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« Mon obsession des adresses date du jour où j’ai appris que la plupart des ménages dans le monde n’en avaient pas », explique la juriste afro-américaine Deirdre Mask dans The Address Book. « L’adresse, selon l’Union postale universelle, est un des moyens de lutte contre la pauvreté les moins onéreux, car elle facilite l’accès de la population au crédit, au vote et aux marchés mondiaux, souligne l’auteure. Mais le problème ne se pose pas seulement dans les pays en déve­loppement. J’ai découvert que, même dans certaines ­régions ­rurales des États-Unis, les habi­tants n’avaient pas d’adresse postale. »

« Les adresses, observe le critique Andrew Holgate dans le quotidien britannique The Times, contribuent aussi à lutter contre les maladies : en 1854, le médecin John Snow parvint à identifier la source de l’épidémie de choléra qui sévissait dans le quartier de Soho, à Londres – une pompe à eau –, en notant sur une carte le lieu de résidence de toutes les personnes atteintes. »

Une adresse peut aussi révéler des informations qu’on ne souhaite pas forcément communiquer. « À Belfast, selon la rue où vous habitez, on saura si vous êtes catholique ou protestant. Et, aux États-Unis, les voies baptisées du nom de Martin Luther King – il y en a près de 900 – se trouvent dans des quartiers noirs, donc réputés malfamés », poursuit Holgate. 

[post_title] => À l’adresse indiquée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => adresse-indiquee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 16:02:27 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 16:02:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92349 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Voici un roman étrange, « hybride » selon les mots de son auteur, l’Irlandais ­Colum ­McCann. L’« apeirogon » du titre désigne, en géométrie, un polygone qui a un nombre in­fini de côtés. Une métaphore de ce qu’essaie de faire ­McCann dans son livre : rendre compte de l’ambiguïté, des véri­tés multiples et parfois oppo­sées de l’inextricable conflit ­israélo-palestinien.

Soit deux pères. L’un est israé­lien. Sa fille a été tuée dans un attentat-suicide. L’autre est palestinien. Sa fille a été tuée par un jeune soldat de Tsahal. Les deux hommes sont amis et sillonnent le monde pour défendre une solution pacifique. Leur histoire est vraie.

À partir de ce canevas, ­Colum McCann déploie 1 001 chapitres d’une longueur très variable (parfois une simple phrase), mêlant anecdotes, citations, récits, remarques variées, sans lien apparent. Il y est question par exemple du dernier repas de Mitterrand, d’oiseaux migrateurs, de la correspondance entre Freud et Einstein… Ce défi formel a été diversement apprécié par la critique anglo-saxonne. Si Alex ­Preston parle dans TheGuardian d’un roman « bouleversant », Dwight Garner juge, dans The New York Times, que l’originalité de la structure masque la banalité du ­contenu.

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En décembre 2007, lorsque le magazine BusinessWeek publia son tableau annuel des prévisions économiques pour les douze mois à venir, la totalité des 54 économistes interrogés prédirent que l’économie américaine n’allait pas « tomber en récession ». La croissance en 2008 n’aurait rien d’exceptionnel mais se poursuivrait, affirmèrent-ils tous. Ils ne furent pas les seuls à ne pas voir ce qui se profilait. En juillet 2009, un groupe d’éminents économistes et constitutionnalistes britanniques déplorait dans un courrier adressé à la reine « le défaut d’imagination collective » qui les avait conduits, sans exception, à ne pas anticiper la crise.

Si la lecture du livre de Dan Gardner est si réjouissante, cela tient pour beaucoup aux efforts que déploient les experts pour justifier après coup la nullité de leurs prévisions. Gardner cherche à comprendre pourquoi les pronostics des experts sont si souvent à côté de la plaque et pourquoi on tient rarement rigueur à ceux qui se sont trompés. Il s’appuie pour ce faire sur les travaux de Philip ­Tetlock, un psychologue américain qui en avait tellement assez de la suffisance des prévisionnistes qu’il conçut une expérience originale : en 1984, il sélectionna 284 universitaires, économistes et chercheurs qui gagnaient leur vie en vendant leurs avis sur les tendances politiques et économiques. Il leur demanda de lui fournir des prévisions vérifiables. Vingt ans plus tard, le bilan n’était pas glorieux. Au jeu des pronostics, constata Tetlock, la plupart des experts n’étaient pas plus adroits que « des chimpanzés lançant des fléchettes sur une cible ». Pis, lorsqu’ils furent confrontés à leurs erreurs, beaucoup refusèrent de les admettre : certains tentèrent d’éluder la question, tandis que d’autres prétendirent avoir eu raison depuis le début 1.

Une partie du problème, explique Gardner, tient au fait que les experts n’ont pas à répondre de leurs prévisions. Faites un pronostic audacieux et les journalistes et les caméras accourront. Mais, lorsqu’il ne se réalise pas, personne n’est là pour s’en souvenir. Repre­nant la célèbre distinction du philosophe et historien des idées Isaiah Berlin, Gardner divise les experts et les prévisionnistes en deux caté­gories : les renards, qui savent beaucoup de choses différentes, et les hérissons, qui sont spécialistes d’un seul grand sujet. Selon lui, les hérissons, dont le domaine d’expertise est ­limité, ont tendance à formuler des prévisions audacieuses et optimistes. Leurs pronostics sont plus simples et plus amusants, de sorte qu’ils monopolisent l’attention des médias. Mais ils ont aussi bien plus de chances de se tromper que les renards. Comme ils se fondent sur un éventail plus large de données et de disciplines, les renards ont tendance à être plus prudents dans leurs prévisions et, par conséquent, se trompent moins.

Les économistes ne sont pas les seuls à se fourvoyer. Qui peut jurer, la main sur le cœur, avoir prédit les Printemps arabes ? La démographie est une des denrées de base de la prospective, mais, même dans ce domaine, les prévisions ne sont pas ­aussi faciles qu’elles en ont l’air : personne ou presque n’avait vu venir le baby-boom de l’après-guerre, ­observe Gardner. De même, la régularité avec laquelle ses prophéties de catastrophe imminente ne se réalisent pas a ­desservi le mouvement écologiste. Dans son livre de 1968, La Bombe P, le biologiste Paul Ehrlichsoutenait ainsi que la population mondiale augmentait plus rapidement que la production agricole, et il prédisait que nous connaîtrions une ère de grandes famines dans la décennie ­suivante.

À la lecture de cette litanie jubi­latoire de prédictions erronées, il est aisé d’en conclure que prévoir le futur relève de la mission impossible. Il y a pourtant des choses hautement prévisibles, comme le savent bien les compagnies d’assurances et les commerces qui proposent des cartes de fidélité. Voici quelques bons conseils pour les prévisionnistes en herbe : ne cherchez pas à figer des choses qui évoluent constamment. Évitez de parler de bombes à retardement et abstenez-vous de prédire la fin de quoi que ce soit (des guerres, des ressources, et encore moins de l’histoire). Et ne cherchez pas à regarder trop loin dans le futur, vous risquez de vous vautrer 2.

— James Harkin est un journaliste indépendant britannique. Il est l’auteur notamment de Niche: Why the Market No Longer Favours the Mainstream (Little Brown, 2011).

— Cet article est paru le 13 mai 2011 dans le Financial Times. Il a été traduit par Inès Carme.

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L’écrivaine et metteuse en scène de théâtre Ann-Luise Bertell appartient à la minorité suédophone de Finlande (6 % de la population). La famille qu’elle campe dans Heiman, son deuxième roman, aussi. Son récit se déroule dans la première moitié du XXe siècle en ­Ostrobotnie, région côtière de l’ouest de la Finlande, d’où est originaire l’auteure.

Ann-Luise Bertell « connaît bien ses habitants et les décrit avec tendresse : femmes déterminées, hommes lessivés par la guerre, aventuriers et familles souvent si imbriquées qu’il est difficile d’en sortir », résume le critique Peter Lüttge sur Svenska Yle, le site suédophone de la radio-télé­vision publique finlandaise Yle.

Démobilisé pour blessure lors de la Seconde Guerre mondiale, Elof, le personnage principal, parvient à récupérer la ferme familiale, qu’il avait dû abandonner enfant à la mort de son père. Il épouse la veuve d’un compagnon d’armes, Olga, forte femme qui le voit se replier sur lui-même et sombrer dans l’alcool. « On a de l’affection pour eux, même quand ils se comportent de manière stupide », ajoute ­Peter Lüttge, qui compare ce roman aux Sept Frères, d’Aleksis Kivi, classique de la littérature finlandaise (Stock, 1991).

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Quelques cabanes en bois dressées au bord de l’océan Pacifique, sur une plage de sable noir qui ressemble à de la boue, soumises aux caprices de la marée et aux pluies diluviennes : c’est le décor qu’a choisi la romancière colombienne Pilar Quintana pour La Chienne, le premier de ses livres traduit en français.

Elle y raconte la mélancolie de Damaris, qui s’occupe de l’entretien de la villa des Reyes, un couple fortuné de Bogotá. Depuis son mariage avec Rogelio, un pêcheur taciturne, elle rêve d’avoir un enfant mais n’y parvient pas. Une voisine lui donne une petite chienne âgée de quelques jours et Damaris noue avec l’animal une relation maternelle.

Mais l’affection laisse vite place au ressentiment. En grandissant, la chienne dédaigne sa maîtresse et se sauve à plusieurs reprises dans la forêt tropicale, laissant Damaris en proie à une colère froide.

« Le village dans lequel vit Damaris fait partie de ce que nous avons l’habitude d’appeler “l’autre Colombie”, la “Colombie profonde”, expressions généralement prononcées avec un brin de condescendance citadine. C’est la Colombie que nous avons du mal à comprendre parce que nous la regardons de haut, celle qui a le plus souffert de la guerre et de l’oubli, celle à qui les grandes villes ont très souvent tourné le dos », analyse Iván Andrade dans la revue colombienne en ligne Razón Pública.

Cette Colombie-là, Pilar Quintana en parle en connaissance de cause puisqu’elle a vécu neuf ans sur une langue de terre bordée par le Pacifique, dans une maison construite de ses mains, à proximité du village de Juanchaco. « Elle, qui connaît le nom des nœuds, les différents types de filets de pêche, les oiseaux et les insectes ; elle, qui distingue au premier coup d’œil un serpent inoffensif d’un venimeux, attache une grande importance à la précision de son écriture », note l’écrivaine et chroniqueuse Melba Escobar dans le quotidien El Tiempo. C’est à Bogotá, où elle vit désormais, que Pilar Quintana a écrit La Chienne, qu’elle qualifie dans les pages d’El Tiempo d’« hymne nostalgique au Pacifique ».

Son roman interroge notre conception de la maternité, en prenant pour toile de fond « une région où la fécondité est une sorte de déesse qu’on honore en procréant à tour de bras », pointe le journaliste Gerardo Quintero dans Semana rural, un magazine en ligne rattaché à l’hebdomadaire colombien Semana.

En filigrane, une question traverse le roman : l’amour d’une mère est-il aussi inconditionnel qu’on le dit ? Rien n’est moins sûr, semble répondre Pilar Quintana. La romancière laisse entrevoir la facette sombre du lien maternel, rappelant que, comme tous les cultes, celui que l’on rend à la déesse de la fertilité n’est pas sans exiger quelques victimes sacrificielles.

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Quand un homme entre dans une pièce, il y entre avec tout son passé », dit un personnage de la série Mad Men. Cette phrase me revient à la ­mémoire tandis que je fais la queue avec Jordi Socías, le photographe de ce repor­tage, à l’entrée de l’un des restaurants du Gran Hotel Bali, à Benidorm, qui propose un dîner-buffet à 12 euros. À l’hiver de nos vies (nous avons un siècle et demi à nous deux), Socías et moi avons reçu pour mission de raconter et de photographier l’hiver méditerranéen. Aucun de nous ne connaissait Beni­dorm, lieu mythique à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières et, de ce fait, forcément un peu irréel aussi.

La salle de restaurant a, comme l’indique le panneau à l’entrée, une capacité d’accueil de 1 400 personnes, chacune avec son passé. Et du passé, il y en a à revendre puisque, à de rares exceptions près, les clients sont là dans le cadre du programme de vacances seniors de la Caisse nationale d’assurance vieillesse espagnole (Imserso). Le photographe et moi sommes venus en indépendants pour espionner, et autant dire que nous passons complètement inaperçus. ­Jamais deux observateurs n’ont été aussi en symbiose avec l’objet de leur étude.

Benidorm est située sur la côte du Levant espagnol, mais elle pourrait tout aussi bien se trouver à Singapour ou en Indonésie. De la terrasse de ma chambre, au 41e étage de l’hôtel (le plus haut d’Europe, nous a-t-on dit, avec près de 800 chambres), on aperçoit une immense baie – celle de la plage du ­Ponant – ceinturée de bâtiments colos­saux et moins colossaux qui évoquent une dentition irrégulière. La nuit, grâce à l’intensité de l’éclairage, on se croirait à Hongkong, à New York même, comme le disent certains guides. J’ai pas mal voyagé à l’étranger, mais cet étranger-ci ne ressemble à aucun autre, parce que j’en fais partie. Je suis lui. Je suis devenu un étranger dans mon propre corps.

Ou quelque chose du genre.

Le lendemain de notre arrivée, nous sortons dans la rue et, en cinq minutes à peine, nous voilà sur la promenade maritime, prêts à la parcourir jusqu’au bout. À notre gauche, la ville ; à notre droite, la Méditerranée, la mer d’Homère, la mer couleur de vin de l’Iliade et de l’Odyssée, la Mare Nostrum des Romains, le « Grand Vert » des Égyptiens, la mer de Grèce, celle de Jason et des Argonautes… Logiquement, nous aurions dû nous perdre dans sa contemplation, mais nous n’avons d’yeux que pour la ville, dont les immeubles, si l’on exclut les gratte-ciel, sont en tous points pareils à ceux des banlieues des grandes villes européennes.

Nous sommes face à un monumental ensemble de béton organisé par une intelligence locale un peu chaotique. Comme si Benidorm était l’œuvre d’un démiurge qui, avec des matériaux ­aussi grossiers que la brique ou le béton puisqu’il n’en avait pas d’autres sous la main, avait fondé un monde qui cherche à ressembler au monde platonique des idées urbanistiques.

La promenade, sous la lumière aveuglante et la température généreuse de midi (environ 22 °C), grouille de seniors qui, comme Socías et moi, se déplacent avec tout leur passé – essentiellement espagnol – sur le dos le long de cette étroite avenue qui sépare la mer de la spéculation ­immobilière.

Je m’arrête pour parler à un octogénaire d’Estrémadure, à qui je demande s’il aime Benidorm.

– Eh bien, je ne dirais pas que c’est joli ! s’exclame-t-il.

– Qu’est-ce que vous faites ici, alors ?

– Le climat. Figurez-vous qu’on est en plein mois de février et qu’il fait presque 25 °C, répond-il.

– D’accord, et quoi d’autre ?

– Eh bien, au marché, on a 2 kilos d’artichauts pour 1 euro. Et les épinards, pareil.

Je vais obtenir cette réponse ou quelque chose d’approchant des différentes personnes que j’aborde. Mais les artichauts et le climat n’expliquent pas tout. Ce succès de masse doit bien avoir un mystère ­invisible à l’œil nu.

– Non mais c’est dingue, s’exclame Socías, qui n’en revient pas. Cet endroit est unique ! Je n’ai jamais rien vu de ­pareil !

Tout en parlant, il caresse son appareil sans savoir vers où le diriger, comme le chasseur de lions qui, au milieu de la jungle, entend des rugissements dont il ignore la provenance. Pour ma part, je tiens dans la main gauche un cahier que je menace sans cesse avec le stylo que j’ai dans la droite.

– Tu as noté quelque chose ? demande-t-il.

– Pas encore, dis-je. Tout est très normal quoique un peu insolite.

Je note ces deux mots : normalité ­insolite.

Nous ne le savons pas encore, mais nous allons bientôt regretter cette normalité insolite, car nous sommes en ­février et le Covid-19 s’est déjà manifesté dans la ville chinoise de Wuhan, qui a été bouclée par les autorités.

Pour nous, toutefois, le coronavirus est encore loin, ce qui nous permet de nous étonner ironiquement de notre vie quotidienne. Nous ignorons que le simple fait de marcher dans la rue ou de s’asseoir sur un banc en béton au soleil deviendra bientôt un luxe extravagant et interdit. Nous assistons à des scènes de mœurs sur lesquelles le rideau ne va pas tarder à tomber.

– Quelle idée, ce reportage ! Elle ne peut venir que d’un cerveau sacrément dérangé, réplique Socías.

– Oui, acquiescé-je, en omettant de préciser que c’est moi qui l’ai proposée au journal.

J’aborde une dame dans l’idée de continuer à glaner des informations.

– D’où venez-vous ? lui demandé-je.

– Je suis née ici, mais ne le dites à personne.

– Et c’est toujours comme ça ?

– À partir de juin, les jeunes débarquent, mais je ne sais pas ce qui est le pire.

Nous poursuivons notre chemin en essayant en vain d’échapper à la surveillance d’un gratte-ciel cyclopéen et omniprésent, un peu lugubre, de 200 mètres de haut, constitué de deux tours parallèles reliées au sommet par un énorme diamant de béton aux ­reflets dorés. On nous a dit que les appar­tements situés à l’intérieur du bijou pouvaient coûter autour de 1 million d’euros, peut-être plus. Je me demande bien qui peut prendre plaisir à vivre à l’intérieur d’un bijou en béton, à part Donald Trump, dont tout le monde connaît le sens esthé­tique. Mais on ne sait jamais. Le diamant a aussi quelque chose d’un œil gigantesque qui scrute les ­mouvements de nous tous, pauvres mortels, qui nous déplaçons tels des fourmis, tout en bas, dans les profondeurs de la réalité.

Ce monstre à deux pattes, sou­tenu par quelque 25 000 tonnes d’acier, ­incarne-t-il une philosophie de l’archi­tecture que personne n’est encore ­capable d’apprécier ?

Peut-être bien.

Je m’approche de la vitrine d’une agence immobilière pour me faire une idée de l’offre et je repère l’annonce suivante : « Deuxième ligne de la plage du Ponant. Débarras 5 m2. 2e sous-sol. Vendu. » S’agissant d’un débarras situé au deuxième sous-sol, cela me surprend qu’on mette en avant la proximité de la plage. À côté de l’agence, il y a une pharmacie où j’entre pour acheter des mouchoirs en papier. Je remarque, ébahi, une immense armoire remplie de boîtes d’antiacides de différentes marques, disposées comme des bonbons dans une confiserie.

– Et ça ? demandé-je à la dame de la pharmacie.

– Mauvaises digestions, contrariétés, me répond-elle.

Le lendemain, je me lève de bonne heure pour assister au lever du soleil des hauteurs de ma chambre – 180 mètres environ –, seulement dépas­sées par le monstre au diamant, qui surveille aussi tout ce qui se passe sur ma terrasse. Je n’ai été piqué par aucun moustique, bien que je dorme la fenêtre ouverte, car les insectes, s’il y en a, ne sont pas capables d’atteindre de telles alti­tudes. Les moineaux non plus, bien sûr, les pauvres. Quant aux mouettes, elles évoluent entre le 30e et le 35e étage, en raison de limitations mécaniques ou par goût, je ne saurais dire. Après mes ablutions matinales, j’emprunte l’ascenseur pour descendre dans le hall, ce qui me prend une bonne quinzaine de minutes vu qu’il s’arrête à beaucoup d’étages. Au 35e montent deux vieilles dames accompagnées d’un vieux monsieur de mon âge (74 ans). Une des vieilles dames dit qu’elle trouve ça formidable de ne pas ­savoir quel jour de la semaine on est.

– On est mardi, lui assène le vieux.

– Ça y est, tu m’as gâché la journée, dit-elle.

Au 18e entrent deux hommes plus âgés que moi, dont l’un avec un déambulateur.

– J’ai été élevé dans la culture de l’effort, dit l’homme au déambulateur.

– Heureusement, observe fielleusement son interlocuteur, faisant allusion à l’accessoire de marche.

– On a droit à ceci et à cela, poursuit l’autre, impassible. Mais on a aussi des devoirs.

– Et qu’est-ce que vous préfériez, les droits ou les devoirs ? demande l’une des vieilles dames qui ont pris l’ascenseur au 35e.

– Moi, les devoirs.

– Eh bien, vous êtes masochiste, ­décrète la vieille dame.

– Si tout le monde prenait plus à cœur ses devoirs que ses droits, on n’en serait pas là aujourd’hui, se défend le ­monsieur.

Il est 8 heures quand ils ouvrent la salle du petit déjeuner, dans laquelle s’engouffrent illico de 400 à 500 personnes âgées, chacune avec son ­passé. Je m’assois à côté d’une veuve, qui charrie également celui de son mari, car elle se met aussitôt à me parler de lui. Elle est venue avec des amies, veuves elles aussi, avec lesquelles elle part en voyage tous les ans.

– Mais elles, elles dorment jusqu’à 9 heures, dit-elle sur un ton réprobateur.

Je lui demande quel est son programme de la journée et elle me ­répond que, ce matin même, elle part pour une excursion à la Cité des arts et des sciences de Valence.

– Ça, c’est en supplément, me précise-t-elle.

– Ce n’est pas compris dans le forfait ? ajouté-je, en insistant sur le mot « forfait » pour donner une touche ­technico-touristique à l’affaire.

– Non, répond-elle, ravie, je crois, du terme technique.

Elle me raconte qu’elle ne sort pas le soir, car elle revient fatiguée de ses excursions. « Au mieux, ajoute-t-elle, je prends un verre au snack-bar de l’hôtel, où il se passe toujours quelque chose. Aujourd’hui, c’est le duo Mavi, qui chante en anglais. Mais, au restaurant qui donne sur la terrasse, il y a du flamenco. Là-bas, ils chantent toujours en espagnol. »

Après le petit déjeuner, je traîne un moment dans l’immense hall et je vois quelques personnes âgées sortir de la consigne à bagages sur des scooters électriques à quatre roues. Au début, je pense qu’il s’agit de handicapés, mais, quand je sors de l’hôtel pour faire le tour du pâté de maisons, je vois qu’il y a beaucoup de ces véhicules dans la rue.

Il ne peut pas y avoir autant d’hémiplégiques, me dis-je.

Je retourne donc poser la question à la réception et ils me répondent qu’ils en louent, ce qui me met en joie. J’appelle Socías, je lui en parle et nous louons chacun le nôtre. Ils sont très faciles à conduire puisqu’ils n’ont qu’une marche avant et une marche arrière. Ils ralentissent tout seuls lorsqu’on arrête d’appuyer sur l’un ou l’autre des boutons.

Ces deux types qui parcourent la digue de Benidorm en riant comme de vieux fous sur leurs pétrolettes (c’est ainsi que nous avons baptisé ces engins), c’est le photographe et moi. Les seniors qui se déplacent à pied s’écartent sur notre passage, envieux de notre condition de motorisés. Il y a des vieux vigoureux, des vieux ramollos, des vieux décatis, des vieux avec des cheveux, des vieux chauves, des couples de vieux qui se tiennent par la main et des couples qui marchent séparément, il y a des groupes de vieilles amies, probablement des veuves, mais peu de groupes d’hommes, parce qu’ils meurent avant elles.

Quel genre de vieux serai-je ? me ­demandé-je.

Si quelqu’un me regardait comme je regarde les autres, que dirait-il de moi ? Je me sens léger parce que je n’ai pris qu’une orange et un peu de céréales au petit déjeuner avec un thé, mais j’ai vu des contemporains (et des contemporaines, bien sûr) prendre deux œufs au plat avec du bacon puis deux saucisses avec des haricots rouges. J’ai été frappé par un vieil homme très musclé avec une moustache en croc, comme les colonels dans les films, qui a petit-­déjeuné trois fois. Il portait un polo à manches courtes et un pantalon kaki. Il vient de me dépasser en marchant à environ 6 km/h (ma pétrolette, à pleine vitesse, atteint à peine 5 km/h).

Vers la moitié du parcours, on aperçoit un groupe de retraités en train de danser ou peut-être de faire du tai-chi sur la plage. Socías gare son véhicule et descend, son appareil à la main. Je reste sur la digue avec les vieux contemplatifs. Une vieille dame à côté de moi dit que ses petits-enfants lui manquent.

– Pas à moi, avoue son mari en ­rigolant.

– Je vais les appeler pour savoir comment ils vont, dit-elle.

– C’est toi qui vois, conclut-il. À tous les coups, il y en a un qui a de la fièvre.

La femme sort son portable et se met un peu à l’écart.

En milieu de matinée, je me rends compte que je n’ai pas pris mon médicament contre le cholestérol. J’en parle à Socías et il me dit de ne pas m’en faire, qu’ici nous sommes en sécurité.

– Tu ne vois pas qu’ici il ne peut rien nous ­arriver ? 

Comme je le crois sur parole, et bien qu’aucun de nous ne fume plus depuis des années, nous cherchons un bureau de tabac et grillons une Marlboro sur une terrasse, au soleil, face à une île triangulaire nommée île de Benidorm, en toute logique. La cigarette interdite a un goût délicieux et, de façon incompréhensible, elle nous met en appétit.

Tandis que nous nous mettons en quête d’un restaurant, je réalise à quel point notre vie a changé depuis que nous avons quitté Madrid et sommes arrivés à Valence, en TGV, à environ 300 km/h. À la gare, nous avons loué une voiture avec laquelle nous avons parcouru à 120 la distance qui nous séparait de Benidorm. Notre vitesse moyenne, à présent, ne dépasse pas les 5 km/h. Si nous continuons ainsi, nous serons bientôt complètement à l’arrêt. Ce voyage, me dis-je, contrairement à ceux que nous faisions dans notre jeunesse, est désinitiatique.

J’en parle à Socías devant un plat d’artichauts frits d’une qualité imbattable et un deuxième verre de vin blanc :

– Nous nous désinitions.

– Toi, avec ton histoire d’initiation, tu tiens déjà ton reportage, mais moi, je n’ai pas encore pris une seule photo, se lamente-t-il.

Socías se plaint toujours de sa ­matière. Il n’en a jamais assez. Nous discutons de ce qui est le plus difficile de photographier ou d’écrire, tandis que nous dégustons une excellente « paella du bourgeois », ainsi nommée parce que tous les fruits de mer sont décortiqués ou déco­quillés. La patronne du restaurant, qui nous a pris pour un couple gay, dit qu’elle a fait une commande pour la Saint-Valentin mais qu’elle ne l’a pas encore reçue.

– Si vous revenez demain, ­promet-elle, je vous offrirai un petit quelque chose.

L’après-midi, nous partons chacun de notre côté, mais nous nous donnons rendez-vous pour un gin tonic en fin de soirée sur la terrasse face à l’île. Et, en fin de soirée, avec le gin tonic, ­encore une délicieuse Marlboro. Ça, c’est la belle vie !

Cette nuit-là, une fois couché, j’écoute les infos et je n’ai pas l’impression qu’on parle de mon pays. J’ai l’impression qu’on parle de Mars. En vingt-quatre heures, je me suis ­déshabitué de l’actualité. La désinitiation, le désapprentissage font qu’on se dénationalise aussi. J’ai envie d’appeler Jordi pour lui dire de ne pas écouter la radio ni allumer la télé afin de ne pas interrompre ce voyage inverse que nous avons entrepris, mais je suis sûr qu’il se plaindra à nouveau de ne pas encore avoir pris une bonne photo. Tant pis pour lui, me ­dis-je en me retournant dans mon lit.

Je me lasse de la pétrolette avant Socías. Le photographe y a pris goût parce qu’elle lui permet d’atteindre, selon lui, les coins les plus reculés de Benidorm, son aine et ses aisselles, son nombril. Je lui conseille de surveiller la batterie du scooter, des fois qu’elle tomberait en rade loin de l’hôtel et qu’il soit obligé de pousser le véhicule. Mes appré­hensions le font rigoler et, après le petit déjeuner, il part sur son engin à la recherche de cette matière qu’il ne trouve jamais.

Je descends pour ma part dans la rue et je marche sans but, à la recherche du secret de ­Benidorm, mais je ne vois que des quartiers semblables à ceux que l’on pourrait trouver à ­Madrid, Valence ou Saragosse, pour citer trois villes au hasard, ou des rues banalement touristiques avec des boutiques qui vendent des magnets pour réfrigérateur.

Comme mon intellect tend vers la ­symétrie, la hauteur des gratte-ciel et des grands hôtels me pousse à imaginer ce qui se passe dans le sous-sol de la ville, et, pendant une bonne demi-­heure, je suis, en me repérant aux plaques d’égout, le réseau d’assainissement qui me semble sous-dimensionné au vu des quantités de matières fécales et d’urine à évacuer quotidiennement. La ville, qui s’étire en longueur, compte quelque 70 000 habitants à l’année, auxquels il faut ajouter la popu­lation flottante de l’hiver, dont je fais partie. Mais, pendant les mois d’été, me dit-on, le nombre de résidents grimpe jusqu’à 600 000 ou plus. Je pense alors à la longueur de mon intestin, qui est d’environ 6 mètres, je la multiplie par le nombre d’habitants et j’obtiens un nombre de kilomètres de boyaux qui ne cadre pas, à première vue, avec celui du réseau d’égouts. Comme je suis facilement dégoûté, j’ai un petit haut-le-cœur et je décide de retourner me mettre à l’abri à l’hôtel.

Près du comptoir de la réception, il y a un bureau d’information de ­l’Imserso dont la préposée est désœuvrée. Je m’assois en face d’elle et après quelques échanges de politesses, je lui demande s’il y a souvent des gens qui tombent ­malades. Elle me dit que oui, bien sûr, étant donné la moyenne d’âge des ­usagers, mais qu’un médecin et une infirmière font une permanence ­quotidienne.

– Et j’imagine qu’il y a aussi des décès, ajouté-je à voix basse.

– Tous les ans, il y a quelqu’un qui ne rentre pas de son séjour, répond-elle sans plus de détails.

Une employée de l’hôtel m’a confié qu’un monsieur venait de décéder et qu’on l’avait sorti de l’hôtel dans la plus grande discrétion par une porte dérobée. J’en parle à l’employée de l’Imserso, qui ne le nie pas mais m’assure qu’il ne faisait pas partie de son groupe.

Je mène ma petite enquête dans la perspective de ma mort ou de celle de Socías, au cas où je devrais m’occuper de son corps. Pensant soudain à lui, je l’appelle pour lui dire ne pas faire d’imprudences avec la pétrolette. « Non mais tu rigoles ? Elle fait du quatre à l’heure ! » lâche-t-il avant de raccrocher.

Sur ce arrive une dame qui a besoin d’un renseignement. Elle cherche à ­savoir où se trouve l’endroit où il y a des poissons qui mangent les peaux mortes des pieds.

C’est la première fois que j’entends parler d’une activité qui m’intéresse. La dame me confie que c’est ce qu’elle a préféré de son voyage de l’année dernière. « Je suis sortie de là toute légère, comme si je n’avais plus de pieds, prête à aller danser. C’était dans le centre, mais je ne me souviens pas où exactement. Et, pour que ça ne me coûte rien, il me faut une invitation. » L’employée de l’Im­serso fouille dans une boîte et en sort une ­espèce de ticket. La dame est aux anges.

– Vous pourriez me donner un de ces bons à moi aussi ? demandé-je.

– Vous êtes de l’Imserso ?

– Non, mais je trouve ça très tentant de se faire dévorer les pieds par des poissons.

L’employée fait un geste conciliant et finit par me donner un bon pour l’après-midi même.

– Vous êtes sûre que c’est gratuit ? demandé-je.

– Oui, mais vous aurez droit à un ­exposé sur des crèmes contre les rhumatismes. Vous en achetez si vous voulez, mais vous n’êtes pas obligé.

Ça y est, j’ai mon programme pour l’après-midi. Je sors sur une immense terrasse, à côté de laquelle se trouve une immense piscine, pour boire un thé vert. Si j’étais plus sociable, je me ferais tout de suite des amis, parce qu’il y a partout des gens qui ne demandent qu’à engager la conversation. Cette dame, par exemple, s’appelle Amparo, elle a 69 ans et est une vétérane des voyages de l’Imserso. Elle dit que cette année, elle n’est pas sortie un seul soir après le ­dîner parce qu’elle n’aime plus se coucher tard. Je lui demande ce qu’il y a comme activités en ville.

– Du chant et de la danse, m’informe-t-elle. Des spectacles de magie et de jonglage, vous voyez. Il y a aussi des spectacles de travestis, mais je n’y suis jamais allée. Et en ce moment même, dans la cafétéria de l’hôtel, il y a une séance de Zumba. Je vais peut-être aller y faire un tour tout à l’heure.

– Et qu’est-ce que la Zumba ?

– Un truc à mi-chemin entre la gym et la danse. J’aime beaucoup.

Je me lève et me dirige vers le fond de la cafétéria, où un animateur juché sur une estrade dirige un groupe de participants qui frappent dans leurs mains au rythme d’une musique que je ne connais pas, parce que je n’ai jamais été très amateur de danse. Ni de gym. Le spectacle est merveilleux. Sur la piste, il n’y a que des femmes et, au milieu d’elles, un homme qui reste absurdement statique. Je me mêle à un groupe de vieux voyeurs et nous nous extasions devant la souplesse, le sens du rythme et l’envie de vivre de ces vieilles dames, toutes en tee-shirt, toutes belles, toutes souriantes. Ce n’est pas une danse très rapide, mais il faut bouger les bras sans cesse. Dans un moment d’inconscience et d’envie, je fais un pas en avant, je m’insère dans le groupe et je fais ce que je peux. Une femme corrige la position de mon bras droit en me disant : « Comme ça. »

À la fin de l’exercice, l’animateur nous félicite et nous invite à recommencer, sans musique cette fois. Un pas à gauche, un autre à droite. Un, deux, trois, quatre, sept, huit, bras en l’air…

Pour clore la séance, il passe No rompas más mi pobre corazón et tout le monde se met à danser :

« Ne brise plus mon pauvre cœur
Tu frappes juste, comprends-le.
Si tu brises encore mon pauvre cœur
Tu vas me casser en mille morceaux, aime-le. » 1

On peut vivre parfaitement bien sans sortir de l’hôtel, voilà sans doute l’un des secrets de Benidorm.

– C’est fini pour aujourd’hui, crie l’animateur à la fin de la chanson. À présent, il y a une partie de Kubb 2 dehors. 

Je passe le reste de la matinée à jouer au Kubb et aux fléchettes. Puis mon télé­phone sonne : c’est Socías. À tous les coups, sa pétrolette n’a plus de batterie et il veut que j’aille l’aider à la pousser. Je suis tenté de ne pas répondre, mais je finis par décrocher. Il propose qu’on se retrouve pour déjeuner au restaurant d’hier, mais j’ai la flemme de quitter l’hôtel.

– Allez ! m’encourage-t-il. Tu ne vas pas passer ta vie là-dedans, tu as un repor­tage à faire.

– Je suis en train de le faire, dis-je.

– Sur quoi ? Sur l’hôtel ?

– Sur l’hôtel et sur l’étranger que j’ai découvert en moi.

– Toi, avec ces bêtises tu t’en sors toujours, mais moi, il faut que je sorte prendre des photos.

Je lui demande si sa matinée a été fructueuse, et il me répond qu’il a vu 200 vieux danser sur du Michael ­Jackson.

– Tu as ce qu’il faut alors, insisté-je.

– J’ai quelque chose, répond-il prudemment.

Il ne me la fait pas, nous sommes déjà partis en reportage ensemble (peut-être est-ce la dernière fois, pensé-je avec nostalgie), et je sais que quand il dit qu’il a « quelque chose », c’est qu’il a tout.

Mais il est 17 heures. Le moment le plus exaltant de la journée est enfin arrivé, si bien que je quitte l’hôtel et je prends un taxi, prêt à me faire ­dévorer les pieds par les poissons.

J’entre pieds nus dans une grande salle rectangulaire avec des chaises disposées contre les murs. Devant chaque chaise, il y a un bac d’eau plein de petits poissons noirs. Je m’assois sur l’une des chaises, je retrousse mon pantalon jusqu’aux genoux, et une jeune femme me vaporise un produit sur les pieds. « C’est pour les désinfecter », m’explique-t-elle. Je les mets dans l’aquarium, je les pose au fond et je regarde les poissons affluer en masse. Je sens un petit chatouillis et cela me fait rire.

– Ils sont affamés, dis-je à la jeune femme, ils vont s’empiffrer.

– Non, monsieur, réplique-t-elle un peu offusquée, ce n’est pas leur nourriture, c’est leur travail.

Arrivent deux dames d’environ 75 ans, dont l’une a les cheveux bleus. Ce sont des habituées, si bien que tout ce qui se passe dans cette pièce leur semble le plus naturel du monde. Je regarde autour de moi et je me dis que même Buñuel n’aurait pas eu l’idée d’une scène pareille. Voici sept ou huit vieux (et vieilles) avec les pieds immergés dans leur subconscient.

– D’où viennent ces animaux ? demandé-­je.

– De Turquie, me répond-on.

Au bout de vingt minutes, peut-être une demi-heure, une autre jeune femme entre dans la salle, me demande de ­sortir les pieds, me les enveloppe dans un sac en plastique et m’emmène dans une pièce où elle les masse avec une crème spéciale contenant du menthol qui les rend tout froids. Ensuite, on me donne congé, sans avoir essayé de me vendre quoi que ce soit, ce qui m’inquiète un peu.

Qu’ont-ils vu en moi qu’ils ne voient pas chez les autres vieux ?

La nuit, les pieds toujours glacés à cause du menthol, je raconte mon aventure à Socías et il est horrifié.

– Tu imagines la quantité de personnes qui auront trempé les pieds dans ces aquariums à la fin de la journée ?

– On te les désinfecte avant, répliqué-je en guise d’excuse.

Avant de partir pour Marina d’Or, qui est notre étape suivante, nous ­déci­dons de loger une journée à l’Asia Gardens, un hôtel cinq étoiles situé à 2 bons kilomètres de Benidorm en ­allant vers la montagne. Ils s’occupent de nos bagages à notre arrivée, mais j’ai l’impression que, si je le leur demandais, ils prendraient aussi mon existence en main.

C’est ça le luxe, externaliser sa vie.

C’est là qu’on se rend compte à quel point il est fatigant d’appartenir à la classe moyenne et, a fortiori, à la classe ouvrière. Bref, on est épuisé et on ne sait pas pourquoi : on met ça sur le compte de l’âge, du travail, d’un rhume, et il s’avère que ce n’est rien de tout cela. Il s’agit d’une fatigue de classe.

L’hôtel possède plus de 300 chambres, mais c’est comme s’il n’y en avait qu’une, la nôtre, car tout est agencé de façon à ce qu’on ne croise personne. Les portes sont noires, les tables de chevet sont noires, les cadres des miroirs sont noirs… Tout a l’élégance minimaliste d’un faire-part de décès.

Je me demande, du coup, si nous ne sommes pas morts et si nous ne nous trouvons pas dans l’au-delà.

Je prends ces notes sur la terrasse de ma chambre, qui donne directement sur le Vietnam, car les différents bâtiments qui abritent les chambres sont entourés d’une végétation très abondante, identique à celle que nous avons vue dans des films comme Apocalypse Now. J’appelle Socías et lui dis que notre voyage est comme un voyage au cœur des ténèbres.

– Là, tout de suite, je me sens comme le capitaine Willard. Tu te rends compte que nous sommes au cœur de la jungle ?

– C’est dingue, dit-il, perplexe, depuis sa terrasse.

Et, après quelques secondes de silence, il répète : « Quelle idée, ce reportage ! Elle ne peut venir que d’un cerveau sacrément dérangé. » Je juge bon de continuer à lui cacher que c’était mon idée et je l’invite à faire un tour dans notre domaine.

Dans notre domaine, labyrinthique et silencieux, abondent les étangs (je ne me risquerais pas à les déshonorer en les qualifiant de piscines), dont les eaux transparentes et lisses invitent à la méditation zen. Nous parlons à voix basse pour ne pas briser le sceau sacré d’une forêt ombragée et lumineuse à la fois, peuplée de bambous gigantesques, de fougères d’aspect préhistorique, de treilles envahissantes, de lianes, de fleurs épicuriennes et d’autres espèces de la forêt tropicale et subtropicale.

Nous empruntons au hasard une allée ou une autre, toujours entourés d’une végétation abondante quoique étrangement domestiquée puisque nul n’ignore que la jungle, à l’état naturel, est hostile. M’assaille à nouveau l’impression de décor et de dépersonnalisation que j’ai eue à Benidorm, lorsque j’ai vu Hongkong ou New York depuis ma terrasse. Notre vie, comme celle du protagoniste du film The Truman Show, commence à ressembler à une émission de télévision. Nous allons de plateau en plateau en pensant que nous sommes dans la réalité.

Nous déjeunons seuls, dans un silence monacal. Lorsque je regarde par la baie vitrée du grand salon, situé dans la partie la plus haute du domaine, j’aperçois au loin la skyline de la jungle de béton que nous venons de quitter. Observée depuis cette zénitude orientale, elle représente la barbarie urbanistique de l’homme blanc. J’y pense avec un léger sentiment de culpabilité, à la manière d’un transfuge de classe, d’un nouveau riche peut-être. Alors qu’on nous sert une délicieuse salade de quinoa, je me rends compte que je n’ai même pas encore cherché à savoir comment on ­appelle les habitants de Benidorm. Je pose la question à la serveuse.

– Des touristes, me répond-elle sans hésiter.

— Juan José Millás est un romancier espagnol. Où l’on apprend le rôle joué par une épingle à cravate (10 x 18, 2019) est son dernier livre publié en français.

— Cet article est paru dans El País Semanal, le magazine dominical du quotidien El País, le 22 avril 2020. Il a été traduit par Isabelle Lauze.

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« L’humour est de retour dans la littérature tchèque ! Dans ce roman d’Iva Hadj Moussa, il n’est ni sage ni tendre, mais ironique, mordant, impitoyable. » Pourquoi ne pas croire sur parole la très réputée maison d’édition Host quand elle vante les mérites du premier roman de cette jeune conceptrice-rédactrice ?

Le critique du magazine littéraire Literárni Noviny avoue s’être un peu ennuyé à la lecture de ce livre à l’intrigue convenue (une instagrammeuse ratée et son compagnon, incapables de parvenir à la richesse et à la gloire qu’ils estiment mériter, se transforment en Raskolnikov du XXIe siècle), mais il défend le roman : « Là où l’intrigue stagne, Iva Hadj Moussa la sauve grâce à son esprit piquant. » Le magazine en ligne Kultura 21 a apprécié aussi : « L’auteure parvient à faire le portrait de la jeune génération de Brno avec humour. » Mais beaucoup se sont étranglés : « Quand donc l’humour a-t-il déserté la littérature tchèque ? » s’indigne Ondřej Horák dans le quotidien Lidové Noviny. Certes, les belles heures de la littérature humoristique, symbolisées par Saturnin, de Zdeněk Jirotka, et Le Brave Soldat Chvéïk, de Jaroslav Hašek, sont révolues. Mais « dans les enquêtes sur les préférences des lecteurs, les romans humoristiques arrivent toujours en tête. Il y a donc un espace à prendre pour les auteurs », rappelle le critique. Selon lui et nombre de ses confrères, Iva Hadj Moussa a raté le coche : « Les meilleures blagues pourraient fonctionner comme de petits sketches, mais il n’y avait pas de quoi en faire un roman », juge Daniel Mukner dans le magazine en ligne ­iLiteratura.

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Paru aux États-Unis en 2018, le premier roman de Ling Ma a connu un bien compréhensible retour de flamme à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Et la traduction française tombe, pour ainsi dire, à pic.

Dans ce roman, une fièvre, la fièvre de Shen, venue, pense-t-on, de la mégapole industrielle de Shenzhen, en Chine, se propage à l'ensemble de la planète, et à New York en particulier, où vit Candace Chen, l’héroïne, une jeune Américaine d’origine chinoise comme l’auteure. La particularité de cette maladie ? Les personnes qui en sont atteintes se transforment en zombies qui n’ont rien de très effrayant, sinon qu’ils accomplissent inlassablement les tâches qu’ils avaient l’habitude d’effectuer au quotidien – mettre et débarrasser la table, se coiffer, s’appliquer de la crème sur le visage – jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils se tuent littéralement à la tâche.

Avec un groupe de survivants mené par le tyrannique et implacable Bob, qui pense que le meilleur service à rendre à ces êtres diminués est de leur tirer une balle dans la tête, Candace tente de gagner un refuge à ­Chicago.

Rien de bien original en appa­rence. Sauf que, à cette trame attendue de roman postapocalyptique, Ling Ma ajoute les codes du roman d’apprentissage.

À mesure que l’intrigue progresse, le lecteur découvre le passé de Candace : on apprend qu’elle a quitté la Chine à l’âge de 6 ans et que sa mère « soignait son mal du pays en fréquentant des lieux qui ne ressemblent à rien de ce qu’elle avait connu là-bas : de préférence des lieux d’abondance comme les supermarchés », note Jiayang Fan dans The New Yorker.

Alors que le roman dystopique « a tendance à produire des personnages censés représenter la société dans son ensemble », Les Enfiévrés se focalise sur une héroïne à l'identité et au vécu bien particuliers », poursuit Jiayang Fan.

« Contrairement aux récits de science-fiction, où il est question du destin collectif de l’humanité, Ling Ma, tout en racontant une histoire de destruction et de reconstruction, retrace un itinéraire avant tout personnel », observe Susan Haris sur le site d’information indien The Wire.

Ce qui ne l’empêche pas de ­soulever des questions d’ordre plus général. « Candace se demande si sa vie d’avant n’était pas également, comme celle des zombies, une série de confortables répétitions », note Susan Haris. La critique du capitalisme mondialisé est transparente : « Le roman suggère un parallèle entre, d’un côté, l’esprit malade, piégé et épuisé par la modernité industrielle, et, de l’autre, les enfiévrés, dont les gestes répétitifs sont effectués sans aucune conscience de soi. » 

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Ces derniers temps, beaucoup de gens se sont mis à lire pour la première fois de leur vie des ­articles scientifiques dans l’espoir de comprendre la pandémie de ­Covid-19. Si vous êtes de ceux-là, sachez qu’il s’agit d’un genre de littérature très particulier, avec lequel on met parfois du temps à se familiariser. Ayez aussi à l’esprit que, pour l’édition scientifique, la période actuelle est hors normes. Rarement tant de chercheurs se sont penchés sur un même sujet avec une telle rapi­dité. Les premières études sur le nouveau coronavirus ont été publiées à la mi-janvier. Quinze jours plus tard, la revue ­Nature s’émerveillait de voir qu’on en était déjà à 50 articles. Le nombre a augmenté ces derniers mois à un rythme exponentiel digne d’une pandémie.

Début juin, la base de données bibliographiques de la Bibliothèque nationale de médecine américaine contenait plus de 17 000 publications sur le Covid-19 [plus de 30000 à la mi-juillet]. Plus de 4 000 publi­cations [6254 à la mi-juillet] avaient été déposées sur le site bioRxiv, qui héberge des articles n’ayant pas encore fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

En temps normal, il n’y a guère que des scientifiques qui auraient consulté ces articles. Des mois ou des années après avoir été rédigés, ils se seraient retrouvés dans des revues papier rangées sur un rayonnage de bibliothèque. Aujourd’hui, tout le monde peut surfer sur le flot d’articles consacrés au nouveau coronavirus, qui sont, dans leur grande majorité, en accès libre sur Internet.

Mais ce n’est pas parce qu’on se les procure plus facilement qu’ils sont faciles à comprendre. Leur lecture peut se révéler extrêmement ardue pour le profane, même quand il possède une certaine formation scientifique. Pas seulement en raison du jargon qu’emploient les chercheurs pour faire tenir beaucoup de résultats dans un espace réduit. Tout comme le sonnet, la saga et la nouvelle, l’article scientifique est un genre qui possède ses règles tacites, règles qui ont évolué au fil des générations.

Au départ, il s’agissait de lettres de savants, dans lesquelles ils racontaient leur passe-temps et décrivaient des phénomènes surprenants. Le premier numéro de la revue Philosophical Transactions de la Royal Society de Londres, publié en mars 1665, était constitué de brèves communications intitulées « Exposé des progrès en matière des verres optiques » ou encore « Description d’un très étrange veau monstrueux ».

Au XVIIe siècle, ce sont les éditeurs des revues qui décidaient si les lettres de savants méritaient ou non d’être publiées. Mais, deux siècles de progrès scientifique plus tard, les savants ne pouvaient plus être experts en tout, si bien que les éditeurs se mirent à faire relire les articles par des personnes extérieures qui étaient spécialistes de la discipline concernée. Cela déboucha dans les années 1950 sur ce qu’on appelle l’évaluation par les pairs. Désormais, une revue ne publiait un article que si des experts extérieurs l’avaient jugé recevable. Parfois, les relecteurs le refusaient purement et simplement ; d’autres fois, ils demandaient aux auteurs d’en corriger les faiblesses, soit en ­remaniant l’article, soit en menant des ­recherches complémentaires.

Au fil du temps, les articles scientifiques se sont dotés d’une structure précise. Ceux que ­publie Philosophical Transactions ne se présentent plus comme des lettres mais comme des exposés organisés en quatre parties. Dans la première, les auteurs décrivent généralement les connaissances sur le sujet et expliquent le pourquoi de leur recherche. Ils ­détaillent ensuite leur méthodologie – comment ils ont observé les lions ou analysé la composition chimique de la poussière martienne. Après quoi ils présentent leurs résultats en en donnant la signification scientifique. Ils soulignent généralement les limites de leurs recherches et ­signalent les points à approfondir.

En tant que journaliste scientifique, je fréquente cette littérature depuis trente ans. J’ai bien dû lire des dizaines de milliers de publications pour trouver des sujets d’article ou me documenter. Bien que je ne sois pas chercheur moi-même, j’ai appris à m’y frayer un chemin. L’un des enseignements que j’ai retenus, c’est qu’on a parfois du mal à déceler l’histoire qui se cache derrière un article. Quand j’appelle des chercheurs et que je leur demande de me parler de leurs recherches, ils m’en font souvent un récit captivant. Mais, confrontés au texte seul, nous en sommes réduits à reconstituer l’histoire nous-mêmes.

Le problème tient peut-être, en partie, au fait que beaucoup de scientifiques n’ont pas été vraiment formés à l’écriture. Résultat, on ne comprend pas exactement où l’auteur veut en venir, en quoi ses résultats répondent à la question et en quoi cela a de ­l’importance.

Les contraintes de l’évaluation par les pairs – il faut satisfaire aux exigences de plusieurs experts différents – rendent la lecture des articles encore plus pénible. Les revues aggravent les choses en demandant aux chercheurs de découper leurs articles en morceaux, dont certains sont expédiés dans un dossier complémentaire. Lire un article scientifique, c’est parfois comme lire un roman et ne s’apercevoir qu’à la fin que les chapitres 14, 30 et 41 ont été publiés séparément.

La pandémie de Covid-19 pose un problème supplémentaire : il y a beaucoup plus d’articles qu’on ne pourra jamais en lire. Un outil comme Google Scholar permet de se concentrer sur les articles qui ont fait l’objet de citations dans d’autres publications. On peut ainsi se faire une idée de l’évolution de l’état des connaissances ces derniers mois – la ­découverte du nouveau coro­navirus, le séquençage de son génome, le fait qu’il soit contagieux avant même l’apparition des symptômes. Des articles tels que ceux-là seront cités par des générations de chercheurs à venir.

Mais la plupart ne le seront pas. Lorsque vous lisez un article scientifique, il convient de cultiver un scepticisme de bon aloi. Dans la masse d’articles qui n’ont pas encore été évalués par les pairs – ce que l’on appelle les prépublications ou preprints –, il y a beaucoup de travaux ­médiocres et de fausses découvertes. Certains seront reti­rés par leurs ­auteurs. Beaucoup ne franchiront jamais le cap de la publication dans une revue. D’autres feront les gros titres avant de tomber dans les ­oubliettes. Des chercheurs de l’université Stanford ont ainsi ­déposé en avril une prépublication affirmant que le taux de mortalité du ­Covid-19 était bien inférieur à celui que d’autres ­experts avaient estimé. Andrew Gelman, statisticien à l’université Columbia, a été si furieux à la lecture de leur article qu’il a exigé des excuses publiques. « Nous avons perdu du temps et de l’énergie à discuter de cet ­article, dont le principal argument de vente repo­sait sur quelques chiffres qui étaient à la base le produit d’une erreur ­statistique », écrit-il sur son blog 1.

Ce n’est pas parce qu’un article a franchi le cap de l’évaluation par les pairs qu’il est au-dessus de tout soupçon. En avril, lorsqu’une équipe française a publié une étude concluant à l’efficacité de l’hydroxychloroquine contre le Covid-19, des chercheurs ont objecté qu’elle portait sur un nombre réduit de patients et n’était pas conçue de façon rigoureuse. En mai, la revue médicale britannique The ­Lancet publiait une étude beaucoup plus vaste laissant penser que ce traitement pouvait accroître le risque de décès. Une centaine d’éminents chercheurs ont alors écrit une lettre ouverte mettant en doute la validité des données sur lesquelles reposait l’étude 2.

Lorsque vous lisez un article scientifique, essayez de l’aborder comme le ferait un autre scientifique. Posez-vous quelques questions élémentaires pour juger de sa valeur. L’étude porte-t-elle sur un petit nombre de patients ou sur des milliers ? Confond-elle corrélation et causalité ? Les ­auteurs présentent-ils réellement les preuves nécessaires pour arriver à leurs conclusions ?

Un bon truc pour apprendre à lire un article comme un scientifique est de faire un usage judicieux des réseaux sociaux. Des épidémiologistes et des viro­logues de renom expliquent sur leur fil Twitter pourquoi ils pensent que tel ou tel article tient la route ou pas. Mais assurez-­vous de suivre des spécialistes reconnus et non des logiciels automatiques ou des agents de désinformation qui colportent des absurdités conspirationnistes.

La science a toujours suivi un chemin tortueux. Aujourd’hui, elle est engagée dans une course contre la montre, le monde ­entier scrutant chaque nouvel article dans l’espoir qu’il livre une piste qui permettrait de sauver des millions de vies.

La situation sanitaire actuelle ne change rien à la nature d’un article scientifique. Ce n’est jamais la divulgation d’une vérité absolue. Au mieux, c’est un état des lieux de ce que nous savons des mystères de la nature.

— Carl Zimmer est un journaliste scientifique américain. Il a publié une douzaine d’ouvrages de vulgarisation, dont Planète de virus (Belin, 2016).

— Cet article est paru dans The New York Times le 1er juin 2020. Il a été traduit par Catherine Mantoux.

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Il était une fois une marâtre qui jalousait la beauté de sa belle-fille… C’est, bien sûr, l’histoire de Blanche-Neige telle que nous la connaissons par le conte des frères Grimm et le dessin animé des studios Disney. Mais, en réalité, il s’agit d’un motif qui irrigue tout le folklore mondial. La germaniste et folkloriste américaine Maria Tatar en propose 21 déclinaisons dans The Fairest of Them All. Ces différentes versions s’éclairent les unes les autres et font apparaître un nouvel ensemble de significations ­possibles.

On y trouve plusieurs éléments récurrents, le principal étant la haine d’une femme plus âgée (mère, belle-mère, voire sœur aînée) à l’égard d’une plus jeune, observe l’auteure d’ouvrages de vulgarisation historique Lucy Lethbridge dans la Literary Review. « Ensuite, il y a le miroir (ou parfois le Soleil ou la Lune) que la mère consulte pour avoir, en vain, la confirmation qu’elle est la plus belle. Quelqu’un est chargé de tuer la fille dans la forêt, parfois un chasseur, parfois une vieille femme ou une sorcière; séduits par la beauté de la jeune fille, ils lui laissent la vie sauve et rapportent à la mère une chemise tachée de sang ou les entrailles d’un animal. Perdue dans la forêt, l’enfant trouve le plus souvent une maison où s’abriter. Elle est habitée par des nains, des génies ou des ogres qui sont tantôt sept, tantôt douze. Apprenant que l’héroïne est en vie, la mère tente de l’empoisonner au moyen d’un objet qui varie selon les versions : pomme, pantoufle, épingle, peigne, etc. La jeune fille tombe dans un profond sommeil dont la tire un prince, qu’elle épouse. »

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