atmosphère, avait besoin d’être rafraîchi presque constamment, et contribuait à l’extrême lenteur avec laquelle levait le pain français. À l’opposé, la cuisson britannique à la levure de bière (obtenue par transformation des sous-produits du brassage, elle sera appelée plus tard levure du brasseur) était aussi rapide que facile.

La fermentation au levain était « l’âme de la panification ». Elle développait les arômes floraux merveilleusement complexes de la mie et rendait la croûte facile à mastiquer. Il était simplement désolant que cette perfection gastronomique n’ait pu être obtenue qu’au prix de la privation de sommeil et de la sueur des mitrons. Kaplan suggère au passage que cette sueur, en « enrichissant (ou en infectant) la pâte », avait dû constituer un ingrédient supplémentaire du pain préindustriel…

« Ne soyez plus esclave de la pâte, soyez plutôt son maître », clamait en 1939 une publicité française pour un système de réfrigération de la marque Frigidaire. Il faudra attendre une bonne décennie pour qu’un nombre significatif de boulangers se convertisse aux méthodes industrielles, dont les attraits étaient évidents : plus de nuits sans sommeil, ni de sueur. En France, après la guerre, les Trente Glorieuses virent apparaître les mixeurs à grande vitesse, la levure à action rapide – en lieu et place du levain naturel, de maniement délicat – ou encore des pains mi-cuits puis congelés, toutes choses qui ont rendu le métier bien plus facile. Les supermarchés ouvrirent des « points chauds » où des produits moulés surgelés pouvaient être terminés dans un four, trompant ainsi le client en lui faisant croire que le pain avait été fait sur place. C’était de l’« imitation artisanale » selon le mot de Kaplan : de faux apprentis boulangers « faisaient » du pain toute la journée dans une ambiance théâtrale, un pain qui était toujours chaud et frais, tandis que flottait dans l’air l’odeur agréable de la miche en pleine cuisson. Comparés à leurs authentiques précurseurs du XVIIIe siècle, ces faux mitrons avaient au moins une vie relativement facile. D’un autre côté, leur travail manquait de dignité. Ils ne pouvaient plus revendiquer la responsabilité de ce qu’ils produisaient. Et d’ailleurs, pourquoi l’auraient-ils fait, quand les baguettes bon marché qu’ils sortaient du congélateur pour les mettre au four étaient tellement insipides ?

Les amoureux du pain commençaient à désespérer des boulangers, qui, comme le déplorait en 1992 l’animateur gastronome Jean-Pierre Coffe, produisaient des baguettes « sans joie, sans émotion, sans appétit ». La consommation s’effondra – de 900 grammes par tête et par jour au début du XXe siècle, elle tomba à 150 grammes. Le statut du boulanger s’effondra lui aussi. Fini ses manières artisanales, fières, indépendantes. Le métier devint la carrière de prédilection des ratés – selon le cliché, les boulangers étaient « grands, forts et stupides ». Ceux qui avaient fait leur chemin dans l’après-guerre furent les témoins d’une « dégradation » de la profession. Comme l’écrit Kaplan, « des boulangers mal formés et mal conseillés végétaient dans une sorte d’anomie, se raccrochant en désespoir de cause aux minotiers, aux équipementiers divers et autres fournisseurs d’additifs efficaces dans l’espoir de s’en sortir. »

La presse nationale sonna plusieurs fois le glas du pain français ; prématurément, comme le montra la suite, puisqu’il est aujourd’hui possible d’acheter des produits de la plus haute qualité artisanale partout dans Paris ; un pain croustillant qui dégage un arôme de miel ou de pain d’épices et ne perd pas ses attraits en quelques heures. Le bon pain est de retour, comme le dit le titre de Kaplan. En fin de compte, le recul symbolique était trop grand aux yeux des Français. L’État, longtemps considéré comme une force tyrannique par les boulangers, vola donc à leur secours. Le décret Raffarin de 1993 et un amendement de 1998 accordèrent enfin au boulanger artisanal une reconnaissance juridique propre. Selon un commentaire de Jean-Pierre Raffarin lui-même (alors ministre du Commerce), il était « humiliant pour les vrais boulangers de voir des vendeurs de pain fabriqué ailleurs se faire passer pour des boulangers ». Avec la loi de 1998, il devint illégal d’accrocher une enseigne « boulangerie » sur une boutique, sauf si travaillaient là des professionnels « qui assurent eux-mêmes le pétrissage de la pâte, sa fermentation et sa mise en forme ». Aucun produit ne devait être « surgelé ou congelé », à aucun stade de la production. »

Cette loi donna un formidable coup de pouce à l’artisanat. En attendant, depuis le milieu des années 1990, une nouvelle génération de boulangers rendait sa dignité à la profession. Leur mentor était Lionel Poilâne, qui n’avait jamais cessé de faire du pain avec intégrité, pratiquant ce qu’il qualifiait de « rétro-innovation», développant de nouvelles techniques pour produire dans le respect des vieilles traditions.

Le pain Poilâne par excellence était la miche, une splendide boule au levain. Les nouveaux rétro-innovateurs comme Éric Kayser ou Dominique Saibron ont fait porter leurs efforts sur la réinvention de la baguette, notamment en proposant des méthodes de fermentation sans additifs et en utilisant des pétrins industriels mais réglés sur une vitesse lente. L’un des meilleurs chapitres du livre de Kaplan est consacré à ces nouveaux boulangers « dissidents », qui combinent amour des vieilles méthodes et connaissance de la science moderne. Kayser a même inventé quelque chose que Parmentier avait seulement imaginé au XVIIIe siècle : un levain idéal d’un point de vue gastronomique mais qui ne réduit pas pour autant le boulanger en esclavage. Le « fermento-levain » est une machine à levain liquide qui baratte un flot constant de levain fiable, ce qui donne à la baguette de Kayser ses qualités « délectables » – la croûte bien cuite et la mie au goût de noisette.

Quelle que soit la nostalgie que l’on puisse éprouver à l’égard du pain du XVIIIe siècle, celui que font Kayser et ses contemporains est meilleur. C’est probablement le plus savoureux que la France ait jamais dégusté, parce qu’il est fait par des hommes et des femmes qui pensent et ne se sont pas sacrifiés à la tyrannie de la pâte. Comme l’écrit Kaplan en conclusion : « En fin de compte, cela vaut la peine de rappeler que le bon pain dépend avant tout de la qualité des gens qui le font. »

 

Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 8 juin 2007. Il a été traduit par Bernard Loupias.
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    [post_content] => En 1972, Brian Masters écrivit un fascinant petit livre intitulé Dreams about H. M. The Queen. Sur la base de plusieurs centaines d’entretiens, il y parvenait à cette conclusion frappante : « Près d’un tiers du pays a déjà fait un rêve où intervient la famille royale. » Plus étonnant encore, « dans près de 50 % des songes réunis pour ce livre, le rêveur prend le thé avec un membre de la famille royale ». Voici par exemple celui de Kate Hutchison, de Wrington, dans le Somerset : « La famille royale est venue prendre le thé. Apparemment, je n’avais rien à leur donner à manger, alors comme j’avais teint en bleu foncé une vieille couverture, je l’ai découpée pour en faire des sandwiches, en espérant qu’ils ne remarqueraient pas que c’était une couverture. »

On se demande ce qu’en tirera un futur socio-historien de l’Angleterre des années 1970. Tous ces thés nocturnes doivent bien signifier quelque chose, mais quoi ? Des milliers de traumatismes infantiles liés au thé ? Le souvenir confus d’actualités cinématographiques où la reine mère prenait le thé dans les immeubles bombardés de l’East End londonien ? Ou même la vague idée que prendre le thé avec la souveraine est le genre de chose dont on est censé rêver ? (Il serait intéressant de savoir si le phénomène est encore monnaie courante en 2013 : de nos jours, les gens rêvent peut-être d’un cocktail au Boujis (1) avec le prince Harry). Les rêves sont l’un des plus mystérieux aspects de l’expérience humaine. Depuis les années 1950, lorsqu’un lien fut constaté entre les rêves et les mouvements oculaires rapides, nous savons que nous passons tous des heures à rêver chaque nuit. La plupart des songes sont oubliés avant d’avoir pris fin. Beaucoup ne sont sans doute guère plus que des débris flottant à la surface de notre psychisme, des lambeaux de vécu à moitié digérés qui tourbillonnent dans notre cortex, au cours de leur chute en spirale vers une bonde d’évacuation cognitive. Mais c’est précisément le caractère incontrôlé et semi-aléatoire des rêves qui les rend si précieux pour l’historien. Comme les tas de poussière d’Oxyrhynque (2), ces dépotoirs mentaux peuvent nous donner un accès à l’inconscient collectif des sociétés passées.

Autant que nous sachions, personne n’a jamais eu l’idée de faire un recueil des rêves inspirés à leurs contemporains par Jésus ou par l’empereur Auguste. Mais le plus approchant est sans doute l’énorme Onirocritique (« De l’interprétation des rêves ») d’Artémidore de Daldis, compilée au début du IIIe siècle de notre ère, et désormais rendue largement accessible en anglais, pour la première fois, grâce à la nouvelle édition limpide et réfléchie due à Daniel E. Harris-McCoy (3). L’Onirocritique est un vaste guide de ce à quoi rêvaient les Grecs et les Romains ordinaires : fumier, flatterie, Apollon, échelles, coups et blessures, inceste, le tout classé avec soin et interprété avec vigueur.

À en juger d’après les sujets sur lesquels Artémidore s’attarde le plus (sexe, danse, vol dans les airs, victoires sportives, les dieux, le sexe encore), le subconscient romain ne semble pas avoir été tellement différent du nôtre – ce qui serait tout à fait intéressant si cela se confirmait. Pourtant, ce qu’une personne estime « normal » dans ce domaine peut être extrêmement trompeur. Personnellement, j’ai été surpris par l’importance qu’Artémidore accorde aux dents dans les rêves ; mais quand j’en ai parlé à deux de mes étudiants (« Vous saviez que les Romains rêvaient beaucoup de leurs dents ? »), tous deux ont affirmé rêver constamment de leurs dents (« Pas vous ? »).

Artémidore n’est pas un disciple de Freud. Il ne s’intéresse pas au fonctionnement interne de l’humain, ni même à l’origine des rêves, et pour lui ni le passé ni la personnalité n’affectent véritablement le sens du rêve. Au contraire, tout le but de l’Onirocritique est d’aider le lecteur à prédire l’avenir. Artémidore consacra aussi un traité à la divination d’après le vol des oiseaux, et il n’est donc peut-être pas étonnant que sa science des rêves ressemble plus à une branche de la cryptographie. Un homme qui avait rêvé avoir des organes génitaux en fer fut assassiné par son propre fils quelque temps après. Élémentaire, pour Artémidore : le fer est détruit par la rouille, qui naît du fer lui-même. Certaines de ses interprétations dépassent à peine le niveau de la devinette d’un Carambar. Aller chez le coiffeur (karenai en grec) signifie qu’on sera heureux (charenai), puisque « ceux qui sont heureux et riches prennent aussi soin de leur apparence ». On est loin de Carl Jung, c’est sûr, et certains se sont demandé s’il y avait vraiment quelque chose à tirer de ce genre de calembours.

 

Vérités cachées

Artémidore n’est mentionné qu’épisodiquement dans l’ouvrage de William V. Harris sur les rêves dans l’Antiquité classique (4). Ce dernier le juge à la fois stupide et malhonnête : « D’une crédulité monumentale (dont le livre aurait suscité le mépris de bien d’autres anciens) […] il se laissait convaincre de la vérité d’un cas que seules des informations erronées auraient pu rendre plausible. » Si l’Onirocritique était un authentique « guide » des véritables rêves gréco-romains, ce serait une chose. Mais bien évidemment, pense Harris, la plupart des songes recensés dans ce livre sont simplement inventés et donc – affirme-t-il – inutiles pour l’historien.

Simon Price formule un jugement moins négatif dans un célèbre article de 1986 sur « L’avenir des rêves : de Freud à Artémidore ». L’historien souligne qu’Artémidore fondait toute sa théorie de l’interprétation sur le statut social. Pour Artémidore, un même songe « signifie » différentes choses, non pas selon la psyché du rêveur, mais selon sa position dans la société. Rêver qu’il est crucifié est positif pour un esclave « car le crucifié n’est plus asservi à personne », mais négatif pour un riche, car on vous « dépouille » avant de vous crucifier. Ce genre de conscience sociale est étranger à l’interprétation moderne des rêves puisque, comme dit Price, « la personnalité est désormais définie indépendamment des rôles sociaux et nos rêves sont associés à nous en tant qu’individus ». Artémidore met à nu comme aucun autre auteur classique certaines croyances romaines fondamentales concernant l’esclavage, la position sociale et la catégorie dans laquelle se range la personne.

Freud et Artémidore pensaient tous deux que les rêves mettent en lumière des vérités cachées. Le titre du célèbre ouvrage de Freud, L’Interprétation du rêve, est une allusion explicite à Artémidore. Le savant pensait que le respect avec lequel on traitait le phénomène dans l’Antiquité « se fondait sur une perception psychologique correcte ». Mais il renversa complètement l’approche d’Artémidore. Celui-ci s’intéressait uniquement à ce que les rêves nous disent des temps futurs. Pour Freud, dit Price, « les rêves mènent obscurément non vers l’avenir, mais vers le passé » ; dans sa version freudienne, l’interprétation des rêves est plus archéologique que divinatoire.

Dans un livre extraordinaire « Le rêve et la conscience historique en Grèce insulaire », Charles Stewart propose une manière entièrement neuve d’envisager les rêves dans leur contexte social. Selon lui, Freud et Artémidore avaient saisi une partie de la vérité. Comme Freud le croyait, les rêves sont bel et bien les vestiges d’expériences passées importantes. Mais Artémidore avait également raison de penser qu’ils concernent le futur, même s’ils ne le prédisent pas exactement comme il le souhaitait. Les rêves, suggère Stewart, doivent être perçus comme un moyen d’associer le présent au passé et à l’avenir : il faut y voir une forme de « conscience historique ».

Et Stewart a une histoire captivante à raconter. En 1831, sur l’île grecque de Naxos, des visions de la Vierge Marie commencèrent à hanter les nuits des fermiers et des bergers du petit village montagnard de Koronos. Leurs rêves tournaient autour d’une icône cachée, une image de la Panagia (la « toute-sainte », l’un des titres décernés à la Vierge) enterrée quelque part près du village. Se fiant à l’une de ces visions, un fermier se mit à creuser dans une grotte du hameau voisin d’Argokoili. Il découvrit un tas de saints ossements, appartenant (selon la Vierge qu’il avait vue en rêve) à une famille de chrétiens égyptiens qui s’étaient réfugiés à Naxos à l’époque iconoclaste, plusieurs siècles auparavant. Le 25 mars 1836, devant plusieurs milliers de Naxiotes, un berger descendit dans la grotte et en remonta trois icônes, dont l’image de la Panagia annoncée par les rêves. Le ciel fut déchiré par le tonnerre et les éclairs, des guérisons miraculeuses eurent lieu, et un prêtre sceptique fut frappé de cécité sur-le-champ.

 

Atmosphère délirante

Le culte se développa vite : la Panagia ordonna à ses fidèles de lui construire un monastère, assez grand pour accueillir tous les habitants de Naxos.

Le royaume de Grèce était indépendant depuis peu, et le tout nouveau ministère de la Justice décida qu’il était temps de mettre un terme à ce mouvement charismatique explosif. « En 1836, du point de vue de l’État, écrit Stewart, rêver d’icônes, avoir des visions de saints et inciter à construire des églises étaient autant d’aspects irritants de la culture populaire chrétienne orthodoxe, qu’il fallait juguler et rationaliser. » Après une tentative avortée de poursuite judiciaire à l’encontre des rêveurs, les autorités grecques se contentèrent de confisquer les icônes, de les enfermer dans une boîte et de les cacher dans l’église principale de Chora, ville portuaire de l’île.

Pendant près d’un siècle, malgré la confiscation des icônes, le culte de la Panagia Argokoiliotissa (la « Vierge d’Argokoili ») s’épanouit dans les zones rurales de Naxos. Au printemps 1930, une seconde vague de rêves frappa le village de Koronos. Un villageois avait redécouvert l’icône manquante de la Panagia – grâce à une vision reçue en songe, naturellement – dans une auberge de Chora. Dans l’atmosphère délirante qui entoura le retour à Koronos de l’icône longtemps perdue, un groupe d’écoliers et de femmes d’âge mûr recommencèrent à rêver de la Panagia. Celle-ci leur indiqua qu’il existait encore une autre icône, de sainte Anne, cette fois, enterrée près du village. Pendant des semaines, des hommes de Koronos – qui travaillaient pour la plupart dans les mines d’émeri – creusèrent des tunnels dans les montagnes environnantes. Mais comme plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’icône ressurgisse, le village s’en prit aux rêveurs : les enfants furent accusés d’hérésie, et le prêtre local leur refusa la communion. À l’automne 1930, la fièvre était retombée et, début 1931, les rêves avaient entièrement cessé.

Au cœur du livre de Stewart se trouvent les journaux que les jeunes visionnaires de 1930 tinrent de leurs rêves. Certains offrent un aperçu poignant des soucis triviaux des villageois. Evdokia Melissourgou, ménagère quadragénaire, rêva qu’elle découvrait l’icône de sainte Anne enfouie dans une grotte. Alors qu’Evdokia entrait dans la grotte, la sainte lui présenta aussitôt ses excuses pour avoir laissé les lieux dans un tel état : « Comme je suis sur le point d’émerger, je n’ai pas rangé ma grotte, et j’ai laissé le désordre s’installer. » Dimitrios Manolas, 13 ans, se fit gronder par la Panagia parce qu’il s’agitait sans cesse : « Mon enfant, je voulais que tu fasses des rêves plus importants, des visions plus larges, mais tu ne te tiens pas tranquille… » Une des caractéristiques très frappantes des rêves de 1930 est la confusion répétée entre deux trésors souterrains : les icônes et l’émeri. C’est là que Stewart place un coup de théâtre interprétatif réellement éblouissant. Koronos était un village minier, qui vivait des riches gisements d’émeri, un abrasif, situés dans les montagnes de Naxos. Au cours des années 1920, un boom mondial du marché de l’émeri avait entraîné une période de prospérité pour le village. Mais en 1929-1930, avec l’arrivée de la Grande Dépression, les exportations grecques du minerai tombèrent en chute libre. C’est à ce moment précis, début 1930, que les villageois de Koronos furent possédés par leur seconde vague de rêves visionnaires.

Le 25 novembre 1930, la Panagia envoya une vision particulièrement claire à Marina Mandilara, 14 ans. « Durant l’année 1933, prédit la Vierge, il y aura une guerre. Et le roi enverra les Anglo-Français qui viendront acheter l’émeri. Tous les villageois deviendront riches. » Le village de Koronos se révélerait posséder la meilleure mine de toute l’île, stable et remplie de trésors. Début décembre, Marina alla même jusqu’à marchander dans ses rêves avec de possibles acheteurs de la mine de Koronos : « Un industriel pourrait venir et te demander : “Avez-vous une mine ?” Tu devras lui répondre : “J’ai une mine, et elle produira de grandes quantités d’émeri.” Alors il reprendra : “Si je vous paie un million, me vendrez-vous la mine avec son émeri ?” À quoi tu répondras : “Mais cette mine produira l’équivalent de cinq millions.” »
Les enfants sont remarquablement habiles à saisir les peurs et les angoisses de leurs parents. Le village de Marina Mandilara était entièrement dépendant du commerce moribond de l’émeri. Bien évidemment, ses rêves étaient une façon d’exprimer les craintes de la communauté face à la crise économique imminente.

Stewart voit ces deux vagues de rêves, celle des années 1830 et celle des années 1930, comme le fruit des circonstances matérielles immédiates. Au début des années 1830, le nouveau gouvernement grec avait déclaré de manière unilatérale que les mines d’émeri de Naxos étaient « propriété nationale », et les avaient louées à une compagnie anglaise ; l’Église orthodoxe commençait elle aussi à affirmer son autorité de manière plus directe sur le christianisme « populaire » des îles grecques. Tout comme en 1930, les villageois de Koronos en 1831-1836 étaient confrontés à une menace externe qui pesait sur leur mode de vie et sur leur gagne-pain, et qui échappait entièrement à leur contrôle. Ces deux bouffées de rêve collectif ne furent donc pas « le résultat d’histoires psychosexuelles individuelles, mais naquirent bien plutôt d’un niveau intermédiaire d’angoisse communautaire et d’appréhension, alors que les villageois digéraient les chocs socio-économiques de leur temps ». Lors des deux grandes crises de leur histoire moderne, les villageois tentèrent en fait d’opérer un retour à la normale par le rêve.

Je trouve admirablement convaincante l’analyse que fait Stewart des rêveurs de Koronos – on pourrait parler de « freudisme social ». Mais il me semble moins assuré lorsqu’il suggère que les Naxiotes affirmaient peut-être aussi une forme particulière de « conscience historique ». De manière assez raisonnable, Stewart soutient que les rêveurs avaient leur propre conception du temps, « bien différente de l’historicisme linéaire », où « les moments distincts peuvent aussi fusionner pour créer une historicité bafouant toute chronologie, et offrant une interprétation morale du présent ». Cela paraît assez bien vu : la réaction des Koroniotes au choc de la modernité fut de revendiquer à la fois le passé byzantin (les squelettes « égyptiens ») et un avenir rêvé (une ruée vers l’émeri) pour défendre le village assailli. Mais Stewart poursuit et affirme que cette « conscience historique » ne diffère pas fondamentalement d’autres formes de récit concernant le passé, y compris de ceux que construisent des historiens « occidentaux » tels que lui.

 

Imagination historique

Selon Stewart, « il faut s’interroger sur l’écart entre récits légitimes (rationnels) et illégitimes (irrationnels). Il n’y a pas de solution de continuité entre le passé recréé par l’historien, qui imagine comment les événements se sont déroulés, et le passé vu par des individus ordinaires en état de transe, ou révélé dans un rêve : il s’agit toujours d’imagination historique. Universitaires et non universitaires ont souvent du passé – auquel ils sont aussi liés – une appréhension immédiate, viscérale, émotionnelle, dramatique, synesthésique et visuelle. L’avenir de l’histoire dépend peut-être de sa capacité à s’adresser au public sur un mode affectif, comme le public lui-même se rapporte déjà à son passé. Pas seulement parce que la société, dans un monde de plus en plus régi par le marché, exige une meilleure compréhension du passé, mais aussi pour dépasser le geste d’exclusion par lequel l’historicisme foule aux pieds la conscience historique des individus ».

Stewart semble ici sur le point d’affirmer qu’il n’y a pas de différence épistémologique entre l’histoire et le rêve (« autant de formes de l’imagination historique »). Mieux, une plus grande porosité de la discipline universitaire à des fictions communautaires qui se réaffirment, poussées par les forces du marché, serait en réalité une bonne chose, puisque l’écriture de l’histoire cesserait de « prendre le pas » sur les perceptions plus viscérales, plus émotionnelles du passé. Difficile de savoir que faire de cette idée. Stewart veut-il vraiment dire que les rêves confus des paysans de Koronos, reflétant des aspirations impossibles à satisfaire, peuvent prétendre à une autorité historique comparable à son remarquable récit de la transition naxiote vers la modernité ? Stewart pèche peut-être par trop de modestie.

 

Cet article est paru le 8 mars 2013 dans le Times Literary Supplement. Il a été traduit par Laurent Bury.
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    [post_content] => Le dernier livre de Charles Darwin, publié en 1881, est une étude du modeste ver de terre. Comme l’indique son titre, « La formation de la terre végétale par l’action des vers de terre », il traite principalement de l’influence énorme exercée, des millions d’années durant, par des myriades de vers labourant le sol au point de modifier le relief terrestre. Mais les premiers chapitres sont plus simplement consacrés à la description des « habitudes » de ces invertébrés.

Les vers sont capables de distinguer la lumière et l’obscurité ; durant les heures ensoleillées, ils demeurent en général sous terre à l’abri des prédateurs. Bien que dépourvus d’oreilles et sourds aux vibrations de l’air, ils sont extrêmement sensibles à celles transmises par le sol, comme en produisent les pas d’un animal approchant. Toutes ces sensations, notait Darwin, parviennent à des grappes de cellules nerveuses qu’il appelait « ganglions cérébraux », logés dans la tête de la créature.

« Quand un ver est exposé à une lumière soudaine, écrivait le biologiste, il détale comme un lapin dans son terrier. » Le savant reconnaissait avoir « d’abord été enclin à considérer ce comportement comme un réflexe », mais avait ensuite constaté qu’il était sujet à des variations. Ainsi, lorsque le ver est occupé à autre chose, une brusque exposition à la lumière ne provoque pas sa fuite.

Aux yeux du naturaliste, la capacité de moduler sa réaction au gré des circonstances indique « la présence d’une certaine forme d’esprit ». Il évoquait aussi les « facultés mentales » de l’animal en décrivant la façon dont il bouche l’entrée de son refuge souterrain. « Si le ver, écrivait-il, après avoir traîné un objet près de sa cavité, est capable de déterminer (…) la meilleure manière de l’y faire entrer, il doit posséder quelque notion de sa forme générale. » Il en vint donc à soutenir que cet animal « mérite d’être dit intelligent, car il agit presque comme le ferait un homme placé dans des circonstances analogues ».

Enfant, il m’arrivait de jouer avec les vers de terre de notre jardin – et, plus tard, j’eus encore recours à eux dans mes travaux de recherche. Mais comme nous passions toujours nos vacances d’été au bord de la mer, je n’aimais rien tant qu’explorer le rivage et surtout les flaques de marée. Cette passion précoce pour la beauté des créatures marines les plus simples prit un tour plus scientifique sous l’influence d’un de mes professeurs de biologie. Celui-ci nous emmenait tous les ans visiter le Centre de recherche marine de Millport, dans le sud-ouest de l’Écosse, où nous pouvions découvrir l’immense variété des invertébrés vivant sur les côtes des Cumbrae. Ces visites m’enchantaient tellement que je pensais faire plus tard de la biologie marine mon métier.

L’ouvrage de Darwin sur les vers de terre comptait alors parmi mes préférés, mais je pourrais en dire autant de celui de George John Romanes, « Méduses, étoiles de mer et oursins (1) », qui me plaisait par ses récits d’expériences simples et fascinantes, et ses magnifiques illustrations. Romanes, élève et ami de Darwin, se passionna toute sa vie pour le littoral et sa faune. Il avait surtout à cœur d’étudier, dans le comportement de ces créatures, ce qui traduisait selon lui la présence d’un « esprit ».

Le style personnel de Romanes me charmait. Il évoquait par exemple son bonheur de mener des recherches sur les facultés mentales et le système nerveux des invertébrés dans « un laboratoire installé à même la plage (…) un agréable petit atelier de bois ouvert aux brises marines ». Mais son principal objectif était clairement de montrer le rapport entre le comportement de ces animaux et leur système nerveux. Ses travaux relevaient selon lui de la « psychologie comparative », discipline qu’il jugeait analogue à l’anatomie comparative.

Dès 1850, Louis Agassiz avait montré que la méduse Bougainvillea était pourvue d’un système nerveux digne de ce nom. En 1883, Romanes mit en évidence ses cellules nerveuses individuelles (l’animal en possède environ un millier). Il réalisa des expériences simples (il sectionnait certains nerfs, pratiquait des incisions dans l’ombrelle, ou examinait telle couche isolée de tissus) grâce auxquelles il démontra que les méduses conjuguaient à la fois des mécanismes périphériques autonomes (dépendants de « réseaux » de nerfs) et des actions coordonnées de manière centralisée par leur « cerveau » circulaire, situé sur le pourtour de leur ombrelle.

 

Freud et l’écrevisse

Romanes fut alors en mesure d’inclure dans « L’évolution mentale chez les animaux (2) » des schémas de cellules nerveuses isolées et d’agrégats, aussi appelés ganglions. « À travers l’ensemble du règne animal, écrivait-il, les tissus nerveux sont invariablement présents dans toutes les espèces supérieures aux Hydrozoa. Jusqu’à présent, les animaux les plus simples chez qui on a pu les observer sont les méduses ; dans les organismes plus complexes, leur présence est, comme je l’ai dit, systématique. La structure fondamentale de ces tissus est partout très semblable : que l’animal considéré soit une méduse, une huître, un insecte, un oiseau ou un être humain, nous n’avons aucun mal à reconnaître les cellules qui les composent, plus ou moins identiques à chaque fois. »

Au moment où Romanes pratiquait la vivisection sur les méduses et les étoiles de mer dans son laboratoire de plage, le jeune Sigmund Freud, déjà fervent darwinien, travaillait dans celui d’Ernst Brücke, un physiologiste viennois. Freud avait pour mission de comparer les cellules nerveuses d’animaux vertébrés et invertébrés ; en particulier celles de vertébrés très primitifs (Petromyzon, une lamproie) avec celles d’un invertébré (l’écrevisse). À l’époque, on pensait que les tissus nerveux des premiers différaient radicalement de ceux des seconds. Or Freud parvint à démontrer (et à illustrer à l’aide de beaux croquis très soignés) que les cellules nerveuses des écrevisses étaient au fond similaires à celles des lamproies – ou des êtres humains.

En outre, il comprit mieux que personne avant lui que les cellules nerveuses et leur fonctionnement (avec leurs dendrites et leurs axones) étaient les éléments premiers du système nerveux et les unités responsables de la transmission des signaux en son sein. Eric Kandel, dans À la recherche de la mémoire (3), émet l’idée que si Freud n’avait pas abandonné la recherche fondamentale pour s’orienter vers la médecine, on le connaîtrait peut-être aujourd’hui comme « le cofondateur de la théorie des neurones, plutôt que comme le père de la psychanalyse ».

Les neurones peuvent être de formes et de tailles diverses, mais ils sont fondamentalement semblables, des animaux les plus primitifs aux plus évolués. Les différences concernent leur nombre et leur type d’organisation ; l’homme possède cent milliards de cellules nerveuses, alors que la méduse n’en a qu’un millier. Mais leur rôle propre, produire des décharges rapides et répétitives, est fondamentalement identique d’un organisme à l’autre.

Le rôle crucial des synapses (l’interface entre deux neurones : c’est là que s’opère la modulation des impulsions nerveuses, qui confère à l’organisme sa flexibilité et tout un éventail de comportements) ne fut tiré au clair qu’à la fin du XIXe siècle. On doit cette avancée au grand anatomiste espagnol Santiago Ramón y Cajal, qui examina le système nerveux de nombreux vertébrés et invertébrés, et au Britannique C. S. Sherrington, qui inventa le terme de « synapse » et montra qu’elle pouvait avoir une fonction excitatrice ou inhibitrice.

Dans les années 1880, toutefois, malgré les travaux d’Agassiz et de Romanes, l’opinion dominante restait que les méduses n’étaient guère plus que des masses de tentacules, flottant passivement, prêtes à piquer et à ingérer tout ce qui se présentait à leur portée – un peu comme les plantes carnivores.

Mais les méduses sont tout sauf passives. Elles produisent des pulsations rythmées en contractant simultanément toutes les parties de leur ombrelle, ce qui implique l’existence d’une sorte de « pacemaker » central, capable de déclencher chaque battement. Les méduses peuvent modifier leur trajectoire et leur profondeur, et nombre d’entre elles semblent « pêcher » : elles se renversent la tête en bas une minute durant, étendent leurs tentacules comme un filet, puis se redressent, au moyen de huit organes sensibles à la gravité. (Privée de ces derniers, la méduse est désorientée et ne peut plus contrôler sa position dans l’eau.) Quand un poisson la mord, ou qu’elle est exposée à une menace quelconque, la méduse dispose d’une stratégie de fuite : par une série de pulsations rapides et puissantes de son ombrelle, elle s’écarte prestement du danger. Dans ces situations, des neurones d’un genre particulier (très grands, et donc très réactifs) entrent en action.

Une variété de méduse tristement célèbre chez les plongeurs présente un intérêt tout particulier : il s’agit de la cuboméduse, l’une des créatures les plus primitives pourvues d’yeux capables de former des images. « Ce sont des prédateurs actifs qui s’attaquent aux crustacés et aux poissons de taille moyenne, et qui peuvent se déplacer à une vitesse allant jusqu’à 7 mètres par minute, écrit le biologiste Tim Flannery. Ce sont les seuls membres de la famille à posséder des yeux relativement sophistiqués, avec rétine, cornée et cristallin. Elles ont aussi un cerveau, capable d’apprendre, de mémoriser, et de commander des comportements complexes (4). »

 

Un cerveau à part entière

Le corps humain, comme celui de tous les animaux supérieurs, est axialement symétrique, possède une extrémité principale (la tête) où se trouve le cerveau, et se déplace de préférence dans une direction (vers l’avant). Le système nerveux de la méduse, comme l’animal lui-même, présente quant à lui une symétrie radiale et peut nous sembler moins élaboré que le cerveau d’un mammifère. Il mérite pourtant d’être considéré comme un cerveau à part entière, capable de générer, ce qu’il fait d’ailleurs très bien, des comportements adaptatifs complexes et de coordonner toutes les fonctions sensorielles et motrices de l’animal. La question de savoir si l’on peut parler ici d’un « esprit » (comme le faisait Darwin à propos du ver de terre) dépend de la manière dont on définit ce concept.

Tout le monde sait distinguer les plantes des animaux. On sait que les premières sont généralement immobiles, enracinées dans le sol, qu’elles étendent leurs feuilles vertes vers le ciel et se nourrissent de terre et de lumière. Les seconds, au contraire, sont mobiles, se déplacent d’un lieu à l’autre, cherchent ou chassent leur nourriture ; ils ont une palette de comportements faciles à reconnaître. Les plantes et les animaux ont évolué en suivant deux chemins profondément différents (et les champignons un autre encore), et leurs formes et modes de vie sont absolument distincts.

Et pourtant, Darwin soutenait qu’ils sont plus proches qu’on ne le croit. Le naturaliste a rédigé une série d’ouvrages de botanique, culminant avec « La puissance du mouvement chez les plantes (5) », paru peu avant son livre sur le ver de terre. Il trouvait remarquables les capacités de mouvement des plantes insectivores, en particulier pour détecter et capturer leurs proies. Au point que, dans une lettre au botaniste Asa Gray, en plaisantant à moitié, il décrivit le droséra comme étant non seulement une plante admirable, mais aussi « un animal d’une extrême sagacité ».

Darwin fut conforté dans ses vues quand on démontra que les plantes mangeuses d’insectes se meuvent au moyen de courants électriques, tout comme les animaux, et donc qu’il existe une « électricité des plantes » de la même manière qu’il y a une « électricité animale ». Mais la première voyage lentement, à un peu moins de trois centimètres par seconde, comme on peut l’observer en voyant les folioles de la sensitive (Mimosa pudica) se refermer les uns après les autres quand on la touche. L’« électricité animale », transmise par les nerfs, voyage environ mille fois plus vite.

La transmission de signaux entre cellules repose sur des variations électrochimiques, un flux d’atomes électriquement chargés (les ions) entrant et sortant des cellules par des pores moléculaires hautement sélectifs appelés « canaux ». Ces flux d’ions génèrent des courants électriques, des impulsions (potentiels d’action) directement et indirectement transmises  d’une cellule à l’autre, aussi bien dans les organismes animaux que végétaux.

Chez les plantes, les signaux électriques dépendent dans une large mesure de canaux d’ions calcium, qui conviennent parfaitement au rythme de vie relativement lent de ces organismes. Comme le soutient Daniel Chamovitz dans son livre sur le sujet (6), les plantes sont capables de percevoir des signaux que nous appellerions visuels, sonores et tactiles, et bien d’autres encore. Elles savent ce qu’elles doivent faire et ont même une « mémoire », mais, dépourvues de neurones, n’apprennent pas de la même manière que les animaux. Elles ont en revanche à leur disposition un vaste arsenal de substances chimiques et ce que Darwin appelait des « stratagèmes ». Ces derniers sont sans doute codés dans le génome de la plante ; il se trouve d’ailleurs que celui-ci est généralement plus étendu que le nôtre.

Les canaux d’ions calcium dont usent les plantes ne permettent pas d’échanges de signaux rapides ou répétitifs entre cellules. Une fois que le potentiel d’action est généré, il ne peut pas être répété à un rythme suffisant pour déclencher des mouvements rapides, par exemple ceux d’un ver « détal[ant] (…) dans son terrier », pour reprendre l’expression de Darwin. La vitesse exige la présence d’ions et de canaux appropriés, capables de s’ouvrir et de se fermer en l’espace de quelques millisecondes, et permettant la formation de centaines de potentiels d’action par seconde. Ces ions magiques sont en l’occurrence les ions sodium et potassium. Ce sont eux qui ont permis le développement de cellules musculaires à rétraction rapide, des cellules nerveuses et de la neuromodulation synaptique. Ces évolutions ont à leur tour rendu possible l’émergence d’organismes capables d’apprendre, de tirer profit de leurs expériences, de juger, d’agir et, finalement, de penser.

Cette nouvelle forme de vie (la vie animale), qui émergea peut-être il y a 600 millions d’années, fut porteuse de grands avantages, et transforma rapidement l’écosystème. Lors de la fameuse explosion cambrienne (qu’on peut dater avec une précision remarquable à – 542 millions d’années), au moins dix nouveaux embranchements (7), chacun ayant une structure corporelle très distincte, apparurent en l’espace d’un million d’années ou moins (un clin d’œil, à l’échelle géologique). Les mers précambriennes auparavant paisibles devinrent une jungle de prédateurs et de proies à la mobilité accrue. Et tandis que certains animaux (comme les éponges) perdirent leurs cellules nerveuses et régressèrent au stade de la vie végétative, d’autres, en particulier les carnassiers, acquirent des organes sensoriels de plus en plus élaborés, ainsi qu’une mémoire et un esprit.

 

Le discernement du protozoaire

Il est fascinant d’imaginer Darwin, Romanes et les autres biologistes de l’époque cherchant les traces d’un « esprit », de « processus mentaux », d’« intelligence », voire de « cons­cience » chez des animaux primitifs tels que les méduses et même les protozoaires. Quelques décennies plus tard, le behaviorisme radical finit par dominer la discipline, niant la réalité de tout ce qui ne pouvait faire l’objet d’une démonstration objective. Ses tenants récusaient en particulier l’existence de tout processus intérieur intervenant entre le stimulus et la réaction, jugé sans intérêt ou du moins hors de portée de la science. Une telle restriction encouragea l’étude des stimuli et réponses, avec ou sans « conditionnement », et ce sont les fameuses expériences de Pavlov sur les chiens qui formalisèrent (grâce aux concepts de « sensibilisation » et d’« habituation ») ce que Darwin avait observé chez ses vers de terre.

Comme l’écrivit Konrad Lorenz dans Les Fondements de l’éthologie (8), « un ver de terre [qui] vient tout juste d’éviter d’être mangé par un merle noir (…) a bien raison de réagir aux stimuli similaires avec un seuil d’excitabilité considérablement plus bas, car il est presque certain que l’oiseau sera encore dans le secteur dans les quelques secondes qui vont suivre ». Cet abaissement du seuil de réaction est une forme rudimentaire d’apprentissage, bien qu’elle ne passe pas par l’association d’idées et dure relativement peu de temps. De manière analogue, une atténuation de la réaction, ou habituation, se produit en cas de répétition d’un stimulus insignifiant (et qui mérite donc être ignoré).

On a montré, quelques années après la mort de Darwin, que même des organismes monocellulaires tels que les protozoaires présentaient tout un éventail de réponses adaptatives. Herbert Spencer Jennings découvrit en particulier que les petits organismes unicellulaires effilés en forme de trompette appelés Stentor peuvent réagir de cinq manières différentes quand on les touche, avant de finir par se détacher pour trouver un nouveau site si ces réponses élémentaires se révèlent inefficaces. Or, si on le touche à nouveau, l’organisme sautera les étapes intermédiaires et décollera immédiatement vers un autre lieu. Signe qu’il s’est sensibilisé aux stimuli gênants ou, pour employer des expressions plus familières, qu’il « se souvient » de son expérience désagréable et en a tiré les leçons – bien que ce souvenir dure quelques minutes seulement. De même, si Stentor est exposé à une série de stimuli tactiles très doux, il cesse bientôt totalement de réagir : il s’est habitué.

Jennings synthétisa ses travaux sur la sensibilisation et l’habituation chez les organismes tels que la paramécie et Stentor dans « Le comportement des organismes inférieurs », paru en 1906 (9). Tout en se gardant d’employer le moindre terme subjectif et psy­chologisant dans sa description du comportement des protozoaires, il ajouta à la fin de son livre un chapitre étonnant sur la relation entre le comportement observable et l’« esprit ». D’après lui, nous autres humains hésitons à prêter des états mentaux aux protozoaires en raison de leur petite taille : « L’auteur est profondément convaincu, après avoir longuement étudié le comportement de cet organisme, que si l’amibe était un animal de grande taille, présent dans l’expérience quotidienne des êtres humains, son comportement nous inciterait aussitôt à lui attribuer des états de plaisir et de douleur, de faim, de désir, etc., précisément pour les mêmes raisons qui motivent l’attribution d’états semblables à un chien. »

L’amibe aussi grosse qu’un chien imaginée par Jennings contredit de manière presque comique l’opinion de Descartes, selon qui ceux-ci étaient tellement privés de sentiments que l’on pouvait sans scrupule pratiquer sur eux la vivisection, et considérer leurs cris comme des réflexes purement mécaniques. La sensibilisation et l’habituation sont des processus cruciaux pour la survie de tout organisme vivant. Ces formes élémentaires d’apprentissage sont fugaces (quelques minutes au plus) chez les protozoaires et les plantes ; pour un apprentissage de plus longue durée, il faut un système nerveux.

Malgré l’essor des recherches sur le comportement, on n’accorda presque aucune attention à ses bases cellulaires, en particulier au rôle précis que jouent les cellules nerveuses et leurs synapses. Les études portant sur les mammifères (celles en particulier qui décrivent les processus de mémorisation en jeu dans l’hippocampe du rat (10)) présentaient des difficultés techniques presque insurmontables, étant donné la petite taille des neurones et leur densité. Par ailleurs, même si l’on parvenait à enregistrer l’activité électrique d’une cellule isolée, d’autres difficultés surgissaient pour la maintenir vivante et en état de fonctionner tout le temps que duraient ces longues expériences.

Confronté à de tels obstacles dans ses recherches anatomiques, au début du XXe siècle, Ramón y Cajal se tourna vers des systèmes plus simples : ceux d’animaux jeunes ou à l’état fœtal, et ceux d’invertébrés (insectes, crustacés, céphalopodes).

De même, quand Eric Kandel entama dans les années 1960 une étude sur les bases cellulaires de la mémoire et de l’apprentissage, il se mit en quête d’un animal dont le système nerveux serait plus simple et plus facile d’accès. Son choix se porta sur l’aplysie, un gastéropode marin pourvu d’environ 20 000 neurones également répartis dans une dizaine de ganglions. Ces cellules nerveuses sont particulièrement grandes (certaines sont même visibles à l’œil nu), et connectées les unes aux autres dans des circuits anatomiques fixes.

Malgré le scepticisme de certains de ses collègues, Kandel ne s’inquiétait pas qu’on puisse considérer l’aplysie comme un organisme trop rudimentaire pour se prêter à une étude sur la mémoire. De telles considérations n’avaient pas non plus troublé Darwin, évoquant les « facultés mentales » du ver de terre. « Je commençais à penser comme un biologiste », écrit Kandel en se rappelant sa décision de travailler sur l’aplysie. « Je reconnaissais le fait que tous les animaux ont une certaine forme de vie psychique, reflétant l’architecture de leur système nerveux. »

De même que Darwin s’était intéressé au réflexe de fuite chez le ver, se demandant comment il pouvait être renforcé ou inhibé selon les circonstances, Kandel se pencha sur un réflexe de défense de l’aplysie (la mise à l’abri de ses branchies exposées) et la manière dont l’animal modulait cette réaction. En enregistrant l’activité des cellules nerveuses et des synapses présentes dans ses ganglions abdominaux (et parfois en les stimulant), il parvint à montrer que des changements fonctionnels au niveau des synapses étaient à la base d’un processus de mémorisation et d’apprentissage de relativement court terme, comparable à ceux impliqués dans l’habituation et la sensibilisation. Il n’observa jamais le moindre changement dans les circuits eux-mêmes.

 

Les exploits cognitifs de l’insecte

Avec l’essor de technologies et d’idées nouvelles dans les années 1970, Kandel et ses collègues parvinrent à compléter ces études électrophysiologiques de la mémoire et de l’apprentissage par d’autres travaux relevant de la chimie : « Notre intention était de  décrypter la biologie moléculaire d’un processus mental, et de savoir exactement quelles cellules sont responsables de la mémoire de court terme. » Cela le conduisit, en particulier, à étudier les canaux d’ions et les neurotransmetteurs impliqués dans les fonctions synaptiques : un travail de recherche monumental pour lequel le chercheur finit par être couronné par le prix Nobel.

Là où l’aplysie ne possède que 20 000 neurones répartis à travers tout son corps dans différents ganglions, un insecte peut en avoir un million, rassemblés dans un unique cerveau. Malgré sa petite taille, il peut être capable d’exploits cognitifs stupéfiants. Les abeilles excellent ainsi dans l’art de reconnaître différentes couleurs, odeurs et formes géométriques présentées à elles en laboratoire, tout comme leurs transformations régulières. Et, bien sûr, elles font preuve d’une remarquable efficacité dans la nature ou dans nos jardins, où elles identifient non seulement la forme, le parfum et la couleur des fleurs, mais peuvent aussi se souvenir de leur localisation et la communiquer aux autres abeilles.

On a même établi, chez une variété hautement sociable de guêpe à papier, que les insectes sont capables de mémoriser et de reconnaître les « visages » de leurs congénères. Un tel phénomène avait jusqu’alors été repéré chez les seuls mammifères ; il est fascinant qu’une aptitude cognitive si particulière puisse se rencontrer également chez les insectes.

Nous nous représentons souvent ceux-ci comme de petits automates, des robots où tout est câblé et programmé à l’avance. Mais il est de plus en plus clair que ces bestioles sont capables de se souvenir, d’apprendre, de penser et de communiquer selon des modalités assez complexes et surprenantes. Une bonne part de ces facultés sont indubitablement innées, mais une bonne part aussi semblent dériver de l’expérience individuelle.

Quoi qu’on pense des insectes, la question change de nature quand on se penche sur le cas de ces génies parmi les invertébrés que sont les céphalopodes (poulpes, seiches et calamars). Leur système nerveux, pour commencer, est bien plus étendu : un poulpe peut avoir un demi-milliard de cellules nerveuses réparties entre son cerveau et ses « bras ». Une souris, par comparaison, n’en a qu’entre 75 et 100 millions. Le cerveau du poulpe présente un degré remarquable d’organisation, avec des dizaines de lobes fonctionnellement distincts, et il a des similitudes avec les mécanismes d’apprentissage et de mémorisation des mammifères.

 

Le poulpe est joueur

Non seulement il est facile d’apprendre aux céphalopodes à différencier certains objets et certaines formes en les soumettant à des tests, mais on a montré que certains d’entre eux étaient capables d’apprendre par observation, une faculté qu’on ne rencontre ailleurs que chez les mammifères et certains oiseaux. Ils ont une étonnante capacité de camouflage, et peuvent exprimer des émotions et des intentions complexes en modifiant la couleur, les motifs et la texture de leur peau.

Darwin notait, dans le journal de son voyage à bord du Beagle, comment un poulpe, dans une flaque de marée, lui parut vouloir entrer en contact avec lui, se montrant tour à tour observateur, curieux et même joueur. Ces animaux peuvent être apprivoisés jusqu’à un certain point, et leurs propriétaires éprouvent souvent de l’empathie à leur égard, ressentant une certaine proximité mentale et émotionnelle. La question de savoir si l’on peut pour autant lâcher le grand mot de « conscience » à propos des céphalopodes est susceptible de recevoir toutes sortes de réponses. Mais si l’on admet qu’un chien peut prétendre à une conscience digne de ce nom, dotée d’une certaine individualité, alors on doit aussi l’accorder au poulpe.

La nature a suivi au moins deux voies très différentes pour fabriquer un cerveau. Mieux, ces voies sont presque aussi nombreuses que les phyla du règne animal. L’esprit a émergé et s’est incarné dans chacun d’entre eux, à des degrés variables, malgré les profonds gouffres biologiques qui les séparent les uns des autres, et qui nous en séparent nous-mêmes.

 

Cet article est paru dans la New York Review of Books en avril 2014. Il a été traduit par Arnaud Gancel.
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    [post_content] => Le mythe du bon sauvage explosa en plein vol le jour où l’anthropologue anglo-américain Colin Turnbull publia son essai sur les Iks, Mountain People. Il y décrivait ces chasseurs-cueilleurs, réfugiés sur une chaîne de collines du Nord-Ouganda et victimes d’une terrible famine, comme un véritable « peuple de fauves » (selon le titre français initial du livre). Le portrait tracé par Turnbull de cette tribu miséreuse et coincée entre des ethnies hostiles, est de fait bien glauque. Les Iks font figure d’êtres sans foi ni loi, qui se volent les uns les autres, abandonnent leurs enfants et envoient leurs vieux mourir à l’écart après les avoir dépouillés de leurs maigres provisions. Leurs villages ne sont que des regroupements de mini-forteresses de branchages séparées par des couloirs empêchant tout contact. Chez les Iks, pas la moindre solidarité, pas de religion, pas d’amour, pas même de sexe – sauf de la prostitution, et parfois « de l’évacuation de sperme ». Sitôt paru, le noir ouvrage de Turnbull a pourtant été encensé, pour sa forme, et davantage encore pour son contenu philosophique. Ce n’est pas la société qui rend l’homme mauvais, assure l’auteur, mais les circonstances : quand elles sont trop dures, l’humanité ne tient guère le choc. Turnbull en apporte la démonstration in vivo.

Crédible ? L’infortuné Turnbull, après avoir vécu deux années abominables chez les Iks, claquemuré dans son Land Rover ou sa case, insulté, dupé, volé de ses maigres vivres, entouré d’excréments (ses voisins venaient déféquer chez lui), a subi de la part des autres ethnologues, sitôt son récit paru, un traitement presque identique. Les spécialistes, Bernd Heine en tête , accusent en effet Turnbull de partialité : débarquant chez les Iks encore « sous le charme » des pygmées Mbutis de la forêt (objets de son livre précédent), Turnbull aurait d’emblée pris en grippe ses nouveaux sujets d’étude. Qui plus est, il semble avoir commis nombre d’erreurs, relevées par ses collègues. Les Iks, disent-ils, étaient en fait des agriculteurs (depuis 2 000 ans !), et non de purs chasseurs-cueilleurs, lesquels auraient dû être nécessairement empreints, dans les fantasmes de Turnbull, de « gentillesse, générosité, considération, etc. ». On accuse aussi l’anthropologue de s’être fourvoyé à propos de l’organisation sociale des Iks, bien plus subtile qu’il ne l’a cru.

À sa décharge, il faut dire que Turnbull avait du mal à communiquer avec ses hôtes. Il ne faisait que baragouiner l’icietot, idiome difficile, et dépendait pour ses enquêtes d’un sergent de l’armée ougandaise qui ne parlait lui-même (et mal) que l’akarimojong, langue que le principal informateur de Turnbull ne comprenait qu’à moitié… D’où des malentendus et incompréhensions en série. On comprend moins, en revanche, l’hostilité de Turnbull envers les Iks, qu’il qualifie dans ses lettres de « plus sauvages sous-hommes de la planète », les décrétant « sans le moindre avenir en tant que société ». Il propose d’ailleurs, à la fin de son ouvrage, de disséminer la tribu ! « Jamais à notre connaissance un ethnologue n’avait souhaité le génocide de la population qu’il étudiait. Jamais un anthropologue n’avait éprouvé une haine aussi grande pour le peuple chez qui il séjournait », commente l’africaniste Jean-Loup Amselle .

Mais les Iks se sont vengés. Ils n’ont pas mis leurs menaces physiques à exécution (« Si Turnbull revient chez nous, on l’enterrera tout vif »), mais leurs malédictions semblent avoir poursuivi l’anthropologue et son adjoint (et partenaire sur le terrain comme dans la vie), Joseph Towles : tous deux moururent du sida, Towles en 1988, et Turnbull en 1994 – après une grave dépression suivie de son ordination comme moine bouddhiste, car il avait trouvé dans cette doctrine le moyen de résoudre l’antinomie entre bien et mal, entre les aimables Pygmées, « peuple de la forêt », et le toxique « peuple de la montagne ».

Les Iks, quant à eux, ont survécu, et même prospéré. Ils sont nombreux (deux mille au moins), désormais évangélisés (et du même coup vêtus) ; s’ils ont toujours maille à partir avec leurs voisins Turkanas, qui leur volent bêtes et femmes, ils n’hésitent pas à se servir des armes que leur donne le gouvernement ougandais, en plus d’une aide alimentaire. Sitôt (à peu près) en sécurité et le ventre (à peu près) plein, les Iks sont en effet redevenus des gens convenables. Mais n’était-ce pas précisément ce qu’il fallait démontrer ?
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    [post_content] => «Marcher n’est pas un sport », annonce le philosophe français Frédéric Gros au début de son livre. De quoi énerver Adam Gopnik, qui vient de lire l’ouvrage du journaliste et historien Matthew Algeo sur l’histoire de la marche comme… sport. Second sujet d’énervement pour le critique new-yorkais : dans sa méditation historico-philosophique, Gros ne mentionne « aucun des grands marcheurs new-yorkais, de Walt Whitman à Alfred Kazin (1) », et « aucun des grands livres » sur la marche dans cette métropole qui s’y prête si bien. Pourtant un succès à l’étranger, l’ouvrage de Gros est « étroitement parisien ». L’auteur ne s’est pas abaissé à faire une recherche simple sur Google (« Sport promenade histoire »), se moque-t-il. Troisième sujet d’énervement : c’est à ses yeux un produit caricatural de l’universitaire parisien, alignant les « affirmations oraculaires » – dont « marcher n’est pas un sport » n’est pas la moindre. La marche rapide n’est-elle pas une discipline olympique ?

Entre l’Europe et les États-Unis, les perspectives diffèrent déjà sur tant des choses – en voici donc encore une. Spécialiste des curiosités américaines, Matthew Algeo s’est penché sur l’étrange passion qui a saisi ses compatriotes à la fin du XIXe siècle : la marche sportive. « Le principal spectacle sportif d’alors, écrit Adam Gopnik, consistait à regarder des gens marcher en rond à l’intérieur de grands immeubles », et cela des jours durant. Les marcheurs étaient habillés avec recherche, et chacun avait son style distinctif. Ce qui captivait le public, à vrai dire, c’était la capacité des concurrents à lutter contre le sommeil : « Les foules ne se déplaçaient pas tant pour voir marcher les marcheurs que pour les voir s’effondrer. » Mais il s’agissait bel et bien de foules – des foules populaires. « La classe laborieuse n’avait alors pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent en matière de spectacles sportifs », hasarde Adam Gopnik en guise d’explication du succès de ces insolites compétitions, pour lesquelles il a fallu construire des stades spécifiques, en particulier l’ancêtre du Madison Square Garden.

Mais en fait, ce clivage Nouveau Monde/Vieux Continent est ici, comme souvent, un tantinet artificiel. La « marche sportive » est indéniablement une spécificité américaine ; mais la marche « intellectuelle » est l’apanage de la planète tout entière. Si le record en matière d’utilisation de la discipline à des fins créatives va sans doute au poète anglais Wordsworth (pour composer son œuvre, il aurait parcouru à pied l’équivalent du tiers de la distance Terre-Lune), le chantre de la créativité pédestre est l’Américain Henry David Thoreau, évoqué par Frédéric Gros pour illustrer ce qu’il appelle la marche contemplative. Dans ses écrits (2) il a non seulement théorisé mais sanctifié ce « noble art », qu’il pratiquait à raison de quatre heures par jour minimum. « Il me semble que c’est au moment où mes jambes commencent à bouger que mes pensées commencent à couler », disait-il, pratiquement dans les mêmes termes que Montaigne (« Mon esprit ne va si mes jambes ne l’agitent ») ou Rousseau (« Je ne puis méditer qu’en marchant. Sitôt que je m’arrête je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds »). Tous les marcheurs-penseurs du monde sont bien sur le même pied !

Ce sont d’ailleurs deux chercheurs américains qui peuvent se targuer d’avoir récemment démontré l’existence du lien entre la marche et la créativité (3). Ils ont effectué des tests comparant la stimulation intellectuelle suscitée par la marche, en extérieur et en intérieur, à celle générée par la position assise dans les mêmes conditions (y compris à l’extérieur en chaise roulante). Le résultat est sans ambiguïté : la marche encourage « le libre flot des idées », et c’est à l’extérieur qu’elle suscite dans l’esprit « les analogies les plus novatrices et les plus fécondes ». Quant à savoir pourquoi… Frédéric Gros propose bien une piste : parmi les choses que l’on ne peut pas faire en marchant, il y a la lecture ; donc la marche libérerait « la pensée des autres volumes » et stimulerait l’originalité créatrice. Mais l’examen scientifique du phénomène demande à être poussé plus avant, les chercheurs américains reconnaissant eux-mêmes « n’avoir fait que quelques pas vers l’élucidation du mystère ».

Marcher sert donc à beaucoup de choses, si l’on songe aussi à son intérêt aux yeux des cardiologues et autres weight watchers. Mais, écrit Frédéric Gros, « il faut marcher longtemps pour réapprendre à s’aimer ».

 

1| Alfred Kazin, décédé en 1998, était un célèbre critique littéraire américain.

2| Pedestrianism: When Watching People Walk Was America’s Favorite Spectator Sport (« Le pédestrianisme : quand regarder les gens marcher était le principal sport spectacle en Amérique »), Matthew Algeo, Chicago Review Press, 2014.

3| Notamment Walking (« Marcher »), 1862.
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