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[post_content] => Lorsque le niveau de l’eau se mit à s’élever, tous les poissons remontèrent à la surface, gonflés, déjà morts ou en train d’agoniser en se convulsant. Le peuple des rives du lac regarda son garde-manger disparaître en l’espace de quelques jours – l’inondation ne semblait pas vouloir s’arrêter. L’un des anciens de la tribu remarqua que l’eau avait pris un goût salé. Bientôt, elle vint lécher les fragiles fondations des huttes en bois : il n’y avait rien d’autre à faire que de fuir devant ce déferlement, en emportant tout ce qu’on pouvait. Des réfugiés apeurés des tribus de l’Est rapportèrent avoir entendu un épouvantable grondement. Ceux qui s’attardèrent furent noyés. En quelques semaines, le niveau de l’eau s’éleva de 120 mètres.
Ceux qui firent partie de cette diaspora désespérée fuirent vers l’ouest, le long de la vallée du Danube, ou le sud-est, au pied du Caucase. D’autres traversèrent les terres sauvages, loin à l’est, pour finalement trouver refuge autour d’un lac qui se trouvait alors entre les monts Tian et le plateau tibétain. Une poignée de tribus, plus chanceuses ou plus audacieuses, franchirent les monts du Taurus pour arriver dans les plaines connues aujourd’hui sous le nom de Mésopotamie. Dans tous les lieux où les survivants finirent par s’installer, l’effroyable inondation devint un événement capital qui servit à mettre en garde et à terroriser les générations suivantes, un événement si profondément traumatique qu’on se le raconta pendant plusieurs millénaires, transmettant son souvenir à l’oral avant de l’immortaliser dans l’argile. Aujourd’hui encore, les guslars, ces rhapsodes des Balkans, continuent de le chanter. Ce fut, d’après Ryan et Pitman, le vrai Déluge, l’événement historique qui a inspiré l’épisode biblique.
Le Déluge résulta de l’inondation d’un immense lac d’eau douce qui devint, en quelques semaines, la mer Noire. Elle est noire parce que, quelques mètres sous sa surface, la vie disparaît – à cause du manque d’oxygène – et que son fond est recouvert d’une vase sombre et fétide où seules les bactéries peuvent se développer. Les poissons ne prospèrent que dans la couche supérieure des eaux, au-dessus de profondeurs où ils étoufferaient en quelques secondes. La transformation de ce lac en une mer, la plus mystérieuse de toutes, a eu lieu lorsque les Dardanelles furent percées il y a plus de 7 000 ans. La Méditerranée se déversa à travers un canyon en direction des terres en contrebas lorsqu’une barrière de terre céda. C’était la conséquence de la montée du niveau de l’eau à la fin de la dernière ère glaciaire. Une catastrophe comparable à la rupture d’une digue géante, un déferlement équivalant à 400 chutes du Niagara. Mais, contrairement à d’autres événements qui ont façonné l’histoire de la Terre – des impacts de météorites ou des éruptions volcaniques titanesques –, ce ne fut pas un traumatisme d’ordre mondial. Il entraîna l’extinction de relativement peu d’espèces, et d’autres envahirent cette nouvelle mer salée depuis leur bastion méditerranéen.
Les traces archéologiques de l'inondation
Cette inondation est un fait géologique. Ryan et Pitman décrivent brillamment les éléments qui les ont conduits à reconstituer la transformation cataclysmique du lac en mer. Elle se manifeste encore par certains signes. À la surface, les courants qui traversent les Dardanelles vont de la mer Noire à la Méditerranée, mais en profondeur il subsiste une mémoire secrète du Déluge – car un contre-courant continue à s’écouler dans l’autre direction. Les marins le connaissaient déjà dans l’Antiquité : ils pouvaient naviguer contre le courant de surface s’ils jetaient un filet lesté en direction des profondeurs – la force du courant contraire les aidait à avancer.
Durant une intense phase de recherches au début des années 1990, des navires océanographiques ont sillonné la mer Noire pour la sonder et extraire des carottes du fond, où les sédiments gardent la mémoire de l’inondation. Ces navires – avec les auteurs à bord – ont découvert les fossiles d’animaux qui évoluaient autrefois dans de l’eau douce : les créatures dont se nourrissaient les habitants du rivage. Les carottes de sédiments ont révélé que ces mollusques s’étaient étouffés dans la vase. Une fois submergée par les flots salés, l’eau a été privée de son oxygène et elle est restée ainsi depuis. Nos explorateurs ont mis au jour les rives noyées et tracé une carte des pourtours de l’ancien lac. Lorsque la nouvelle mer eut pris forme, les coquillages d’eau douce avaient été remplacés par des coques et des moules. Les fossiles de coquillages ont aussi fourni les matériaux qui ont permis de dater la catastrophe au carbone 14. Quelque 7 500 ans se sont écoulés depuis que la mer a déferlé à travers les Dardanelles et séparé l’Asie de l’Europe. Les peuples qui avaient vécu en paix dans cette région fuirent, mais en emportant une culture qui avait eu le temps de s’épanouir.
Dans une douzaine de sites d’Europe centrale et du Moyen-Orient apparaissent soudain de nouveaux objets. Les fragments épars de civilisations disparues – des tessons de poterie et des éléments de décoration abandonnés – évoquent une période d’immigration. Pourquoi les agriculteurs de la « céramique linéaire » se sont-ils soudain répandus à travers l’Europe à partir de la vallée du Dniepr, à peu près au moment où de nouvelles cultures surgissaient dans la stratigraphie archéologique de la Bulgarie et de la Dalmatie ?
Les légendes d’un déluge se retrouvent dans nombre de traditions. En 1876, George Smith publia ses traductions d’écrits cunéiformes préservés sur des tablettes d’argile cuite de Mésopotamie – qui consignaient ce qu’on est convenu d’appeler depuis l’Épopée de Gilgamesh. Ces fragments de la grande bibliothèque de Ninive évoquaient, en akkadien, une époque qui était ancienne même pour les premiers scribes ayant composé ces récits. Gilgamesh raconte une inondation. Smith était persuadé qu’il s’agissait d’un événement réel, sans doute celui-là même que décrit la Genèse. Une tragédie de grande ampleur avait marqué la mémoire culturelle de tous ceux qui avaient vécu un jour le long du Croissant fertile. Il semble encore stupéfiant que des tablettes d’argile du IIIe millénaire avant notre ère, si minutieusement reconstituées, soient venues confirmer une histoire que, de nos jours, tant d’enfants ont d’abord apprise des derniers vestiges de notre propre tradition orale – au catéchisme.
Les archéologues présumèrent naturellement que le Déluge avait été une inondation exceptionnelle du Tigre et de l’Euphrate – des fleuves capricieux encore aujourd’hui – qui aurait dévasté la Mésopotamie. L’hypothèse géniale de Ryan et Pitman est que le Déluge correspond à la submersion du lac destiné à devenir la mer Noire, événement bien plus ancien dont le souvenir fut transmis par la diaspora, chanté encore et encore par des bardes et des guslars pendant des milliers d’années de culture prélittéraire, avant d’être gravé dans l’argile dès qu’on éprouva le besoin d’en perpétuer la mémoire sous forme écrite. C’est une idée séduisante parce que c’est une idée très simple. Elle explique l’apparition de nouvelles civilisations après un hiatus archéologique ; elle explique la répartition d’objets et la diffusion culturelle de la légende du Déluge ; elle explique le manque de témoignages d’un événement aussi catastrophique dans les sédiments de Mésopotamie.
Les indices géologiques du Déluge
La géologie a entretenu une relation longue et compliquée avec le Déluge. Les indices géologiques furent utilisés au départ pour démontrer la véracité du récit biblique. Le géologue et théologien du XIXe siècle William Buckland voulut voir dans les os fossilisés qu’abritent les grottes de régions aussi peu bibliques que le Yorkshire la preuve tangible du cataclysme vécu par Noé ; il exposa le résultat de ses recherches dans son remarquable Reliquiae Diluvianae (« Les traces du Déluge », 1823). La géologie moderne ne tarda pas à invalider de telles idées – les squelettes trouvés dans les grottes furent identifiés comme des restes de la faune de l’ère glaciaire. Le Déluge fut ensuite localisé dans les pays de la Bible.
Peu après la stupéfiante découverte de l’Épopée de Gilgamesh, le grand géologue Eduard Suess tenta de lier le Déluge à une cause naturelle. Il recourut à un raisonnement similaire à celui de Ryan et Pitman, pointant du doigt une catastrophe de nature différente, et accomplit une manœuvre intellectuelle dont l’audace est semblable à la leur. Peut-être Ryan et Pitman auraient-ils pu saluer leur parrain conceptuel – son nom n’est même pas mentionné dans Noah’s Flood. Suess concluait que le Déluge n’avait rien à voir avec un débordement du Tigre et de l’Euphrate. Il invoquait plutôt une incursion massive de la mer en Mésopotamie : peut-être une sorte de tsunami susceptible d’être provoqué par un tremblement de terre sous-marin.
Suess remarquait que l’Arche était censée être arrivée sur le mont Ararat – au nord du Croissant fertile – dans la direction opposée à celle qu’on aurait attendue si le Déluge avait été provoqué par des rivières débordant sur la plaine et se déversant dans la mer. Lorsque j’ai lu Gilgamesh pour la première fois, je me suis souvenu du récit que fait Pline de l’éruption du Vésuve en 79, et je me suis demandé si le ciel devenu noir pouvait correspondre à une éruption volcanique. Mais Stephanie Dalley, la doyenne des études akkadiennes, m’a rappelé qu’il n’y avait pas de signes probants, dans les vestiges archéologiques de Mésopotamie, d’un cataclysme d’une telle ampleur (l’explosion de l’île de Santorin, en Méditerranée, est trop tardive pour être pertinente). De plus, des fouilles locales ont permis d’identifier un certain nombre d’inondations, certes épouvantables pour ceux qui vivaient sur les bords de l’Euphrate, mais insuffisantes pour avoir inspiré un mythe plurimillénaire. Ryan et Pitman y voient la preuve que la mémoire de la catastrophe doit remonter à une période plus reculée encore. Bref, l’inondation de la mer Noire déplace le Déluge biblique hors de son cadre traditionnel.
Non-sens créationniste
Les géologues semblent destinés à avoir maille à partir avec ceux qui veulent interpréter littéralement l’histoire biblique. Ian Pilmer, de l’université de Melbourne et spécialiste de la géologie turque, en a fait l’expérience lorsqu’il s’est mis en tête de combattre ce qu’il considère comme un non-sens créationniste. Un groupe de fondamentalistes locaux, menés par un certain Allen Roberts, prétendait avoir trouvé une preuve « scientifique » de l’existence de l’arche de Noé, à une trentaine de kilomètres du mont Ararat, en Turquie. Pilmer contre-attaqua, expliquant que cette prétendue preuve était une structure géologique naturelle, un synclinal. Il s’agit d’une formation rocheuse produite par de légères poussées tectoniques, un pli dans les couches du sol, qui forme une concavité. S’il s’est développé dans des roches de la bonne épaisseur, il peut ressembler à un navire grossièrement assemblé. Roberts se laissa convaincre par un tel phénomène situé juste à côté de l’endroit où l’Arche était censée s’être échouée. En 1997, Plimer a perdu le procès qu’il lui avait intenté au nom de l’Australian Fair Trading Act qui interdit aux marchands de faire des déclarations trompeuses. Il a perdu parce que le juge Sackville a conclu que l’enjeu n’était pas d’ordre commercial, que c’était la liberté d’expression.
L’existence du Déluge n’est toujours pas avérée. Je suis convaincu par les preuves d’une création cataclysmique de la mer Noire que Ryan et Pitman ont rassemblées avec une clarté exemplaire. Un énorme lac d’eau douce fut englouti il y a plus de 7 000 ans et une mer aux profondeurs empoisonnées fut créée à la place. Mais lier cet événement au déluge de la Bible, penser que son souvenir se serait perpétué à travers tant de générations et disséminé à travers tant de régions, cela reste un acte de foi. Certains détails, comme l’Arche elle-même et l’identification du mont Ararat comme le lieu de son échouage final, semblent trop précis et s’accommodent mal d’une localisation du côté de la mer Noire. Mais l’explication la plus conservatrice de toutes – une inondation en Mésopotamie elle-même – présente aussi des inconvénients. Un événement historique d’une telle magnitude aurait dû laisser plus de traces qu’on n’en a trouvé. Mais assurément l’interprétation la plus imbécile est la lecture littérale de la Bible qui prétend que les rochers sont du bois et fabrique des preuves à partir de restes douteux.
Cet article est paru dans la London Review of Books le 1er juillet 1999. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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[post_content] => La légende veut qu'on s'ennuie ferme en Islande. Une légende trompeuse, comme toutes les légendes, mais qui a le mérite d'expliquer qu'un enseignant du cru ait pu consacrer presque l'essentiel de sa vie à la création d'un Musée du Phallus, plus précisément le « Phallological Museum », aujourd'hui sis en plein centre de Reykjavik.
Sigurdhur Hjartason avait commencé sa collection à l'adolescence avec un phallus de bœuf transformé en fouet, cadeau d'un camarade. Au fil des années, celle-ci s'est enrichie des dons de ses compatriotes, vite avisés - en Islande on se connaît facilement - de cette collectionnite insolite, qu'on pourrait appeler la « phallophilie ». « Je n'aimais pas collectionner les timbres-poste », se justifie Sigurdhur Hjartason. (Il faut noter que Sigmund Freud collectionnait pour sa part, les amulettes en forme de pénis).
Aujourd’hui, le spicilège de Sigurdhur Hjartason comporte presque 300 spécimens de pénis d'une centaine d’animaux, allant de l’organe pratiquement invisible du hamster à celui de la baleine bleue, dont la partie extérieure fait 1,70 m (photo), en passant par celui du renard arctique, du renne, de l’éléphant, du globicéphale. Esthétiquement, cet amalgame de viscères ratatinés macérant dans des bocaux de liquide trouble n'est pas franchement affriolant. Heureusement, le musée expose aussi quelques objets de meilleur goût comme des lampes phalliques avec abat-jour en peau de testicule de bélier, une moulure des pénis (non identifiés) de l’équipe islandaise de hand-ball, un nœud papillon en prépuce de marsouin, et de jolis dessins offerts les camarades d'école des petits-enfants du fondateur. L’ensemble ne cesse d'enfler en taille et en notoriété car, comme dit Sigurdhur Hjartason, « on trouve toujours quelque chose de mieux, de plus récent, de plus gros ».
Le musée possède désormais un spécimen de pénis de tous les 46 mammifères islandais. Tous ? Oui tous, même l’homme. Un Islandais du nord du pays, très fier de son appareil génital qu'il avait intensément utilisé, l’a en effet légué au musée qui en a pris possession au décès du porteur en 2011. Hélas, la taxidermie un peu expérimentale, exécutée par Sigurdhur Hjartason lui-même, n’a pas vraiment rendu justice à la majesté de l’objet. Sigurdhur Hjartason proteste qu'il fera mieux la prochaine fois. Et il y aura effectivement une prochaine fois, car les donateurs se bousculent. Notamment cet Américain doté d'un pénis d'une taille exemplaire, qu'il a d’ores et déjà amplement décoré (huit tatouages, dont le drapeau américain), remanié chirurgicalement, et célébré en lui consacrant notamment une BD (l'homme est tellement impatient de voir son anatomie exposée sous verre qu'il a envisagé de se séparer de son pénis, surnommé Elmo, de son vivant).
Après un tour en province, le Phallogical Museum est revenu à Reykjavik, où il a désormais pignon sur la principale rue commerciale (il était question de le loger dans un bâtiment en forme de pénis, mais la municipalité a reculé). Le musée accueille 11 000 visiteurs par an, qui ne savent pas très bien à quoi s'en tenir : s'agit-il d'une blague, ou, comme le proclame la brochure du musée « d'un projet scientifique visant à étudier le phallus d'une façon systématique et scientifique » ?
Difficile de trancher, surtout quand Sigurdhur Hjartason lui-même déclare que l'on ne peut pas apprécier son musée « si l'on n'a pas un Q.I. humoristique supérieur à la moyenne ». Et la traduction française de la littérature proposée au musée ne permet pas vraiment de clarifier le débat. On peut en effet y lire que la phallologie est « une jeune science », et non pas un « appendice » des sciences humaines. Et que le très officiel Institut Islandais de Phallologie a décerné à Sigurdhur Hjartason le titre de « membre énorme ». La municipalité de Reykjavik n'a pas l'air non plus bien fixée sur la question : elle a certes octroyé une subvention, mais d'une taille plutôt modeste.
Ce qui est certain, c'est que ce musée, à défaut d'héberger de la science de haut vol, constitue en lui-même un objet d’étude sur la sociologie et l'histoire culturelle islandaise. L'Islande semble en effet avoir toujours eu une relation spéciale au pénis. Le phallus est omniprésent dans les sagas; et jusqu'au XIXe siècle, les hommes portaient des pantalons qui mettaient les avantages masculins spécifiquement en avant. Même la prestigieuse langue islandaise – le latin de la Scandinavie - octroie une place toute particulière à l’organe masculin, dont le nom se rattache à une racine très riche (redhur), ce qui, complexités lexicales et grammaticales aidant, permet une infinité de jeux de mots. Le vocabulaire génital imprègne même particulièrement le jargon financier : la compétition entre jeunes loups de la banque (qui a provoqué la quasi-faillite du pays en 2008) c'est le « typpakeppni », « concours de longueur de zizi »; et pour dire familièrement « portefeuille », on a le choix en islandais entre « scrotum » ou « vagin ». Le pénis est aussi très visible dans l’architecture islandaise : le pays possède quelques églises manifestement phalliques, ainsi qu’un supermarché dont la photo aérienne serait illico éliminée de Facebook (ce supermarché pénien a hélas fait faillite, d'où une avalanche de blagues dans la presse islandaise).
À l'international, on n'a pas mieux clarifié la question de savoir si ce musée est du lard ou du cochon. Le South China Morning Post s’étonne qu'un pays comme l'Islande, « jouissant d’une grande réputation intellectuelle et possédant une proportion inégalée de poètes, d'imprimeries et de lecteurs per capita » ait pu se doter d'une institution aussi extravagante. Mais « dans un pays où le requin pourri et les testicules de bélier sont des mets de choix, et où une portion conséquente de la population croit aux elfes et aux trolls, une attraction de ce genre ne constitue pas une vraie surprise », rétorque Laura Lee dans USA Today. Wittgenstein devrait mettre tout le monde d’accord : « Si on ne faisait pas de temps en temps des choses stupides, rien d’intelligent ne se ferait jamais » – mais il ne pensait certainement pas au Musée du Phallus.
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[post_content] => « Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. »
André Gide, Journal.
De la vie des gens de Riyad, comme tout le monde ou presque, je ne sais rien. Des avenues rectilignes qui quadrillent cette Los Angeles du désert, 80 kilomètres de large sur 80 kilomètres de long, conçue dans les années 1970 pour apposer le vernis d’une fausse modernité sur un pays nouvellement riche, j’ignore tout. Des codes qui régissent le quotidien, des idéaux qui comptent vraiment, des rêves et des frustrations de la population, j’ai tout à apprendre. L’Arabie saoudite est toujours restée pour moi un « problème géopolitique », une dictature moyenâgeuse, un Etat-famille gouverné par une clique de princes gras comme des chapons, embagousés de partout, hypocrites et cruels. Un pays de cauchemar. Alors, j’imaginais volontiers que les Saoudiens étaient à l’avenant, trop heureux (les hommes, s’entend) de pouvoir se prélasser, confortablement avachis sur leur tas de sable gorgé d’or noir, en vivant des subsides de l’Etat et de la manne pétrolière, avec un pois chiche dans la tête en guise de conscience politique.
J’ai compris mon erreur par une nuit glaciale de février, scotchée à mon siège de papier dans la jeep déglinguée lancée à toute allure de Pascal Ménoret, anthropologue que son enquête amène en cette heure tardive à suivre Ajib, l’un des nombreux jeunes mfahhatin qui font régulièrement hurler leurs pneus sur l’asphalte de la capitale saoudienne dans des rodéos automobiles d’anthologie, que la pop star M.I.A. a mis en scène dans le clip de Bad Girls. Sur le siège passager, Rakan initie le chercheur français qui ne boude pas son plaisir (« C’est trop fort ! C’est ce que j’aurais dû faire depuis toujours ! ») aux règles de ce monde auquel il consacre un livre sidérant, Royaume d’asphalte, à paraître le 9 juin. Le voilà donc qui apprend à saluer chaque dérapage d’un bref appel de phares en guise d’applaudissements ; et à marquer son enthousiasme régulièrement en actionnant ses clignotants.
Rakan n’était pas né quand son père est venu s’installer à Riyad dans les années 1960, quittant les steppes d’Arabie centrale berceau de sa tribu bédouine à l’aube d’un fulgurant mouvement d’urbanisation : le pays compte aujourd’hui 90 % de citadins, contre 25 % en 1970. Un saut dans l’inconnu dont il ressort que tout le monde, en Arabie saoudite, ne se prélasse pas confortablement avachi sur un tas de sable gorgé d’or. L’urbanisation et la manne pétrolière ont détruit la sociabilité, les valeurs, les hiérarchies de la population bédouine, sans pour autant lui donner accès aux opportunités qu’est censée offrir Riyad – puisqu’il faut pour cela posséder du piston, un patron ou un parrain et que ces privilèges échoient généralement aux sédentaires. C’est donc dans un mauvais quartier de la capitale, à quelques encablures des palais royaux (où de nombreux bédouins trouvent des emplois de gardes), que Rakan grandit dans les années 1980 et 1990, avec les combats au couteau et à la batte entre bandes, les trafics de drogue et d’alcool. Il a 15 ans quand il découvre les rodéos urbains, grâce à son ami Khaled, mfahhat à la petite semaine, promis à un avenir bigarré de trafiquant d’alcool-employé de parc d’attractions (« Il s’occupe des montagnes russes ») : dans un pays où tout marche au piston, le garçon parie sur ce juteux commerce pour accéder aux personnes d’influence qui lui assureront mieux que l’école, dit-il, sa place au soleil. Rakan est ensuite cornaqué par Migrin, voisin et copain de classe dont le père vit de l’aide sociale et tabasse son monde à la barre de fer.
Firas, 17 ans, chassé de l’école pour avoir insulté un professeur, fait déraper sa voiture en hurlant « Je suis cinglé ! » et en psalmodiant « Délivre-nous du mal ! »
Comment résister, dans ces conditions, au « charme », au « magnétisme » de l’univers d’héroïsme et de prouesses qu’est pour Rakan le monde des dérapages ? Est-ce un hasard si les fans sont nombreux à « tomber dans le rodéo », comme ils le disent eux-mêmes, après un événement malheureux – mort d’un parent, renvoi de l’école, chômage ? Pascal Menoret roule un soir avec Firas, 17 ans, chassé de l’école pour avoir insulté un professeur, qui fait déraper sa voiture en hurlant « Je suis cinglé ! » et en psalmodiant « Délivre-nous du mal ! » « L’école, c’est le début de la perdition », plaide en écho Abu Zegem, pilote repenti devenu un prédicateur religieux très populaire en raison des blagues dont il émaille ses sermons. Et de raconter l’histoire d’un ami, devenu accro aux dérapages après avoir été bastonné puis renvoyé de l’école, à 10 ans, pour avoir volé un sandwich. Les histoires de ce type sont légion, comme l’atteste l’étude d’un sociologue saoudien que résume Pascal Menoret : « La pratique des rodéos urbains est inversement proportionnelle au respect dont les jeunes bénéficient au sein de leur famille, à l’école et dans les autres institutions publiques ». La société saoudienne est dure aux faibles. Il se trouve, vous allez le voir, que les faibles le lui rendent bien.
C’est donc dans un monde fracassé et violent que Rakan commence à écumer les rodéos pendant un été où il n’y a « rien d’autre à faire », comme c’est souvent le cas dans un pays où la surveillance constante, la standardisation de tout (du comportement sexuel au vêtement) et l’urbanisme autoroutier ont anéanti l’espace public. A Riyad, le piéton est suspect ; le célibataire est suspect (perçus comme des fauteurs de troubles, des délinquants et des violeurs, les jeunes non mariés sont soigneusement tenus à l’écart des familles dans les centres commerciaux et les restaurants) ; le croyant, même, est suspect (l’Arabie saoudite, comble de l’ironie, est l’un des rares pays musulmans où les lieux de culte sont fermés en dehors des heures de prière tant les princes qui gouvernent redoutent le moindre rassemblement). Ici, « marcher avec une femme qui n’est pas votre parente ou prendre des photos en public peut mener à la prison, rappelle Pascal Menoret. Quand les flics ne sont pas dans les parages, vous pouvez quand même finir au poste si un voisin ou un passant vertueux vous dénonce ». L’arbitraire est total. La police classique n’a rien contre vous ? La police religieuse peut toujours entrer en scène, comme cela manque d’arriver au chercheur alors qu’il pique-nique avec un ami sur une pelouse du centre de Riyad : qu’est-ce que cet Occidental est en train de faire avec un Saoudien plus jeune dans un parc après le coucher du soleil ? A Riyad, on ne devient pas casanier par tempérament mais parce qu’arpenter l’espace public fait planer sur soi comme une menace.
Une langueur poisseuse colle dans ces conditions à la peau des jeunes saoudiens. Et pour ceux qui restent frustrés des fruits du miracle pétrolier, elle a vite fait de se transformer en tufush, ce mal inconnu qui ronge les fans de rodéos : une sorte de torpeur paralysante qui naît de l’impossibilité de régir sa vie, avec la rage qui en résulte. Tufush : les mfahhatin n’ont que ce mot à la bouche pour expliquer la passion qui les dévore parce qu’elle leur permet justement d’en sortir, de reconquérir le temps d’une nuit de dérapages cette maîtrise de l’existence qui leur est d’ordinaire refusée. Une véritable éthique du contrôle de soi gouverne le pilote d’exception, qui ne boit pas, ne fume pas, façonne son corps pour atteindre à l’excellence du conducteur de l’extrême. C’est Dayfallah qui explique à Pascal Menoret la subtilité du vocable : « L’ennui, c’est le vide, le rien ; le tufush, c’est ce qui te pousse à faire n’importe quoi, à devenir un voyou ».
Les « drag-racers » ne s’y trompent pas, qui n’ont que haine pour ces mauvais garçons des bas-fonds. Issus de la bourgeoisie sédentaire, eux organisent avec un soin propret des courses de voiture dont le spectacle est infiniment plus policé : « Les conducteurs font la course en ligne droite, par paires, sur une distance relativement courte. Le vacarme des moteurs qui accélèrent ébranle la tranquillité du voisinage ; lors de rodéos, ce sont les hurlements des pneus qui sont terrifiants. » L’apparente passion commune dissimule des univers aux antipodes. Tout, chez les drag-racers, est dédié au culte de l’objet voiture, racée, bichonnée, quand les mfahattin fracassent allègrement de simples berlines volées ou louées pour les besoins du spectacle. Etudiants, jeunes cadres, créateurs d’entreprises, les premiers n’ont que mépris pour ces « putains de voyous », qui « font n’importe quoi », comme le confie un drag-racer à Pascal Menoret. « Ils sont moches à faire peur, avec leurs cheveux debout et leurs moustaches ».
Leurs « cheveux debout » : voilà le parfait symbole d’une microsociété en rupture de ban dans ce pays hypertrophié d’interdits. Interdit de porter des vêtements avec des reproductions d’êtres vivants : 43 % des jeunes Saoudiens le font pourtant, selon la police religieuse qui a fait les comptes ; tout comme 24 % portent leur tignasse montée en kadash, coiffure afro pas du tout en odeur de sainteté chez les Saoud – les fameux « cheveux debout ». Interdit de flirter en public : « Sur certaines avenues de la ville, note Pascal Menoret, les garçons flirtent avec les filles ou avec d’autres garçons. Ils s’interpellent de voiture à voiture, se jettent leur numéro de téléphone sur des bouts de papier ou s’envoient des SMS. » Interdit de boire de l’alcool, évidemment : les Saoudiens s’enorgueillissent donc de posséder leur « alcool national », surnom d’une boisson à base de dattes qui a la vertu insigne d’être incolore, donc discrète. Beaucoup sont rompus à l’art d’en remplir des bouteilles d’eau en plastique, puis de la mélanger à un breuvage parfaitement inoffensif, ni vu ni connu j’me saoule. « Ce qui est interdit est désiré », dit un proverbe saoudien qui traduit une meilleure connaissance de la nature humaine que les lois de la monarchie.
La romance entre le pilote de rodéo et son mignon est publiquement célébrée. L’éphèbe monte en voiture aux côtés de son héros, partageant un peu de sa gloire. Et les mfahhatin dédient leurs exploits aux beaux yeux de l’aimé, dont ils écrivent souvent le nom sur un autocollant posé sur la carrosserie.
Dans cette société de toutes les transgressions, les mfahhatin sont les rois. Les stratégies de conquête des jeunes garçons, notamment, sont au cœur de la motivation assumée des pilotes. « Les rodéos sont avant tout une manière de séduire l’amoureux tout en défiant la police », écrit Pascal Menoret. Ajib, par exemple, confie naturellement que la plupart des mfahhatin recherchent activement les jolis garçons et organisent des sessions en face des collèges et des lycées pour prendre les adolescents dans leurs filets. « On voit à peine les filles, explique-t-il, alors on utilise des garçons. » A quoi l’un de ses amis précise : « Gloire à Dieu ! Nos garçons sont beaux comme des filles ». La romance entre le pilote et le mignon est d’ailleurs publiquement célébrée. L’éphèbe monte en voiture aux côtés de son héros, partageant un peu de sa gloire. Et les mfahhatin dédient leurs exploits aux beaux yeux de l’aimé, dont ils écrivent souvent le nom sur un autocollant posé sur la carrosserie. Mais attention, la forme d’homosexualité qui se donne à voir ici n’est pas celle que connaît l’Occident contemporain. Elle rappelle bien davantage la pratique très codifiée de la civilisation grecque ancienne. « La majorité des jeunes hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres garçons ne se perçoivent pas nécessairement comme homosexuels », explique Pascal Menoret. Le partenaire « actif » est l’incarnation de la masculinité, et bisexuel. « Les partenaires passifs sont souvent plus jeunes et sont recherchés pour les plaisirs qu’ils offrent sans risque de grossesse ou de déshonneur familial, précise l’anthropologue. Ils ne sont pas aussi méprisés et mal vus qu’on pourrait s’y attendre et ont parfois beaucoup de pouvoir. Ils sont très demandés dans une société où, en raison des migrations de travail, les hommes sont largement majoritaires et où la grande majorité des femmes est hors de portée. »
Les Saoudiens qui dérapent dans tous les sens du terme édifient ainsi, rodéo après rodéo, une culture dissidente, aux antipodes du grand roman national : ils pulvérisent les codes vestimentaires et sexuels ; ils insistent sur la forme physique et la minceur dans une société où l’obésité est endémique ; et ils contestent l’espace urbain policé que les princes, les urbanistes et les promoteurs ont créé après le boom pétrolier. Le monde des rodéos n’est pas habité de gladiateurs et de spectateurs avides de pain, de jeux et de testostérone, comme l’insinuent les apparences. Mais par une communauté de seigneurs et de vassaux en quête de puissance et de prestige. Qui cherchent à « s’élargir l’âme », dit joliment un texte anonyme à leur gloire. « Il s’agit de produire les figures les plus élégantes, les figures dont le panache attirera le plus grand nombre de fans », explique Pascal Menoret. Pour cela, ils forment une société savamment organisée et hiérarchisée. Autour des seigneurs gravite la clique de supporters. Ce sont eux qui se débrouillent, légalement ou pas, pour fournir les voitures. Ce sont eux qui paradent autour du champion à grand renfort d’appels de phare pour attirer les foules vers la séance de rodéo à venir, et qui se dispersent au besoin si une patrouille de police vient à surgir, en brouillant les pistes pour permettre au leader de s’enfuir. Mais devenir membre du groupe est un privilège auquel tous n’ont pas accès. Il a fallu six mois à Rakan pour se faire admettre dans le cercle rapproché de Bubu, l’un des pilotes stars des années 1990. Six mois pour grimper jusqu’au sommet et écarter les soupçons (il est bon élève, c’est suspect) dans un milieu propice à la paranoïa, grâce notamment à l’amitié qu’a nouée sa mère avec celle du pilote au centre d’alphabétisation. A quoi ça tient !
Plus Pascal Menoret nous en révèle les secrets, plus le rodéo apparaît comme un monde assez familier, avec son seigneur, ses processions spectaculaires, ses légendes héroïques, ses martyrs (les accidents sont nombreux) et sa production artistique florissante à travers les nombreux poèmes dédiés aux voitures. Autrement dit, un système de pouvoir féodal, des joutes, des mythes, des héros et des chansons de geste. L’un des interlocuteurs de Pascal Menoret parle d’« Etat dans l’Etat ». J’en perçois bien davantage le côté chevaliers de la Table ronde.
Sans la quête du Graal. Oui, le rodéo est au carrefour de toutes les formes de contestation de l’ordre social saoudien (vestimentaire, sexuel, matérialiste, nationaliste). Oui, il représente « un défi ouvert au monopole proclamé de l’Etat sur la représentation de la société saoudienne » via les vidéos postées sur YouTube, comme l’écrit Pascal Menoret : « Elles bouleversent l’image convenue du pays comme nation profondément religieuse où le crime est minimal et la dissidence inconnue. Elles montrent au monde que l’Etat ne contrôle pas les espaces publics des grandes villes saoudiennes : la capitale elle-même est hors de contrôle ». Mais cette contestation n’a d’autre but qu’elle-même. Tout, dans le récit de Pascal Menoret, rappelle irrésistiblement La Fureur de vivre. Non pas tant en raison de la course en voiture mythique du film qu’en raison du titre anglais, Rebel without a cause, qui rend parfaitement compte de cette réalité saoudienne. Alors, les rodéos sont-ils l’expression de l’anomie et de la désespérance sociale qui règnent au pays des Saoud, ou portent-ils en germe la sédition d’une génération qui a le sentiment que son avenir lui a été volé et ne croit plus aux promesses de la Famille ? La réponse diffère selon que l’on est d’accord, ou non, avec George Orwell pour dire que « la moindre plaisanterie est en elle-même une petite révolution ». Car les mfahhatin ont l’humour féroce. En pleine guerre du Golfe, un prince royal à l’âme lyrique compose ce poème à la gloire de la grande nation saoudienne :
Lève la tête, tu es Saoudien !
Ta valeur traverse les frontières :
Tu n’as pas d’équivalent en ce monde,
Les autres sont déficients et toi tu es supérieur.
Les fans de rodéos passent leur temps à citer l’ode en se bidonnant et en rappelant le léger écart entre leur dèche et la belle histoire de développement harmonieux que se raconte le régime.
Ils lui préfèrent de loin la parodie concoctée par un jeune Saoudien en verve :
Baisse la tête, tu es Saoudien !
Sois dominé, esclave, chien,
Ne fais pas le moindre effort :
Sois tranquille et reste au pieu
Puisque tu as tout ce que tu veux…
Si Orwell a raison, il y a sûrement de l’insurrection dans l’air d’Arabie. Un soir, au cours d’une rencontre avec un groupe de mfahhatin, se déroule l’une des scènes les plus frappantes du livre de Pascal Menoret. La discussion est un peu ennuyeuse, certains se piquent de théoriser leur propre passion et d’embrumer le chercheur. Jusqu’à ce qu’un garçon qu’on surnomme « le pou » se lève, danse en se tortillant et en se frottant à ses compères. Avant de hurler : « Je hais l’Arabie saoudite. »
L’objet fétiche
L’objet fétiche est évidemment une voiture. En l’espèce, la Toyota Camry, dont l’arrivée en Arabie saoudite en 1995 bouleverse le petit monde des rodéos. La berline haut de gamme peut déraper à plus de 220 km/h ; elle devient une légende. « La Camry joue les premiers rôles dans beaucoup de poèmes courts que les pilotes et leurs fans mémorisent, écrivent sur les murs, échangent sur Internet ou par téléphone ou transforment en stickers qu’ils collent sur le pare-brise arrière de leur voiture », écrit Pascal Menoret :
Dérape, ô Camry, dérape
Valse, ô Camry, valse
Ne pleure pas, ô Camry, ne pleure pas
Ô Camry, son amour
M’a fait oublier mes parents
Ô Camry, par Dieu, mes propres parents !
A lire aussi
Pour accompagner votre lecture, je vous conseille un petit cocktail fait d’un mélange de non-fiction et de fiction.
Coté non-fiction, une bonne introduction est le petit livre de Pascal Menoret paru chez Gallimard en 2010 : L’Arabie, des routes de l’encens à l’ère du pétrole. Il faudra, en revanche, attendre le 22 septembre pour lire L’Arabie saoudite en 100 questions, de l’excellente spécialiste française Fatiha Dazi-Heni (chez Tallandier). Pour pénétrer plus avant dans la question politique, le meilleur livre en français est à ce jour celui de Stéphane Lacroix : Les Islamistes saoudiens – une insurrection manquée, paru aux PUF en 2010. Et, sur la question des femmes, précipitez-vous sur le travail remarquable, passé beaucoup trop inaperçu, d’Amélie Le Renard : Femmes et espaces publics en Arabie saoudite (Dalloz, 2011). Pour les anglophones, les travaux de Madawi Al-Rasheed sont incontournables : Muted Modernists: The Struggle Over Divine Politics in Saudi Arabia (Hurst, 2015) et A History of Saudi Arabia (Cambridge University Press, 2010).
Côté fiction, le magnifique Villes de sel, du grand romancier saoudien Abdul Rahman Mounif, vaste fresque en 5 tomes sur les mutations sociales engendrées par la découverte du pétrole dans la Péninsule. Seul le premier tome, L’errance, est paru en français, chez Actes Sud, en 2013. Et l’incroyable récit à cru d’Abduh Khal, lauréat du Booker Prize arabe : Les Basses œuvres, paru chez Books éditions, en 2014 sont une plongée obsédante dans l’enfer saoudien.
Prochain rendez-vous le 26 mai, avec des êtres qui portent vaillamment le deuil d’une bibliothèque. L’occasion où jamais de rappeler à quel point les livres et la vie, ça va ensemble.
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[post_content] => « Il revient au lecteur de décider comment aborder près de 600 pages d’extraits de discours religieux, de traités scientifiques, de démonologie et d’œuvres littéraires choisis et traduits de façon experte par Brian Copenhaver, un éminent spécialiste de la magie savante, également professeur de philosophie et d’histoire à l’université de Californie », constate dans le Spectator un critique à qui la tâche a manifestement semblé ardue. Owen Davies (le critique en question) est pourtant lui aussi historien, qui plus est spécialiste de la sorcellerie. Mais on comprend sa perplexité devant l’entreprise de Copenhaver, qui vise à retracer, dans une même anthologie, trois mille ans de magie « savante ». Et à lui redonner sa juste place dans l’histoire des idées.
Le journaliste Philip Ball, lui, n’a eu aucun mal à s’orienter dans « Le livre de la magie ». Son intérêt pour l’histoire des sciences l’a naturellement porté vers les passages consacrés à l’interdépendance de la pensée magique et de l’esprit scientifique à la Renaissance. « Le rôle joué par la tradition magique dans l’émergence de la science est complexe, mais présenter l’une comme l’antithèse de l’autre est trompeur », affirme Philipp Ball dans le mensuel Prospect.
Pour Brian Copenhaver, la vision moderne du monde plonge en partie ses racines dans l’hermétisme, une doctrine ésotérique dont on trouve trace au Moyen Âge chez des auteurs comme le théologien saint Albert le Grand (env. 1200-1280). On voit alors poindre l’intuition que « la nature grouille de forces et de pouvoirs cachés potentiellement imitables, améliorables et exploitables au bénéfice de l’homme », écrit Ball en citant l’historien américain William Eamon.
Mais c’est à la Renaissance que l’idée de « magie naturelle » va s’épanouir. Une évolution que nous devons « pour l’essentiel à Marsile Ficin, l’éblouissant érudit italien [du XVe siècle] et à son protégé Pic de La Mirandole ». Tous deux, dit Ball, « se sont emparés des écrits des interprètes de Platon à l’Antiquité tardive pour donner naissance à un néoplatonisme christianisé, défendant la magie comme une activité intellectuellement respectable et valable sur le plan de la doctrine ». Ficin invoque les influences astrales et préconise l’utilisation de talismans pour guérir les malades. À ses yeux comme à ceux de ses disciples, la « magie naturelle » est « le moyen le plus puissant de se passer de l’intervention surnaturelle des démons et de Dieu dans le fonctionnement quotidien de la nature ». Une ambition que les mages-philosophes de la Renaissance partagent avec les premiers scientifiques.
L’autre point de convergence entre magie et science réside dans le primat accordé à l’expérience. Non contents de s’en remettre aux textes, les adeptes de la magie se fient à ce qu’ils constatent. À certains égards, leur art est, à la Renaissance, « ce qui se rapproche le plus de la science expérimentale », selon Ball. Ce qu’attesterait, notamment, le traité Magia naturalis de Giambattista Della Porta. « Mélange étrange de recettes traditionnelles et de science », cet ouvrage de 1558 fait la part belle à l’optique. « Les merveilles décrites – des dispositifs comme la chambre noire ou des lentilles agencées de manière à rapprocher des objets éloignés – pouvaient passer pour de la magie. Mais, en quelques décennies, ils furent transformés en une science véritable par Galilée et Kepler. »
De là à affirmer que la magie était l’autre nom de la science, il y a un pas que ne franchit surtout pas Brian Copenhaver. Les deux activités partageaient certains principes, mais elles divergeaient par leurs méthodes. La première était « qualitative, ses explications invoquaient des idées circulaires d’attraction et de “sympathies” […], alors que la science reposait sur la précision ». De même, il manquait aux magiciens, avec leur culte du secret, la transparence qui aurait permis de valider leurs hypothèses. Le propos de Copenhaver n’est donc pas de réduire la science des pionniers à de la magie, mais de montrer que les deux pouvaient puiser au même creuset : l’humanisme.
[post_title] => Ce que la science doit à la magie
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[post_content] => Issu d’une collection privée, le revolver Lefaucheux avec lequel Verlaine tira sur Rimbaud a été exposé pour la première fois au musée des Beaux-Arts de Mons. « Un bel objet, étonnamment petit », écrit Adrian Tahourdin dans le Times Literary Supplement. L’exposition, intitulée « Cellule 252 », celle où Verlaine est resté dix-huit mois emprisonné, a été conçue par Bernard Bousmanne, également l’auteur d’un livre sur le séjour du poète en Belgique. Il avait acheté le revolver chez un armurier de Bruxelles un matin de juillet 1873. Dans les heures qui suivirent, il se traîna de bar en bar, puis rejoignit Rimbaud dans l’hôtel où ils habitaient en compagnie de la mère de Verlaine, accourue à Bruxelles, inquiète de l’état de son fils. Les deux amis se disputèrent, poursuivant leur querelle dans un autre bar puis sur la Grand-Place. Ils revinrent, Rimbaud décidé à faire sa valise. Verlaine bloqua la porte du palier, s’assit à califourchon sur une chaise et tira. La première balle blessa Rimbaud au poignet gauche. La seconde le rata. Verlaine se précipita dans la chambre occupée par sa mère et fondit en larmes. Ils emmenèrent le blessé à l’hôpital pour le faire panser. De retour dans la rue, Verlaine fit mine de sortir son revolver de sa poche et Rimbaud appela un policier.
Arrêté, Verlaine « eut la malchance », écrit Tahourdin, de comparaître devant le juge Théodore t’Serstevens, « dont la seule lecture était le Code pénal ». Le poète avait tout pour plaire : ancien communard, il avait maltraité sa femme, abandonné son jeune fils et de surcroît était soupçonné d’homosexualité. Le juge trouva une lettre à Rimbaud que le prévenu avait signée « Je suis ton old cunt ever open ou opened, je n’ai pas là mes verbes irréguliers. » Condamné à deux ans de détention, Verlaine passa les trois premiers mois à Bruxelles avant d’être transféré dans la nouvelle prison de Mons. Grâce à une intervention de Victor Hugo, il fut dispensé de travail forcé et autorisé à écrire. Et quand Verlaine demanda des livres, on lui en fournit une « bibliothèque entière » ; dont Shakespeare en anglais, qu’il lut d’un bout à l’autre, dictionnaire en main. Il écrivit là certains de ses plus beaux poèmes et vers la fin connut la conversion religieuse qui lui inspira Sagesse.
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« La folie est une chose puérile », écrit Barbara Taylor dans The Last Asylum, récit de ses deux décennies de maladie mentale. (1) Le livre raconte sa dépression, ses vingt et un ans d’analyse, ses séjours au Friern Mental Hospital, dans le nord de Londres, tout en offrant une brève histoire du traitement des troubles psychiques et des institutions y afférentes. Taylor a fréquenté l’asile au moment où les vieux établissements victoriens vivaient leurs derniers jours. C’était juste avant que leur fermeture, dans les années 1990, ne disperse leurs patients aux quatre vents du territoire impécunieux et négligé des « soins communautaires », puisque c’est ainsi que l’on a baptisé un système qui accorde aux malades la liberté froide de vivre à la rue ou dans des appartements thérapeutiques. Ah, les asiles de fous !
Nous les appelions « asiles » tout court, comme le fait Barbara Taylor, de même que nous disions « folie » ou « être fou » pour désigner la maladie mentale. Nous nous remémorons encore les cachettes où étaient dissimulés les médicaments que nous avions fait semblant d’avaler, préférant les garder en réserve pour les jours sans. Et nous évoquons ensemble ce jour où nous avions pris notre rôle trop à cœur et où il avait fallu une demi-douzaine d’infirmiers pour nous maîtriser, pendant qu’un autre nous administrait un puissant tranquillisant. (« Halopéridol ? – Non, chlorpromazine. La première fois, en tout cas. » Et de discuter leurs inconvénients respectifs...) En société, ce genre de conversation se déroule dans le même climat – avec cet éclat de défi inflexible dans le regard des uns, cette moue de sympathie sur le visage des autres –, que celui qui règne parfois quand des Juifs racontent des blagues antisémites à vous glacer le sang, pendant que les non-circoncis farfouillent désespérément dans leur trousse à réactions de bon goût, en quête du comportement approprié.
Je dis « nous » parce que la lecture de cet ouvrage s’est révélée pour moi une expérience troublante. J’ai été internée dans plusieurs asiles, surtout à la fin des années 1960, bien avant que Barbara Taylor ne sombre dans la dépression (même si nous avons à peu près le même âge), et j’ai plus tard fréquenté le Friern, quelques années à peine avant qu’elle n’y effectue différents séjours. J’ai aussi connu l’hôpital de jour de Paddington, controversé car « géré par les patients », et dont Taylor raconte qu’il a servi de modèle au Pine Street Day Centre où elle fut traitée. Ces deux institutions ont été fermées en raison des craintes qu’elles faisaient naître chez les autorités. Pendant ma lecture, je me voyais en train de virevolter dans les pages de Taylor comme un fantôme précurseur, ou plutôt un esprit querelleur, en plein débat avec son texte : je cochais les similitudes entre son expérience et la mienne, j’évaluais les différences. Un jour, je suis tombée sur mon propre nom et la description faite dans mon premier roman d’une visite médicale subie lors de mon très court séjour au Friern, dont je me suis enfuie parce que les responsables menaçaient de me changer de section, changement qui leur aurait permis de m’enfermer pour me soumettre au traitement de leur choix (« Hmmm, lobotomie ou électrochocs, c’est au choix… »). Quel dommage, me semble-t-il, que Taylor ait omis le détail le plus inacceptable à propos de cette expérience : tout au long de l’interrogatoire qu’une vingtaine de médecins et de travailleurs sociaux assis en cercle m’ont alors fait subir, une boîte à pâtisserie dorée contenant un reste de gâteau à la crème trônait sur la table basse, au centre du cercle ; et personne n’a songé à me le proposer.
Le présent article ne fait donc même pas semblant d’être un compte rendu neutre ou objectif. Plutôt qu’une lecture professionnelle ou même adulte du livre, il m’est apparu que j’en tirais une mini-analyse fantôme pour moi-même. J’observais mes réactions face à la souffrance de Taylor (rivalité), à ses expériences (comparaison), et à l’héroïsme résolu dont son analyste a fait preuve (mélange d’irritation et d’envie). Pour découvrir que tout cela ressemblait de plus en plus au transfert et au contre-transfert dont analystes et analysants parlent avec un mélange de respect et de crainte. En tout cas, le Poète (2) a dit qu’il ne m’avait jamais vue aussi préoccupée par un livre dont je devais traiter lorsqu’il m’a surprise, en revenant de son travail, en train de bafouiller : « J’aurais dû être beaucoup plus folle que je n’étais. Je n’ai pas été assez folle, loin de là. » (« Sans doute, mais c’est un peu tard maintenant, non ? », a-t-il répondu, optimiste.) « Elle décrit ce qu’elle ressent dans ses pires moments d’angoisse, mais c’est ce que je ressens à chaque heure de chaque journée ! C’est moi qui ai besoin d’une analyse, cinq jours par semaine pendant vingt et un ans, ou jusqu’à la fin de mes jours, au moins, selon ce qui sera le plus long. » (« Tu n’en as pas les moyens, et je suis sur le point de prendre ma retraite ».) « Et je veux qu’une bande d’amis proches et attentionnés veillent sur moi. » (« Quels amis ? Tu n’en as pas. ») « Et pouvoir téléphoner à mon psy en pleine nuit et quand il est en vacances, pour exiger son aide. » (« Tu n’aimes pas beaucoup être dépendante des autres. ») « Mais j’aurais dû l’être ! On m’a privée d’une vraie folie. »
Puis je me suis entendue, moi la chroniqueuse prétendument détachée, répétant sans cesse « moi, moi, moi », furieuse et blessée, frustrée, jalouse et avide. C’était stupéfiant. Quand j’ai lu cette phrase, « La folie est une chose puérile », j’ai pensé à H, rencontrée durant mes neuf mois au Maudsley à la fin des années 1960, H avec qui je me dispute encore pour savoir laquelle d’entre nous était vraiment folle, ou la plus folle, quand nous étions les meilleures amies du monde à l’asile. « Tu étais vraiment folle, moi j’étais simplement… en colère, tu vois ? – Non, tu étais bien plus folle que moi. J’étais simplement incapable de m’exprimer. D’ailleurs, tu es toujours plus folle que moi. » On ne sait jamais vraiment, quand l’une prétend être plus saine d’esprit que l’autre, s’il s’agit d’une manière d’affirmer sa supériorité ou d’un aveu d’échec. J’ai le souvenir très net que l’expérience de la folie, telle que je la comprenais, consistait notamment à ne jamais se sentir assez folle ou vraiment folle, relativement aux autres qui souffraient réellement. Ou alors, on se soupçonnait soi-même de ne faire que jouer au fou, tandis que les autres l’étaient vraiment, et cette idée éveillait un sentiment de culpabilité extrême : on se sentait un imposteur, un raté aux enchères de l’angoisse. D’autres m’ont dit avoir éprouvé la même chose.
Comme toujours, à force de vivre, de lire et de penser autour de ce sujet, je reviens au mystère total : pourquoi certaines personnes sont-elles terrassées et réduites à l’impuissance par ce qui semble n’être qu’un environnement dysfonctionnel des plus bénins, alors que d’autres, dont l’enfance a été dévastée par les mauvais traitements et la pauvreté (sans parler de ceux qui ont grandi en situation de famine et au milieu de la guerre), semblent trouver le moyen de vivre leur vie comme si elle leur appartenait bel et bien ? Sans oublier l’entre-deux, cet espace situé entre une enfance quasiment indolore et une enfance marquée par le malheur absolu, autrement dit l’imbroglio familial normal auquel chacun doit survivre ; ou pas. Comme la souffrance physique, que tout individu est chargé d’évaluer selon une échelle graduée de 0 à 10 qui lui est propre, le niveau de maltraitance dont on a été victime et les ravages qu’elle a faits sont des questions trop subjectives pour pouvoir être comparées. Tout ce qui vous fait mal fait mal, et, quelle que soit la façon dont on vous a blessé, vous l’êtes.
Taylor se décrit à l’apogée de sa maladie comme totalement paniquée, incapable de se supporter. Être intolérable à soi-même est un sentiment que je connais, mais qu’il semble presque toujours impossible de communiquer efficacement. On essaie telle et telle manière de coucher cela par écrit, mais sans jamais réussir à faire davantage que désigner l’expérience par son nom. C’est peut-être pour tenter de se rapprocher de la réalité physique et émotionnelle de cette situation que Taylor intègre à son récit chronologique des notes ou des souvenirs de séances avec son analyste, V, au cabinet duquel elle se rend cinq jours par semaine, avant, pendant et après ses séjours en hôpital psychiatrique. Durant l’un des pires épisodes, elle est allongée sur le canapé, V assis derrière elle, comme il se doit, et tente désespérément d’exprimer ce qu’elle éprouve et d’obtenir l’aide de V : « Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas vivre ainsi ; je ne peux plus être moi ; je ne peux pas rester comme ça, je ne peux pas survivre en dehors de l’hôpital !… Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? Oh, qu’est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas vivre comme ça… JE NE PEUX PAS ME SENTIR COMME CELA ! C’est impossible de ressentir ces choses-là et de rester en vie ! Qui m’aidera ? Je veux mourir ! Où êtes-vous ? Faites quelque chose pour moi ! »
Cet état m’est familier, et c’est le plus terrible qui soit, même si l’on a clairement conscience, en même temps, des souffrances concrètes qu’endurent les pauvres et les opprimés, qui apparaissent autrement plus terribles. Son analyste fait savoir à Taylor qu’il reconnaît la gravité de son désespoir : « “Le pire sentiment qui soit”, voilà comment V me décrivait cette vulnérabilité absolue. “Les gens feraient presque tout pour éviter cela.” » Elle parle de son impression d’être « échouée, sans abri » : « Le sentiment d’être sans abri est infini, il balaie tout sur son passage. »
Ce récit d’impuissance et de désespoir ne m’est que trop familier. Il me hante comme un mantra, la plupart du temps inexprimé, il est là dans mes rêves, dans mes angoisses, ou simplement comme un sentiment viscéral, remontant d'aussi loin que je me souvienne. Parfois, dans mes moments les plus fous (ou les plus lucides ?), j’en ai parlé tout haut, comme Taylor, réclamant de l’aide. Une attitude déraisonnable puisque l’aide dont j’ai besoin, je l’ai toujours su, n’est pas disponible pour qui la demande ; elle n’est même pas là pour être donnée, dans la mesure où je ne suis pas capable d’identifier ce qui pourrait m’aider. Et je suis à peu près sûre que personne d’autre n’en est capable. Ni le psychanalyste, ni le psychiatre, ni le généraliste, ni l’amoureux, ni le meilleur ami, au-delà de leur conviction professionnelle ou humaine que la parole et le travail d’interprétation, un traitement médical ou un câlin aident à faire un peu la lumière ou à trouver le repos. Le fait de savoir que vous n’obtiendrez pas l’aide dont vous avez tant besoin, voilà précisément ce qui exacerbe le sentiment d’abandon jusqu’à la folie, en une spirale incontrôlable. Et ce n’est pas l’abominable idée d’un « enfant intérieur », dont on nous rebat les oreilles, qui dit, hurle, ce truc ; c’est le constat de Taylor que « la-folie-est-puérile ». Pendant ce temps, le non-enfant-non-fou qui est au désespoir en nous sait qu’aucun être ne pourra jamais se soucier assez ou faire assez, malgré toute la volonté du monde, même si c’est son travail et que vous le payez, ou qu’il vous aime pour une raison ou une autre, ou qu’il serait prêt à tout pour que cessent un instant vos exigences. Le désespoir vient de la conscience que personne ne va vous aider, que la seule chose susceptible de le faire est de trouver un moyen de vivre avec, et vivre avec est la dernière chose dont vous soyez capable. À ceci près qu’il le faut. Mais vous ne pouvez pas (je sais, on croirait du Beckett). Il n’y a là rien de moral, c’est simplement la dure réalité du monde. Dans cet état, qui confine à mon avis à l’honnêteté absolue, la raison pour laquelle quelqu’un atteint le niveau 10 de la souffrance intérieure n’apparaît pas vraiment comme la question la plus urgente à traiter, mais c’est précisément le boulot de la psychanalyse d’examiner précisément cela.
Taylor a grandi au Canada dans les années 1950. Ses parents étaient des militants socialistes. Universitaire, elle fut et reste respectée en tant qu'historienne des mouvements radicaux et féministes depuis le XVIIIe siècle. Qu’elle ait réussi à travailler et à faire carrière est déconcertant. Pendant une vingtaine d’années, elle a lutté contre un insupportable cocktail de colère et de frustration, contre des cauchemars affreux, et s’est copieusement adonnée à l’alcool, à la drogue et au sexe dans l’espoir d’échapper à tout cela. Elle reconnaît avoir été entourée d’amis dévoués et de camarades féministes qui ont veillé sur elle, l’ont épaulée et maintenue en vie. De plus, pendant toute la durée de son hospitalisation et dans ses pires moments de haine de soi, elle est parvenue à consulter V cinq jours par semaine. Cela signifie qu’elle croyait profondément pouvoir être aidée par la psychanalyse. La souffrance héritée de son enfance, qu’elle explore dans le cadre de son analyse, est-elle le fruit de l’indifférence ou de la cruauté de ses parents ? La réponse n’est pas claire. Elle avait pour nourrices des jeunes femmes recrutées au foyer pour mères célibataires du coin : toutes avaient récemment laissé leur bébé à des parents adoptifs. Leur douleur muette, dont la maison devait être imprégnée, n’était jamais reconnue ni évoquée par la mère de Taylor : « Pourquoi ne pas confier ses enfants à une fille qui vient de perdre le sien ? » Les jeunes femmes défilaient, donnant à Taylor bien des motifs de chagrin, entre leurs pertes et les siennes propres. Il ressort du livre, et de l’analyse, que ses parents étaient des intellectuels et des écrivains manqués. Taylor se sentait acculée à remporter des prix, à devenir écrivain. Elle se rappelle également des moments d’agressivité de son père, l’intimité trop grande avec laquelle il la touchait ou la frôlait quand elle était adolescente. C’était un don Juan patenté, ce qui explique la présence régulière d’étrangers à la maison (les maîtresses de son père, les amants de sa mère), personnages dont le rôle était là encore passé sous silence. Sa mère, reconnaît Taylor, était égocentrique et insatisfaite, déçue également que Barbara ne soit pas le génie tant espéré. Leur fille n’avait rien à faire dans leurs amours théâtrales, ni dans leur militantisme politique.
Taylor finit par comprendre qu’on l’a imparfaitement aimée et élevée. Elle développe des tics et des comportements compulsifs. Elle tente de combler le manque par la nourriture, la boisson, le sexe et la drogue. « Je crève de faim. Rien de ce que j’ingurgite ne me satisfait. Je pourrais dévorer le monde, mais je préfère me ronger (les ongles, les cheveux). Quand je commence à manger, je ne m’arrête plus. Il n’y a pas de satiété, pas de point d’arrêt. »
V fait ce que font les analystes. Il propose à sa patiente des interprétations qui sont liées à leur situation immédiate dans le cabinet de consultation et qui répètent le passé dans lequel l’analysant est englué :
« Je pense que vous voulez être nourrie. Mais vous avez peur.
– Nourrie ?
– Oui, nourrie. Repue, satisfaite.
(Un long silence.)
– Pourquoi aurais-je peur ?
– Parce que si je finis par découvrir que vous vous sentez nourrie par moi, je vous le ferai payer cher… Vous croyez que j’arrêterai de faire ce qui vous a satisfaite. Voilà ce que vous imaginez… Vous pensez que j’arrêterai de vous analyser, de vous nourrir, de vous voir… Ce serait votre punition pour vous être sentie bien nourrie par moi. »
Arrivée à ce point de ma propre thérapie, j’ai tendance à marmonner quelque chose du genre : « Vous, vous, vous. Il ne s’agit pas de vous… Oui, je sais que ma faim ne se borne pas au fait d’avoir faim ! Et après ? » Et je refuse de laisser l’interprétation m’emmener là où je pourrais peut-être pleinement comprendre ma situation et… me sentir mieux. (L’écart entre comprendre ma situation et me sentir mieux est précisément ce qui m’a toujours inspiré de la méfiance envers l’analyse.) Taylor est plus docile, plus apte à accepter ce qu’on lui propose et à s’en servir. Est-ce cet optimisme fondamental qui a contribué à la maintenir sur le divan ? Et qu’en est-il de cet optimisme ? Est-ce quelque chose qu’on a ou qu’on n’a pas ? Taylor se met pourtant en colère et commence par protester, mais elle prend ensuite le temps de percevoir la vérité de cette interprétation. Cinq jours par semaine pendant vingt et un ans, cela me paraît extrêmement long pour en arriver à comprendre que l’amour imparfait reçu dans l’enfance vous rend à jamais insatisfait et méfiant, ou que les excès alimtentaires ont rapport au manque affectif. Cela dit, je suis une parfaite ratée en tant qu’analysante, et Taylor insiste sur le fait qu’elle n’aurait pas survécu si V ne s’était pas engagé comme il l’a fait pour l’aider à voir plus clair dans ses compulsions et ses phobies.
Une bonne part de sa folie s’exprime par des cauchemars violents et pervers, où s’exprime la haine de soi. Elle apporte ses rêves au cabinet et V l’exhorte à les interpréter. Il suggère (et elle acquiesce) qu’une obsession de la propreté remontant à l’enfance, et récurrente dans ses rêves, reflète sa connaissance du donjuanisme assumé de son père, qui avait poursuivi une nounou de ses ardeurs. Une connaissance « si profondément enfouie qu’il fallut presque une décennie de psychanalyse pour l’exhumer, sa présence étant uniquement marquée par la souillure qu’elle instillait dans mes rêves et la crasse répugnante de mon visage ». Elle évoque plus tard son obsession de la saleté lors d’une conversation avec V. Peut-être a-t-elle des pensées sales, suggère-t-il. « Comme cette saleté que vous sentez sur votre visage. Votre visage sale. – Mon visage sale… Pourquoi mon visage ? – Je ne sais pas. Des regards qui salissent ? » Taylor proteste. V répond : « Les regards de votre mère ? La façon dont votre mère vous regardait quand vous étiez bébé ? – Qu’est-ce que vous me demandez ? » s’étonne Taylor. « Je ne vous demande rien, je fais une hypothèse. J’imagine que votre mère vous a lancé de sales regards ; des regards qui vous donnaient l’impression d’être sale… Quand vous étiez toute petite, quand elle vous nourrissait. Elle avait du mal à vous nourrir… Elle n’aimait pas ça. Elle vous lançait des regards sales. – Comment pouvez-vous savoir ça ? » réplique Taylor. « Vous n'en savez rien du tout ! – Bien sûr que je n'en sais rien ! (Il soupire profondément.) J’envisage cette hypothèse ; elle était perturbée, en plein désarroi, vous le sentiez, et cela vous troublait beaucoup. »
Là encore, mon côté la folie-est-puérile tape du pied et se renfrogne. Nous en sommes donc tous là, aucun de nous n’a la moindre idée de ce à quoi ressemblait le visage de sa mère quand elle lui donnait le sein, et il n’y a donc ni vrai ni faux, juste l’interprétation d’un rêve, et il faut apparemment s’en contenter. Ce n’est qu’une histoire (une parmi tant d’autres possibles) qui explique clairement l’image vue en rêve, une version que Taylor juge acceptable. Voilà comment fonctionne l’analyse, je suppose, moins en creusant dans le passé pour en extraire la vérité qu’en trouvant dans le présent des interprétations susceptibles d’offrir une explication satisfaisante. En analyse, comme lorsque nous écrivons ou bavardons entre amis, nous racontons tous nos histoires en fonction de nos névroses ou psychoses, ou de manière à ce qu’elles s’y résument. Ce n’est pas mentir. C’est une attitude téléologique. Pourtant, je n’arrive jamais à dépasser l’étape du « Mais comment pouvez-vous bien savoir ça ? » Au sens de : « Et si c’était faux ? » Ou, peut-être pire : « Et si c’était vrai ? » Et alors ? Et puis après ? Ainsi, je souffrirais du manque d’amour de ma mère à mon égard ? Je le sais bien ! Qu’est-ce que je vais y faire ? Que peut-on y faire ? Je n’ai jamais lu aucun récit d’analyse qui décrive en détail ce que l’analysant doit faire ensuite, ni si l’interprétation est vraie à proprement parler ou s’il ne s’agit que d’une analogie commode, servant à éclairer le vécu actuel du patient. Je ne vois toujours pas comment une explication satisfaisante change quoi que ce soit à un manque ressenti et au comportement aliéné qui en résulte. On reste, et on sera toujours privé de cet amour et de cette sécurité dont on a besoin pour devenir un être équilibré. De toute façon, ne savons-nous pas tous aujourd’hui qu’aucun d’entre nous n’a été aimé suffisamment ou correctement, d’une façon ou d’une autre ? Alors pourquoi se met-on dans un tel état pour cette raison ? Et que faut-il faire exactement ? Le récit de Taylor n’indique pas comment l’analyse a fonctionné, même si elle utilise le mot de « guérison » (c’est le titre d’un de ses chapitres). La méthode a marché pour elle ; le livre ne revendique rien de plus. Nous ne sommes pas trois dans ce récit d’une analyse ; ma perplexité n’appartient qu’à moi.
Ce que je reconnais pleinement, ce sont les descriptions de l’asile, les séjours de Taylor au Friern, le temps qu’elle a passé au Pine Street Day Centre et dans des appartements thérapeutiques. Lorsqu’elle résume l’histoire des asiles en général et du Friern en particulier, elle décrit le mouvement qui, à la fin du XVIIIe siècle, a conduit à repenser la folie : on construisit de beaux bâtiments où l’air et la lumière pouvaient entrer, et les fous cessèrent d’être les avatars du monstre Caliban pour devenir des patients qu’il fallait traiter de manière rationnelle et humaine. Puis, avec la perte de l’intérêt pour la faiblesse et le besoin, et avec l’effondrement de la notion de progrès, les asiles monumentaux devinrent des institutions monstrueuses, décrépites, surpeuplées, avec des arrière-salles occupées pendant des décennies par des patients négligés et torturés, la dégradation des lieux reflétant la brutalité ordinaire d’une bonne partie du personnel, les thérapies se limitant à l’administration de sédatifs puissants. Quand Taylor est arrivée au Friern Hospital, quintessence de l’asile victorien, sa fermeture était déjà programmée. L’établissement se savait mourant et avait été au centre de scandales à la fin des années 1960 et dans les années 1970, quand on avait appris que les patients y étaient régulièrement soumis à des mauvais traitements et à la contrainte. Taylor y est entrée trois ans après la nuit que j’y avais passée. Je me rappelle le fameux couloir qu’elle décrit, le plus long de toutes les maisons de fous du pays (je n’en avais parcouru que la moitié quand j’ai trouvé une armoire à linge vitrée où j’ai pu me cacher). Certains des patients qui l’arpentaient sur toute la longueur, très lentement – il n’y avait jamais de collisions – donnaient l’impression de déambuler ainsi depuis des années, n’allant nulle part et sans que personne l’ait remarqué.
L’autre face de ce monde, c’est la chaleur et la camaraderie de l’asile, que Taylor décrit à merveille. C’était un endroit, dit-elle, où les patients faisaient attention les uns aux autres et connaissaient souvent mieux que le personnel leurs besoins respectifs. Au Maudsley, après l’extinction des feux, nous jouions au jeu de la « réunion du personnel » : dans le noir, allongés dans nos lits, nous évaluions le progrès de notre traitement expérimental, comme si les membres du personnel de l’asile étaient en fait des patients se prenant pour le personnel de l’asile. S’étaient-ils bien comportés ce jour-là, quelles rechutes avions-nous remarqué, fallait-il modifier notre comportement de pseudo-patients pour améliorer leur traitement ? C’était le genre de blague entre internés, de conversation entre initiés, qu’on ne trouve que dans les institutions où l’on vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Taylor raconte que les infirmiers demandaient parfois aux malades de les aider quand ils avaient un problème avec l’un d’eux. J’ai le même souvenir. Nous nous protégions les uns les autres, en général, et rigolions beaucoup, dans un esprit de camaraderie du champ de bataille. Jamais, ni avant ni après, je n’ai ressenti un aussi vif sentiment de communauté, malgré le caractère tendu et fragile de nos relations. Taylor le confirme, sans négliger cette autre vérité : être interné pouvait aussi être effrayant, chaotique et menaçant. Elle décrit ces moments où « j’étais trop paralysée par la douleur pour me tourner vers les autres, alors que je ne supportais pas d’être seule. Je rejoignais alors les fumeurs dans le salon, je m’installais à côté de Magda si elle était là. Magda me jetait un coup d’œil sans rien dire ; un jour, elle m’a pris la main. »
Un peu nunuche, peut-être, mais c’était vraiment comme ça, parfois. Je me rappelle aussi avoir eu droit à « Taisez-vous, vous n’êtes qu’une patiente, restez à votre place » lorsque je m’en suis prise à un infirmier qui obligeait une malade atteinte de démence à s’asseoir, alors qu’elle ne faisait rien de plus que se promener dans la salle en tendant un journal roulé à tous ceux qu’elle croisait. Nous étions tantôt de petits enfants perdus dans les bois, tantôt d’abominables écoliers préparant un mauvais coup. On ne s’ennuyait jamais. Et quand ça n’allait pas, vous pouviez vous lâcher. Tout le monde savait pourquoi vous étiez là.
Ce plaidoyer pour l’asile est une composante essentielle du livre de Taylor. Le Friern a été fermé en 1993. Le Paddington Day Hospital et le Pine Street Day Centre ont fermé aussi. Il s’agissait d’endroits où l’on pouvait passer la journée entière ; à Paddington, on pratiquait des thérapies de groupe intensives sur la journée. Dans tous ces lieux, les patients pouvaient travailler à des projets, seul ou à plusieurs, regarder dans le vide, ne rien faire, se sentir à l’abri, entourés par la chaleur physique d’autres êtres humains ; et même si les bagarres et les drames étaient nombreux, ils se déroulaient dans un univers habité qui vous tolérait. Ces vieilles institutions ont disparu ; ce fut le grand triomphe du libéralisme thatchérien. Désormais, les urgences psychiatriques sont intégrées à l’hôpital général, avec un nombre limité de lits où les patients se succèdent aussi rapidement que le permettent les antipsychotiques. Après quoi ils se retrouvent seuls avec leurs comprimés, livrés aux bons soins de services d’aide à domicile sous-financés, en sous-effectifs et parfois imaginaires. Taylor soutient que nous n’avons pas seulement perdu les institutions, qui avaient leurs problèmes ; nous avons perdu nos asiles et, avec eux, l’idée de refuge qui était à leur origine (et ne concernait pas seulement la folie) : un lieu que la société nous procurait lorsque nous submergeait ce sentiment terrible d’être « échoué, sans abri » qualifié par V de « pire sentiment qui soit ». Taylor souligne que ces bâtisses n’avaient rien de bien luxueux à l’époque de ses séjours et des miens : lugubres, lézardées, tombant en ruine, elles n’en offraient pas moins la promesse d’un endiguement du mal, étant donné la bonne volonté et le caractère compréhensif de ceux qui les dirigeaient et les finançaient, c’est-à-dire fondamentalement nous-mêmes quand nous allions mieux. Ces lieux permettaient de se libérer du sentiment de culpabilité et de toute obligation sociale, car vous vous trouviez enfin dans un endroit où l’on savait ce que vous étiez et comment vous vous sentiez, même si l’institution ne pouvait pas y faire grand-chose. Il arrive que l’on ait besoin de s’enterrer, de pouvoir laisser passer le gros de l’orage sans que le monde vous tire par la manche, vous demande ce qui vous arrive ou vous rappelle les choses que vous devriez faire mais dont vous êtes incapable.
Cet article est paru dans la London Review of Books le 6 février 2014. Il a été traduit par Laurent Bury.
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[post_content] => Si les révélations contenues dans ce livre à propos de ses finances personnelles avaient été connues en 1940, Winston Churchill ne serait peut-être pas devenu Premier ministre. Ce que montre David Lough en détail, c’est que ce grand adepte du risque en politique était encore plus téméraire en privé. Les Britanniques auraient certainement considéré que le sort du pays ne pouvait être confié à un individu aussi irresponsable dans la gestion de sa fortune. Heureusement pour le Royaume-Uni, son sauveur sut soigneusement dissimuler son incurie chronique.
Dans ses documents privés, Churchill a pourtant conservé une bonne part des pièces à conviction. Lough, qui a méticuleusement dépouillé les archives, nous offre aujourd’hui l’étude la plus complète possible de tous les comptes de l’homme d’État ; il a même obtenu de Mary Soames, peu avant sa mort, l’autorisation d’examiner les relevés bancaires de son père, toujours conservés à la Lloyds.
Bien sûr, nous connaissons dans les grandes lignes sa prodigalité, un trait de famille. La mère de Winston l’accusant d’être « un panier percé », il répliqua non sans raison (en 1898) qu’ils étaient elle et lui « dépensiers et extravagants. Nous savons tous deux ce qui est bon, et nous aimons nous le procurer. Quant au paiement, nous laissons cette question pour l’avenir… L’ennui, c’est que nous sommes affreusement pauvres ». C’était vrai selon les critères de l’élite à laquelle ils appartenaient, et Lough livre à ce sujet des détails fascinants. Par le biais d’innombrables factures, reçus, registres, mémorandums et rapports, il montre que Churchill s’est endetté de manière colossale auprès de ses banquiers et fournisseurs. Il se ruinait en voitures, en vêtements, en abonnements aux clubs ou pour s’offrir des domestiques et des voyages. Il empruntait pour s’acheter des poneys de polo et fumait douze cigares par jour, pour un coût mensuel total de 13 livres (1 600 euros). Entre 1908 et 1914, il a dépensé, selon ses propres calculs, une moyenne annuelle de 1 160 livres (140 000 euros) chez le marchand de vin de la famille.
Churchill gagnait aussi des sommes colossales. En 1899, il troque l’épée contre la plume et devient, à 25 ans, le correspondant de guerre le mieux payé au monde. Il se lance dans la carrière politique en s’appuyant sur les 10 000 livres (1,36 million d’euros) gagnées en donnant des conférences sur son expérience sud-africaine. Et ses livres rapportent gros : il empoche ainsi 7 250 livres (987 000 euros) grâce à sa biographie de son père. Il est vrai que ses devoirs ministériels l’empêchaient d’écrire autant qu’il l’aurait voulu, et, malgré un salaire et des avantages confortables, il se plaignait de « la misère du service de l’État ». En 1921, il hérite d’un parent éloigné 56 000 livres (3 millions d’euros) et ses soucis d’argent semblent révolus.
Mais cette manne déclenche une terrible frénésie de dépenses. Il achète une Rolls-Royce Silver Ghost (qu’il s’empresse d’emboutir) pour 2 593 livres (159 000 euros). L’achat, la rénovation et la décoration de Chartwell Manor lui coûtent 40 000 livres (2,5 millions d’euros). Même s’il tentait parfois, à contrecœur, d’épargner, Churchill vécut toujours au-dessus de ses moyens, ce qu’aggravaient considérablement ses habitudes de jeu, à la Bourse et au casino, où il perdit l’équivalent de 2,5 millions par an au cours des années 1930. C’était plus fort que lui : « Jouer m’excite tellement, je suis comme un papillon imbécile attiré par la lumière. » De son côté, Clementine dépensait des fortunes en manteaux d’hermine, en chaussures de chevreau doré et en vacances aux sports d’hiver ; et Randolph se révéla être un fils abominablement prodigue.
Entre les deux guerres, Churchill prit une série de mesures toujours plus désespérées pour financer ces excès. Il travaillait sans relâche, dictant plusieurs milliers de mots par jour (parfois tout en faisant des travaux de maçonnerie), et avait souvent à peine de quoi vivre. Il écrivait des livres, des articles, des conférences, des scénarios de films et même des notes sur les batailles célèbres pour accompagner des puzzles. Il jonglait avec les avances des éditeurs et composait de nouveaux ouvrages en puisant dans des textes plus anciens. Il employait des nègres et dirigeait une équipe de chercheurs pour rédiger les quatre volumes de son Histoire. En 1940, alors qu’il était Premier lord de l’Amirauté, il se creusait la tête sur la situation stratégique en 1066.
Même si Churchill critiqua la vente des « déshonneurs » par Lloyd George (1) et réussit à garder les mains propres, ce fut parfois de justesse. Il accepta les dons en liquide et en nature de ses riches amis, comme sir Ernest Cassel et sir Abe Bailey. En 1923, Shell et Burmah Oil lui offrirent 5 000 livres (340 500 euros) pour qu’il fasse campagne en faveur de leur rachat de la participation de contrôle que détenait le gouvernement dans l’Anglo-Persian Oil Company. Surtout, il pratiqua l’évasion fiscale à très grande échelle, notamment en se « retirant » à plusieurs reprises du métier d’auteur, de sorte que les bénéfices engrangés par ses livres ne lui soient pas comptés comme un revenu mais comme des gains de capital non assujettis à l’impôt.
Cet article est paru dans la Literary Review en décembre 2015. Il a été traduit par Laurent Bury.
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[post_content] => C’était au printemps 1910. Ahmed Kasravi aimait à monter le soir sur le toit de sa maison pour observer le mystérieux projectile qui traversa cette année-là le ciel nocturne pendant plusieurs semaines. Ce jeune Iranien qui étudiait au séminaire pour devenir mollah ne savait pas de quoi il s’agissait, mais, d’instinct, il ne souscrivait pas à l’opinion dominante dans sa province pauvre et arriérée d’Azerbaïdjan : la présence de cette « étoile avec une queue », pensaient la plupart des gens, était liée d’une manière ou d’une autre aux turbulences politiques que connaissait l’Iran d’alors ; et elle annonçait la fin du monde. Ses observations nocturnes mettaient au contraire Ahmed Kasravi en joie. Mais un bonheur plus grand encore s’empara de lui lorsqu’il tomba sur la revue arabe al-Muqtataf : loin de porter un funeste présage, l’objet céleste était une comète dont les mystères avaient été percés depuis longtemps par un astronome anglais, Edmund Halley. Cette découverte conforta Ahmed Kasravi, déjà célèbre au séminaire pour son attitude méprisante envers ses professeurs, qu’il jugeait stupides avec leurs méthodes rétrogrades. « C’est cette étoile, racontera-t-il, qui m’a jeté sur la route du savoir européen. »
L’histoire de cette révélation est sans doute trop anecdotique pour figurer dans le livre dense et savant que Marwa Elshakry consacre à la diffusion des connaissances scientifiques occidentales en arabe ; mais elle montre bien la dimension humaine du processus que l’auteure décrit. Ahmed Kasravi, descendant d’une lignée de mollahs de province, avait grandi dans un milieu qui se défiait des idées modernes. Quatre siècles après Copernic, le séminaire que fréquentait le jeune homme enseignait toujours une astronomie obstinément ptoléméenne ; et, lorsque Ahmed attrapa le typhus, il fut soigné par une série de saignées qui faillirent lui coûter la vie – une technique abandonnée depuis longtemps en Occident, en même temps que les théories de Galien sur les humeurs.
L’Iran – tout comme le reste de la région – était pourtant la proie d’un changement bien plus rapide que ne l’imaginaient les visiteurs occidentaux. Au moment où Ahmed Kasravi observait la comète de Halley, le pays était encore sous le coup du séisme provoqué par la révolution constitutionnelle de 1906. Les partisans de la monarchie de droit divin s’opposaient aux démocrates, inspirés par les formes occidentales de gouvernement. À partir du milieu des années 1920, avec le lancement d’un programme de modernisation laïc par Reza Chah Pahlavi, programme qu’allait poursuivre son fils Mohammad Reza, Ahmed Kasravi devint le principal opposant au clergé de son pays, contempteur du mysticisme, libre penseur à peine dissimulé. Il serait tué en 1946 par la balle d’un fanatique. Mais Kasravi ne fut qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
Au tournant du XXe siècle, une spectaculaire remise en cause des croyances a gagné le Moyen-Orient tout entier. Non seulement parce que les penseurs occidentaux avaient imaginé de nouvelles voies d’épanouissement humain – le positivisme, le spiritualisme laïc, le darwinisme social – mais aussi parce que la technologie accélérait la circulation des idées.
Les religieux et les copistes de l’islam n’avaient abandonné que depuis peu leur combat multiséculaire contre les effets corrupteurs de l’imprimerie, provoquant une explosion de publications dont on ne dira jamais assez l’importance. En favorisant l’essor de l’éducation laïque, elle a transformé une société massivement analphabète en société partiellement instruite. L’esclavage fut interdit, même s’il persistait dans l’illégalité.
Jusque-là, les cheikhs et les gouvernements avaient toujours joui du monopole du savoir. Désormais, une élite en plein développement bénéficiait d’un flot d’informations sur tous ses centres d’intérêt, ou presque. Plus de 600 journaux et magazines avaient été créés entre 1880 et 1908 dans la seule Égypte, nous apprend Marwa Elshakry.
Le plus en vue s’intitulait Al-Muqtataf, dont le lectorat excédait de beaucoup le tirage à 3 000 exemplaires (un groupe d’enthousiastes à Bagdad s’était ainsi regroupé pour souscrire un abonnement commun). La revue était l’expression populaire d’un mouvement de traduction qui avait commencé plus tôt avec des manuels militaires et médicaux et des grands textes du canon des Lumières (les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu et le Télémaque de Fénelon étaient très prisés). Al-Muqtataf offrait à ses lecteurs des articles souvent repris de publications comme Popular Science (mais jamais créditées), portant sur des sujets aussi divers que la fabrication du verre, les microscopes ou l’entretien d’une épaisse chevelure, et les initiait aux travaux de scientifiques comme Thomas Huxley, Ernst Haeckel ou Louis Pasteur.
Cette production littéraire et journalistique était en partie le fruit des tentatives officielles de réformes, encouragées aussi bien par le sultan ottoman à Istanbul que par son vassal rebelle, le khédive d’Égypte, l’un et l’autre désireux de moderniser leurs armées respectives, de répandre l’instruction et l’hygiène, et d’assimiler les technologies européennes. La manœuvre donna quelques résultats, comme l’éradication de la peste ou le lent déclin de l’illettrisme ; et l’Empire ottoman posséda bientôt des lignes de chemin de fer et de télégraphe. Mais pour de nombreux traditionalistes, la réforme n’était qu’une illusion financièrement ruineuse, symbolisée par cette déclaration du khédive Ismaïl d’Égypte (devant une commission internationale de créanciers) en 1878 : « Mon pays n’est plus en Afrique ; nous faisons partie de l’Europe à présent ».
C’est l’époque où les musulmans de l’Empire ottoman se mirent à utiliser de plus en plus le néologisme tatawwur, popularisé par Al-Muqtataf, qui signifiait « évolution », ainsi que darwiniya, « darwinisme » (le mouvement de traduction des textes anglais et européens était en train de transformer l’arabe et le turc, y introduisant des mots nouveaux, une syntaxe simplifiée, et faisant prévaloir l’expression directe sur les circonlocutions traditionnelles). Les masses demeuraient pieuses et superstitieuses, mais les Arabes et les Turcs instruits qui occupaient des postes dans les nouvelles professions ou la fonction publique modernisée exprimaient leur scepticisme en matière religieuse avec une liberté dont on trouve rarement l’équivalent aujourd’hui.
Istanbul, en particulier, passait pour un foyer d’athéisme depuis les années 1840 – les étudiants en médecine étant notamment connus pour cela. En 1887, l’ancien officier Besir Fuad fit même de son suicide « une expérience scientifique » (1). En Égypte, le plus célèbre défenseur du matérialisme, Shibli Shumayyil, était un médecin de premier plan, traducteur du darwinien allemand Ludwig Büchner. Shumayyil concevait l’âme comme le fruit de processus matériels et se délectait de l’opprobre qu’il suscitait. Car « tout ce tapage m’a donné envie de sortir les gens, par une gifle, de leur profond sommeil, engoncés qu’ils sont dans un immobilisme qui les place à la lisière de l’existence, ni dans la vie ni dans la mort ».
Dans cet environnement imprévisible, les fondateurs d’Al-Muqtataf, Yaqub Sarruf et Faris Nimr, décidèrent sciemment de ne pas présenter le darwinisme comme la doctrine profondément subversive qu’il était. La traduction complète en arabe de L’Origine des espèces ne deviendrait disponible qu’en 1918 ; avant cela, le livre n’était connu qu’à travers les résumés et les commentaires d’intellectuels comme Sarruf et Nimr. Ils édulcorèrent donc les thèses de Darwin en leur préférant celles de son contemporain et ami, le naturaliste Alfred Russel Wallace [codécouvreur de la sélection naturelle], convaincu, lui, que tous les animaux, sauf les humains, évoluent les uns à partir des autres. Sarruf et Nimr pensaient, à l’unisson de Wallace, que la conscience humaine et des facultés comme l’intelligence ou le talent artistique ne procèdent pas de la sélection naturelle mais d’un « univers invisible de l’Esprit ». Cette formule leur permettait d’intégrer une grande partie des conceptions de Darwin sans pour autant faire tomber l’homme du piédestal où il était encore placé, tout près de Dieu.
De même que le darwinisme avait été impliqué dans des controverses politiques en Grande-Bretagne et récupéré aussi bien par les malthusiens que par les défenseurs de la suprématie blanche ou les abolitionnistes, la darwiniya eut un impact propre sur la situation égyptienne. La colonisation du pays par la Grande-Bretagne en 1882 avait déclenché une « ruée vers l’Afrique » (2) au terme de laquelle 80 % du continent environ était passé sous domination européenne. En 1898, le général Herbert Kitchener avait vaincu la rébellion soudanaise du Mahdi à Omdurman et annexé ce que les Égyptiens considéraient comme leur arrière-pays naturel. Cet épisode offrit en outre une démonstration particulièrement sanglante de la puissance militaire européenne : 47 morts côté anglais, 10 000 victimes, environ, côté musulman.
« La loi de la sélection naturelle », déclara un nationaliste égyptien démoralisé, Qasim Anim, avait poussé les Européens, « avec le soutien de la vapeur et de l’électricité », à s’emparer de la richesse de tous les pays plus faibles. Pour Anim, écrit Marwa Elshakry, « comme pour bien d’autres penseurs arabes de l’époque, la confrontation avec le monde occidental illustrait en soi la struggle for life entre nations ».
Le Japon, qui avait connu une industrialisation rapide et vaincu contre toute attente la Russie tsariste dans la guerre de 1904-1905, offrait pourtant la preuve que la technologie moderne et le progrès n’étaient pas inaccessibles aux pays d’Orient. Et voilà bien ce qui désolait les rédacteurs d’Al-Muqtataf : pendant que l’Archipel consacrait son énergie au développement de la science, « l’essentiel de nos clercs se contentent toujours de répéter pour la millième fois ce qu’ils répètent depuis mille ans, comme du bétail ruminant. Ça fait mal au cœur ».
Mais à ce moment-là déjà, explique Marwa Elshakry, Sarruf et Nimr ne recevaient plus qu’une écoute distraite : leurs bonnes relations avec les Britanniques scandalisaient la nouvelle génération nationaliste. « Prépare-toi à ton massacre, ô fils d’ânesse ; bientôt tu seras frappé et les presses de ton infâme journal ne seront plus que ruines », menaçait un courrier adressé à la revue.
À ce stade, le lecteur aura compris que « Lire Darwin en arabe » couvre un champ bien plus vaste que son titre ne le laisse entendre. Le livre décrit l’effervescence intellectuelle qui régnait en Égypte alors que le pays était aux prises à la fois avec le darwinisme et avec l’oppression coloniale, et que rayonnait un libéralisme islamique dont les idéologies violentes du XXe siècle allaient sonner le glas.
Malgré la vision lugubre qu’avait Al-Muqtataf de la mentalité cléricale, les Égyptiens instruits – dont nombre de cheikhs – étaient de plus en plus exposés à la culture séculière. Les textes enseignés dans les écoles coraniques, généralement interprétés de la manière la plus littérale, n’avaient plus le monopole du savoir légitime. Celui-ci intégrait désormais virtuellement toute la production intellectuelle du monde entier.
Au moment de l’expédition française en Égypte, en 1798, les principaux théologiens du pays avaient réagi aux initiatives scientifiques des savants de Napoléon par un mélange de mépris et d’incompréhension. L’un d’entre eux avait critiqué l’habitude qu’avaient les naturalistes français de collecter et conditionner les espèces inconnues pour les étudier plus tard. Il existe 10 000 sortes d’animaux au-dessus de l’eau et 20 000 sortes de poissons au-dessous, aurait dit le Prophète selon la tradition. À quoi bon prendre la peine de confirmer ce que l’on savait déjà, et de source bien plus autorisée ? Un siècle plus tard, le pays avait tellement changé que sa principale autorité judiciaire – le mufti d’Égypte – admirait Darwin, entretenait une correspondance avec Tolstoï et mettait à profit sa connaissance des langues européennes pour absorber autant de savoir infidèle que possible. Ce mufti, Muhammad Abduh, est désormais considéré comme l’un des penseurs islamiques libéraux les plus influents, et Marwa Elshakry lui consacre de nombreuses pages.
Les instincts réformistes d’Abduh s’étaient aiguisés durant ses études au sein d’Al-Azhar, la vieille université coranique du Caire, alors connue pour sa crasse, sa désorganisation et son hostilité farouche envers la science moderne. Abduh dira plus tard qu’il avait acquis le peu de savoir qu’il possédait « après avoir passé dix ans à balayer la saleté laissée par Al-Azhar dans [s]on cerveau ». Jamal al-Din al-Afghani, un franc-tireur panislamiste, fut l’un de ses principaux mentors. Abduh le suivit à Paris quand Al-Afghani s’y exila. Mais l’Égyptien apprit aussi beaucoup des penseurs occidentaux, y compris du philosophe anglais et théoricien de l’éducation Herbert Spencer. Sa vision de la société comme organisme régi par ses propres lois évolutionnistes et son rejet du matérialisme pur coïncidaient avec les idées d’Abduh. Les critiques accusèrent celui-ci de s’intéresser davantage à la civilisation occidentale qu’à la sienne, au vu de ses nombreux voyages en Europe.
C’est en 1903, au cours d’un de ces séjours, qu’Abduh rendit visite à Spencer chez lui, à Brighton. Le Britannique écouta les commentaires de l’intellectuel égyptien sur Dieu (« un Être et non pas une Personne »), avant d’observer que le mufti et ses acolytes étaient « des agnostiques d’une espèce semblable aux nôtres ». Vingt ans plus tôt, Abduh avait conseillé à son mentor Al-Afghani de camoufler ses critiques de la léthargie intellectuelle de la société islamique : « On ne décapite la religion qu’avec l’épée de la religion », l’avait-il mis en garde. Mais la sincérité religieuse d’Abduh était en permanence contestée par ses adversaires, l’un d’entre eux allant jusqu’à l’accuser d’essayer de « transformer la mosquée en école de philosophie et de littérature pour éteindre la lumière de l’islam ».
En vérité, Abduh était à la fois un puritain et un réformateur. Il déplorait les pratiques relevant à ses yeux de déviations populaires par rapport à l’islam pur du temps du Prophète. Il réprouvait notamment le culte des saints entretenu par les soufis – attitude qui le plaçait en bien étrange compagnie, puisque c’était aussi le point de vue des wahhabites d’Arabie, dont les doctrines sont désormais associées à l’islam sinistre et légaliste de l’État saoudien moderne.
Parallèlement, Abduh contestait avec audace des siècles de littéralisme clérical en interprétant les textes religieux de façon allégorique. Un exemple : la référence coranique à la création de tous les hommes comme « une seule âme » (3). L’âme en question ne fait pas référence à Adam seul, affirmait Abduh, mais à l’humanité dans son ensemble : « Tous les hommes sont frères en humanité. C’est pourquoi il importe peu qu’ils revendiquent pour père Adam, un singe ou n’importe quoi d’autre. » Remarque qui inspira à l’un de ses ennemis cette raillerie : « Si vous lui demandiez de rédiger un contrat de mariage, il l’écrirait conformément à (l’école de) Darwin ».
Abduh déplorait que les autres religieux refusent d’utiliser la raison autonome, l’ijtihad, dans l’interprétation de la loi islamique. Les « portes » de l’ijtihad, selon ces cheikhs, avaient été fermées des centaines d’années auparavant ; mais Abduh les déclara rouvertes, émettant des fatwas d’une nouveauté scandaleuse, comme celle qui abolit l’interdit islamique sur le prêt à intérêts. Cet avis suscita dans les cercles religieux un débat, qui n’est toujours pas clos, sur la définition de l’usure illégale, et sur le point de savoir si l’intérêt est licite à certaines conditions. Le récent gouvernement des Frères musulmans en Égypte a, par exemple, divisé le clergé en acceptant sur le principe l’idée d’un prêt du FMI – avant que le président Mohamed Morsi ne soit renversé en 2013.
À l’instar d’autres réformateurs musulmans, Abduh pensait qu’un islam réformé ferait meilleur ménage avec la science que le christianisme, les doctrines de la transsubstantiation et de la filiation divine du Christ semblant exclure cette foi de tout débat rationnel. Dans son ardeur à démontrer ladite compatibilité, Abduh se livrait à une sorte d’interprétation à rebours – partant d’une vérité scientifique pour lui trouver ensuite un écho dans le corpus islamique, fût-ce à travers une référence très allusive.
Abduh suggérait ainsi que les mentions des djinns, dans le Coran, pouvaient en fait s’appliquer à « ces minuscules corps vivants que nous a révélés le microscope, et que l’on appelle des microbes » ; et un journal qu’il avait fondé annonça que divers autres éléments de la science moderne, de l’hypothèse nébulaire sur l’origine du système solaire au somnambulisme en passant par l’embryologie, tout comme des innovations telles que le téléphone ou l’avion, avaient eux aussi été annoncés par l’islam.
Mais la politique intérieure et la politique impériale conjuguées empêcheront Abduh de changer l’Égypte et Al-Azhar comme il le voulait. Les Britanniques sur lesquels il avait fondé ses espoirs pour bouleverser l’éducation cherchaient moins à former des Égyptiens doués d’esprit critique que du bétail pour l’administration ; et lord Cromer, régnant en maître sur le pays [en tant que consul général du Royaume-Uni de 1883 à 1907], doutait de toute façon que l’on pût changer un peuple « ployant sous une foi de plomb et accablé par des institutions gravitant autour du Coran ».
Abduh est mort d’un cancer en 1905, déprimé par les campagnes de presse et autres agissements contre lui. Il a échoué à réformer les institutions égyptiennes, mais la période durant laquelle il fut la plus importante personnalité religieuse du pays représenta l’un des principaux temps forts de la pensée libérale dans le monde arabe contemporain. Il a introduit une nouvelle souplesse dans l’interprétation de l’islam, tout en soulignant sa capacité à dialoguer fructueusement avec le savoir et les idées politiques du monde. La vision d’Abduh était flexible, humaine et universelle ; elle favorisait « l’entraide mutuelle » plutôt la « survie du plus apte », pour reprendre la terminologie darwinienne. Cela n’a pas duré.
Après la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France ont disloqué l’ancien Empire ottoman, et c’en fut fait du fructueux dialogue. Les centres de l’islam étaient désormais sous la domination de puissances chrétiennes, ce qui suscita une réaction immédiate : l’émergence des Frères musulmans en Égypte, la prise de contrôle du Hedjaz par la maison Saoud, et la prise de pouvoir des officiers en Iran et en Turquie. On pourrait en déduire que les bâtisseurs d’empires occidentaux ont donné un sérieux élan aux deux courants antilibéraux du Moyen-Orient contemporain, l’islamisme et le militarisme.
La darwiniya évolua ou fut supplantée. L’eugénisme trouva des adeptes chez les socialistes égyptiens tels que Salama Musa (qui recommandait la castration des inaptes). La révolution bolchevique et la révolution sociale d’Atatürk provoquèrent un certain engouement, car toutes deux étaient jugées anticoloniales. Le pharaonisme – la volonté de relier l’Égypte moderne aux grandes réalisations de l’Antiquité – répondait à l’ardent désir des nationalistes de se positionner en haut de la hiérarchie des races. Les patriotes turcs ou iraniens s’inventèrent eux aussi des généalogies – ces derniers se découvrant ainsi des cousins aryens en Allemagne nazie. Les théories raciales ne mettaient plus l’accent sur l’origine commune de tous les hommes, qu’il s’agisse d’Adam ou des singes.
« Le temps de l’emprise de Darwin sur la vie intellectuelle arabe touchait à sa fin », écrit Marwa Elshakry.
La ferveur panarabe suscitée par Gamal Abdel Nasser quand il nationalisa le canal de Suez en 1956 succomba vite aux rivalités nationales et à la polarisation de la Guerre froide. L’islam politique s’avança sur le devant de la scène, et, même si certains aspects du darwinisme sont aujourd’hui enseignés en Turquie, en Égypte et en Iran, ils remettent rarement en cause le récit islamique de la Création – presque en tout point semblable à la version biblique ; ils sont aussi dans la plupart des cas teintés de « positivisme transcendantal », réflexions sur « les merveilles de la Création dans la nature – telles que découvertes par la science moderne et annoncées par le Coran ». L’antidarwinisme déclaré est un trait des organisations fanatiques comme les talibans ou Boko Haram.
Après des décennies de soutien occidental aux régimes militaires du Moyen-Orient, le Printemps arabe de 2011 a semblé signifier le réveil de l’islamisme libéral élaboré par des hommes comme Muhammad Abduh. Depuis le mouvement tunisien Ennahda jusqu’aux plus modérés des Frères musulmans (voire aux réformateurs de l’Iran chiite), beaucoup défendent une vision de l’islam en harmonie avec la science et les valeurs modernes. Mais le militarisme et l’islamisme ont aussi fait preuve d’endurance, se réaffirmant en Syrie et en Égypte. Même la Turquie, qui incarnait hier l’espoir d’un compromis façon Abduh, s’est tournée vers l’autoritarisme islamique.
La darwiniya est plus qu’un système scientifique : c’est aussi un nom de code pour « curiosité intellectuelle » et « vision progressiste de la condition humaine ». Les revers subis au cours des dernières années sont moins terribles qu’il y paraît, parce que de nombreux musulmans adhèrent aux valeurs modernes, et parce que l’Occident ne soutient plus sans réserve les dictatures de la région. À court terme, l’avenir du Moyen-Orient paraît hypothéqué ; mais le libéralisme dans un cadre islamique survivra.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 4 juin 2015. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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[post_content] => Les dauphins en liberté des Bahamas avaient fini par très bien connaître la chercheuse Denise Herzing et son équipe. Plusieurs décennies durant, au début de chaque campagne d’observation de quatre mois, ils leur réservaient un accueil chaleureux : « De vraies retrouvailles entre amis », raconte Herzing. Une année, cependant, les animaux agirent différemment. Ils ne s’approchaient pas du navire des chercheurs, refusant même les invitations à nager à la proue de celui-ci. Lorsque le capitaine plongea pour évaluer la situation, les dauphins restèrent à l’écart. Au même moment, à bord, on découvrit qu’un des membres de l’expédition était mort alors qu’il faisait la sieste sur sa couchette. Alors qu’on faisait route vers le port, « les dauphins vinrent se placer à côté de notre bateau, raconta Herzing. Contrairement à leur habitude, ils ne se laissaient pas porter par la lame d’étrave. Ils nous encadraient, à une quinzaine de mètres de distance, à la manière d’une escorte aquatique » accompagnant avec ordre la marche du navire.
Les questions soulevées par ce curieux épisode sont au cœur de l’essai stupéfiant de Carl Safina, « Au-delà des mots ». Le sonar des dauphins est-il capable de traverser la coque en acier d’un bateau – et de remarquer qu’un cœur a cessé de battre ? Ces animaux peuvent-ils comprendre ce que ressentent des humains en deuil ? Leur société présente-t-elle un degré d’organisation compatible avec l’existence de cortèges funèbres ? Si la réponse à ces questions est oui, alors « Au-delà des mots » a des implications profondes pour les hommes et leur vision du monde.
Safina serait le premier à admettre que les récits du genre de celui d’Herzing n’ont pas la rigueur d’une expérience scientifique. Il se dit « très sceptique à l’égard des choses [qu’il aimerait] le plus croire, précisément parce [qu’il aimerait] les croire. Le désir de croire peut fausser notre jugement ». Mais son livre a beau être rigoureusement scientifique, il ménage tout de même une place à des histoires parfaitement documentées de ce type. Car elles seules nous permettent de comprendre la manière dont les animaux intelligents, tels les dauphins, réagissent dans des circonstances rares ou inhabituelles.
L’autre option – capturer des dauphins ou des chimpanzés et les soumettre à une batterie de tests dans un cadre artificiel – aboutit le plus souvent à des absurdités. Prenez, par exemple, cette étude maintes fois citée selon laquelle les loups sont incapables de regarder dans la direction indiquée du doigt par un être humain – alors que les chiens, eux, le peuvent. En réalité, les loups soumis à l’expérience étaient en captivité : à l’état sauvage, ils réagissent immédiatement aux gestes d’indication, sans avoir besoin d’un entraînement.
Selon Safina, une approche évolutionniste des émotions nous aide à voir un individu dans la plus modeste des créatures. L’ocytocine est une hormone générant des sensations de plaisir et un besoin impérieux de sociabilité. Elle est si répandue que son apparition remonte probablement à sept cents millions d’années, voire au-delà. La sérotonine, associée à l’anxiété, est sans doute tout aussi ancienne : soumises à de faibles chocs électriques, les écrevisses présentent un taux élevé de cette substance, et leur comportement traduit de l’inquiétude. Traitées à la chlordiazépoxide (un médicament souvent prescrit en cas de crise d’angoisse), elles recouvrent leur état normal. Le répertoire émotionnel de base s’est formé il y a si longtemps qu’on observe des comportements d’une grande sophistication y compris chez les vers de terre. Charles Darwin, qui avait passé sa vie à étudier cet invertébré, déclara que le lombric « mérite d’être dit intelligent ». Lorsqu’il jauge un terrain pour creuser son terrier, le vers agit en effet « presque comme le ferait un homme placé dans des circonstances analogues ». (1)
Les émotions sont les éléments constitutifs de nos relations sociales et de notre personnalité. Animé par les mêmes substances chimiques, chaque ver de terre, chaque écrevisse ou n’importe quel invertébré a des réactions qui lui sont propres face à ses semblables et au monde. Mais, si le ver de terre et l’écrevisse ont une personnalité et des réponses émotionnelles distinctes, leur cerveau est bien moins complexe que le nôtre. L’homme appartient en effet à un club rassemblant un petit nombre de mammifères dotés de cerveaux exceptionnellement volumineux. C’est sur ce groupe d’animaux éminemment sociables – en particulier sur les éléphants, les grands dauphins et les loups – que se concentre Safina. Leur dernier ancêtre commun était un mammifère primitif nocturne, au petit cerveau et de la taille d’une musaraigne, qui vivait il y a environ cent millions d’années. Les membres de cette « intelligentsia animale », comme on pourrait l’appeler, diffèrent fortement par leur cerveau, leur morphologie ou leur type d’organisation sociale, ce qui ne nous aide pas à comprendre la manière dont ils vivent.
Safina appréhende et décrit le comportement des animaux qui l’intéressent à travers le regard de chercheurs qui ont consacré leur vie à les étudier. Quel effet cela fait-il d’être un éléphant ? Cynthia Moss a vécu pendant quarante ans auprès des pachydermes du parc national d’Amboseli, au Kenya. Elle les considère comme des animaux « intelligents, sociables, émotionnels, charmants, imitatifs, respectueux de leurs aïeux, espiègles, conscients d’eux-mêmes et compatissants ». Tout ceci paraît incroyablement humain. Pour autant, l’organisation sociale des éléphants diffère beaucoup de la nôtre. Ainsi, les femelles vivent avec leurs petits à l’écart des mâles et ignorent tout des relations amoureuses ou du mariage (les femelles peuvent toutefois manifester un vif intérêt pour le sexe, au point qu’elles feignent parfois d’être en chaleur pour attirer l’attention des mâles).
Une bonne part des publications relevant des sciences comportementales sont rédigées dans une langue neutre qui nous met à distance des animaux. Safina soutient que nous devrions recourir à un lexique unique de la peine, de la joie, de l’amitié et de l’empathie pour décrire des réactions communes aux hommes et aux autres animaux. J’y ajouterais personnellement le vocabulaire relatif aux cérémonies : quel autre mot que « mariage » conviendrait pour décrire l’union rituelle, suivie d’un engagement à vie des partenaires, qui caractérise par exemple les albatros ?
Ce sont parfois les petites choses qui révèlent le mieux la ressemblance des expériences vécues. Une fois sevrés, les éléphanteaux piquent des colères dignes du plus furieux des enfants de 2 ans. L’un d’eux était tellement remonté contre sa mère qu’on le vit hurler et barrir en la piquant de ses minuscules défenses. Pour finir, de frustration, le petit planta sa trompe dans l’anus de sa mère, avant de se retourner et de lui asséner un coup de patte. « Espèce de petite terreur ! » pensa Cynthia Moss en assistant à la crise.
Les clans d’éléphantes, gouvernés par des matriarches, s’associent périodiquement pour former des groupes plus importants. D’où l’excellente mémoire de ces animaux, capables de reconnaître jusqu’à un millier d’individus. L’empathie des éléphants est si grande qu’il leur arrive d’enterrer leurs morts et de revenir à plusieurs reprises auprès des restes d’une matriarche décédée pour caresser ses défenses et ses os. Leur attitude face à la mort a été décrite comme « probablement la chose la plus étrange les concernant ». Alors qu’Eleanor, la matriarche du parc d’Amboseli, était mourante, Grace, une autre matriarche, s’approcha d’elle. Ses glandes temporales ruisselant d’émotion, elle essaya de la relever. Grace veilla Eleanor jusqu’à la nuit de sa mort et, le troisième jour, la famille de cette dernière et son amie la plus proche, Maya, vinrent voir la dépouille. Une semaine après le décès, la famille revint pour manifester ce qu’on ne peut appeler autrement que leur deuil. Un jour, un chercheur fit entendre la voix enregistrée d’un éléphant décédé aux membres de sa famille. Ceux-ci se mirent à chercher comme des fous leur proche disparu. Et la fille de l’éléphant mort continua de l’appeler pendant des jours.
On a vu des éléphants arracher une lance fichée dans le corps d’un compagnon blessé ou rester aux côtés d’un petit né avec une infirmité. En 1990, une autre femelle du parc d’Amboseli, Echo, donna naissance à un bébé qui n’arrivait pas à se tenir sur ses pattes avant et qui pouvait donc à peine se nourrir. Pendant trois jours, Echo et sa fille de huit ans, Enid, restèrent auprès de lui alors qu’il boitait en s’appuyant sur ses genoux. Le troisième jour, l’éléphanteau parvint finalement à étendre ses pattes et, malgré plusieurs chutes, il put bientôt marcher correctement. Comme l’écrit Safina, « la persévérance de sa famille – que, chez des humains confrontés à une situation similaire, nous pourrions appeler leur foi – l’avait sauvé ».
La plupart d’entre nous ne verrons jamais d’éléphant sauvage. A fortiori, nous ne passerons pas assez de temps à les observer pour pouvoir les comprendre en tant qu’individus. Mais il existe un animal qui partage notre vie et dont la sociabilité, la profondeur émotionnelle et l’intelligence nous sont facilement accessibles : le chien. On considère souvent ce dernier comme un membre à part entière de la famille. Or une proportion sidérante de son comportement découle directement de celui du loup.
La famille à laquelle appartiennent ces deux espèces – celle des canidés – est un pur produit américain, apparu et ayant évolué durant des dizaines de millions d’années en Amérique du Nord avant de s’étendre aux autres continents il y a environ cinq millions d’années (2). Ses origines américaines n’ont pas protégé le loup contre la violence de la Frontière. À la fin des années 1920, ses représentants avaient été tout bonnement exterminés dans les quarante-huit États contigus [comme on désigne les États américains hormis Hawaii et l’Alaska]. La réintroduction du loup dans le parc national de Yellowstone, en janvier 1995, a offert une occasion unique d’observer des meutes se frayant un chemin dans un monde nouveau. Le responsable des recherches sur les loups à Yellowstone, Doug Smith, explique que leur activité se divise en trois catégories : « Ils voyagent, ils tuent et ils sont sociables – très sociables. » Mais l’on s’étonne aussi de voir à quel point les loups nous ressemblent. Ils savent se montrer impitoyables dans leur quête du pouvoir, pouvant aller jusqu’à tuer les petits de leur propre sœur si cela sert leurs intérêts, tout en étant capables, dans certains cas, d’adopter la portée d’une louve appartenant à un clan rival.
Les meilleurs des loups sont de brillants meneurs qui suivent toute leur vie une stratégie pour assurer la prospérité de leur famille. D’après les observateurs, le loup le plus admirable à avoir jamais vécu à Yellowstone était Vingt-et-Un (les spécialistes utilisent des nombres, plutôt que des noms, pour désigner individuellement les loups). Il était grand et courageux. Il avait un jour fait face à l’attaque de six congénères qu’il avait tous mis en fuite. S’il gagnait toujours ses combats, Vingt-et-Un était aussi magnanime : jamais il ne tuait un adversaire vaincu. Cela le distinguait des autres loups, tout comme sa taille et sa force. L’animal faisait partie de la première portée née à Yellowstone après la réintroduction des loups dans le parc. Le tournant décisif se produisit pour lui à l’âge de 2 ans et demi, lorsqu’il quitta sa famille pour rejoindre une meute dont le mâle dominant avait été abattu deux jours plus tôt. Vingt-et-Un adopta alors et aida à nourrir la progéniture du défunt.
Caractéristique frappante, Vingt-et-Un adorait se battre avec les petits et faire semblant de perdre. Comme le décrit l’expert Rick McIntyrek, « il se laissait simplement tomber sur le dos, les pattes en l’air. Alors, le louveteau grimpait sur lui triomphalement en remuant la queue ». « La faculté de faire semblant est le signe que l’on comprend comment ses actions sont perçues par les autres, explique Rick McIntyrek. Elle indique un haut degré d’intelligence. » Le fait que beaucoup d’humains reconnaissent cette qualité chez les chiens mais n’ont pas su la détecter chez les loups illustre l’intérêt du livre de Safina. Car les chiens ne sont rien d’autre que des loups venus vivre à nos côtés.
Les ressemblances entre l’homme et le loup sont sans doute plus importantes qu’entre l’homme et n’importe quel autre animal. Robustes, évoluant dans des structures sociales souples, capables de former des unions monogames et sachant s’adapter à des hiérarchies sans cesse changeantes, nous étions faits pour nous entendre. Aussi, lorsque nous, les singes sortis d’Afrique, avons rencontré l’archétype des canidés américains il y a quelques dizaines de milliers d’années, un lien s’est créé, qui perdure. La question de savoir qui a pris l’initiative de cette relation entre espèces est vivement débattue. La conception traditionnelle veut que ce soit l’homme qui ait domestiqué le chien, mais Safina soutient de manière convaincante que le processus a été le fruit d’une dynamique réciproque. Ceux des loups qui savaient le mieux décrypter les penchants et les réactions des hommes, et qui se montraient moins farouches à leur contact, pouvaient grappiller davantage de restes dans les campements. De même, les clans d’humains disposés à tolérer les loups pouvaient être prévenus grâce à eux – chose précieuse – de la présence d’autres animaux (et d’autres humains). En fin de compte, affirme Safina, « nous sommes devenus semblables ». Cette association a toutefois eu des effets curieux. Le cerveau du chien, de même que celui de l’homme, a rétréci depuis que nous vivons ensemble. C’est peut-être parce que nous avons fini par nous reposer les uns sur les autres au lieu de nous appuyer uniquement sur nos propres facultés.
Le cachalot est doté du plus gros cerveau du règne animal – environ six fois plus volumineux, en moyenne, que le nôtre. Les grands dauphins ont, eux le plus gros cerveau relativement à la taille du corps, exception faite des hommes. Avec les orques, ces espèces occupent dans l’intelligentsia animale une place voisine de celle des éléphants, des chiens et des grands singes. « La vie culturelle des baleines et des dauphins » (3) est une somme universitaire rédigée par des chercheurs qui ont consacré toute leur carrière aux cachalots et aux orques. Parce qu’ils vivent en haute mer et plongent en eaux profondes, les cachalots sont difficiles à étudier. Les scientifiques ne peuvent aujourd’hui offrir qu’une esquisse de leurs sociétés. Mais il est d’ores et déjà clair que leur organisation sociale présente un parallélisme remarquable avec celle des éléphants. À l’instar des éléphantes, les cachalots femelles et leurs petits vivent en clans pouvant regrouper jusqu’à trente individus. Mis à part pendant la période de reproduction, les mâles adultes mènent une vie solitaire.
Chaque clan de cachalots a son « dialecte » de clicks (4). Ceux-ci se transmettent par l’apprentissage et agissent comme des marqueurs d’identité. Ils représentent une part importante du système de communication des cachalots, qui leur permet de coordonner leurs plongées, leur alimentation et d’autres activités. Les cachalots sont à ce point sociables que les femelles se partagent le soin de la progéniture du clan. Il leur arrive ainsi de rester à la surface avec un petit dont la mère est partie à la recherche de nourriture. Les membres sont si étroitement liés qu’ils passent de longs moments en eaux peu profondes à se pousser du nez et à se serrer les uns contre les autres. Comme les éléphants, les clans de cachalots peuvent former des groupes nombreux et il est raisonnable de penser qu’ils sont capables de mémoriser des réseaux sociaux étendus.
L’organisation des orques est très différente. La caractéristique la plus insolite de l’espèce tient sans conteste au fait que tous les mâles entretiennent une relation très étroite avec leur mère. Ils ne quittent jamais le clan de leur génitrice et, en dépit de leur énorme taille (ils peuvent peser jusqu’au double des femelles), leur destin reste inextricablement lié au sien. Si la mère meurt, même les individus de plus de 30 ans, en pleine maturité (les orques peuvent vivre plus de 60 ans), voient leur risque de mortalité multiplié par huit. Les raisons et les mécanismes de ce phénomène chez les adultes orphelins restent obscurs.
Autre trait frappant chez les orques et leurs proches parents : la durée extraordinaire de la lactation. Les globicéphales peuvent secréter du lait jusqu’à quinze ans après avoir mis bas, et ce alors même que leurs petits atteignent la maturité entre 8 et 17 ans. Les cachalots deviennent quant à eux adultes vers 9 ou 10 ans, mais du lait a été retrouvé dans l’estomac de spécimens âgés de 13 ans. Les orques et les humains sont uniques, car ils font l’expérience de la ménopause (dans le premier cas, autour de 40 ans). (5) Les orques femelles pouvant vivre jusqu’à 80 ans, environ un quart d’entre elles, quel que soit le groupe observé, a dépassé l’âge de la reproduction – ce qui ne les empêche pas de rester sexuellement actives. Les grands-mères ont une place très importante dans la vie sociale des orques, ce qui tient de façon presque certaine à la sagesse accumulée tout au long de leur vie.
Un autre aspect tout aussi étrange de la culture des orques concerne les tabous alimentaires et la façon dont ses membres les respectent. Ils présentent en cela une ressemblance incroyable avec certaines cultures humaines. Tel clan d’orques ne se nourrit que d’une seule variété de saumons. Tel autre ne tue qu’un seul type de phoques. Lorsque des membres d’un clan mangeur de mammifères ont été capturés pour être placés dans un aquarium dans les années 1970, ils se sont laissés dépérir pendant soixante-dix-huit jours avant de consentir à manger le saumon qui leur était offert. Et encore, ils ne le consommèrent qu’après s’être livrés à une étrange cérémonie. Doucement, les deux orques ont saisi chacune une extrémité d’un saumon mort, avant d’effectuer un tour complet de leur bassin en le tenant ainsi dans leur bouche. Puis elles ont partagé le poisson et l’ont mangé.
Les orques sont fortement xénophobes. Ainsi, les mangeuses de saumons ne se mêlent jamais aux mangeuses de mammifères. Les études génétiques montrent que les clans respectant des tabous alimentaires différents ne se reproduisent pas entre eux, ce qui conduit à de légères différences d’aspect et de patrimoine génétique. Chaque clan a un dialecte de vocalisations caractéristique (peut-être devrions-nous les appeler des langues), ce qui facilite la coordination de leur travail, la répartition des tâches et les soins mutuels.
Les orques ont parfois développé des relations particulières avec l’ homme. Au xixe et au début du XXe siècle, dans la baie Twofold, au sud de Sydney, elles ont mis sur pied avec les humains une entreprise mutuellement profitable de pêche à la baleine. Les orques signalaient aux pêcheurs la présence de baleines à bosse en accomplissant un rituel dans la baie sur laquelle donnaient les maisons des baleiniers. Les hommes harponnaient les baleines et les orques s’accrochaient aux cordes du harpon dans le but de fatiguer la proie. Après avoir tué l’animal, les pêcheurs respectaient la « loi de la langue » : ils abandonnaient le corps de la baleine pour une durée de vingt-quatre heures afin que les orques pussent se repaître de ses lèvres et de sa langue. Un témoignage de cette association subsiste au musée de l’Orque de la ville d’Eden, en Australie, sous la forme du squelette d’« Old Tom » – une orque dont un côté de la mâchoire avait été limé par l’usure à force de s’accrocher aux cordes du harpon.
Mis à part notre espèce, les orques sont les prédateurs les plus compétents du monde. Quand elles sont apparues, il y a dix millions d’années, la moitié des espèces de baleines, de phoques et de dugongs se sont éteintes. Parce qu’elles se spécialisent dans un type de nourriture particulier et sont très intelligentes, les orques continuent d’avoir un fort impact sur les espèces qu’elles chassent. Du fait du réchauffement climatique, elles ont été repérées dans les eaux arctiques. Des Inuits horrifiés les décrivent comme des tueuses voraces et gaspilleuses qui ont réduit d’un tiers la population de certains mammifères de la région.
Safina arrive à une conclusion inhabituelle, mais étayée par les faits : avant la domestication des plantes et l’invention de l’écriture, les différences entre les sociétés humaines et celles des éléphants, des chiens, des orques et des dauphins étaient une question de degré, pas de nature. Pourquoi, interroge-t-il, avons-nous été si longs à le comprendre ? Nos ego se sentent-ils « menacés à l’idée que d’autres animaux puissent penser et éprouver des sensations ? Cela tient-il au fait qu’il est plus difficile de maltraiter un être qu’on reconnaît doué de conscience ? » La découverte de sociétés non humaines composées d’individus extrêmement intelligents, sociables et empathiques, aux moyens de communication sophistiqués, va nous obliger à reformuler de nombreuses questions. Nous nous sommes longtemps demandé si nous étions seuls dans l’Univers. Mais nous ne sommes à l’évidence pas seuls sur la Terre. Le fait que l’intelligence, l’empathie et les formes complexes d’organisation sociale soient un produit de l’évolution est certainement plus probable que nous ne l’avons pensé jusqu’à présent. Et en quoi, exactement, notre espèce se distingue-t-elle des autres ? Nous sommes clairement différents mais, à la lumière d’« Au-delà des mots », nous avons besoin de réévaluer en quoi et à quel titre.
Ce livre marquera sans doute l’esprit de nombreux lecteurs, car il élève nos relations avec les animaux à un niveau supérieur. Lorsque votre chien vous regarde avec adoration, même s’il ne peut pas le dire, vous pouvez être aussi certain qu’il exprime de l’amour que lorsque vous entendez un être humain vous déclarer son attachement éternel. Bon nombre d’entre nous le savaient déjà, mais ont refusé de voir tout ce que cela impliquait. Après L’Origine des espèces de Darwin et Le Gène égoïste de Richard Dawkins, « Au-delà des mots » marque une étape importante dans notre compréhension de la place de l’homme dans la nature. Il a effectivement le potentiel de changer le regard que nous portons sur elle.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 8 octobre 2015. Il a été traduit par Delphine Veaudor.
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[post_content] => La lune est pleine et il fait 25 degrés en cette nuit de mi-novembre à Rio de Janeiro. Deux pêcheurs jettent leurs filets dans le canal qui relie l’Atlantique à une lagune naturelle en forme de calebasse, séparant les quartiers de Leblon et d’Ipanema comme s’il était tracé sur papier millimétré. En face, de l’autre côté de la lagune, se découpe la silhouette d’une montagne arborée au sommet de laquelle brille une statue illuminée, les bras en croix : le Christ Rédempteur du Corcovado. La scène a tout de la représentation romantique que l’on se fait des tropiques. Et là, dans cet éden, une fête. Cent mètres à l’est du canal émerge un îlot séparé du continent par une autre petite voie d’eau. Cette portion de terre est la propriété d’un club privé de luxe, le Caiçaras. Pour y accéder, il faut en être membre, c’est-à-dire s’être acquitté d’un versement initial de 110 000 dollars et payer chaque mois une cotisation de 230 dollars. Ou bien on peut bénéficier d’une invitation pour l’un des événements spéciaux qui s’y organisent, comme c’est le cas aujourd’hui pour trois cents élus. Renata Gasparim, qui célèbre son quinzième anniversaire, les a tous convoqués pour vivre avec elle une nuit paradisiaque.
Il y a peu encore, le quinzième anniversaire servait seulement, au Brésil comme dans toute l’Amérique latine, à marquer le passage des adolescentes à l’âge adulte. Traditionnellement, il s’agissait pour la jeune fille de faire son entrée dans le monde, événement signifiant qu’elle était bonne à marier. Pour les familles les plus riches, c’était l’introduction de ce que les Brésiliens appellent eux aussi les débutantes dans les hautes sphères de la société : vêtue d’une tenue aux motifs enfantins, la jeune fille accueillait les invités, puis, quelques minutes plus tard, en robe de bal, dansait une valse avec son père et ses frères, esquissant ainsi rituellement le pas la menant vers l’âge adulte. Ensuite, on mangeait et on buvait. Sur le fond, le rite initiatique n’a pas changé. Mais, dans le contexte d’un pays livré tout entier à la consommation et – pour les couches les plus élevées de la société – au luxe, les quinzièmes anniversaires sont devenues très sophistiqués. Une industrie florissante a ainsi réinventé le concept de cette célébration pour répondre aux besoins des Brésiliens les plus riches, surtout concentrés dans les villes comme Rio de Janeiro. De nos jours, les fêtes de l’élite ressemblent à des superproductions hollywoodiennes, à la mesure des consommateurs de grand luxe comme Renata Gasparim. Aujourd’hui, elle franchit une étape, et s’apprête aussi à changer de statut social. C’est pourquoi elle ne laisse pas le moindre détail au hasard et supervise les préparatifs comme si elle avait été organisatrice d’événements toute sa vie.
Pour sa fête, elle a choisi un thème classique, avec la couleur rouge pour fil conducteur. Dans un vaste salon, une tenture reproduisant un décor de théâtre encadre une table de desserts ornée de roses et de chandeliers à sept branches, dorés et argentés. À minuit, les invités battent des mains et lancent des cris, couverts par les percussions de la musique qui retentit dans le club house aux airs de demeure coloniale. Trois heures plus tôt, pourtant, tout était calme. Les invités commençaient à arriver. Après avoir été contrôlés, ils traversaient le tranquille chenal d’à peine trente mètres de large dans une barque conduite par un batelier en uniforme. En débarquant au club, ils étaient accueillis par Renata en personne. Adolescente au corps de mannequin, avec son mètre quatre-vingts et son visage aux traits aquilins, Renata est la fille d’une ancienne religieuse et d’un ancien prêtre, originaires de Belém do Pará, à l’embouchure de l’Amazone. Sa mère, Ivanise, a quitté l’habit après avoir ressenti l’appel d’une vocation plus forte : la politique. Elle est passée du couvent au Parti des Travailleurs, de gauche (et à présent au pouvoir). Elle siège à la direction du parti, aux côtés de ses compagnons Lula da Silva et Dilma Rousseff, et le représente dans la ville de Belém, où elle est conseillère municipale. « Cela fait des années que nous économisons pour la fête de Renata, confie Ivanise – traits métis amazoniens, accent chantant. Toute la famille a mis au pot. C’est une folie, mais au Brésil on aime beaucoup faire la fête. Nous, nous n’avons jamais été pauvres, et aujourd’hui c’est l’occasion de se réunir et de s’amuser. »
En arrivant, les invités ont mangé des canapés et bu des cocktails. Ils ont chanté « Joyeux anniversaire » avec émotion, avant que la jeune fille ne découpe un gâteau à quatre étages. Ils ont photographié et filmé la valse de Renata avec plusieurs membres de la famille et son petit ami. Et puis, pour le final, le cérémonial a cédé la place à quelque chose de plus prosaïque en apparence, mais de spectaculaire : la discothèque Renata.
À présent, il est 1 heure du matin, et ils sont tous en extase : depuis la piste, ils dansent et applaudissent la reine de la soirée, qui est passée derrière les platines. Sur un podium, flanquée de deux employés du lieu et surmontée de trois écrans LED géants où son nom s’affiche en grandes lettres, Renata se déchaîne en passant sa musique préférée devant ses amis, comme si elle était DJ professionnelle. Elle porte sa troisième tenue de la soirée, une robe charleston blanche. Elle danse, un bras en l’air, l’autre tenant l’écouteur de son casque sur une oreille. La chanson Glad You Came, du boys band britannique The Wanted, résonne. Les garçons font des bonds dans la salle. Les filles, un peu moins. Tous chantent dans un anglais parfait. Après une demi-heure de hits, ils crient « Re-na-ta », « Re-na-ta », de plus en plus vite, suivant le rythme répétitif de la musique.
« J’ai pris des cours pour apprendre à utiliser l’équipement des DJ professionnels. Personne ne savait ce qui allait se passer ici ce soir, c’est génial ! Je les ai tous épatés. »
Quand elle met fin à sa session, la musique continue de marteler les tympans, attisant de plus en plus la frénésie du parterre d’adolescents. Renata se perd dans la foule qui chante, crie et danse. Peu après 2 heures et demie, quand l’explosion de sons et de lumières commence à décliner, surgit sur la scène une attraction qui suffirait à elle seule à animer une fête entière : un batuque digital. Il s’agit d’un ensemble de douze percussionnistes, avec tout le matériel d’un groupe de carnaval, mais portant chacun une lampe frontale à la lumière blanche intermittente. Les noms des instruments – surdo, tamborim, cuica, pandeiro – renvoient à la samba, sauf que, dans le batuque digital, on fait fusionner samba et musique électronique. Destinée aux fêtes privées, cette version actualisée, en format de poche, du plus célèbre carnaval du monde coûte 3 500 dollars l’heure de spectacle. Garçons et filles se trémoussent au rythme des lumières et des percussions d’une samba endiablée, jusqu’à ce que les amies de Renata l’entourent pour lui rendre hommage en dansant autour d’elle. La jeune fille, qui a des aspirations théâtrales, doit se sentir l’héroïne d’une comédie musicale, avec un seul nom s’étalant sur l’affiche, le sien.
L’anniversaire de Renata se situe au sommet de la pyramide, si l’on en croit les experts de ces fêtes lucratives, coûtant de 100 000 à 1 million de réaux brésiliens (entre 45 000 et 450 000 dollars). Grandiloquents, ostentatoires et démesurés, les quinzièmes anniversaires des jeunes filles du pays sont devenus l’emblème du luxe dans le nouveau Brésil.
En réalité, tout le monde fête les 15 ans de ses filles, quel que soit le milieu social. Il n’existe pas de chiffres fiables sur le nombre d’événements organisés chaque année, sans doute parce qu’il y en a autant de versions que de réalités ethniques, sociales et économiques dans un pays qui compte plus de 200 millions d’habitants. Selon l’Association brésilienne des professionnels de la fête et des célébrations, Abrafesta, le marché général de l’événementiel a fait un bond de 400 % entre 2008 et 2013, où il pesait 7,5 milliards de dollars. D’après les organisateurs d’événements consultés, les quinzièmes anniversaires, qui représentaient il y a dix ans 10 % de leur chiffre d’affaires, en représentent aujourd’hui 30 %.
Les fêtes des quinzièmes anniversaires de l’élite brésilienne croissent, en nombre comme en ampleur et en coût, au rythme d’un pays qui compte un nouveau millionnaire (en dollars) toutes les vingt-sept minutes. En 2013, on recensait 221 000 millionnaires brésiliens. Selon de récentes projections, on devrait atteindre le chiffre de 665 000 en 2017. Mais ce n’est pas tout. Toujours en 2013, 4 130 de ces millionnaires possédaient une fortune supérieure à 1 million de dollars. Et 50 d’entre eux étaient milliardaires, représentant à eux seuls la moitié des milliardaires d’Amérique latine et pesant l’équivalent de 12,3 % du PIB brésilien. Des chiffres tirés des rapports annuels des banques suisses UBS et Crédit suisse et que corrobore Claudio Diniz, auteur d’un livre intitulé « Le marché du luxe au Brésil ».
Pour cet expert du secteur du luxe et de son marketing, l’augmentation du nombre des « super-riches » a pour corollaire l’augmentation du nombre de riches venus des classes inférieures. Aujourd’hui, 5,2 millions de personnes forment la fraction la plus nantie de la population brésilienne. Juste derrière, les riches, eux, sont 11,3millions ; la plupart ont fait fortune au cours des dernières années : ce sont eux qui concentrent dans leurs mains ce qu’au Brésil on appelle l’« argent émergent ». C’est souvent leur succès qu’ils célèbrent dans les fêtes qu’ils donnent, notamment pour le quinzième anniversaire de leurs filles.
« Au Brésil, tout le monde fait la fête, quel que soit le niveau de revenus. Cela fait partie de la culture. Mais, dans le cas des nouveaux riches, il s’agit de montrer que tu as de l’argent. Tu es riche, tu dois le montrer. C’est une question de statut. Ton prestige est en jeu. Il faut pouvoir dire à ses amis : venez à la fête, sinon vous allez manquer quelque chose ! Je viens de voir une invitation vidéo à une fête qui a coûté 20 000 dollars à elle seule. Il faut sans cesse faire la différence. »
Faire la différence. Tel est le mot-clé pour les quinzièmes anniversaires. Pour Michel Alcoforado, anthropologue travaillant sur les nouveaux riches et leurs habitudes de consommation, les conduites présidant aux fêtes fastueuses répondent à un mouvement pendulaire d’inclusion et d’exclusion. « Le luxe, explique-t-il, vous introduit dans un groupe réduit tout en vous distinguant. Par exemple, un iPhone vous intègre au groupe, parce que tout le monde, à partir d’un certain niveau de revenus, en a un au Brésil ; mais ce qui vous distinguera sera la coque que vous choisirez. La fête du quinzième anniversaire vous inclut dans un certain groupe, rien de plus. Maintenant, si tout le monde parle de votre fête comme ayant coûté les yeux de la tête ou ayant été spéciale d’une quelconque façon, cela vous distingue. »
Âgé de 28 ans, Alcoforado a fondé un cabinet de consultants en consommation composé d’ethnologues et d’anthropologues, Consumoteca : « Le quinzième anniversaire est le premier rituel qui introduit une jeune fille dans l’espace public. Et c’est le premier où l’adolescente est autorisée à choisir elle-même le thème de la fête. La soirée est le fruit de cette première négociation avec les parents. Mais attention, au Brésil, la pression est devenue telle que c’est très stressant d’organiser un tel événement. La jeune femme sera jugée par ses invités et son entourage. Et ce jugement l’accompagnera toute sa vie. Cela semble amusant, mais c’est une épreuve permanente pour la famille. Moi, j’appelle cela le “divertissement accablant”. C’est pour cela que les gens qui ont de l’argent s’en remettent à des organisateurs professionnels. »
La femme qui parle au téléphone tout en conduisant parle sans cesse de « cérémonie », même si elle dit ne pas aimer le mot, qui implique une dimension rituelle et formaliste. Elle sort tout juste de son garage, dans le très chic quartier de Leblon, à Rio. Elle s’appelle Luiza Amoedo, « Lu Amoedo » selon sa carte de visite. Son histoire est typique parmi les milieux aisés du Brésil d’aujourd’hui. Elle a vécu douze ans aux États-Unis, où elle a fondé sa famille. Une fois rentrée au pays, un jour qu’elle accompagnait sa fille à un anniversaire, elle a réalisé qu’il y avait un marché considérable pour l’organisation d’événements comme celui-là. C’était en 1996. Son entreprise a grandi et le bouche-à-oreille l’a aidée à remplir son agenda, jusqu’au moment où elle a organisé les anniversaires des enfants de quelques célébrités. Aujourd’hui, c’est une référence à Rio.
« Je déteste qu’on me qualifie de maîtresse de cérémonie. C’est vieux jeu, et cela ne rend compte que de la partie formelle de l’événement. Moi, je m’occupe de tout ce qui vient avant. Je suis plus une productrice. J’en suis presque à ma deuxième génération de clientes : je prépare les 15 ans de jeunes filles dont j’avais organisé le premier anniversaire. Certaines ne vont pas tarder à se marier. En ce moment, je fais plus de dix fêtes par an rien que pour les quinzièmes anniversaires. Je n’arrête pas, et je n’arrête pas de chercher des choses nouvelles. Je voyage beaucoup, pour découvrir les nouvelles tendances au Japon ou en Europe. »
Vêtue d’un jean et d’une chemise blanche aux manches retroussées, lunettes de soleil sur le nez, elle conduit une camionnette de marque coréenne, tout comme son téléphone, qui n’arrête pas de sonner. Elle nous explique que, pour chaque quinzième anniversaire qu’elle organise, elle doit coordonner une trentaine de sous-traitants et s’associer avec des décorateurs, des DJ et des traiteurs.
« Le planning d’une fête est démentiel. Rien que pour l’invitation, il faut trois intervenants – un pour la conception, un pour la fabrication et un pour la livraison. J’élabore un tableau sur lequel figurent tous les intervenants, classés par catégories, avec le détail des tâches incombant à chacun et le coût exact des prestations, au centime près. Y apparaissent aussi les échéances des paiements, avec le détail des acomptes et des divers versements, les documents fiscaux et des chiffres, beaucoup de chiffres. Tout y est, des prestations les plus coûteuses (buffet, décorateur, location de salle et production) aux plus anecdotiques (sucreries, déplacements divers et variés), en passant par les plus originales (location d’un camion de glaces ou de hot-dogs, droits d’auteur pour la musique qui sera diffusée). Rien n’est laissé au hasard. »
La voiture de Lu pénètre dans le quartier de Barra da Tijuca, une immense zone résidentielle et commerciale qui n’a cessé de croître depuis les années 1980, face à une plage de 18 kilomètres, la plus longue du littoral carioca. Elle est conçue en grande partie sur le modèle des résidences fermées, et ses secteurs les plus privilégiés abritent des familles qui ont vu leur pouvoir économique s’accroître en peu de temps. La camionnette stationne devant la grille d’un complexe de quatorze immeubles, avec héliport et terrain de golf, où vivent des footballeurs comme Romario et Ronaldo, et où les appartements peuvent atteindre les 5 millions de dollars. C’est là qu’habite la famille Dantas, dont la fille Daniela fêtera ses 15 ans dans dix jours. Cela fait un an que Lu et Marcia, la mère de la jeune fille, travaillent ensemble à préparer l’événement. Au départ, il devait y avoir trois cents invités. Finalement, il y en aura le double.
En fait de réunion, il s’agit plutôt d’un brainstorming entre Lu Amoedo, Marcia et Daniela Dantas et Anderson Farias, le chorégraphe de la fête. Le père, Jucélio, garde le silence. Tous ont pris place dans le salon de quelque 70 mètres carrés, au sol de marbre. Le duplex occupe les deux derniers étages d’un des immeubles du complexe, dont les immenses baies vitrées donnent sur la mer. Au centre de la pièce, les deux canapés se font face, avec l’océan pour toile de fond, et le ballet incessant des hélicoptères privés.
Assise par terre contre le canapé, l’adolescente, en tee-shirt noir, cheveux réunis en queue de cheval et ongles vernis de rouge, porte un appareil dentaire. Elle rajoute quelques noms sur la liste des invités. « Ses 15 ans, on ne les fête qu’une fois. Je suis un peu stressée, j’ai surtout peur que la fête ne soit pas un succès. Dépenser une fortune et que ça ne marche pas. Tout le monde me dit que si, que tout se passera bien, mais je suis nerveuse. »
Daniela Dantas incarne cette génération née dans la classe moyenne et qui, à l’adolescence, s’est retrouvée avec des parents riches. Elle a grandi dans une résidence fermée de Barra da Tijuca mais a appris à marcher dans un quartier situé à l’autre bout de la ville, Ilha do Governador (l’île du Gouverneur), où vivent des gens de la petite classe moyenne. C’est là que Jucélio Dantas est venu s’installer à 17 ans, après avoir quitté l’intérieur de l’État de Paraíba, dans le Nordeste. C’est là qu’il a rencontré Marcia et qu’ils ont eu Daniela.
C’était en 1999. À cette époque, Jucélio était déjà propriétaire d’une entreprise électrique prospère, qu’il a fini par vendre à un groupe étranger. Une transaction qui a été une révolution dans sa vie. Toute la famille a déménagé à Barra en 2003. « Sur l’île, c’est très différent. On pensait vivre là-bas plus longtemps, parce que c’était commode et qu’on aurait dit une petite ville de l’intérieur. Mais ensuite ça a beaucoup grossi, de plus en plus de favelas, des attaques à main armée, l’insécurité… Maintenant, on est mieux ici, les résidences sont fermées et les écoles sont meilleures. »
Daniela va à l’école suisso-brésilienne de Barra, où elle suit des cours en anglais, en français et en allemand. L’adolescente vit dans un quartier de rêve, encerclé par la forêt, les lagunes et l’océan, bordé de plages de sable blanc. Mais elle ne va jamais à la plage. Sa vie se déroule en vase clos. « On préfère la piscine du complexe à la plage. Avec mes amies, on se retrouve chez les unes et les autres. Je vais au cinéma aussi, dans les centres commerciaux. »
Les États-Unis, et Miami en particulier, sont les modèles de vie et de loisirs. Ici, pour se « distinguer », on regarde vers d’autres latitudes. Daniela, par exemple, a pris pour thème de sa fête l’univers canadien du Cirque du Soleil.
Les décorateurs sont la pierre angulaire des quinzièmes anniversaires. En plus de mettre en scène dans un espace physique le concept choisi, ils gèrent tout l’aspect créatif de l’événement. Pour cette raison, ils représentent jusqu’à la moitié du budget total : donner forme au rêve d’une famille riche coûte cher.
Antônio Neves da Rocha parle en courant et court en parlant. Plus que quelques minutes avant le début de la fête de Daniela dans la salle Gávea 150, à Barra da Tijuca. C’est l’un des décorateurs les plus réputés de Rio. « J’ai un tarif, auquel s’ajoute ensuite tout ce qu’on veut bien me donner pour faire la fête. Comme j’ai de très bons fournisseurs, dignes de confiance, tout est plus simple. »
Il travaille les moindres détails pour rendre au plus juste l’atmosphère du Cirque du Soleil. C’est une salle gigantesque, avec mezzanine. Les murs sont recouverts d’un tissu brillant, la moquette est rose bonbon. Il y a un espace lounge avec des canapés aux couleurs électriques et des projections sur chaque table, reproduites sur les écrans géants accrochés aux murs. Une vingtaine de suspensions lumineuses montent et descendent en changeant de couleur ; il y a aussi une vingtaine de boules à facettes.
« Les 15 ans, c’est un entre-deux, déclare Neves da Rocha. C’est l’anniversaire d’une enfant qui joue à être femme. Elle veut être femme, elle rêve d’avoir un fiancé, mais c’est encore une petite fille. Il faut trouver le juste milieu. Le thème du Cirque du Soleil est parfait en cela. J’ai fait des choses complètement folles, comme transformer un manège hippique en théâtre vénitien pour un bal masqué, avec loges et balcons. C’est amusant. Les gens ont envie d’extravagance et les fêtes sont un bon prétexte. Il faut célébrer la vie ici et maintenant, profiter du jour présent. Sinon on se laisse bouffer par le quotidien. Qui sait de quoi demain sera fait ? »
La folie des quinzièmes anniversaires est présente partout au Brésil, à Rio comme à São Paulo. « Dans la capitale économique du pays, explique Angela Klinke, chroniqueuse spécialiste du marché du luxe pour le quotidien Valor Económico, l’argent nouveau est concentré dans la zone Est, où les fêtes pour les quinzièmes anniversaires sont exubérantes. Elles ont une dimension exhibitionniste et portent en elles les aspirations de ces familles. Dans la zone Ouest, où vivent traditionnellement les vieilles fortunes de São Paulo, les fêtes sont luxueuses en soi, il ne pourrait tout simplement pas en être autrement. »
Pour illustrer cette culture de l’ostentation, Claudio Diniz donne un exemple : « À São Paulo, tout le monde parle encore d’une fête organisée dans l’État amazonien du Mato Grosso et qui avait coûté 10 millions de réaux (4,5 millions de dollars), parce qu’un avion avait été affrété pour y transporter les invités. Mais qu’est-ce que c’est pour quelqu’un qui dispose d’une fortune estimée à 10 milliards de réaux ? »
Selon Diniz, le nouveau riche passe par trois étapes : à la première, il ne dépense rien, par précaution. À la deuxième, il fait tout le contraire et dépense sans compter une fois qu’il a pris conscience de l’ampleur de sa fortune. À la dernière, le luxe est devenu un élément naturel, une façon de vivre. Cette ultime étape atteinte, les enfants sont déjà grands. Les fêtes comme celle de Daniela Dantas sont souvent l’occasion d’un choc des générations : sur les six cents invités, nombreux sont les adultes de la famille, venus de l’intérieur du pays, qui ont commencé très bas et ont aujourd’hui un bon niveau de vie. Le reste des convives est constitué d’adolescents qui ne prennent jamais les transports en commun. Le fossé qui les sépare, c’est l’argent qui le comble : la fête finira par coûter à la famille Dantas un peu plus de 150 000 dollars.
Il est 9 heures, la fête de Daniela commence à Barra da Tijuca. Il y a du monde à l’entrée de la salle Gávea 150. Devant le portail, un cracheur de feu fait tournoyer deux torches. Des dizaines d’adolescents passent devant lui en le regardant avec étonnement et se présentent au contrôle des invitations à la porte principale. L’enceinte de l’établissement est illuminée de couleurs vives, les robes des jeunes filles et des femmes (les mères des amies de Daniela, pour la plupart) scintillent. Les parents montent à l’étage réservé aux adultes, où les serveurs circulent et proposent des verres de whisky Black Label et de vodka française. En bas, un géant de deux mètres vingt aux échasses dissimulées sous son costume et flanqué de deux clowns fait des farces aux adolescents. Deux femmes en costume d’arlequin ajusté dansent avec un ruban sur une musique dont le volume commence à monter.
Tout est réglé comme une horloge. À minuit, on rend hommage à Daniela, qui danse avec son père, son parrain et un ami. Plusieurs personnes choisies pour l’occasion se succèdent au micro pour parler d’elle. Une de ses professeures cite Clarice Lispector : « Le bonheur est très simple : rêve de ce que tu veux et va le chercher. » Puis une de ses petites cousines entame un chant évangélique sur une « jolie princesse » et le « Père créateur ». On chante « Joyeux anniversaire » avant de laisser la place à la techno et à la house. Les attractions s’enchaînent. Escorté par deux hommes en costume noir, un robot géant fait son entrée, deux pistolets à laser dans les mains. Il tire sur la foule en liesse pour ouvrir le passage puis, une fois au centre, se saisit d’une énorme fusée à confettis et déverse sur les convives une pluie de petits papiers dorés.
Mariana Sidi sort de la voiture avec sa mère et sa sœur. Elles se dirigent vers le hall du Yacht Club de Rio de Janeiro, où elle célèbre ses 15 ans. Là les attendent les photographes, devant lesquelles elles prennent la pose comme des vedettes : talons de 10 centimètres, maquillage professionnel. En entrant dans le salon, la mère de Mariana, émue par la décoration, tombe dans les bras des deux organisatrices. C’est le point d’orgue d’un long travail de dix mois, et qui est devenu un véritable marathon des préparatifs dans les dernières semaines.
Dix jours plus tôt, tout en feuilletant des magazines sur un canapé de l’agence de photographes où elle patiente avec sa mère, Mariana Sidi nous confiait ses attentes sur cette fête : « Je veux que tout le monde vienne et soit heureux. Il faut que la fête soit exceptionnelle, sinon ce sera un échec. Moi, j’aime beaucoup la musique électro, donc j’ai choisi une fête sans valse ni prince. En vrai, je ne suis pas comme les autres, j’ai toujours aimé être différente. Je fais des recherches sur le Web et j’y prends des idées. »
En cherchant sur Internet, Mariana a découvert des soirées dans lesquelles les gens se couvrent d’un maquillage fluorescent qui s’illumine sous la lumière noire de petites lampes. Tout le concept de sa fête tourne donc autour de ce que l’on nomme « glow party ». La version carioca de ces soirées a été mise au point par l’agence de photographes I Hate Flash, où Mariana et sa mère ont rendez-vous. Les services de l’agence incluent deux photographes, qui éditeront et mettront en ligne sur un site crypté une galerie de 200 photos traitées en haute définition, et 1 000 autres en basse définition. Coût de la prestation : 1 300 dollars. Rodrigo Esper, responsable de l’agence, pense pour sa part que le boom des quinzièmes anniversaires obéit à un phénomène de décompensation. « Pendant très longtemps, on ne pouvait pas faire beaucoup de fêtes à cause des difficultés économiques du pays, alors, quand l’argent a commencé à affluer et que les émissions de télé-réalité américaines du genre « Sweet Sixteen » (1) ont fait leur apparition, tout a changé. »
Plus que cinq jours avant la soirée. Dans la rue la plus chère de Leblon, le quartier le plus cher de Rio, la ville la plus chère d’Amérique latine, le premier étage d’un immeuble ancien abrite l’atelier d’une styliste de luxe : mannequins vêtus de robes bustier (très en vogue auprès des futures mariées), boîtes à chapeaux et draps de velours tendus aux murs du salon principal. Un petit couloir mène par l’arrière au salon d’essayage, où une couturière ajuste les épingles pour les dernières retouches sur la robe de Mariana, montée sur un tabouret face au miroir en pied. « Si on raccourcit un peu au niveau de l’épaule, elle tombera plus droit », commente sa mère.
Susanna Bennesby, créatrice de la robe et propriétaire de la boutique, se félicite du résultat. Bennesby a vu passer dans son atelier plusieurs générations de jeunes femmes préparant leur quinzième anniversaire. « Ces dix dernières années, tout a changé. Aujourd’hui, c’est devenu une soirée de débutante. Côté vestimentaire, cela implique non pas une, mais deux ou trois tenues pour la même soirée : une robe longue pour la réception, une robe de princesse pour la valse, et une robe ultracourte pour la fête. Les couleurs aussi ont changé. Du rose bébé et du mauve on est passé au rose pink, à l’orange flashy et au fluorescent. »
La mère de Mariana refait les comptes et annonce qu’il n’y aura que deux cent cinquante invités (qui passeront bientôt à trois cents), un chiffre qu’elle estime raisonnable. « Pour moi, le quinzième anniversaire, c’est une page qui se tourne. On devient femme, on commence à flirter avec les garçons, on découvre la sensualité. C’est un tournant. »
Le jour de la fête, c’est le branlebas de combat chez les Sidi, dans le quartier de São Conrado, entre Leblon et Barra da Tijuca. La mère de Mariana nous ouvre. Dans la salle à manger, la jeune fille discute avec sa sœur tout en prenant son petit déjeuner. Leur grand-mère est là aussi, en peignoir, une tasse de café fumant à la main. Sur les étagères, des livres sur Israël, une prière pour les enfants, en portugais et en hébreu, et une photo des grands-parents avec leurs petites-filles lors d’une croisière. Alain, le chef de famille, a ouvert son premier magasin de chaussures il y a vingt ans. Aujourd’hui, il est à la tête d’un petit empire de vingt-cinq boutiques dans tout Rio. Dans le petit salon contigu à la salle à manger, deux coiffeuses et une maquilleuse s’installent. « Le matériel est le même que celui que j’utilise pour les défilés de mode », explique Viviana Borlido, maquilleuse professionnelle. Mère et filles s’installent côte à côte face au miroir.
À 11 heures du soir, les invités sont tous présents dans la salle de réception principale du Yacht Club de Rio. La piste est peuplée de jeunes filles au sourire parfait devant l’armée d’appareils photo qui leur fait face, et de garçons arborant tous les mêmes chemises à carreaux Abercrombie & Fitch. « Là aussi, c’est une marque de leur statut, commente Patricia Monroi, l’une des organisatrices de la soirée. Ce qui compte, ce n’est pas qu’ils portent tous une chemise à carreaux, mais plutôt qu’elles soient toutes de cette marque. Les riches familles brésiliennes se rendent deux ou trois fois par an à Miami pour les acheter. »
Peu après le début de la fête, Mariana coupe le gâteau et les gens chantent « Joyeux anniversaire ». Au lieu de la traditionnelle valse, les amies de la jeune fille entament une chorégraphie avec des panneaux formant son prénom sur l’air de Viva la vida, du groupe Coldplay. Puis on débarrasse le gâteau et on monte le son pour le moment le plus attendu de la soirée : le show du DJ star des fêtes d’anniversaire cariocas, Filippo DJ.
Chemise blanche Calvin Klein près du corps, le musicien au visage bronzé, casque vissé sur les oreilles et mains posées sur les platines, est acclamé par le public qui danse à ses pieds.La prestation du DJ coûte entre 4 500 et 6 000 dollars la soirée, selon la longueur du show demandé et le matériel nécessaire. Mais c’est surtout la marque que Filippo a su développer avec un grand sens du marketing que l’on paie. Le sympathique jeune homme raconte avec passion son histoire, qui est aussi celle des quinzièmes anniversaires. « Je suis tombé dans ce milieu par hasard. Je jouais dans des boîtes de nuit de banlieue et puis, un jour, j’ai commencé à faire ce genre de fêtes. C’était il y a six ans. Mon son était plus moderne que celui, un peu passé de mode, auquel on était habitué dans ces soirées familiales. Peu à peu, les fêtes se sont transformées en mégaclubs pour adolescents. J’essaie de passer un minimum de funk (genre typiquement brésilien) – pas plus de trente minutes –, le reste, c’est que de l’électro. »
Il y a un miroir géant avec des lumières noires devant lequel Mariana et ses amies se prennent en photo, peinturlurées de couleurs fluorescentes. Les jeunes filles cherchent le bon cadrage pour qu’apparaisse sur l’image le hashtag de Twitter surimprimé à l’envers sur la glace, comme pour les ambulances : #marisidi15. Les basses de la musique assourdissante survoltent les danseurs, des baisers s’échangent sur les canapés. La fête est une réussite. Le jour suivant, c’est la mère de Mariana qui répond au téléphone : « Tout était parfait, vraiment. Mais à présent, après tant de travail, j’ai besoin de me relaxer. Je pars demain pour New York me reposer quelques jours. »
Bien que familiarisés avec les habitudes de consommation brésiliennes, des analystes comme Angela Klinke estiment que de plus en plus de variables sont en train de transformer le profil des quinzièmes anniversaires, souvent fonction des modes et tendances, jusqu’à tomber dans la folie collective. « Quand une fête représente la conquête d’une famille, cela peut encore avoir du sens. Mais, la plupart du temps, ce n’est même plus de cela qu’il s’agit. Et, ce faisant, on habitue nos jeunes à des normes sociales et de consommation délirantes. On les oblige à projeter leur identité dans une sphère publique de plus en plus large. Quelle sera la prochaine étape ? Quel modèle leur transmet-on ? Peut-être qu’un jour la tendance changera et l’on se rendra compte que ce qui est vraiment génial, c’est d’avoir une vie privée. »
Avant ces nouvelles fêtes d’anniversaire, d’autres événements requéraient une haute dose de sophistication : les noces. Bien que plus classiques, les fêtes de mariage ont toujours représenté un gros marché au Brésil. Des dizaines de publications leur sont consacrées, comme Inesquecível casamento (« Inoubliable mariage »). Sentant le vent tourner, le groupe qui édite ce magazine a créé, il y a sept ans, un nouveau titre : Inesquecível 15, tiré à quarante mille exemplaires. Pour Lorena Dalla, rédactrice en chef, « Inesquecível est aux événements ce que Vogue est à la mode. » Il y a trois numéros par an, gros comme une encyclopédie. Trente fêtes y sont présentées par numéro, sélectionnées pour leur beauté et leur originalité (celles de la soirée comme celles de la jeune fille) parmi plus de deux cents auxquelles la rédaction a assisté. La lutte pour figurer dans le magazine, et plus encore en couverture, est terrible, raconte Dalla. « Elles veulent toutes faire la une. Les mères nous harcèlent et nous proposent de l’argent. Mais c’est contraire à notre ligne éditoriale ».
La fête la plus spectaculaire dont s’est chargée Mariana Nogueira s’est déroulée dans une immense hacienda à Angra dos Reis, sur la côte de l’État de Rio de Janeiro. Ils voulaient construire un lac artificiel pour y plonger des cadeaux portant le nom des invités qui devaient les pêcher. Cela n’a pas été possible, et ils ont reproduit le concept dans la piscine du domaine. Nogueira est décoratrice et organisatrice d’événements. « Ceux qui ne sont pas d’ici se disent que ces gens gaspillent de l’argent pour faire une fête de la valeur d’une voiture par exemple, ou d’une villa. Mais d’un autre côté, vous avez là des personnes qui peuvent se le permettre et qui, ce faisant, donnent du travail à beaucoup de gens. À mon avis, le marché de la fête est un marché merveilleux, qui produit de la joie. Même si elle ne dure que cinq heures. ».
Comme celle qui se tiendra dans cinq jours au Jockey Club, à l’hippodrome de Rio. Cet anniversaire emprunte son thème à la comédie musicale Cabaret. Pour que tout se déroule à la perfection, Nogueira a organisé une répétition générale avec la famille de la débutante, Stephanie. Celle-ci arrive vêtue d’un tee-shirt, d’un pantalon large et de sandales. Elle fait plus vieille que son âge. Derrière elle, sa mère, en bottes, chemise à paillettes et blue jeans, paraît très jeune. Lors de la fête, on aura du mal à les différencier.
Posant ses affaires sur une des tables qui bordent la piste de danse, Stephanie avoue qu’elle est surexcitée, « stressée aussi ». « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. On prépare ça depuis six mois. Je ne le fais pas parce que c’est à la mode. J’ai toujours voulu fêter mes 15 ans. J’ai choisi le thème du cabaret parce que je n’aime pas trop qu’on associe cette fête aux trucs de princesse. Je voulais quelque chose de plus osé. C’est pour ça que j’ai demandé à une ancienne prof de danse de me faire une chorégraphie. »
C’est une répétition, mais trois photographes et deux cameramen sont là. Ainsi que les frères et le père de Stephanie, avec lesquelles elle dansera sur une compilation éclectique, passant des bras de l’un à l’autre : avec son père, elle entamera une valse sur les Voix du printemps de Johann Strauss, mixée à la fin avec Your Song, la musique du film Moulin Rouge, sur laquelle elle dansera avec son petit frère, pour finir par se déhancher avec son frère aîné au son de Get Lucky de Daft Punk.
Stephanie est née, a grandi, vit, étudie et s’amuse dans un rayon d’une petite dizaine de rues. Et pas n’importe lesquelles, celles qui forment le quartier d’Ipanema. Dans les rues où a grandi Stephanie est née la bossa nova. Tout près de la maison de ses parents se trouve le fameux bar où se produisaient Tom Jobim et Vinicius de Moraes. Son collège, Notre Dame, est à mi-chemin entre sa maison, la lagune et la plage, où elle passe la majeure partie de son temps libre avec ses copines.
Ce sont bien sûr celle-ci qui l’accompagnent le jour J. Il y a des fleurs et des plumes rouges et noires partout. Au centre de la salle, une petite table en verre avec un gâteau de cinq étages aux allures de totem, sur lequel sont reproduits plusieurs éléments associés au cabaret : les cordons d’un corset, des volants de jupes et, au sommet, une paire de jambes en bas résille pointant vers le ciel. Au fond de la pièce, dix adolescentes élancées et vêtues de rouge s’exclament en chœur : « Jolie, uuuh », avec un petit cri tribal tout droit sorti des films américains pour adolescents, quand Stephanie fait son apparition dans une robe à paillettes et dentelle. Les photographes l’attendent. Elle n’a plus rien de la fille timide des jours précédents. Elle sourit aux caméras, mains sur les hanches, telle une actrice. Elle est rejointe par sa mère, et toutes deux prennent place dans une grande cage dorée placée à l’entrée de la salle. C’est là que quinze de ses copines en rouge vif lui souhaitent un joyeux anniversaire, avant que la reine de la soirée ne gagne la piste au son de Isn’t She Lovely, de Stevie Wonder, et que son père ne lui passe une bague au doigt quand commence la valse. Tout cela accompagné de petits cris. Ensuite, les lumières s’éteignent et le tableau romantique cède la place à la vraie fête, celle de la musique assourdissante et des lasers, avec la cage dorée en point d’orgue de la mise en scène. Le tout instantanément retranscrit sur les réseaux sociaux, où se duplique la fête comme dans un monde parallèle.
Une vidéo circule sur les portables des adeptes des quinzièmes anniversaires ; elle cause stupeur et effroi. Sur les images, on voit trois jeunes gens se livrer à des jeux sexuels avec une fille, dans une séquence qui a tout d’un viol. Si la scène, filmée par les garçons eux-mêmes, est en soi des plus crues, elle est devenue encore plus perverse par l’utilisation qui en a été faite. Selon la rumeur, que plusieurs sources semblent corroborer, en 2013, un groupe de jeunes a menacé d’inonder les réseaux sociaux avec ces images quand on leur a interdit l’accès à une fête à laquelle ils n’avaient pas été conviés. L’anniversaire était celui de la jeune fille qui apparaissait sur les images.
Savoir jusqu’à quel point la technologie et les réseaux sociaux influent sur le comportement des jeunes est une question déjà largement explorée. Pour les fêtes d’anniversaire, il est évident qu’ils jouent un rôle fondamental, explique Angela Klinke : « Ces événements sont l’occasion rêvée non seulement de montrer qu’on a de l’argent, mais aussi de se projeter socialement. Ce n’est pas pour rien qu’images et vidéos sont au centre du dispositif, avec tout un tas de blogueurs pour se charger de la publicité. C’est le problème des réseaux sociaux : il ne suffit plus d’être riche, il faut aussi être populaire. »
La veille de sa fête, Mariana Sidi avait réuni ses amies dans un restaurant d’Ipanema pour un déjeuner informel. Vêtues de l’uniforme de leur collège, loin du glamour et des robes moulantes, elles ressemblent à toutes les filles de leur âge. Autour de la table jonchée de sandwichs et de jus de fruits, elles tapotent sur leurs smartphones tout en répondant à mes questions.
« Vous êtes sur quels réseaux sociaux ?
– Instagram, Twitter et Snapshot.
– Et Facebook ?
– Ça, c’est fini. Quand ta grand-mère s’inscrit sur Facebook, c’est qu’il faut passer à autre chose. »
Il y a peu de temps, un débat a enflammé les réseaux sociaux brésiliens : la question était de savoir s’il était plus chic, pour ses 15 ans, de faire un voyage ou bien de faire une fête. Aujourd’hui, la discussion a fait long feu. Quand on le peut, on fait les deux. Les onze copines partiront ensemble pour l’anniversaire de Daniela, trois fois célébré (la fête, la fête-déjeuner, la fête-voyage). Où ça ? À Disneyland. L’une d’elles est-elle déjà allée à Disneyland ? Toutes. Combien de fois ? Sept. Quatre. Cinq. Mais, cette fois, elles iront seules. Et cela semble faire une énorme différence.
Ce texte est paru dans Gatopardo en mai 2014. Il a été traduit de l’espagnol par Suzi Vieira.
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