WP_Post Object ( [ID] => 92376 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Il était une fois une marâtre qui jalousait la beauté de sa belle-fille… C’est, bien sûr, l’histoire de Blanche-Neige telle que nous la connaissons par le conte des frères Grimm et le dessin animé des studios Disney. Mais, en réalité, il s’agit d’un motif qui irrigue tout le folklore mondial. La germaniste et folkloriste américaine Maria Tatar en propose 21 déclinaisons dans The Fairest of Them All. Ces différentes versions s’éclairent les unes les autres et font apparaître un nouvel ensemble de significations possibles.
On y trouve plusieurs éléments récurrents, le principal étant la haine d’une femme plus âgée (mère, belle-mère, voire sœur aînée) à l’égard d’une plus jeune, observe l’auteure d’ouvrages de vulgarisation historique Lucy Lethbridge dans la Literary Review. « Ensuite, il y a le miroir (ou parfois le Soleil ou la Lune) que la mère consulte pour avoir, en vain, la confirmation qu’elle est la plus belle. Quelqu’un est chargé de tuer la fille dans la forêt, parfois un chasseur, parfois une vieille femme ou une sorcière ; séduits par la beauté de la jeune fille, ils lui laissent la vie sauve et rapportent à la mère une chemise tachée de sang ou les entrailles d’un animal. Perdue dans la forêt, l’enfant trouve le plus souvent une maison où s’abriter. Elle est habitée par des nains, des génies ou des ogres qui sont tantôt sept, tantôt douze. Apprenant que l’héroïne est en vie, la mère tente de l’empoisonner au moyen d’un objet qui varie selon les versions : pomme, pantoufle, épingle, peigne, etc. La jeune fille tombe dans un profond sommeil dont la tire un prince, qu’elle épouse. »
[post_title] => Mères jalouses [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => meres-jalouses [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 16:22:28 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 16:22:28 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92376 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 92751 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Fin du confinement, fin des lectures sans fin ou de livres infiniment longs. Mauvaise nouvelle pour les philosophes, en tout cas les philosophes à « système », c’est-à-dire ceux qui proposent une explication exhaustive et rigoureusement argumentée de notre monde et de ce que nous y faisons. Kant est sans doute le recordman du genre avec ses trois Critique 1, 2 000 pages bien tassées. Mais sans système, pas de philosophie, n’est-ce pas ? Pour autant, pas de panique : on peut aussi dénicher, entre deux pavés, des textes ultrabrefs, à commencer par ceux des pionniers de la spéculation philosophique, les penseurs présocratiques Héraclite, Anaximandre, Xénophane et Parménide.
Les Grecs virtuoses ne détiennent pourtant pas le monopole de la concision de la pensée ; bien d’autres auteurs, parmi lesquels Pascal, Goethe, Lichtenberg et Nietzsche, savent manier l’aphorisme, l’apophtegme (semblable à l’aphorisme mais plus noble car plus compréhensible, plus moralisant et proféré par un sage reconnu), l’hypomnema (un support de mémoire, une note tout simplement), mais aussi les fragments, les maximes, etc.
Toutes ces propositions philosophiques aussi courtes dans la forme qu’insondables dans le fond, quelle aubaine pour le lecteur pressé ! Surtout celui qu’effraient non seulement les textes longs mais aussi les phrases interminables. Nietzsche est, sinon dans la modestie, du moins dans le vrai quand il clame : « L’aphorisme, la sentence, où le premier je suis passé maître parmi les Allemands, sont les formes de l’“éternité” ; mon orgueil est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un volume – ce qu’un autre ne dit pas en un volume… » 2
Attention, cependant : ce que le lecteur impatient gagne en rapidité, il doit le payer en effort. Au lieu d’être guidé d’affirmation en démonstration, c’est à lui d’élaborer sa propre interprétation du texte, de remplir les blancs. Platon avait bien vu le problème quand il disait d’Héraclite et de ses partisans : « Quelle que soit la question que tu leur poses, ils tirent comme d’un carquois de petits mots énigmatiques qu’ils te décochent, et, si tu leur demandes d’expliquer ce qu’ils ont dit, tu es aussitôt frappé d’un autre trait, sous la forme d’un nouveau mot. Tu n’arriveras jamais à aucune conclusion avec aucun d’eux, pas plus d’ailleurs qu’eux-mêmes entre eux. » 3
Le maître zen procède lui aussi à coup de petites énigmes déstabilisantes (kôan), agrémentées au besoin de petits coups de bâton d’éveil (kyôsaku). Même les innocents hypomnemata, d’un emploi presque ménager, doivent, pour Michel Foucault, inciter à un très philosophique retour sur soi et sur son passé – un exercice laborieux, voire pénible 4. En philosophie comme en alpinisme, la voie la plus courte n’est, en général, pas la plus rapide ni la plus sûre. Tiens, un nouvel aphorisme !
[post_title] => Les deux voies de la sagesse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-deux-voies-de-la-sagesse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-24 15:28:01 [post_modified_gmt] => 2020-08-24 15:28:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92751 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 91937 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Le sida a fait 32 millions de morts, dont près de 700 000 en 2019.
On trouve des poissons jusqu’à 9 000 mètres de profondeur.
On ne comprend toujours pas le comportement relatif des nuages à basse et haute altitude.
Les erreurs médicales font 250 000 morts par an aux États-Unis.
Le montant total des dépenses d’armement s’est élevé en 2017 à 1 917 milliards de dollars, soit près des deux tiers du PIB français.
Plus de 17 000 articles scientifiques ont été publiés dans les cinq mois qui ont suivi le début de l’épidémie de Covid-19.
Ce sont les milieux aisés qui ont propagé le Covid-19.
Le complotisme satisfait des besoins psychologiques bien précis.
Beaucoup de gens retiennent mieux la musique d’un film que les noms du réalisateur et des acteurs.
Les hommes ont 20 % de risques de plus que les femmes de développer un cancer.
À la tête de ses troupes, Jules César parcourait parfois plus de 150 kilomètres par jour.
Les Hittites ont instauré un droit à caractère universel au IIe millénaire avant notre ère.
[post_title] => 12 faits & idées à glaner dans ce numéro [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => 12-faits-idees-a-glaner-dans-ce-numero [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-27 09:35:35 [post_modified_gmt] => 2020-08-27 09:35:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=91937 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 92186 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Expliquer un événement nouveau par les inégalités sociales est une tendance très répandue, et le Covid-19 ne fait pas exception. L’épidémie aurait frappé les plus pauvres, les immigrés, les habitants des quartiers surpeuplés. Effectivement, des enquêtes menées aux États-Unis – à New York, Chicago et Detroit – ont montré que les Noirs de ces villes avaient une probabilité de décès trois fois supérieure à celle des Blancs et les Latinos, deux fois. Or les Noirs et les Latinos sont les plus pauvres. Au Royaume-Uni, où les données de santé sont centralisées, le risque de décès des Noirs est deux fois plus élevé et celui des personnes originaires du sous-continent indien, une fois et demie. En France, en mars et avril 2020, le nombre de décès par rapport à celui des mêmes mois en 2019 augmente en île-de-France de 90 % dans l’ensemble de la population, mais de 130 % pour les personnes nées au Maghreb, et de 220 % pour celles nées en Afrique subsaharienne, lesquelles habitent souvent des quartiers pauvres et denses.
Si véritablement le contexte social jouait un rôle prépondérant, l’épidémie aurait donc dû se déclarer dans des quartiers pauvres et densément peuplés. Ce n’est pas le cas. En France, les premiers foyers à Mulhouse, à Ajaccio, à Creil, à Auray et aux Contamines-Montjoie n’avaient pas de caractéristique sociale commune. Ils étaient liés à des hasards que l’on pourrait qualifier de professionnels : un rassemblement évangélique à Mulhouse, un Britannique de passage aux Contamines-Montjoie et, à Ajaccio, trois personnes qui avaient participé au rassemblement de Mulhouse.
En Italie, le premier foyer à Codogno, près de Milan, est lié aux échanges commerciaux avec la Chine (le patient 1 était un cadre de la multinationale Unilever). En Espagne, 95 % des premiers décès sont survenus à Madrid et à Barcelone. Si l’on élargit le champ, on remarque que ce sont souvent les grandes capitales économiques et politiques qui ont été frappées en premier : New York, Moscou, Milan, Genève, Londres, São Paulo, etc. Le même constat avait été fait pour l’épidémie de sida qui s’était propagée initialement par l’intermédiaire des grands aéroports internationaux. Ce sont les voyageurs internationaux, donc une fraction aisée de la population, qui ont été responsables des foyers épidémiques de départ. En cela, l’épidémie de Covid-19 ressemble aux pestes anciennes. Quand elles se déclaraient dans une ville, les riches s’enfuyaient car ils en avaient les moyens et contaminaient le pays alentour.
Passons sur le hasard des débuts, mais ensuite, l’épidémie aurait dû se propager sur le terrain qui lui était le plus favorable, les lieux denses abritant des populations pauvres ou issues des minorités. Rien de tel n’apparaît quand on cartographie les décès dus au Covid-19 depuis le 1er mars en France, en Suisse, en Italie ou en Espagne. Presque tous les départements, cantons ou provinces qui ont été touchés en premier sont encore ceux où les décès sont restés chaque jour plus nombreux proportionnellement à la population, jusqu’à ce que l’épidémie soit maîtrisée dans le courant du mois de mai. Si l’on compare les cartes au début de l’épidémie et au moment de la décrue, on observe peu de différences en effet. Les écarts initiaux – qui étaient importants du fait de la localisation étroite des clusters, et donc de l’absence ou quasi-absence de contagion en de nombreux autres lieux – le sont restés. À la mi-mai, le taux de mortalité du Covid-19 était 90 fois plus faible dans l’Ariège que dans le Territoire de Belfort, le département le plus atteint. En Italie, ce taux a été 35 fois plus élevé en Lombardie que dans la Basilicate. En Espagne, il a été 30 fois plus élevé dans la province de Ciudad Real, la plus touchée, que dans celle de Murcie, peu atteinte. En Suisse, les différences de mortalité due au Covid-19 selon le canton sont du même ordre de grandeur.
Si le milieu social avait joué un rôle dans l’extension de l’épidémie, les zones les plus pauvres, celles où les personnes âgées étaient les plus nombreuses en proportion de la population et celles qui étaient le plus densément peuplées auraient dû connaître une plus forte mortalité à mesure que l’épidémie progressait. Même si l’on ne dénombrait au 1er juin que 2 morts dans l’Ariège contre 175 dans le Territoire de Belfort, 33 personnes ont été soignées et guéries dans l’Ariège. Le Covid-19 a bien sévi partout mais il n’a pas eu le même impact, loin de là. Si le terrain social avait eu une incidence sur son extension, la répartition des décès au moment de la décrue de l’épidémie aurait dû se rapprocher de celle de la pauvreté, de celle de la proportion de personnes âgées et de celle des densités élevées. Or, quand on trace les cartes de ces caractéristiques dans les quatre pays indiqués plus haut, on ne relève aucun lien avec la répartition des décès. Parfois, même, on tombe sur une relation inverse : les départements français comptant la plus forte proportion de personnes âgées ont été plus épargnés que les autres. En Espagne, des provinces presque désertes autour de Madrid, celles de Soria, Guadalajara et Tolède, sont parmi les plus touchées, tandis que les grandes villes d’Andalousie ont été à peu près préservées. En Italie, les deux régions les plus riches, la Lombardie et l’Émilie-Romagne, ont été les plus ravagées tandis que les plus pauvres, la Basilicate et la Campanie avec Naples, ont à peine souffert.
Quand on entre dans le détail, on constate de légères progressions et reculs de l’épidémie mais, là encore, sans lien avec les caractéristiques sociales. Les petits foyers isolés géographiquement tendent à s’atténuer ou à disparaître. C’est, en France, le cas des départements du Morbihan, de la Corse-du-Sud et de la Haute-Savoie. En Italie, celui des régions Sicile et Frioul-Vénétie Julienne ; en Suisse, celui du canton d’Appenzell ; en Espagne, celui des premiers clusters des provinces de La Corogne et de Málaga. Inversement, les gros foyers initiaux s’étendent aux régions voisines. L’espace entre l’Alsace et l’Île-de-France est progressivement conquis, celui autour de Madrid aussi, le Trentin est désavantagé par sa proximité avec la Lombardie. Pour la Suisse, il est à noter que les cantons les plus atteints au début voisinaient avec des foyers de l’autre côté de leur frontière : Bâle, à côté de Mulhouse ; le Tessin, qui jouxte la Lombardie ; Genève, non loin de Lyon. Mais ces progressions sont indépendantes du terrain démographique et social. L’épidémie gagne aussi bien la Haute-Marne et la Meuse, assez désertes, que la Seine-et-Marne et l’Essonne, densément peuplées. Elle s’étend en direction du sud pauvre de Madrid autant que vers le nord, plus riche.
Les cartes et ces exemples permettent de décrire la marche de l’épidémie. Tout d’abord, quelques foyers apparaissent. Ils cheminent sourdement, d’autant plus qu’ils sont précoces et atteignent déjà une dimension importante quand on les reconnaît et qu’on essaie de les maîtriser. Les plus petits clusters, souvent plus récents et dérivés des premiers (celui d’Ajaccio, notamment), sont plus facilement contrôlés. Par exemple, la Haute-Corse n’a pas été contaminée par la Corse-du-Sud, ni les Côtes-d’Armor par le Morbihan. Pour les gros clusters, c’est une autre affaire. Ils contaminent leur environnement proche, indépendamment de sa structure sociale et démographique. Ils sont en quelque sorte emportés par leur inertie.
Mais comment expliquer que la progression a pu être contenue ? Que, par exemple, l’épidémie n’ait ni franchi la Loire, ni atteint la Suisse centrale ou le sud de l’Italie ? C’est là que le confinement a sans doute joué un rôle majeur, pas seulement parce qu’il a retenu les personnes à leur domicile, mais surtout parce qu’il a bloqué la circulation entre les régions. Aux États-Unis, le maintien de la libre circulation a contribué, au contraire, à répandre l’épidémie d’autant plus que le déconfinement a été précoce. On est ainsi en présence d’une logique spatiale et non d’une logique sociale. Comprendre l’épidémie et la stopper nécessitent de comprendre les dynamiques de population dans l’espace, pas les inégalités. Ces dernières prennent une place importante seulement là où l’épidémie a échappé au contrôle. Alors, effectivement, les plus pauvres, les Noirs, les habitants des cités y souffrent beaucoup plus. Soulager ces populations est politiquement et moralement nécessaire, mais sans effet sur l’extension de l’épidémie dans l’espace.
Jusqu’ici, on a pris pour argent comptant les dénominations de « pauvres », de Noirs ou de personnes originaires du sous-continent indien. Mais le coronavirus n’est pas capable de choisir ses cibles. Ce n’est pas la situation sociale qui importe mais la proximité avec le Covid-19. Les différences de mortalité ne tiennent pas au revenu ni à la couleur de peau mais au risque couru. Les médecins et les infirmiers sont les plus menacés, suivis de tout le reste du personnel des établissements sanitaires, puis des services essentiels.
On dispose de peu d’études à ce sujet, mais leurs résultats sont nets : en Italie, près d’un tiers des contaminations sont en lien avec les institutions sanitaires. En France, une enquête sur les généralistes de la région Auvergne-Rhône-Alpes fait état de 9 % de contaminés, ce qui est bien supérieur à la moyenne nationale, pour autant qu’on puisse la déterminer (si le risque de décès après contamination est de 1 à 2 %, 30 000 décès équivalent à 1,5 à 3 millions de personnes infectées, soit de 2 à 4 % de la population).
Or les Noirs, les pauvres, les immigrés occupent souvent des emplois à risque, qu’il s’agisse des médecins étrangers dans les hôpitaux de la plupart des pays occidentaux, du personnel d’entretien, des employés de la grande distribution ou des livreurs. C’est en raison de ces emplois et non de la couleur de peau ou du revenu qu’ils sont plus souvent touchés et meurent davantage que les autres catégories de la population. Un ouvrier immigré de Foix a beaucoup moins de risques d’être contaminé et de mourir du Covid-19 qu’un médecin de Belfort. L’ordre de grandeur du risque de décès par Covid-19 est sans commune mesure avec celui de la répartition des immigrés ou des ouvriers. Selon les départements, la proportion d’ouvriers varie de 1 à 5, celle d’immigrés de 1 à 15 et le risque de décès de 1 à 90, comme on l’a vu plus haut.
Ce sont d’ailleurs les risques encourus par certaines professions qui expliquent la poursuite de l’épidémie après le confinement. Une enquête menée à New York montre que 60 % des personnes infectées après le début du confinement n’étaient jamais sorties de chez elles depuis cette date. Cette bizarrerie s’explique par le fait qu’elles cohabitaient avec une personne exerçant un métier à risque. Une preuve en est fournie par l’allure de la courbe des décès totaux. Avant le confinement et pendant les premières semaines de confinement, elle était d’allure exponentielle dans les départements français les plus atteints, mais, au bout de trois semaines, elle est devenue linéaire (on a parlé de « plateau ») car, les effets du confinement commençant à se faire sentir, les nouveaux contaminés appartenaient à un groupe limité, celui des personnels exposés et de leurs proches. Ce groupe s’est amenuisé et l’épidémie a enfin décru.
Pour éviter toute méprise, il ne s’agit pas de contredire le constat fait au début de cet article sur la mortalité par Covid-19 plus élevée chez les Noirs américains et britanniques, sans doute chez les immigrés en France et, plus largement, chez les pauvres, mais de souligner que la densité locale de ces catégories n’explique absolument pas l’arrivée ni le développement de l’épidémie à l’intérieur d’un pays, et que, de surcroît, elles constituent seulement un moyen indirect de saisir le profil des personnes à risque : ce n’est pas parce qu’on est noir qu’on est à risque mais parce qu’on est infirmier ou caissier. On se moque souvent de la personne qui cherche ses clés perdues dans la zone éclairée par le réverbère. Ici, cette zone, ce sont les catégories sociales et ethnoraciales.
— Hervé Le Bras est un démographe français.
— Cet article a été écrit pour Books. Il reprend certains éléments de l’ouvrage Serons-nous submergés ?.
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WP_Post Object ( [ID] => 92379 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Quelque 80 % des centenaires sont des femmes. Le taux de prévalence de troubles tels que l’hyperactivité, le daltonisme ou l’autisme est beaucoup plus élevé chez les hommes que chez les femmes. Les hommes ont 20 % de risques de plus de développer un cancer (et 40 % de plus d’en mourir), et ils sont beaucoup plus vulnérables aux maladies infectieuses. Selon le neurogénéticien américain Sharon Moalem, cela s’explique par le fait que les femmes possèdent deux chromosomes X (les hommes ont un X et un Y), ce qui leur procurerait un sérieux avantage génétique. Lorsqu’un de leurs deux chromosomes X présente des anomalies, elles peuvent s’en remettre au second, explique le chercheur dans The Better Half.
Et, surtout, leurs défenses naturelles leur permettent de résister beaucoup mieux aux infections. Le chromosome X contient de très nombreux gènes qui interviennent dans le fonctionnement du système immunitaire. Avec deux exemplaires de ce chromosome, leur « boîte à outils immunitaire » se trouve ainsi mieux fournie. « L’idée de Moalem, c’est qu’on a longtemps négligé l’importance du second chromosome X. Encore aujourd’hui, les essais cliniques sont menés en grande majorité sur des sujets masculins, ce qui pénalise les femmes auxquelles on propose des traitements ou des dosages inappropriés », rappelle Gaia Vince dans le quotidien britannique The Guardian. Certains reprochent à Moalem de minimiser le rôle joué par les facteurs environnementaux et d’insister plus que de raison sur les différences biologiques entre les sexes. « Le problème, c’est que Sharon Moalem ne réfute pas l’existence d’un “sexe faible” : il inverse simplement le stigmate. C’est un peu décourageant que le débat soit si souvent posé en termes d’opposition et de compétition : faut-il vraiment qu’un sexe soit plus fort que l’autre ? » regrette Stuart Ritchie dans le quotidien Evening Standard.
[post_title] => Le sexe faible, vraiment ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => sexe-faible-vraiment [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 16:24:15 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 16:24:15 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92379 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 92759 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Jules César, on l’a un peu oublié, était un véritable surhomme. Si le prix Nobel avait existé au Ier siècle avant notre ère, il en aurait obtenu plus d’un, à commencer par celui de littérature. Le général romain écrivait beaucoup, et sa production propre (dont ne subsistent quasiment que les Commentaires sur la guerre des Gaules, appelés aussi La Guerre des Gaules) comprenait des discours, des pièces de théâtre, des poèmes, des maximes et même un livre de grammaire. Il écrivait très vite, dictant à deux ou trois secrétaires en même temps (comme Churchill). À peine descendu de cheval, alors que ses légions prenaient leurs quartiers, il rédigeait la chronique de la campagne tout juste achevée. Il écrivait aussi très bien – même Cicéron dut en convenir –, évitant les mots « compliqués et insolites comme le timonier les récifs », et avait porté la concision latine à son summum de « luminosité et de pureté ».
César n’était pas de ces hommes politiques qui pensent devoir ajouter la plume littéraire à leur chapeau ; il écrivait parce qu’il avait quelque chose à dire : en l’occurrence, présenter, ou défendre, son action. Était-il honnête et sincère ? Suffisamment, quoi qu’en dise Napoléon, pour que ses détracteurs puissent utiliser ses propres textes contre lui. La clarté et la précision de ses notes lui auraient accessoirement valu le Nobel de géographie ou ce qui en tient lieu, le prix international Vautrin-Lud. Beaucoup de ce que l’on sait de la Gaule et des Gaulois, on le trouve dans La Guerre des Gaules, qui regorge d’informations ethnographiques collectées sur le terrain à des fins militaires mais surtout politico-diplomatiques.
César aurait sans doute aussi mérité le Nobel de la paix. Quid, diront certains, du bilan de plus de 1 million de morts (selon Pline l’Ancien) qu’il a fait en une douzaine de campagnes ? Oui, mais il s’agissait, en Gaule du moins, de campagnes de pacification (le verbe pacare, « pacifier », revenant avec insistance dans Les Commentaires), voire de guerres défensives. Par exemple, lorsque, en 58 av. J.-C., il était allé défendre les Éduens et les Séquanes, alliés de Rome, contre les Helvètes qui, trop à l’étroit dans leurs montagnes, lorgnaient sur les terres fertiles et peu peuplées de la côte Atlantique. Le sang de César n’avait fait qu’un tour et il avait réexpédié les intrus chez eux, puis, une chose en appelant une autre, s’était retourné contre les Germains et contre les Belges.
La défense des tribus fidèles à Rome (du moins tant qu’elles le demeuraient, c’est-à-dire jusqu’à la grande rébellion menée par Vercingétorix en 52 av. J.-C.) entraîna certes quelques fameux dérapages et carnages, mais César préférait la négociation directe avec les chefs de tribu, souvent d’ailleurs assortie d’une clémence présageant celle d’Auguste. En une génération, la Pax romana allait s’étendre à toute la Gaule, qui deviendrait quasi romaine et s’en trouverait plutôt bien. La langue, les institutions, les mœurs et surtout le confort latins remplaceraient leurs équivalents celtiques, tandis que beaucoup d’aristocrates gaulois trouveraient à s’employer dans la haute fonction publique romaine.
Pourtant, César était avant tout un chef militaire hors pair, un stratège d’une rapidité de décision et de déplacement légendaires (il parcourait parfois plus de 150 kilomètres par jour), doublé d’un formidable logisticien et d’un meneur d’hommes qui s’entourait des meilleurs officiers, dont il attirait les talents et verrouillait la loyauté à coups de largesses. C’est à ses guerriers qu’il accordait le plus d’attention (notamment aux frustes mais essentiels centurions, l’équivalent des sous-officiers d’aujourd’hui) : ils étaient choyés, complimentés, décorés et rémunérés au mieux. César allait à pied avec ses soldats et partageait leurs conditions de vie malgré une santé médiocre. Ses quelque 50 batailles, il ne les mena pas de l’arrière comme les généraux de 1914, mais de la deuxième ou troisième ligne face à l’ennemi, sachant qu’« une armée c’est comme un spaghetti : on peut la tirer mais pas la pousser », comme dirait bien plus tard le général Patton. Mieux encore, il lui arriva de combattre au corps-à-corps, où il était, dit-on, très habile et courageux, qualités qui lui valurent à 19 ans la corona civica, l’une des plus hautes décorations militaires. Ce n’est pas pour rien que Napoléon voulait que ses officiers étudient en détail ses campagnes.
Les talents de gestionnaire de César sont en revanche moins spectaculaires. C’était avant tout un joueur, qui s’endettait pour acquérir notoriété et votes, avant de se payer sur la bête pour pouvoir mieux recommencer. Il n’aurait en tout cas pas mérité le Nobel d’économie, mais Rome s’enrichit cependant sous son règne, principalement grâce aux gains procurés par les expéditions militaires (butin, esclaves ou tributs des peuples assujettis), auxquels s’ajouteraient plus tard les revenus de la prospère Égypte.
Politiquement, César avait, ou prétendait avoir, le cœur à gauche. Il venait d’une famille aristocratique mais pas particulièrement riche et avait longtemps habité aux confins du quartier malfamé de Suburre. À Rome, argent et politique allaient main dans la main et se faisaient la courte échelle, mais César était pour sa part plus enclin à redistribuer qu’à thésauriser, à accumuler du capital social plutôt que financier. Car son vrai sujet, c’était le pouvoir, dont la quête lui fit gravir, lentement mais implacablement, tous les échelons militaires, politiques et même religieux du cursus honorum. Mais, malgré un travail acharné, qu’il n’interrompait même pas aux arènes pendant les combats de gladiateurs (ce qui était assez mal vu), sa prestation, une fois au sommet, fut décevante, surtout comparée à la frénésie législatrice et à la vision sociétale d’un Napoléon.
Jules César semble avoir voulu corriger quelques injustices criantes (d’où ses lois agraires) et surtout réformer le système politique inefficace et corrompu, ce qui n’était déjà pas si mal mais lui valut une fin précoce. Sans doute par souci d’efficacité, il dériva vers une pratique du pouvoir de plus en plus personnelle et même – horreur ! – potentiellement monarchique. Souhaitait-il poursuivre dans cette voie ? Sans doute pas – il était même prévu qu’il quitte Rome pour trois ans après les Ides de Mars de l’an 44 avant notre ère. Mais de jeunes ambitieux, Marcus Junius Brutus en tête, inquiets de voir leurs ambitions politiques réduites à néant, prirent les devants et l’assassinèrent.
Son talent pour l’autopromotion et son immodestie colossale propulsèrent César là où il voulait aller de son vivant. Ses conquêtes militaires et féminines (ces dernières venant corriger une erreur de jeunesse – s’être probablement laissé séduire par le roi de Bithynie Nicomède IV, alors que l’homosexualité « passive » était jugée indigne d’un aristocrate) fascinèrent les générations suivantes. Son impact sur les futurs romanciers, dramaturges et cinéastes fut en revanche étrangement limité, exception faite d’une apparition comme tyran évanescent chez Shakespeare ou comme victime récurrente de la malice d’Astérix. Serait-ce que la réalité du personnage dépasse à ce point la fiction qu’elle décourage ceux qui la produisent ?
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WP_Post Object ( [ID] => 91940 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Avez-vous déjà entendu parler d’un certain António Guterres ? C’est le secrétaire général des Nations unies. Dans un discours prononcé en janvier dernier pour le 75e anniversaire de cette institution (dont on ne sait plus bien quoi penser), il mettait en garde contre « quatre cavaliers » (il n’a pas ajouté « de l’Apocalypse », mais c’était implicite).
Le premier ? Ce sont « les plus fortes tensions géostratégiques que nous ayons connues depuis des années ». Décrivant les conflits qui sèment la misère un peu partout et les attentats terroristes, il précisait : « Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais autant de personnes n’ont été chassées de leur foyer par la guerre et les persécutions. » Et la menace nucléaire s’accroît. De fait, pour sa secrétaire générale adjointe chargée du désarmement, Izumi Nakamitsu, il est clair que la menace d’une déflagration nucléaire est « à son plus niveau depuis la Guerre froide ». Dans la population générale, bien peu de gens ont en tête ce genre de risque.
Son deuxième « cavalier », c’est le climat. Un sujet au contraire très populaire, au moins dans les démocraties occidentales (la grosse exception est le Parti républicain aux États-Unis). M. Guterres fait sonner les cymbales : « Les scientifiques nous disent que la hausse de la température de nos océans équivaut à cinq bombes d’Hiroshima par seconde. » Allons, du calme !
Son troisième cavalier est plus intéressant : il s’agit de « la méfiance profonde et croissante qui pèse sur le monde ». Il voit l’inquiétude et le mécontentement agiter « les sociétés du Nord comme celles du Sud ». « De plus en plus de gens sont convaincus que la mondialisation est contraire à leurs intérêts. […] La confiance dans les institutions politiques s’érode. Les jeunes se rebellent […] L’hostilité à l’égard des réfugiés et des migrants se renforce et la haine s’accroît. »
Le quatrième cavalier est un classique : « la face obscure du monde numérique ». En cause, les nouvelles armes, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, l’automatisation. « Les progrès technologiques vont plus vite que notre capacité à y répondre, voire à les comprendre. »
Voilà donc selon M. Guterres les quatre principales « menaces » qui pèsent sur le XXIe siècle. « Ces quatre cavaliers peuvent mettre en péril tous les aspects de notre avenir commun. » On était en janvier. Il avait oublié les épidémies, les 32 millions de morts du sida, par exemple (encore près de 700 000 en 2019). À sa liste il aurait pu ajouter la montée des autocraties, les erreurs des collectifs d’experts, le risque que suppose pour la planète l’arrivée au pouvoir d’un leader aberrant, le fait inattendu que le progrès de l’instruction ne diminue pas la prévalence de la sottise et, plus généralement, le rôle souvent décisif d’événements totalement imprévus et imprévisibles, ces « cygnes noirs » dont les attentats du 11-Septembre sont l’exemple paradigmatique.
Toutes les époques ont charrié leurs inquiétudes mais aussi leurs espoirs, et on aurait pu imaginer que M. António Guterres, se fondant sur les analyses de divers économistes, technologues ou historiens, prenne au contraire à rebours le discours dominant sur les apocalypses qui nous guettent et dresse la liste des raisons de penser, sinon que tout ira mieux dans le meilleur des mondes, du moins que l’humanité continuera cahin-caha de faire la preuve de son extraordinaire faculté d’adaptation. Il aurait risqué le ridicule.
[post_title] => Les cavaliers de M. Guterres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => cavaliers-guterres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-19 14:38:59 [post_modified_gmt] => 2020-08-19 14:38:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=91940 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 92240 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>J'ai été initiée au complotisme lors de mon année de troisième par un prof qui avait consacré un cours aux Illuminati. Un groupe malveillant composé de représentants des élites mondiales tirait les ficelles de la politique et de l’économie, nous raconta-t-il. Les Illuminati se réunissaient en secret et communiquaient par des symboles. Parmi leurs membres figuraient des présidents des États-Unis, des grands patrons et des célébrités. Ils étaient partout.
Notre prof nous expliqua tout cela sobrement, de la même manière que d’autres nous avaient expliqué ce qu’était le Fonds monétaire international ou certaines règles mathématiques : comme s’il s’agissait d’éléments immuables de l’infrastructure de l’Univers que toute personne sensée se devait de connaître. Je ne me souviens pas qu’il ait employé le mot « théorie » ni indiqué qu’il s’agissait d’une idée controversée. Le fait qu’il ait donné pour preuve une séquence du film Matrix aurait peut-être dû me mettre la puce à l’oreille. Quoi qu’il en soit, j’étais complètement captivée.
Cela se passait à Berkeley, en Californie, au cours de cette période d’anxiété entre les attentats du 11-Septembre et le début de la guerre en Irak. Le monde grouillait d’ennemis invisibles et de motifs inavoués. « Exigeons la vérité sur le 11-septembre ! » «Non aux chemtrails ! 1 »clamaient des graffitis sur les trottoirs. Des animateurs de radio et les parents de mes amis évoquaient vaguement, mais d’un air entendu, les intérêts financiers du vice-président Dick Cheney ou les vraies raisons pour lesquelles nous partions faire la guerre en Irak. Bien avant qu’on parle des « bulles filtrantes » 2, je vivais dans l’une d’elles : le gouvernement mentait ; les élites renforçaient leur mainmise ; le jeu était truqué ; la paranoïa était justifiée. Je savais que les choses allaient mal, et je savais qu’on n’imaginait pas à quel point. L’idée que tout ce qui était déroutant, injuste ou suspect pouvait être le résultat d’un vrai complot, et non de quelque chose de plus abstrait ou de plus complexe, me semblait séduisante et tout aussi plausible que beaucoup de choses impensables que je savais pourtant vraies. Je suis rentrée à pied du lycée, j’ai grignoté des biscuits apéritifs en regardant l’émission d’Oprah Winfrey et, au cours du dîner, j’ai parlé incidemment à ma famille du nouvel ordre mondial.
Lorsque j’ai téléphoné récemment à mes parents pour les questionner sur mon éveil conspirationniste, ma mère s’est souvenue avoir réagi avec une « tolérance perplexe ». Nous étions en 2002 : les forums 4chan, QAnon, Reddit et d’autres recoins sombres du Net n’existaient pas encore – Facebook et Twitter non plus, d’ailleurs, ni rien qui s’apparenterait aux réseaux sociaux d’aujourd’hui –, si bien que les parents d’adolescents n’avaient pas ce genre de soucis à se faire. J’allais sur Internet essentiellement pour télécharger des chansons du groupe Blink-182 et écrire sur mon blog. « Je n’étais pas paniquée, me raconte ma mère au téléphone. Je me suis dit : “Voilà, elle est en train de comprendre qu’il y a des gens qui croient à toutes sortes de fadaises.” »
C’est le propre des parents de surestimer leur enfant. La vérité, c’est que, à 14 ans, je n’envisageais pas vraiment que les profs puissent se tromper et je ne savais pas faire le tri dans les informations. Là où ma mère voyait une leçon détournée sur la bizarrerie de l’esprit humain, j’en voyais une bien plus directe sur des réunions secrètes et des triangles cachés.
J’ai récemment été soulagée d’apprendre que tout cela est assez classique, du moins d’un point de vue développemental. « Les enfants ont tendance à tout prendre au pied de la lettre », m’explique Valerie Reyna, spécialiste de la psychologie des adolescents à l’université Cornell. Quiconque a déjà engagé la conversation avec un enfant de 4 ans le sait bien, mais cela reste vrai jusqu’à un âge bien plus avancé qu’on l’imagine. À l’adolescence, souligne Reyna, nous pouvons répéter bêtement des choses – parfois même des choses complexes, parfois même de façon très élaborée –, mais nous n’avons pas encore les clés ou l’expérience nécessaires pour comprendre ce qu’elles signifient au bout du compte.
C’est la différence entre l’apprentissage par cœur et la véritable compréhension. C’est la différence, aussi, entre prendre pour argent comptant l’existence des Illuminati et comprendre que cela impliquerait un très grand nombre de choses invraisemblables, à commencer par le fait que des milliers ou des millions de personnes aient réussi à garder un si grand secret pendant des siècles. « Quand on a une connaissance approfondie du fonctionnement du monde, on peut se laisser guider par l’intuition », note Reyna. C’est pour cela que « les adultes sont en général et en moyenne plus en mesure de savoir que quelque chose est invraisemblable ». À supposer que mon milieu ne m’ait pas déjà prédisposée à adhérer aux théories du complot, les filtres imparfaits de mon cerveau d’adolescente ne m’ont apparemment pas rendu service. « Ce n’est pas un hasard, souligne Reyna, si les sectes recrutent chez les jeunes. »
Il s’avère que c’est assez plaisant d’être complotiste. Je garde très peu de souvenirs de mes cours de lycée, mais je me souviens parfaitement du jour où j’ai découvert les Illuminati. Il y a bien une raison. Et c’est précisément pour cette raison que les théories du complot prospèrent depuis aussi longtemps que la rationalité, et que, tout au long de l’histoire, elles ont réussi à convaincre des individus de remettre toute leur existence en question : la théorie du complot peut être incroyablement convaincante. Elle offre des réponses à des problèmes aussi minimes que l’obsolescence programmée des ampoules et aussi énormes que notre solitude absolue dans l’Univers. Elle a une logique étanche et des effets apaisants : elle suppose l’existence d’un monde où rien ne se produit par hasard, où la morale est simple, où chaque information est porteuse d’un sens divin et où chacun est en capacité d’agir. Elle transforme le complot en puzzle et le complotiste en héros d’une fiction bien ficelée. « [Le porte-parole paranoïaque] s’érige toujours en barricade de la civilisation », écrivait l’historien Richard Hofstadter dans Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique 3, son livre pionnier de 1964. Ce qui échappe à l’analyse de Hofstadter, c’est ce sentiment enivrant d’avoir des informations privilégiées sur le sort de la planète ou, du moins, de le penser. « Je pense que tu étais emballée – comme nous tous – par l’idée que quelque chose de secret se tramait en coulisse, se souvient ma mère. Qu’il y avait une vérité à découvrir, et que, une fois celle-ci découverte, tout ferait sens. »
Elle avait raison à mon propos, et sur nous tous. Le complotisme s’inscrit dans certaines de nos fonctions cérébrales les plus élémentaires. « Notre esprit fonctionne d’une manière qui nous rend réceptifs aux théories du complot », explique le psychologue Rob Brotherton, auteur de Suspicious Minds. « Quand quelque chose de difficile à cerner se produit dans le monde, nous avons tendance à penser : “Quelqu’un a-t-il intérêt à ce que cela se produise ?” Cette tendance à réfléchir aux intentions, à déceler des motifs ou des biais de confirmation – tout cela influe non seulement sur notre manière de concevoir les théories du complot, mais aussi, plus fondamentalement et plus prosaïquement, sur notre façon d’appréhender le monde au quotidien. » La tentation est grande, dit-il, de voir dans les théories du complot « des aberrations de l’esprit, des phénomènes bizarres et marginaux, alors qu’en réalité elles sont le produit du fonctionnement de notre cerveau ».
Au cours de la dernière décennie, le champ de la psychologie du conspirationnisme a connu un essor fulgurant, parallèle à l’attrait qu’exercent les théories du complot sur l’opinion publique. On ne sait pas encore très bien comment le complotisme s’enracine dans notre cerveau ou pourquoi certaines personnes semblent y être plus réceptives que d’autres. Ce que l’on sait, en revanche, souligne Brotherton, c’est que tout le monde ou presque est susceptible de verser dans le complotisme, sans distinction d’âge, de sexe, de niveau de revenu ou d’opinions politiques.
Certains traits de personnalité – une tendance à la paranoïa, à la pensée binaire ou à la méfiance – peuvent faire basculer dans le complotisme. Les circonstances de la vie peuvent également jouer. « On se tourne vers les théories du complot pour satisfaire des besoins psychologiques bien précis », estime Karen Douglas, professeure de psychologie sociale à l’Université du Kent, au Royaume-Uni. Ses travaux mettent en évidence trois types de besoins susceptibles d’être comblés par le complotisme.
Le premier est le besoin de connaissance et de certitude, « un besoin épistémique », m’explique-t-elle. « Vous cherchez des réponses. Vous voulez comprendre ce qui se passe, et une théorie du complot vous permet d’acquérir ces connaissances et de ne pas rester dans l’incertitude. »
Le deuxième est existentiel : c’est ce besoin humain de se sentir en sécurité et maître de la situation. Les théories du complot offrent une sorte de savoir, bien que limité, et savoir, c’est pouvoir. Quand on adhère à une théorie du complot, observe Douglas, « on comprend les tenants et les aboutissants de la situation dans laquelle on se trouve ». En 2008, Jennifer Whitson et Adam Galinsky ont mené une série d’expériences à petite échelle sur des étudiants. Les résultats montrent que les participants à qui on avait demandé de se remémorer une situation où ils sentaient qu’ils n’avaient pas prise sur les événements avaient plus tendance à discerner des « configurations illusoires » – c’est-à-dire à trouver de la cohérence et du sens au hasard, à voir des formes là où il n’y a que des points épars, à établir des liens entre des phénomènes sans rapport, à se créer des superstitions, à croire à des complots. Quelques années plus tard, en 2013, une étude polonaise menée auprès de 200 étudiants a montré que, lorsqu’ils se sentaient très anxieux – avant un examen, par exemple –, ils avaient davantage tendance à adhérer à des propos complotistes fondés sur des préjugés racistes sur les juifs, les Allemands et les Arabes.
Le troisième besoin relevé par Douglas est d’ordre social. « Penser qu’on détient des connaissances que les autres n’ont pas peut induire un sentiment de supériorité », note-t-elle. C’est la raison pour laquelle les théories du complot sont le plus souvent organisées selon un principe d’opposition entre initiés et non-initiés : elles sont un moyen commode de rejeter sur les autres les maux de la planète et ont, en outre, l’avantage de donner au complotiste le sentiment d’être intelligent.
Ces trois besoins conjugués – épistémique, existentiel et social – constituent le terreau idéal du complotisme. Et ils décrivent accessoirement ce qu’est l’adolescence. « Les adolescents sont particulièrement enclins » à voir des motifs là où il n’y en a pas, affirme Galinsky, « parce que tant de changements biologiques et sociaux se produisent chez eux simultanément qu’ils ont l’impression de moins maîtriser les choses ». Ils sont submergés de stimuli et prisonniers de leurs hormones. L’influence qu’avaient leurs parents sur leur vie, ils entreprennent laborieusement de la transférer vers leurs pairs. Ils sont obsédés par les hiérarchies sociales et terriblement conscients du gouffre existant entre la capacité d’action qu’ils voudraient avoir et celle qu’ils ont.
À 14 ans, j’étais suffisamment mûre pour avoir une idée de ce qu’est la vie d’adulte, mais je devais demander la permission à mes parents pour partir en sortie scolaire et glisser quelques pièces dans une cabine téléphonique pour qu’on vienne me chercher à la sortie du cinéma – où j’allais systématiquement voir des films déconseillés aux moins de 13 ans. Je ressentais des émotions intenses en permanence, mais je n’avais aucune prise sur elles. « Les théories du complot séduisent les perdants » 4, aime à dire le politologue Joseph Uscinski, de l’Université de Miami. C’est une façon pour les plus désarmés d’arracher quelque chose à ceux qui le sont moins. J’étais une adolescente blanche de la classe moyenne supérieure, qui vivait dans une ville universitaire verdoyante ; par rapport au reste du monde, j’étais plutôt bien lotie. Mais j’étais aussi une gamine de 14 ans. Ma situation objective n’avait aucune importance ; tout ce que je ressentais était assez puissant pour éclipser le Soleil.
Je ne me souviens pas combien de temps j’ai cru dur comme fer aux Illuminati, ni pourquoi j’ai cessé d’y croire. Personne ne m’a fait asseoir, genre « conseil de famille », pour m’expliquer que je faisais erreur. (De toute façon, ça n’aurait probablement pas marché : les théories sur les Illuminati, comme tant d’autres, intègrent à leur mythologie l’idée que des forces obscures ont tout intérêt à nier l’existence dudit complot et qu’il faut donc se méfier des sceptiques.) Au fil du temps, l’idée m’a simplement paru de moins en moins crédible. Tout comme le fait que personne n’ait été au courant, à part ce fameux prof. Ma période Illuminati s’est achevée un peu comme ma période Spice Girls quelques années plus tôt : une obsession autour de laquelle toute ma vie tournait s’est progressivement évanouie, sans que je m’en rende compte.
Mais je n’ai pas complètement laissé tomber les Illuminati lorsque mes idées se sont éclaircies. J’ai transformé ça en sketch. Je suis partie faire mes études sur la côte Est, et je me suis retrouvée entourée de gens qui lisaient Slavoj Žižek pour le plaisir et qui, à 19 ans, ne juraient que par tel ou tel fromage à pâte molle. Je me sentais peu sûre de moi, j’avais le mal du pays et j’étais terriblement malheureuse ; pratiquer un complotisme tiède était ma façon de me rendre intéressante aux yeux d’un groupe d’étudiants qui étaient à tous égards semblables à moi mais qui m’intimidaient au point de me paralyser. C’était une façon d’afficher mon identité californienne, un peu comme ces jeunes de Floride qui mettent un point d’honneur à se balader en short toute l’année, une tentative maladroite de me montrer plus marrante que les autres, à défaut d’être aussi intelligente ou aussi calée qu’eux.
À cette époque-là, Reddit, YouTube et Facebook existaient déjà. La succession de pages statiques et pas très engageantes qu’avait été Internet était devenue un dédale où l’on pouvait se perdre. C’était facile – et même franchement excitant – de passer une heure, ou deux, ou six, rivée à un écran d’ordinateur, à naviguer d’une page à une autre sur les forums de discussion, qui existaient désormais sur tous les sujets possibles et imaginables. Je passais des heures sur des forums où l’on discutait des prétendues incohérences du rapport d’enquête sur les attentats du 11-Septembre ou d’une race de reptiles humanoïdes qui gouvernait la planète de façon occulte.
À ce stade, le complotisme n’avait pas encore fait de victimes. Ces théories me semblaient être un divertissement inoffensif, et elles participaient de l’identité que j’étais en train de me forger. Lorsque j’organisais des projections du documentaire Loose Change 5 dans les résidences universitaires ou que je débitais, dans les soirées, des inepties glanées sur les forums de discussion, j’avais moins le sentiment d’évangéliser mes camarades que de leur raconter une histoire de fantômes autour d’un feu de camp, appréciant d’avoir tous les regards braqués sur moi. Le complotisme était mon numéro de cirque, ma façon de jouer les trublions.
Ces théories étaient aussi séduisantes qu’elles étaient fausses et, de fait, c’est même parce qu’elles étaient fausses qu’elles étaient séduisantes. Elles permettaient d’attirer l’attention : j’ai pu constater comment elles tenaient l’auditoire en haleine et j’ai adoré me sentir détentrice d’un tel pouvoir.
J'étais idiote, bien sûr. Et même pas très originale, visiblement. « Les théories du complot peuvent avoir des conséquences, mais, le plus souvent, c’est le fait d’un ado dans sa chambre. Genre quelqu’un qui balance des trucs absurdes sur Reddit ou 4chan juste pour rigoler ou faire réagir », estime Brotherton. « C’est tentant de simplifier en disant que 4 % des Américains pensent que les États-Unis sont dirigés par des reptiles humanoïdes, poursuit le psychologue. Mais le pensent-ils vraiment ? N’y a-t-il pas parmi eux des gens qui disent cela pour se moquer des sondeurs, parce que cela les fait marrer ou qu’ils pensent que les politiques sont tous pourris ? Il y a une foule de raisons pour lesquelles les gens relaient des théories du complot, mais ils ne les prennent pas forcément au pied de la lettre. Cela peut être tout bonnement une manière d’exprimer sa vision du monde. »
Avec la théorie selon laquelle Barack Obama n’est pas né aux États-Unis et était donc inéligible, il ne s’agissait pas tant d’examiner le fond de l’affaire que de signifier qu’un Noir n’avait pas sa place à la Maison-Blanche. Et, derrière toutes ses discussions sur la température de fusion de l’acier, le Mouvement pour la vérité sur le 11-Septembre exprimait en réalité sa méfiance à l’égard du gouvernement. L’idée que les tueries de masse sont des mises en scène qui font intervenir des acteurs recrutés pour l’occasion est une façon alambiquée de défendre la possession d’armes à feu et de s’en prendre aux médias, jugés tendancieux. C’est pourquoi il importe peu que bon nombre de ces théories, dont celle des Illuminati, ne résistent pas à l’examen : c’est une certaine vision du monde qui en dicte les détails et non l’inverse.
À la fin de mon adolescence, les Illuminati étaient devenus, à mes yeux, une allégorie de la façon dont le pouvoir et la richesse sont répartis dans le monde. Je n’y croyais plus au sens littéral, mais je continuais à y croire au sens métaphorique : des gens riches et influents agissent de concert et en toute discrétion pour infléchir l’existence du reste du monde. Je regrette sincèrement d’avoir répété des choses que je savais fausses, mais je ne regrette pas d’avoir eu une obsession qui a déclenché une réflexion approfondie sur les inégalités systémiques. Pourquoi le regretterais-je ? J’avais raison ! Il serait naïf de penser que le pouvoir agit toujours en toute transparence, de façon honnête et désintéressée. Même des théories du complot manifestement fausses contiennent parfois une part de vérité. Et il arrive que ce qui ressemble de prime abord à une affabulation soit vrai.
« Certaines théories du complot sont avérées, même si elles peuvent sembler abracadabrantes, suspectes ou délirantes. Il y a des précédents », observe Brotherton. Dans le lycée où l’on m’a parlé des Illuminati, on m’a aussi parlé du Watergate, d’autres affaires d’espionnage ou projets secrets du gouvernement américain. J’ai fait mon mémoire de fin de premier cycle universitaire sur Cointelpro, un programme secret de contre-espionnage ciblant les mouvements radicaux et révolutionnaires, dont le FBI a reconnu l’existence après coup. De nombreux phénomènes politiques actuels – argent sale, charcutage électoral, ignorance ou malveillance des dirigeants –, que l’on prenait autrefois pour de sombres conspirations, sont à présent des faits avérés.
« Si nous pouvions simplement empêcher les gens de croire aux théories du complot, nous nous priverions de quelque chose d’important », estime Bortherton. Vouloir questionner le pouvoir, comprendre les causes de la souffrance, lever le voile sur l’exploitation et la supercherie : rien de tout cela n’est foncièrement mauvais. C’est même compréhensible, dans un contexte où le pouvoir est opaque et souvent insensible, où la richesse et l’influence convergent comme jamais et où l’environnement de l’information est éclaté. Bien que leur rapport à la vérité soit très différent, la pensée complotiste et la pensée critique sont deux points d’un même continuum.
L'un de mes penseurs préférés sur la question est Joseph Uscinski, le politologue qui a proposé l’idée que les théories du complot séduisent les perdants. « On peut considérer les adeptes des théories du complot comme des empêcheurs de tourner en rond, des chiens de garde, des lanceurs d’alerte, écrit-il dans un article de 2017. Mais ils s’apparentent surtout à des avocats de la défense dans un combat où l’establishment représente le ministère public. »
Au pire, les théories du complot favorisent la paranoïa, le racisme, la violence et une vision du monde particulièrement cynique et individualiste. Au mieux, elles rappellent à la fois à ceux qui ont du pouvoir et à ceux qui n’en ont pas que quelqu’un monte la garde. Elles incitent à plus de transparence, de communication et d’équité. Elles sont comme un détecteur de fumée extrêmement sensible : il se déclenche parfois sans raison, mais, quand il y en a une, on est bien contents d’avoir été alertés.
Un dimanche, j’ai téléphoné à mon ami Jake, qui était assis pas loin de moi lors de ce cours où j’ai entendu parler pour la première fois des Illuminati. Je voulais combler les lacunes de ma mémoire, mais aussi avoir son avis sur certaines questions qui me travaillent. Au cours des quinze ans qui se sont écoulés depuis, les enjeux du complotisme sont devenus considérables. Des personnes sont mortes. Des familles ont été brisées. De grandes institutions ont été menacées. Un complotiste a tué 77 personnes en Norvège, un jour de juillet 2011, dans le but d’alerter sur un supposé complot visant à islamiser l’Europe. Un autre a débarqué armé d’un fusil d’assaut dans une petite pizzeria de Washington, persuadé qu’elle abritait un réseau de pédophilie. Un autre encore a été arrêté pour avoir harcelé les parents d’enfants morts dans la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook, dans le Connecticut. Je voulais savoir si Jake était furieux qu’on nous ait parlé des Illuminati à l’école, et si j’avais des raisons de l’être encore plus. Fallait-il voir dans cet épisode une excentricité typique de Berkeley ou quelque chose de plus grave, de l’ordre de l’empoisonnement de jeunes esprits par une figure d’autorité ?
De l’avis de Jake, cela n’avait rien de grave, mais ce n’était pas non plus anodin. Jake est avocat mais, avant cela, il a enseigné dans un lycée public difficile, un peu comme celui où nous étions élèves. « Ce que je ne parviens pas à comprendre, dit-il, c’est que, quand j’étais prof, je manquais toujours de temps pour aborder les questions au programme avec mes élèves. En y repensant, je trouve ça fou d’avoir gâché ne serait-ce qu’une heure de cours pour parler de ces trucs. »
Il est tentant et fréquent de considérer le complotisme comme un problème d’information ou de réflexion, un mal dont sont affligés ceux qui ne sont pas très bien renseignés. Mais, si c’était le cas, nous l’aurions éradiqué depuis belle lurette. En outre, pour être un complotiste fervent, il faut une bonne dose de matière grise : collecter les indices et les mettre en récit, même de façon erronée, « demande un grand effort mental », soulignent Whitson et Galinsky dans leur article.
Le drame du complotisme, ce n’est pas tant l’absence de réflexion que le mauvais usage qu’on en fait. C’est une heure de cours gâchée alors que le temps passé en classe est limité. Je suis contente d’avoir commencé à élaborer une réflexion critique sur le pouvoir et la richesse relativement jeune, mais j’aurais préféré emprunter un chemin moins tortueux.
Quand je pense à ma jeunesse conspirationniste, c’est un sentiment de gâchis qui m’étreint : toutes ces minutes où l’on m’a parlé des Illuminati alors qu’on aurait pu m’apprendre autre chose, toutes ces heures passées à parler de kérosène et de poutres en acier quand j’aurais pu m’informer sur quelque chose de tout aussi intéressant mais de réel. Tous ces gens, partout dans le monde, qui passent leur temps à établir des liens entre les événements et à leur chercher un schéma explicatif alors qu’il n’y en a pas. Tout ce brouhaha, tous ces dédales sans fin, tous ces questionnements dévoyés. Toute cette imagination pour rien.
En 1971, l’informaticien et futur Prix Nobel d’économie Herbert Simon a publié un article intitulé « Concevoir des organisations pour une société d’abondance informationnelle » 6. Sa réflexion est visionnaire, et pas seulement parce que notre monde est devenu incroyablement plus riche en informations au cours des cinquante dernières années.
L’article de Simon est bien antérieur aux forums de discussion et au fil infini de Twitter, mais il met déjà le doigt sur un phénomène bien connu de quiconque a passé du temps sur ce genre de réseaux pour y trouver des réponses. « L’abondance d’information, explique-t-il, s’accompagne d’un déficit d’autre chose, d’une pénurie de ce que l’information consomme. » L’information « consomme l’attention de ses destinataires. En conséquence, une abondance d’information crée une pénurie d’attention, ainsi que le besoin de répartir au mieux cette attention dans la surabondance de sources d’information susceptibles de la consommer ».
L’attention est la grande ressource limitée de notre économie intellectuelle. Il ne faut pas la gaspiller. Or le complotisme, comme je l’ai appris adolescente, est un monstre dévoreur d’attention.
— Ellen Cushing est responsable des projets spéciaux au magazine américain The Atlantic.
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— Cet article est paru dans The Atlantic le 13 mai 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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« À travers une reconstruction détaillée du concept de paresse, de ses constantes et de ses variations culturelles, à partir d’extraits littéraires et philosophiques, d’histoires, de mythes, de proverbes et de traditions, Marrone nous offre un très savoureux essai qui montre la difficulté d’être une cigale dans un monde qui change et exige de nous un activisme hypocritement euphorique », écrit Rossana Sisti dans le quotidien Avvenire.
Car la paresse n’est pas analysée, ici, en tant que simple trait de caractère individuel mais comme une forme de résistance collective à un système de valeurs qui rejette l’inactivité. Le paresseux, explique Marrone, « fait tout pour ne rien faire, et surtout ne pas faire ce que les autres attendent de lui, reniant son être social : voilà pourquoi il est stigmatisé ».
Longtemps considérée comme une vertu – dans l’Antiquité, s’opposant au négoce, l’otium permettait de se cultiver et d’élever son âme –, l’oisiveté change de statut au cours du XVIIIe siècle, au moment où la bourgeoisie de la révolution industrielle naissante se met à critiquer l’inactivité des aristocrates.
L’éthique calviniste ayant érigé le travail en devoir puis en droit, la paresse devient un ressort narratif fécond, que Marrone analyse à travers le pamphlet de Paul Lafargue sur le « droit à la paresse », les écrits de Barthes, les personnages d’Oblomov et de Bartleby. Il convoque même Donald, le canard malchanceux de Disney, en qui il voit un « paresseux rebelle et révolutionnaire qui déteste les valeurs de l’American way of life et dont les aventures ne sont qu’une parenthèse désastreuse et fatigante entre deux siestes », souligne l’auteur dans un entretien accordé au quotidien Gazzetta del Mezzogiorno. Pour résumer, s’amuse Matteo Sacchi dans Il Giornale, « la plus grande qualité de la paresse est d’être une forme de pensée divergente et créative. Et chaque canapé est une tranchée que chacun de nous doit défendre. Jusqu’au bout. »
[post_title] => L’art de la paresse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => art-paresse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 16:26:58 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 16:26:58 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92388 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 92769 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-08-27 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-08-27 07:00:00 [post_content] =>Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe allemand Karl Jaspers publia un petit livre, Origine et sens de l’histoire. Il reprenait, en la modifiant, une idée formulée pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle par un orientaliste français : les grands courants de pensée et les grandes religions qui continuent d’irriguer le monde actuel ont pris naissance plus ou moins simultanément quelques siècles avant notre ère.
Jaspers parle d’une « période axiale », qu’il situe de 800 à 200 avant notre ère. C’est en effet à cette époque que vécurent Confucius, Bouddha, les prophètes d’Israël, Socrate et Platon. Jaspers y ajoute Zarathoustra, dont nous savons aujourd’hui qu’il était antérieur. « Pour la première fois, il y eut des philosophes », écrit-il. C’est l’apparition de « l’homme tel que nous le connaissons aujourd’hui ».
Cette idée a rencontré un franc succès et continue de faire l’objet de travaux et d’analyses. Elle a donné naissance aux thèses les plus diverses concernant la réalité de cette « période axiale», les moyens de la définir, sa durée, son extension géographique et ses causes. La dernière entreprise en date repose sur l’exploitation du big data.
Le projet Seshat, lancé en 2011, consiste à mettre dans une grande base de données historique tous les éléments jugés susceptibles d’éclairer le débat dans pas moins de 450 sociétés du monde entier, dont certaines remontent à 4000 avant notre ère. Les résultats, présentés dans un ouvrage de 500 pages, font littéralement exploser le sujet.
« Impossible d’identifier une période axiale qui soit circonscrite aux cinq sociétés » désignées par Jaspers, dit à la revue Nature l’anthropologue Jenny Reddish, qui a codirigé l’ouvrage. Pourquoi l’Égypte serait-elle exclue de la période axiale ? Vers 1200 avant notre ère, elle s’est engagée dans une révision profonde de sa religion, désormais centrée sur ce qu’on appelle « l’ère de la piété personnelle », observe l’historien Joe Manning, qui a contribué à l’ouvrage. Et les Hittites ont instauré un droit à caractère universel au second millénaire.
D’autre part, Jaspers s’émerveillait de ce que ces cinq « îles de lumière », selon son expression, avaient émergé simultanément mais aussi indépendamment les unes des autres. Or il semble établi qu’il y avait des échanges culturels intenses entre ces sociétés, soutient Daniel Hoyer, qui a piloté le projet Seshat : « La tradition rabbinique et même les écrits de Platon ne sont guère concevables sans l’apport des idéaux moraux du zoroastrisme et de l’Égypte ainsi que du légalisme des Hittites. »
« Le désaccord porte moins sur l’époque et sur les lieux que sur les causes », estime de son côté le philosophe français Nicolas Baumard. Lui se concentre sur une période encore plus courte que Jaspers – en gros de 500 à 300 avant notre ère –, qui a vu l’émergence quasi simultanée de traditions religieuses à ses yeux très comparables dans trois régions du monde : les vallées du Yangzi et du fleuve Jaune, la Méditerranée orientale et la vallée du Gange. Il y voit le produit de sociétés devenues suffisamment riches pour s’affranchir de la lutte pour le pain quotidien et passer à des considérations à plus long terme, fondées sur « l’idée que l’existence humaine a un but autre que la réussite matérielle », justifiant la recherche d’une morale universelle. Pour ce qui des causes de cette émergence, plusieurs théories s’affrontent : l’avènement de l’écriture, de sociétés beaucoup plus complexes, voire une innovation fondatrice, comme la monnaie ou la cavalerie d’archers. C’est dire que le mystère demeure. Le big data aidera-t-il à le percer ? Peut-être faudrait-il se concentrer sur un aspect de la thèse de Jaspers qui semble être passée au second plan : le sujet serait moins l’évolution des religions et des idéologies collectives que l’apparition soudaine de très grands penseurs, d’une envergure telle que le monde actuel, malgré l’explosion démographique et le progrès technique et matériel de nos sociétés, n’en produit plus.
[post_title] => Y a-t-il eu un « âge axial » ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => y-a-t-il-eu-un-%e2%80%89age-axial%e2%80%89%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-24 15:47:19 [post_modified_gmt] => 2020-08-24 15:47:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92769 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )