L’artiste-plasticien Christo (Hristo Iavachev) a 22 ans lorsqu’il quitte son pays natal, la Bulgarie, en 1957. Jusqu’à sa mort, le 31 mai dernier, il n’y remettra jamais les pieds, y compris après la chute du régime communiste, en 1989. La police politique du régime, la redoutable Darjavna Sigurnost (DS) a dû longuement s’interroger sur ce personnage un peu fantasque. Est-il un dissident? Représente-t-il une menace? L’homme ne s’exprimait jamais en bulgare, évitait soigneusement ses anciens compatriotes et semblait avoir tiré un trait sur son passé.
En juillet 1984, Christo est déjà une célébrité mondiale : il vient de réaliser son œuvre monumentale Surrounded Islands en Floride et s’apprête, avec sa compagne Jeanne-Claude, à « emballer » le Pont-Neuf, à Paris. C’est alors que, à New York, la DS arrive à l’approcher grâce à l’agente « Elena », qui réussit l’exploit de se faire inviter par Christo et Jeanne-Claude à leur domicile, à Soho.
À son retour à Sofia, elle livre à son officier traitant le rapport suivant, qui a été exhumé des archives de la DS en 2016, pour les besoins d’une exposition consacrée à la résistance anticommuniste.
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR Strictement confidentiel
RAPPORT
Objet : Hristo Iavachev et Georgi Daskalov, artistes-peintres résidant aux États-Unis De : agent « Elena » À : capitaine Stoïan Tenev, officier traitant
Le 4 juillet 1984
J'ai rencontré Hristo Iavachev à deux reprises : la première fois au restaurant, la seconde chez lui. J’avais déjà une petite idée sur lui grâce à son frère et à sa belle-sœur, qui sont, comme vous le savez, de bons amis à moi. J’ai également pu faire la connaissance de son épouse [Jeanne-Claude Denat de Guillebon] lorsqu’elle est venue pour quelques jours en Bulgarie.
Au restaurant, j’ai été accueillie par un homme gentil, bienveillant, modeste et peut-être même et surtout timide. Il est très nature et fait tout pour que son interlocuteur se sente à l’aise. Il est très attentif, disponible et à l’écoute. Outre Hristo et son épouse, il y avait quatre autres personnes à table ce soir-là. Il a discuté tour à tour avec tout le monde, toujours avec la même gentillesse et la même attention. Il a aussi tenu à ce que tout le monde puisse s’exprimer en respectant les opinions des uns et des autres, toujours en restant poli mais avec une certaine fermeté. C’est ce qui m’a le plus frappée. Nous étions trois Bulgares conviés à ce dîner et, à la fin, nous avons tous exprimé le désir de visiter son atelier et de voir ses œuvres. Notre demande a été accueillie favorablement, mais j’ai senti qu’il s’agissait là d’une exception, d’une faveur même, ce qui s’est confirmé par la suite.
Hristo Iavachev vit dans le quartier de Soho depuis son arrivée aux États-Unis ; il est devenu propriétaire de sa maison il y a trois ans. Quand je dis « maison », c’est peut-être un peu exagéré, car il s’agit d’une ancienne usine (Soho était, dans le temps, la zone industrielle de New York) sur quatre étages. Aujourd’hui, le premier est occupé par leur fils, le deuxième leur sert d’entrepôt, et Hristo et sa femme habitent au troisième. L’atelier de Hristo est situé au quatrième. La bâtisse, très ancienne, ne possède ni ascenseur ni chauffage central, comme c’est souvent le cas dans le quartier. L’appartement de Hristo consiste en une immense pièce – c’est un ancien atelier d’usine, et on y voit toujours des tuyaux d’aération et toutes sortes de vieilles machines. Derrière une espèce de paravent en carton-pâte se trouve leur chambre à coucher. La cuisine – si tant est que l’on puisse appeler cela une cuisine – est séparée de cette pièce par un bar américain derrière lequel on trouve un réfrigérateur, une gazinière, etc. Plus loin, il y a une table basse entourée de canapés. Tout est très simple mais non dépourvu de goût et donne un sentiment d’espace et de confort. La plupart des meubles ont été fabriqués par Hristo et Jeanne-Claude ; ils datent de leur arrivée à New York il y a vingt et un ans, alors qu’ils étaient très pauvres. Seuls les canapés et la table basse ont été achetés plus tard. Je me souviens qu’à la question de savoir s’il ne comptait pas déménager dans un lieu plus confortable, Hristo a répondu avec stupéfaction qu’ils n’avaient besoin de rien de plus pour vivre et travailler.
La visite de son atelier a été la grande expérience de la journée. Le lieu est encore plus simple : on y respire, littéralement, l’air de l’ancienne usine. Avec une sorte de conviction fanatique, Hristo s’est mis à nous exposer ses idées sur l’art. D’un coup, il est devenu un autre homme : fort, autoritaire, d’une certaine façon péremptoire aussi. Toutes ses œuvres monumentales sont d’abord des esquisses sur papier destinées à la vente. C’est grâce à cet argent qu’il finance ses projets. Ses tableaux atteignent désormais des prix très élevés. Avec une grande simplicité, il nous a aussi expliqué que l’argent ne suffisait jamais et qu’il était obligé de beaucoup emprunter aux banques. L’un dans l’autre, il se retrouvait toujours à sec, mais il arrivait néanmoins à s’en sortir grâce à la vente de ses esquisses. Les autorités de l’État de Floride lui ont récemment proposé de financer l’un de ses projets et il a refusé catégoriquement, afin, dit-il, de n’avoir de comptes à rendre à personne et de garder son indépendance.
Hristo a pas mal oublié notre langue, mais son application à parler le bulgare est presque touchante. Il cherche désespérément le bon mot mais s’énerve lorsque quelqu’un tente de l’aider. J’ai l’impression qu’il parle mal toutes les langues, en réalité. Il s’habille très simplement, je dirais même comme un ouvrier. Plus généralement, il y a quelque chose de vraiment prolétaire dans son allure.
C’est à peu près tout ce que je peux vous dire de lui. Mon récit est plus émotionnel qu’objectif. Je ne vous cache pas qu’il s’agissait pour moi d’une rencontre très spéciale, sentimentale même, parce que j’avais beaucoup entendu parler de lui par son frère, en Bulgarie.
Sur ce, je voudrais ouvrir, ici, une parenthèse qui pourrait vous être utile. Lors de mon séjour à New York, j’ai également rencontré un autre artiste, le peintre Georgi Daskalov 1, que je connais du lycée. Nous ne nous étions pas vus depuis trente ans. Nous avons naturellement parlé de Hristo Iavachev lors de ces retrouvailles. J’attache beaucoup d’importance à l’appréciation qu’en donne Georgi – premièrement parce qu’il est bulgare, deuxièmement parce qu’il est artiste également, même s’il est loin d’être aussi célèbre que Hristo. Georgi parle de lui avec beaucoup d’admiration et de respect. Voici comment il m’a décrit la journée type de Hristo : tous les matins, il se lève à 7 heures, avale un jus de fruits et se met au travail. À midi, il boit du jus, prend quelques vitamines, parfois un sandwich, puis se remet au travail sans interruption jusqu’à 19 h 30. À 20 heures, il accueille chez lui des galeristes, des critiques d’art et d’éventuels acheteurs, avec qui il reste jusqu’à 21 h 30. Puis ils vont dîner quelque part avec Jeanne-Claude ou bien ils restent à la maison. C’est ce qu’il fait, immuablement, tous les jours de l’année, y compris le dimanche et à Noël, au Nouvel An, à Pâques, etc. La seule exception, c’est lorsqu’il est sur le terrain, en train d’inspecter ses installations. Lorsque j’ai raconté à Georgi que ce jour même nous allions rendre visite à Hristo, il n’en a pas cru ses oreilles. Il n’en revenait pas que Hristo nous ouvre sa porte. Georgi a aussi dit que Hristo était un artiste entièrement voué à son œuvre. Il a souligné le rôle essentiel que joue sa femme. Elle est non seulement son binôme artistique mais aussi, selon son expression, une sorte de « coussin d’air » entre Hristo et le monde réel. C’est elle qui gère tous les aspects pratiques, par exemple – les relations avec les acheteurs, les finances, la logistique des projets et l’achat de matériaux –, Hristo étant totalement incapable de s’en occuper. Elle est plus pragmatique et terre à terre (c’est aussi mon impression).
Selon Georgi Daskalov, Hristo est devenu cette année l’un des plus importants artistes-plasticiens du monde. Il s’est dit étonné que son confrère ne soit toujours pas reconnu en Bulgarie. Il affirme que, sur ce point, Hristo reste très discret, mais qu’il ne manque pas de souligner ses origines bulgares lorsqu’il parle à la presse. Aux États-Unis, on le surnomme même « the Bulgarian guy ». Je tiens à souligner qu’il s’agit là d’une opinion strictement personnelle, exprimée lors d’une conversation privée, voire intime. Selon Daskalov, Hristo est l’un des artistes majeurs du XXe siècle.
Quant à moi, n’étant pas spécialiste du domaine, je ne peux me prononcer là-dessus. Ce que je peux dire de Hristo Iavachev en conclusion ? J’ai rencontré un homme habité par une foi inébranlable dans l’art, entièrement dévoué à son travail. Un homme modeste, timide, tolérant et respectueux des autres. Le contact avec lui est riche, on en ressort avec l’impression d’avoir rencontré une personnalité hors du commun.
— « Elena » est le nom de code d’une ancienne informatrice de la police politique bulgare, dont l’identité reste un mystère.
— Ce rapport a été reproduit dans le catalogue de l’exposition « Formes de résistance 1944-1985 », qui s’est tenue à la Galerie d’art de la ville de Sofia, en 2016. Il a été traduit par Alexandre Lévy.
[post_title] => L’espionne qui fut emballée par Christo
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => espionne-emballee-christo
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-08-21 13:42:42
[post_modified_gmt] => 2020-08-21 13:42:42
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=92269
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
« Il n’est pas facile d’apprécier Bloy », écrit Ulrich Greiner dans Die Zeit. Figure de proue du renouveau catholique à l’aube du XXe siècle, Léon Bloy ne s’est pas contenté de s’opposer à la séparation de l’Église et de l’État ; il vomissait les bourgeois, les tièdes, les Anglais et, par-dessus tout, les Allemands.
Infréquentable, alors, Léon Bloy ? Greiner avoue, à la lecture d’une anthologie qui vient de paraître outre-Rhin, avoir éprouvé un « mélange de fascination et de dégoût » : « Se confronter à un univers intellectuel qui heurte ses convictions personnelles [...] est irritant et, de ce fait même, fécond. » Rien ne répugne tant à Bloy que d’être de l’opinion majoritaire, et rien ne lui plaît davantage que de se dérober à ce qu’on attendrait de lui. Pendant l’affaire Dreyfus, par exemple, lui qui déteste Zola ne succombe pas pour autant aux sirènes de l’antisémitisme : il reste fidèle à la vision qu’il développait dès 1892 dans son pamphlet théologique Le Salut par les Juifs. Il a « le charme de la contradiction », ce qui explique, selon Greiner, que l’on compte parmi ses lecteurs allemands « des figures aussi différentes qu’Ernst Jünger et Heinrich Böll ». Au bout du compte, il incarnerait une tradition bien française dont le plus récent représentant s’appelle Michel Houellebecq ».
Dans le Kaboul de 1977, les garçons et les filles de la bonne société pouvaient se fréquenter assez librement dans leurs vastes demeures, quitte à s’ignorer dans l’espace public. Mais l’homosexualité masculine était tout aussi taboue qu’aujourd’hui. « Ce que je sais, c’est que Dieu n’oublie jamais la sodomie » : ce sont par ces mots que s’ouvre le premier roman de Nemat Sadat, The Carpet Weaver. « Un kuni[terme péjoratif désignant les homosexuels] risque aussi bien la prison à perpétuité que d’être tourné en ridicule ou victime d’actes de cruauté barbares », indique le quotidien indien Hindustan Times. « Les garçons doivent courtiser les filles pour préserver l’Afghaniyat [l’identité afghane] ».
Or le narrateur, Kanishka, fils d’un riche négociant en tapis, tombe amoureux à 16 ans de son meilleur ami et est « déchiré entre son désir des hommes et son sens du devoir vis-à-vis de sa famille et de sa religion », note le site HuffPost India. Né à Kaboul, émigré aux États-Unis avec sa famille dès sa prime enfance, Nemat Sadat est réputé être le premier Afghan à avoir fait son coming out, en 2013. Ce qui lui a valu – et lui vaut encore – des menaces de mort.
[post_title] => Être gay à Kaboul
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => gay-kaboul
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-08-19 15:07:14
[post_modified_gmt] => 2020-08-19 15:07:14
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=91974
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Pour convaincre de l’importance de la musique de film quelqu’un qui en douterait, il suffit de lui faire visionner un film sans sa bande originale, disait le compositeur David Raksin. Priver un film de sa musique le mutile presque toujours de manière fatale. Beaucoup de gens retiennent mieux la musique d’un film que les noms du réalisateur et des acteurs, et la reconnaissent facilement : qui n’identifie pas en quelques mesures le grand thème d’Autant en emporte le vent, composé par le prolifique Max Steiner, celui du générique des James Bond, imaginé par John Barry, ou les accents de la cithare d’Anton Karas sur lesquels s’ouvre Le Troisième Homme ?
Depuis toujours, le cinéma et la musique ont partie liée. Née à l’époque du cinéma muet pour couvrir le bruit du projecteur, compenser l’absence de son et stimuler l’attention des spectateurs, la musique de film répond à toute une série de nécessités dramatiques. Elle crée l’atmosphère, véhicule et amplifie les émotions, aide à caractériser les personnages et les situations, facilite l’adhésion à l’histoire racontée, soutient le rythme du récit et assure l’unité du film en solidarisant les plans et les séquences.
La musique de film possède certaines caractéristiques qui la distinguent des autres genres musicaux. L’une d’entre elles est le degré auquel s’y manifestent les influences, et la quantité de citations et d’emprunts qu’on y trouve. Les bandes originales s’alimentent en abondance d’autres musiques (y compris d’autres musiques de film), dont elles exploitent des thèmes, des mélodies, des idées, des sonorités, presque toujours de manière inventive et créative, sans qu’on puisse réduire ce phénomène à du simple plagiat.
Le premier réservoir dans lequel puisent les compositeurs est le répertoire classique, plus particulièrement la partie de celui-ci qui combine, à l’instar de l’essentiel de la musique occidentale, les principes d’une ligne mélodique claire et de l’organisation de l’harmonie autour des deux tonalités fondamentales, avec leurs connotations traditionnelles : la brillance, la joie et la force pour le mode majeur, la tristesse, l’inquiétude et le mystère pour le mode mineur. Il peut arriver qu’un compositeur prenne le contre-pied de cette convention, comme Ennio Morricone, qui utilise dans Le Bon, la Brute et le Truand des clés mineures pour les scènes d’action et des clés majeures pour les passages méditatifs, ainsi que le souligne la professeure de cinéma Kathryn Kalinak 1.
Des morceaux de musique classique sont souvent incorporés tels quels. Très fréquemment, ils ont été si largement popularisés par les films où ils figurent qu’ils en viennent à être principalement associés à ces derniers : c’est le cas du Concerto pour piano n° 21 de Mozart dans Elvira Madigan, de Bo Widerberg, de l’adagietto de la Symphonie n° 5 de Mahler dans Mort à Venise, de Luchino Visconti, ou de l’andante du Trio n° 2, opus 100 de Schubert dans Barry Lyndon, de Stanley Kubrick. Le plus souvent, ces morceaux font l’objet d’un traitement visant à les adapter aux besoins du scénario. Dans son drame historique Senso, par exemple, Visconti fait se succéder des moments de la Symphonie n° 7 de Bruckner très éloignés les uns des autres dans la partition originale.
Une des raisons expliquant la présence de morceaux classiques dans les bandes originales est le recours à la « musique temporaire » ou temp track, une série d’extraits que les réalisateurs ou les producteurs font fabriquer à l’intention des compositeurs pour leur donner une idée de ce qu’ils attendent d’eux. Il arrive que le réalisateur en retienne certains éléments. Le cas le plus célèbre est celui de 2001 : l’odyssée de l’espace. Considérant que rien de ce qu’Alex North avait produit n’était suffisamment semblable aux œuvres de György Ligeti, de Johann Strauss (la valse Le Beau Danube bleu) et de Richard Strauss (le poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra) qu’il lui avait proposées comme modèles, Stanley Kubrick, qui avait d’ailleurs dès le départ exprimé son intention de garder ces morceaux, décida de ne conserver que ceux-ci.
Les compositeurs, qui ont pour la plupart une formation classique, s’inspirent aussi parfois spontanément de morceaux qu’ils ont en mémoire. Pour Le Clan des Siciliens, Ennio Morriconea calqué le thème principal, un arpège descendant à la guitare avec accompagnement de cordes et de guimbarde, sur le début d’un prélude et fugue en la mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach. Un des trois grands thèmes de la musique mélancolique du Parrain, de Francis Ford Coppola, composée par Nino Rota, est basé sur un motif de La Force du destin, de Verdi. Dans le thème héroïque de la bande originale de Lawrence d’Arabie, composée par Maurice Jarre, résonnent quelques mesures du premier mouvement du Concerto pour piano d’Édouard Lalo. Tel qu’il est traité par Jarre, ce motif acquiert toutefois une puissance lyrique qu’il ne possédait pas dans la version originale, qui s’accorde bien avec le caractère épique du film de David Lean.
La présence du répertoire classique dans la musique de cinéma se manifeste aussi sous la forme d’influences. George Delerue est un compositeur éclectique qui s’est exprimé dans une grande variété de genres et de styles. Deux de ses meilleurs morceaux, le thème principal du Mépris, de Jean-Luc Godard, et le « Grand Choral » triomphant à l’allégresse contagieuse de La Nuit américaine, de François Truffaut, font un usage des cordes (et des cuivres dans le second cas) typique de la musique baroque, qui évoque irrésistiblement Bach et Vivaldi.
Le grand style symphonique qui caractérise l’âge d’or d’Hollywood a été inventé par trois hommes fortement marqués par la musique orchestrale romantique et postromantique européenne : Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold et Alfred Newman. Les deux premiers étaient des immigrés d’Europe centrale et orientale, comme d’ailleurs plusieurs des représentants de la génération suivante : Dimitri Tiomkin, Miklós Rózsa et Franz Waxman. S’ils ont puisé leur inspiration dans cette tradition, c’est notamment en raison de la parenté entre le cinéma et l’opéra. Le monteur musique Roy Prendergast le souligne dans Film Music. A Neglected Art : « Confrontés au type de problèmes de dramatisation que leur posaient les films, Steiner, Korngold et Newman se sont (consciemment ou pas) tournés vers les compositeurs qui avaient […] résolu des problèmes analogues dans leurs opéras [...] : Wagner, Puccini, Verdi, Strauss. »
Steiner a signé la partition de nombreux films renommés, outre Autant en emporte le vent. Dans Casablanca et La Prisonnière du désert, il démontre sa capacité à amalgamer harmonieusement des éléments d’origines diverses. Pour Le Mouchard, de John Ford, il recourt largement au procédé consistant à ponctuer par de la musique les actions montrées à l’écran et baptisé Mickey Mousing en raison de l’usage qui en est fait dans les dessins animés de Walt Disney. Une de ses partitions préférées, qu’il jugeait la plus moderne, est celle qu’il a écrite pour King Kong. Il n’hésite pas à y user de dissonances non résolues, « à l’imitation de Claude Debussy, chez qui les formes harmoniques défient souvent les règles traditionnelles de progression des accords », fait remarquer le pianiste et historien de la musique Laurence E. MacDonald 2.
Le plus brillant représentant du grand style hollywoodien est Erich Wolfgang Korngold, musicien extrêmement doué qui a été un enfant prodige. Son œuvre pour le cinéma est relativement restreinte, mais elle a fait date. Comme Steiner, il fait un usage généreux des leitmotivs. Ses partitions pour Les Aventures de Robin des Bois, L’Aigle des mers et Capitaine Blood, trois films d’aventures de Michael Curtiz avec Errol Flynn, sont des sommets du genre. Aussi prolifique que Steiner, Miklós Rózsa a contribué à définir ce qui allait devenir le style musical de deux genres cinématographiques. Le film noir, tout d’abord, à l’ambiance urbaine, claustrophobique et décadente, avec notamment ses compositions pour Assurance sur la mort, de Billy Wilder, et La Cité sans voiles, de Jules Dassin. Le péplum, ensuite, avec ses partitions pour Quo Vadis (Mervyn LeRoy), Ben-Hur (William Wyler) et Le Roi des rois (Nicholas Ray).
Après une légère éclipse, la tradition symphonique romantique a connu un second souffle à la fin du XXe siècle avec John Williams, James Horner, James Newton Howard et Howard Shore. C’est un lieu commun de relever l’inspiration wagnérienne de la bande originale de Shore pour Le Seigneur des anneaux, de Peter Jackson, ainsi que la prolifération des leitmotivs dans celle de John Williams pour la saga Star Wars, de George Lucas. À l’origine de ces derniers, on a identifié des thèmes issus d’une grande variété d’œuvres : deux musiques de film de Korngold, le mouvement « Mars » de la suite Les Planètes, de Gustav Holst, Le Sacre du printemps, de Stravinsky, la marche funèbre de Chopin, la Symphonie du Nouveau Monde, de Dvorak…
Un des compositeurs les plus influents de l’histoire de la musique de film, dont on peut dire qu’il a inventé le genre dans ce qu’il a de spécifique, est Bernard Herrmann. Auteur de la très riche partition de Citizen Kane, d’Orson Welles, il est surtout connu pour son travail avec Alfred Hitchcock. L’accord de septième majeure/mineure qu’il a souvent utilisé dans les films du maître du suspense est d’ailleurs appelé « accord d’Hitchcock ». Herrmann était par tempérament un innovateur et un homme qui avait un monde singulier à exprimer. Une des scènes les plus célèbres de Sueurs froides(Vertigo) est celle dans laquelle le personnage interprété par James Stewart, dans la lumière verdâtre d’une enseigne d’hôtel, voit surgir comme une apparition la femme qu’il poursuit, enfin conforme à l’image idéale de son fantasme. À l’appui des images, Herrmann utilise une mélodie inspirée du long crescendo de la mort d’Isolde dans Tristan et Isolde, de Wagner, dont il emploie le fameux « accord de Tristan » dans une autre scène. Son crescendo à lui est toutefois basé non sur l’accord de sixte de l’original, mais sur une quarte augmentée encore plus dissonante, associée chez Wagner à l’angoisse de Tristan. Ce faisant, remarque finement le producteur musical Andy Hill 3, il met en avant le point de vue masculin sur la scène, tout en construisant « un monument aux souffrances de l’amour impossible ». Hill attire aussi l’attention sur la musique très étrange de la scène dans la forêt de séquoias, dans laquelle « on peine à saisir ce qui se passe exactement en termes d’harmonie », et qui contribue à accentuer l’atmosphère d’inquiétant mystère. Une autre bande originale célèbre (et très étudiée) de Bernard Herrmann est celle qu’il a composée pour Psychose, jouée par un orchestre ne comprenant que des cordes. Dans la fameuse scène de la douche, qu’Hitchcock voulait initialement sans musique, il utilise les violons de manière inédite pour exprimer, non les élans de l’amour, mais les affres de la terreur. Ces stridences feront école. Avec cette scène et plusieurs autres, Herrmann a établi un standard durable pour les films de suspense et d’horreur. De la même façon, sa partition pour Le Jour où la Terre s’arrêta (l’histoire d’un débarquement pacifique de Martiens), qui fait appel à plusieurs orgues Hammond et deux thérémines, instruments électroniques actionnés sans contact, a servi durant plusieurs décennies de paradigme pour l’illustration sonore des films de science-fiction.
D’autres musiciens ont eu une influence importante sur le travail de leurs successeurs. Avec ses compositions pour les westerns de Sergio Leone (Et pour quelques dollars de plus, Il était une fois dans l’Ouest, Le Bon, la Brute et le Truand), Ennio Morricone a introduit une série d’innovations telles que l’usage en solo d’instruments (guitare électrique, flûte, hautbois, harmonica) ou de la voix humaine sur fond de chœurs, et créé un style expressionniste dont on perçoit encore les traces aujourd’hui. Lui-même avait subi l’influence de son aîné Nino Rota, surtout connu pour la façon dont il a réussi à traduire en musique la vision poétique et tragi-comique de l’existence de Federico Fellini et son univers baroque. Ses compositions pour La Strada, La Dolce vita, Huit et demi et Amarcord sont entrées dans l’histoire. À la mort de Rota, les autres compositeurs avec lesquels travaillera Fellini reprendront certains éléments de son style. Moins imaginatif, mais remarquablement productif, Hans Zimmer imposa à la fin du XXe siècle un style fait de vastes nappes sonores, mêlant les apports d’un orchestre symphonique, d’instruments électroniques et de chœurs.
Les compositeurs contemporains ont tendance à exploiter des répertoires très divers. C’est notamment le cas des Asiatiques. Les musiques écrites pour les films d’Akira Kurosawa par Fumio Hayasaka, puis par son élève Masaru Satô, allient la tradition symphonique européenne et l’emploi d’instruments traditionnels japonais utilisés dans le théâtre nô, en accord, relève Mervyn Cooke, avec « ce mélange d’éléments occidentaux et orientaux qui caractérise le style dramatique et visuel [du cinéaste] ». Dans la bande originale d’In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, Shigeru Umebayashi reprend le thème poignant qu’il avait écrit pour un film japonais de 1991, un enregistrement d’époque d’une chanteuse chinoise des années 1930, un morceau d’un disciple de John Cage et des chansons sud-américaines interprétées par Nat King Cole. Le même éclectisme caractérise le travail d’Alberto Iglesias pour Pedro Almodóvar.
Une des caractéristiques de la musique de film française, à côté du recours à des orchestres souvent plus modestes, de l’usage d’instruments tels que l’accordéon ou le saxophone et de la contribution que lui ont apportée des membres du groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre), est la place qu’y occupent les chansons. Le plus souvent, elles sont originales, comme celles de Joseph Kosma, de Georges van Parys et de Paul Misraki pour les films de Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier et Marcel Carné. Le cinéma américain a, lui, abondamment puisé dans le répertoire existant : les airs populaires traditionnels, les ballades irlandaises et les hymnes religieux. John Ford aimait tellement l’un des plus célèbres, Shall We Gather at the River?, qu’il l’a placé en son diégétique (le son que peuvent entendre les personnages) dans sept de ses films.
Le jeu des influences et des emprunts n’est pas moins visible dans le cas des musiques de jazz. Pour Coup de torchon, Bertrand Tavernier a demandé à Philippe Sarde de reproduire le son et l’orchestration d’un morceau de Duke Ellington de style jungle. À l’opposé, pour la musique de Chinatown, Jerry Goldsmith, contre la volonté initiale de Roman Polanski, a imaginé des airs qui auraient pu être écrits dans les années 1930, mais orchestrés autrement qu’ils l’auraient été à l’époque. La même remarque s’applique à de nombreuses compositions de musique minimaliste. Celles de Michael Nyman pour les films de Peter Greenaway portent l’empreinte ostensible de Purcell, et celles de Philip Glass la marque de Bach. En retour, on entend dans les thèmes à l’orgue d’Interstellar, de Christopher Nolan, des échos très reconnaissables de la musique répétitive de Philip Glass, plus précisément celle, hypnotique, qu’il a écrite pour le documentaire expérimental Koyaanisqatsi.
« Les bons compositeurs n’imitent pas, ils volent », aurait dit Igor Stravinsky selon le critique musical Peter Yates. (Une formule comparable au sujet des artistes en général est attribuée à Pablo Picasso.) Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation : même chez les créateurs les plus inventifs, l’inspiration ne tombe jamais du ciel, elle se nourrit toujours largement des œuvres de prédécesseurs. C’est particulièrement le cas pour les compositeurs de musique de film. Parce qu’ils travaillent au service d’un art, le cinéma, qui est aussi et avant tout une industrie où les considérations commerciales incitent à éviter l’excès de risque en misant sur ce qui s’est avéré plaire au public par le passé ; et parce qu’ils sont tenus de produire très rapidement, le plus souvent en quelques semaines, et fréquemment à la chaîne, des partitions pour des films des genres les plus variés. Ce qui ne les empêche nullement d’être souvent d’excellents musiciens, et beaucoup de bandes originales sont de remarquables réussites. Lorsqu’elles le sont, ce n’est toutefois pas exclusivement du fait de la qualité musicale intrinsèque des morceaux, ou même de leur originalité. C’est en raison de la manière dont ceux qui les ont conçues sont parvenus à saisir l’idée, l’intention, l’émotion ou l’ambiance qui caractérise le film ou les scènes qu’on leur a demandé d’illustrer et à les traduire musicalement. Cela demande un talent considérable et très particulier.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
[post_title] => La musique de film, un art à part entière
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => musique-film-art-part-entiere
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-07-10 18:40:26
[post_modified_gmt] => 2022-07-10 18:40:26
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=92287
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Quatre morts dans l’Ohio » est le sous-titre que Derf Backderf a donné au roman graphique où il retrace les événements tragiques survenus en mai 1970 sur le campus de l’université d’État de Kent. « Four dead in Ohio » est aussi le refrain de la célèbre chanson Ohio, de Crosby, Stills, Nash & Young. Neil Young composa le morceau juste après avoir vu les photos de la tuerie dans la presse, et le groupe l’enregistra dans la foulée.
Début mai, le campus s’embrase. Les étudiants protestent contre la guerre au Vietnam – plus précisément contre la décision du président Nixon, annoncée quelques jours plus tôt, de l’étendre au Cambodge. Certains saccagent le centre-ville. Le maire de Kent, tétanisé, décrète le couvre-feu et appelle la garde nationale à la rescousse. Pendant quelques jours, la vie suit son cours : les étudiants vont en cours, au théâtre et au cinéma, flirtent, tout en jouant au chat et à la souris avec les forces de l’ordre. C’est le 4 mai, vers midi, que les choses dégénèrent. Lors d’un rassemblement pacifique sur le campus, un peloton de la garde nationale tire subitement à balles réelles sur les manifestants. Cet épisode de l’histoire américaine qui a, de l’avis de tous, constitué un tournant dans la mobilisation contre la guerre du Vietnam a déjà fait l’objet de nombreux livres et films, mais c’est la première fois qu’il inspire un roman graphique.
« Ce livre est une reconstitution, mais il est intégralement fondé sur le récit de témoins oculaires, ainsi que sur des recherches et des enquêtes approfondies », écrit l’auteur en préambule. Sur près de 300 pages, il reconstitue ainsi minutieusement l’enchaînement fatal de circonstances qui a causé la mort d’Allison Krause (19 ans), de Jeffrey Miller (20 ans), de Sandra Scheuer (20 ans) et de William Schroeder (19 ans). Neuf autres étudiants sont blessés, dont deux resteront handicapés à vie. Derf Backderf retrace aussi, avec la même rigueur, les derniers jours et les dernières heures de la vie de tous ces jeunes gens dont le destin a basculé en moins d’une minute, le temps qu’a duré la fusillade. On découvre ainsi Allison, brillante et engagée, Jeffrey, le petit New-Yorkais qui se cherche encore, Sandra, jeune fille juive studieuse et rangée, et le très droit William (Bill), déchiré entre sa formation d’officier de réserve et ses idées pacifistes.
C’est une succession de hasards mais aussi de décisions désastreuses, empreintes des préjugés et de l’incompétence crasse du commandement de la garde nationale et des autorités locales, qui les mènent à la mort. Pas manichéen pour un sou, l’auteur raconte également ces quatre jours du point de vue des soldats, harassés, manquant de sommeil et mal encadrés, jusqu’au dénouement tragique.
Il nous replonge aussi avec beaucoup de pédagogie dans les années Nixon : la chasse aux gauchistes et aux pacifistes (soupçonnés d’être à la solde de Moscou), la dérive terroriste réelle de certains d’entre eux et leur instrumentalisation cynique par le pouvoir. Son roman graphique explore enfin toutes les zones d’ombre qui subsistent, notamment le rôle joué par le FBI, et peut-être même la CIA et le renseignement militaire, qui avaient de nombreux agents infiltrés sur le campus. S’agit-il d’une bavure, d’une provocation ou d’une opération qui aurait dégénéré ? Cinquante ans plus tard, la question reste ouverte. — Books
[post_title] => La fusillade qui changea l’Amérique de Nixon
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => la-fusillade-qui-changea-lamerique-de-nixon
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-08-24 13:05:49
[post_modified_gmt] => 2020-08-24 13:05:49
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=92654
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Le terme Harmaguédon (Armageddon, en anglais) est une déformation de l’hébreu Har Megiddo, « la montagne de Megiddo ». Dans le livre de l’Apocalypse, Harmaguédon est le lieu de l’ultime bataille entre les forces du bien et du mal. Voilà qui explique l’utilisation de ce mot pour parler de la fin du monde et l’afflux de touristes sur le site archéologique de Megiddo, situé à 90 kilomètres au nord de Jérusalem.
Cette colline que les spécialistes fouillent depuis le début du XXe siècle est le résultat de l’empilement d’une vingtaine de cités d’époques différentes. La strate XX juste au-dessus de la roche, la plus ancienne, garde les traces d’un campement du néolithique. La strate I, qui offre une vue splendide sur la vallée de Jezréel, date des Perses. Entre les deux, on trouve les traces de peuplements cananéens, israélites, assyriens, babyloniens…
De l'Apocalypse au roi Salomon
Fin connaisseur du site, l’archéologue et anthropologue américain Eric H. Cline s’intéresse dans Digging up Armageddon à ceux qui l’ont fouillé. Il mêle « l’analyse détaillée des strates et des objets à l’excavation héroïque d’informations biographiques, d’anecdotes personnelles et de guerres intestines depuis la première campagne de fouilles de 1903-1905 », observe le journaliste scientifique Andrew Robinson dans la revue Nature.
Cline s’intéresse particulièrement aux années 1925-1939, période durant laquelle le chantier fut placé sous la responsabilité de l’Institut oriental de l’université de Chicago. Son directeur, l'égyptologue James Henry Breasted, et son mécène, le magnat John D. Rockefeller, étaient fascinés par les références bibliques qui lient le site au roi Salomon.
Mystères de l'archéologie biblique
En 1928, leur équipe croit avoir trouvé les écuries du roi mythique décrites dans les textes. « Mais, comme souvent en archéologie, le débat n’est pas clos. La configuration des lieux évoque une écurie, mais on n’a déterré aucun os de cheval ; et si des restes de céréales y ont été mis au jour, aucune analyse n’a été publiée. Sans compter qu’aucune inscription relevée à Megiddo ne mentionne Salomon », précise Robinson. « Au moins quatre strates différentes de Meggido ont été surnommées "cité de Salomon". Les écuries de Salomon sont devenues celles d’Achab, et, selon Cline, pourraient être désormais attribuées à Jéroboam II », ajoute l’historien Dominic Green dans l’hebdomadaire britannique The Spectator.
Mais sans verser dans l’archéologie biblique, bien d’autres mystères intriguent les chercheurs à Meggido. Quelle catastrophe explique les squelettes écrasés et les pierres noircies retrouvés dans une des strates les plus anciennes ? Pourquoi le site a-t-il été abandonné en 300 avant notre ère ? Au moins un chercheur émet l’hypothèse qu’Alexandre le Grand a pu détruire la ville. « Mais on n’a aucune preuve d’une fin aussi cinématographique », écrit Cline.
Prononcez le nom de Charlie Kaufman devant des cinéphiles, et vous verrez leurs visages s’éclairer. Véritable coqueluche du cinéma indépendant américain, Kaufman passe pour avoir révolutionné l’art du scénario en créant des histoires complexes et métafictionnelles. On lui doit notamment les scripts de Dans la peau de John Malkovich et d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Ce scénariste réputé s’est également essayé à la réalisation, avec beaucoup moins de bonheur toutefois. Après la réception en demi-teinte de son film Anomalisa, Kaufman est de retour, non pas sur les écrans, mais en librairie.
Du scenario au roman
Antkind décrit les tribulations de Balaam Rosenberger Rosenberg (surnommé « B »), un critique de cinéma entre deux âges, prétentieux et dogmatique, qui estime ne pas avoir eu la carrière qu’il mérite. Lorsqu’il rencontre un vieillard qui a passé l’essentiel de sa vie enfermé chez lui à tourner un film en stop motion d’une durée totale de trois mois, B est persuadé d’avoir déniché la pépite cinématographique qui lui apportera enfin la renommée. Hélas, le film disparaît dans un incendie avant qu’il n’ait eu le temps de le dévoiler au monde. Le reste du roman – près de 600 pages – retrace les tentatives de B de reconstituer le film de mémoire, avec l’aide d’un hypnothérapeute plus ou moins compétent.
Mémoire et perception de la réalité
« Quiconque ayant déjà vu un film de Kaufman se sentira ici en terrain familier », note le scénariste et romancier américain Matthew Specktor dans The New York Times. En effet, ce premier roman exploite un certain nombre de thèmes chers à Kaufman, comme l’impossibilité de se fier à sa mémoire ou à sa perception de la réalité. L’auteur ne se départit pas non plus de son goût pour la métafiction, faisant de son protagoniste un pourfendeur acharné de ses propres films – « Kaufman est un cinéaste prétentieux et largement surévalué », déclare B. Si Matthew Specktor voit dans Antkind un livre à la fois « extrêmement bizarre » et « extrêmement réussi », Kevin Power, lui, l’a trouvé pour le moins indigeste : « J’ai mis trois ou quatre ans à lire le roman de Charlie Kaufman. Du moins, c’est l’impression que j’ai eue », raille-t-il dans la Literary Review.
Entrant dans l’église pour la messe dominicale, une famille américaine - Hida, Steven et leurs trois enfants -, découvre que quelqu’un dort sur un banc. Impossible de dire si cette personne est un jeune adolescent ou un adulte, si c’est un garçon ou une fille ou même si elle est blanche ou noire. L’intéressé(e) refuse de parler. Le révérend décide, en attendant de connaître son nom, de l’appeler pew, « banc », puisque c’est là qu’il/elle a été découvert. Hida et Steven l’accueillent sous leur toit. Et toute la ville se montre gentille et patiente avec Pew, du moins au début.
Pew, le quatrième roman de l’américaine Catherine Lacey, explore « les idées préconçues, l’aveuglement moral et la culpabilité », note Stuart Kelly, le critique littéraire du quotidien écossais The Scotsman.
Si Pew reste un mystère pour les lecteurs et pour ses bons samaritains, ces derniers se dévoilent peu à peu. Profitant de l’oreille attentive de cet interlocuteur muet, ils laissent entrapercevoir un monde insulaire et inquiétant. « Nous savons que nous n’avons pas été justes avec tout le monde », avoue un ancien, « mais nous avons toujours été justes en fonction de la définition de la justice de l’époque ». « On imagine tout à fait ce roman devenir un film noir indépendant réalisé par les frères Coen ou David Lynch. Mais il a aussi quelque chose du Revizor, de Gogol, pièce dans laquelle un étranger exorcise involontairement tous les démons d’une petite bourgade arriérée de la Russie tsariste », assure la critique Johanna Thomas-Corr dans l'hebdomadaire britannique New Statesman.
Il a fallu un best-seller au contenu aussi cru que subversif pour que l’Australie révise son antique système de censure : Portnoy et son complexe de Philip Roth. D’abord interdit, puis diffusé sous le manteau par Penguin’s Australia, subdivision de la célèbre maison britannique, le célèbre roman finit par avoir raison des censeurs : c’est cette saga que raconte l’universitaire Patrick Mullins dans The Trials of Portnoy.
En 1970, avant d’être présentées au public, les œuvres sont sélectionnées par différents services fédéraux et locaux, ainsi qu’un bureau de censure de la littérature. « Datant de la fin du XIXe siècle quand les romans d’Émile Zola, Honoré de Balzac et Guy de Maupassant étaient considérés comme trop osés pour le lectorat australien, ce système est devenu particulièrement sévère pendant l’entre-deux-guerres », résume l’universitaire Amanda Laugesen sur le site Inside Story. « Nous avons censuré Hemingway, Baldwin, Vidal, Salinger, Donleavy, Burroughs, Miller et McCarthy. Nous avons censuré Ulysse de Joyce, puis l’avons autorisé, avant de le censurer de nouveau. À une époque, même la liste des livres censurés était censurée », s’emporte le critique James Ley dans l’Australian Book Review.
De Zola à Philip Roth
Dans les années 1950 et 1960, les tollés soulevés par l’interdiction, entre autres, de L’Attrape-Cœurs de Salinger et de L’Amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence commencent à faire bouger les lignes. Les éditeurs de Penguin attendent le bon moment pour porter le coup final, explique Mullins. En juillet 1970, ils impriment dans le plus grand secret 75 000 exemplaires de Portnoy et son complexe. Défiant les autorités, ils annoncent la sortie du livre en claironnant : « Nous sommes prêts à aller jusqu’à la Cour suprême ! ». Portnoy est vendu sous le manteau, mais le succès est immédiat.
Les censeurs dans l'embarras
La charge de faire respecter l’interdiction du livre incombe aux États. « Une large partie du livre de Mullins est consacrée à la description des procès, et sa lecture est divertissante », souligne Laugesen. Les procureurs insistent sur les passages les plus crus de Portnoy. Face à eux, la défense aligne le gratin de la littérature australienne qui vante les qualités du roman. Les résultats sont partagés. En décembre 1972, les élections générales mettent un terme à l’affaire. Le travailliste Gough Whitlam devient Premier ministre et aboli la censure.
Mullins ne se contente pas de retracer cet épisode, il remet en cause l’idée que ses compatriotes se font d’eux-mêmes, assure Ley : « Nous avons ce mythe stupide et agaçant selon lequel nous serions des trublions irrévérencieux épris de liberté, alors qu’il est évident que nous avons longtemps été une nation de prudes et de rabats-joie. »
[post_title] => Dans ce hors-série
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => sommaire-hors-serie-16-a-contre-courant
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-07-27 10:01:57
[post_modified_gmt] => 2020-07-27 10:01:57
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=89674
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok