Vladimir Malakhov est un biologiste russe de renommée internationale, spécialiste notamment des invertébrés aquatiques. Il enseigne à l’université d’État Lomonossov de Moscou (MGU) et est membre de l’Académie des sciences de la Fédération de Russie.
Elena Koudriavtseva :En pleine pandémie de Covid-19, on a vu rentrer au port de Kaliningrad un navire scientifique russe, qui revenait d’une longue expédition en Antarctique consacrée à l’étude de la population de krill, ce petit crustacé qui abonde dans les eaux polaires. Comment expliquez-vous l’intérêt de la Russie pour cette crevette microscopique ?
Vladimir Malakhov : Commençons par dire que ce n’est pas un hasard si notre expédition scientifique est partie étudier le krill à l’autre bout de la planète, dans les eaux de l’Antarctique. L’océan Austral est peut-être l’endroit du monde le plus riche en ressources naturelles actuellement. Et le krill est la ressource qui a le plus d’avenir à mes yeux. Soulignons aussi que, par bonheur, aucun pays n’a l’exclusivité de l’exploitation des ressources de l’Antarctique, pour l’instant.
En quoi l’océan Austral est-il différent des autres ?
Autour de l’Antarctique, à la lisière de la banquise, les eaux de surface, riches en oxygène, s’enfoncent dans les profondeurs. Ces eaux étant très froides (- 2° C) et salées, elles sont donc très denses et plongent au fond de l’océan, où elles forment une masse compacte qui se dirige vers le nord et draine tous les océans du monde. C’est pour cette raison qu’en notre ère géologique il y a de la vie dans l’océan, même à une profondeur de 11 000 mètres comme dans la fosse des Mariannes. Et on n’y trouve pas que des bactéries, mais aussi un grand nombre de poissons (jusqu’à 9 000 mètres de profondeur) et d’autres animaux. Tout cela grâce à cette eau riche en oxygène qui vient de la banquise de l’Antarctique. Si la glace de mer fondait, ce processus s’arrêterait et de nombreuses zones des océans deviendraient impropres à la vie.
En s’enfonçant dans les profondeurs, cette eau froide déplace à son tour les eaux profondes riches en nitrates et en phosphates. Ces sels fertilisent les eaux de surface au contact des rayons du soleil. Il se passe à peu près la même chose que si l’on appliquait des engrais azotés et phosphatés sur les plates-bandes d’un potager. La surface de l’océan est un « potager marin » et sa fertilisation entraîne le développement exponentiel de phytoplancton, qui est justement la principale source de nourriture des euphausiacés, ces petits crustacés qu’on appelle aussi krill (le mot nous vient du néerlandais). Dans les eaux de l’Antarctique, on estime leur biomasse totale à 500 millions de tonnes.
À quoi ressemble ce krill antarctique ?
C’est une toute petite crevette qui ne pèse pas plus de 2 grammes. Mais c’est le crustacé le plus abondant de la planète. Le krill est le plat préféré des baleines, qui viennent du monde entier pour s’en repaître. Aujourd’hui, il constitue la base de l’alimentation de nombreux poissons, des pingouins et de phoques comme le phoque crabier. Contrairement à ce que son nom indique, ce dernier ne se nourrit pas de crabes mais exclusivement de krill, que sa dentition particulière lui permet de filtrer, à l’instar des fanons des baleines.
L’exploitation du krill a-t-elle un rapport avec la raréfaction des baleines ?
Un rapport direct, oui. Comme vous le savez, l’industrie baleinière était florissante au siècle dernier. L’Union soviétique possédait des dizaines de flottilles de pêche, qui écumaient les océans depuis Odessa, Kaliningrad et Vladivostok. D’ailleurs, le navire amiral de notre flotte baleinière en Antarctique, le Slava, avait été cédé en 1946 par l’Allemagne au titre des réparations de guerre. Entre 1947 et 1972, la flotte baleinière de l’Antarctique a capturé 59 136 spécimens, un record absolu en Union soviétique.
Les expéditions duraient environ un an. On chassait ce cétacé essentiellement pour son huile, son spermaceti, sa viande et son ambre gris, cette matière visqueuse contenue dans les intestins. L’ambre gris a pour propriété de retenir les arômes en parfumerie ; c’était un produit cher qui apportait des devises à notre pays. Mais, à partir de 1979, vu le déclin rapide de l’espèce, on a décidé d’interdire la chasse à la baleine. L’URSS a néanmoins attendu 1985 avant de s’y conformer pleinement. C’est alors qu’est née cette idée : si l’on ne peut plus chasser les baleines, intéressons-nous à leur nourriture. Et c’est ainsi que, dans les années 1980, avec 500 000 tonnes par an, l’URSS est devenue le leader mondial de la pêche au krill.
Et qu’en faisait-on ?
On l’utilisait essentiellement pour confectionner une pâte appelée Okean, dont je me souviens très bien, comme beaucoup de gens de ma génération. Commercialisée à partir de 1972, Okean a fait l’objet d’une campagne de publicité massive, totalement inédite dans l’URSS de l’époque, vantant les qualités de ce produit riche en vitamines et en oligoéléments. On en a parlé à la télévision et dans les journaux, des dégustations ont été organisées dans les grands magasins et les restaurants de Moscou, de Leningrad et de Kiev.
Comme le krill est extrêmement petit et fragile, on avait décidé, à l’époque, de le broyer entier avec sa carapace. Or il s’est avéré que la carapace du krill est très riche en fluor, qui, en grande quantité, est nocif pour l’organisme. On a donc décidé d’utiliser le krill dans les élevages d’animaux à fourrure, puis la perestroïka a mis fin à tous ces projets et la Russie a cessé de s’intéresser à ce crustacé. Depuis le milieu des années 1990, nous n’en avions pas pêché un seul kilo.
D’autres pays continuent-ils d’en pêcher ?
Oui, mais c’est bien nous, du temps de l’URSS, qui étions à la fois les pionniers et les meilleurs dans ce domaine : aujourd’hui, les pays pêchent à eux tous quelque 300 000 tonnes par an, soit moins que les flottes soviétiques de la grande époque. C’est la petite Norvège qui en pêche le plus. Au passage, remarquez que ce pays situé à proximité du cercle polaire envoie ses bateaux à l’autre bout de la planète. Viennent ensuite la Corée du Sud et la Chine.
À quoi est utilisé le krill à présent ? Il fait une excellente matière première pour la fabrication d’aliments à haute valeur nutritive pour les poissons et les crevettes d’élevage. Ce n’est pas un secret que la plupart des poissons que l’on voit sur les étals de nos jours sont issus de l’aquaculture. Le leader incontesté dans ce domaine est la Chine, qui produit chaque année quelque 50 millions de tonnes de poissons (essentiellement du tilapia), de crevettes d’eau douce, de mollusques, d’algues comestibles et même de méduses d’élevage. Malheureusement, l’aquaculture est encore insuffisamment développée en Russie. Nous ne produisons que 250 000 tonnes, soit à peine 0,3 % de la production mondiale. D’autant qu’il existe désormais une technologie qui permet d’extraire la chair du krill de sa carapace. Il est vrai que la chair ne représente guère que 30 % du poids total, mais c’est une source de protéines extrêmement précieuse et un produit riche en acides aminés essentiels, en acides gras insaturés, en vitamines A, B et D et en antioxydants. La carapace du krill contient elle aussi de nombreuses substances précieuses qui sont utilisées en médecine et en pharmacie. Donc, oui, cela vaut vraiment le coup de pêcher le krill – du moment que l’on sait quoi en faire.
Mais si la Russie ne sait pas quoi en faire, pourquoi se donne-t-elle autant de mal ?
Ne serait-ce que pour en vendre à d’autres pays ! Et, bien sûr, pour mettre au point de nouveaux produits alimentaires, à l’instar du fromage à tartiner Korall, au goût de crevette 1. Plus généralement, la question des ressources biologiques est essentielle pour l’avenir de l’humanité.
Et les ressources de l’Antarctique ne se limitent pas au krill : on trouve dans l’océan Austral bon nombre de poissons de grande valeur. À quelque 1 000 mètres de profondeur dans les eaux glacées vit par exemple un poisson à la chair délicate, la légine antarctique, dont le prix peut atteindre 60 dollars le kilo sur le marché mondial. Le poisson des glaces (Champsocephalus gunnari), appelé en Russie « brochet à sang blanc », mérite une mention spéciale. Il doit son nom à l’absence d’hémoglobine dans son sang : les eaux de l’Antarctique sont si froides et leur teneur en oxygène si élevée que certains poissons peuvent y vivre sans hémoglobine ! Il s’agissait d’un poisson relativement bon marché il y a cinquante ans, mais, aujourd’hui, du fait de la demande croissante, il se vend autour de 1 000 roubles le kilo [environ 12 euros] en Russie.
On trouve aussi dans l’océan Austral le calmar colossal, dont la taille peut atteindre 13 ou 14 mètres. Il est particulièrement prisé des pêcheurs néo-zélandais. On estime sa biomasse totale à 90 millions de tonnes. Et il existe bien d’autres espèces de calmars dans ces eaux.
Il n’est pas exagéré de dire que l’Antarctique est le grenier de l’humanité 2, son garde-manger pour l’avenir, et il est primordial pour la Russie de figurer parmi les pays qui exploiteront ses richesses.
Comment ? En y envoyant régulièrement des navires ?
Oui, même si les expéditions en Antarctique sont longues et coûteuses. Mais elles sont essentielles, car elles permettent d’y prendre pied : aujourd’hui, en vertu des traités internationaux, les quotas de pêche accordés à chaque pays sont proportionnels aux fonds qu’il alloue à la recherche en Antarctique, au nombre de navires océanographiques qu’il dépêche sur place, etc.
Il fut un temps, dans les années 1950 et 1960, où l’URSS était à la pointe sur l’étude de l’Antarctique ; elle y avait plusieurs stations de renommée mondiale et un grand nombre de navires. Aujourd’hui, les plus actifs en Antarctique sont des pays qui en sont très éloignés, principalement l’Allemagne, la Chine et les États-Unis. Sont aussi bien représentés le Japon et l’Inde ainsi que des pays de l’hémisphère Sud – le Chili, l’Argentine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. D’ailleurs, ces derniers revendiquent de plus en plus énergiquement une répartition selon des secteurs délimités par des degrés de longitude. Même la lointaine Inde, à l’autre bout de l’océan Indien, estime avoir droit à un secteur de l’Antarctique. Aujourd’hui, la concurrence pour les ressources de l’Antarctique est acharnée. Le fait que la Russie y ait envoyé sa première expédition depuis vingt ans est extrêmement important.
Vous parlez de l’Antarctique comme d’une oasis de biodiversité, mais qu’en est-il de l’Arctique, tellement plus proche de nous ?
Ne confondons pas les choses. C’est sous les tropiques que la biodiversité est la plus riche. Il n’y a pas tant d’espèces que cela en Antarctique et en Arctique ; c’est leur biomasse qui est immense. Autrement dit, c’est sous les tropiques qu’on trouve le plus d’espèces de poissons et dans les eaux circumpolaires qu’on en pêche le plus. Nos mers subarctiques sont aussi très poissonneuses, bien sûr. Les mers froides de l’Extrême-Orient russe sont très riches également – je pense notamment à la mer de Béring et à celle d’Okhotsk. Il est regrettable que l’URSS ait cédé une partie de la mer de Béring aux États-Unis du temps de la perestroïka. La mer d’Okhotsk est riche en ressources halieutiques, et c’est en même temps une région où sont concentrées d’énormes réserves de pétrole et de gaz. Comme la Russie conserve la souveraineté sur les îles Kouriles méridionales [revendiquées par le Japon], la mer d’Okhotsk reste une mer intérieure russe.
Dans quel état se trouve aujourd’hui la flotte scientifique russe ?
Les navires ont une longue durée de vie, cinquante à soixante-dix ans en moyenne, et l’essentiel de notre flotte scientifique du temps de l’Union soviétique reste opérationnelle. En revanche, nous avons perdu une partie des navires après la chute de l’URSS, car la flotte a été répartie entre les anciennes républiques soviétiques en fonction de leur port d’attache, et, si ce dernier se retrouvait sur le territoire d’un État nouvellement indépendant, il devenait sa propriété.
C’est ainsi que l’université d’État de Moscou (MGU) a perdu son superbe navire océanographique, l’Akademik Petrovskiï, qui était immatriculé à Sébastopol [en Ukraine]. Il a été loué à un particulier, a servi quelque temps au transport de passagers vers la Turquie puis a été envoyé à la casse en 2011.
Aujourd’hui, la MGU n’a toujours pas de navire scientifique. À l’Académie des sciences, nous avons heureusement conservé environ 90 % de la flotte océanographique. Il faudrait aussi penser à acquérir de nouveaux bâtiments, ce qui coûte très cher. Néanmoins, j’ai le sentiment que les dirigeants du pays ont compris qu’aucun sursaut économique n’était possible sans le développement de la science. Des centres de recherche océanographique de niveau international seront créés, j’espère, dans un avenir proche. Au minimum deux, l’un à Moscou, l’autre dans l’Extrême-Orient russe.
— Elena Koudriavtseva est une journaliste russe.
— Cet entretien est paru dans l’hebdomadaire Ogoniok le 25 mai 2020.Il a été traduit par Alexandre Lévy.
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La plupart des personnages de Good Citizens Need Not Fear, le premier recueil de nouvelles de la Canadienne Maria Reva, vivent au « 1933, rue Ivansk, Kirovka, Ukraine, URSS, planète Terre ». Dans cette tour – qui, bizarrement, ne figure pas sur le cadastre – habitent notamment une veuve agoraphobe qui presse des disques vinyles pirates sur de vieilles radiographies, un poète devenu le gardien de reliques prétendument saintes, un couple de fourreuses… Certains récits se déroulent dans les années qui précèdent l’effondrement de l’Union soviétique, d’autres juste après.
Mais Maria Reva ne propose pas « la typique version occidentalisée de la vie dans l’ex-URSS, à savoir un cocktail de corruption et de bureaucratie kafkaïenne agrémenté d’une pincée de police politique », apprécie la critique Anne Thériault dans le magazine littéraire Quill & Quire. « Le monde que crée Reva passe, sans à-coups, du surréel à l’absurde et au réalisme grinçant », ajoute la revue américaine Kirkus Reviews.
Tout l’humour noir que déploie l’auteure, née en Ukraine, tend vers la satire d’un système et d’une époque. Il lui permet aussi de dénoncer l’effacement de la culture ukrainienne « qu’on remarque au grand nombre de personnages qui parlent russe ou portent des noms russes », souligne le professeur de littérature Allan Hepburn dans la Literary Review of Canada.
Son plaidoyer pour le grec ancien, La Langue géniale (Les Belles Lettres, 2018), avait fait découvrir au monde entier cette jeune et brillante helléniste. Après un détour chez les Argonautes (La Part du héros), celle qui fut la plume de l’ex-Premier ministre italien Matteo Renzi revient à sa passion pour la linguistique.
Convaincue de l’importance de nommer précisément la réalité pour échapper au chaos, Andrea Marcolongo remonte à la source de 99 vocables choisis en toute subjectivité, dont elle explore, pas à pas, étymologie, filiation et parenté. On découvre ainsi la différence entre détester et haïr ou la racine qui unit félicité et fécondité. Attention, avertit Annalena Benini dans le quotidien Il Foglio, « Andrea Marcolongo ne condamne pas l’appauvrissement du langage, elle ne propose pas d’améliorer le monde mais fabrique une boussole, pour elle-même et pour tous ceux qui voudront se laisser guider sur ce chemin, à l’air frais des mots justes. Ce qui ne signifie pas immuables. » Et elle le fait sans pontifier, s’enthousiasme Alberto Pezzini dans le quotidien Libero : « L’auteure s’amuse avec les mots comme un enfant avec des Lego. Avec légèreté. »
Dans un livre au titre alarmant, le chercheur pluridisciplinaire Vaclav Smil exposait en 2008 sa vision à la fois générale et concrète des « principaux facteurs qui détermineront l’avenir de la planète [d’ici à 2050], ainsi que leur probabilité et leurs effets potentiels ». Il prévenait d’emblée les lecteurs : « Inutile de s’attendre à de grandes prévisions ou prescriptions, àun cautionnement de visions euphoriques ou catastrophistes de l’avenir et à des sermons ou des arguments connotés idéologiquement. » Il entendait plutôt « procéder à des questionnements tous azimuts, s’inscrire dans des perspectives historiques de long terme, sans jamais oublier que nos connaissances limitées et les inévitables incertitudes compliquent l’anticipation des grandes crises planétaires et l’appréciation des issues à attendre des tendances déjà à l’œuvre ».
Smil estime que les sociétés évoluent par secousses et frottements, bien qu’il n’utilise pas ces termes. Les secousses sont des événements de courte durée et de faible probabilité ayant un effet transformateur sur la planète, comme la chute d’un astéroïde il y a 65 millions d’années. Les frottements – le changement climatique, par exemple – sont des « phénomènes persistants et progressifs dont l’effet n’est pas moins considérable à long terme ».
Entre secousses et frottements, il n’y a pas forcément d’opposition mais un continuum, observe Smil, qui donne l’exemple des grandes transitions démographiques, énergétiques et écologiques. Ces évolutions – comme l’apparition chez des bactéries d’une résistance aux antibiotiques – se produisent généralement sur quelques décennies, une période longue au regard d’un séisme mais très courte si l’on envisage une transformation de l’histoire mondiale. Smil s’efforce de calculer la probabilité de risques majeurs et de déterminer des évolutions à partir des données statistiques, mais montre, exemples historiques à l’appui, que « la seule prévision fiable, c’est qu’il est impossible de prévoir ».
Vaclav Smil définit les catastrophes comme des événements qui se produisent en l’espace de quelques minutes ou de quelques mois, ont des répercussions majeures à l’échelle de la planète, d’un continent ou d’une région du monde et surviennent au minimum une fois par million d’années. Les seuls événements naturels répondant à ces critères sont la collision de grands objets célestes avec la Terre, les éruptions volcaniques massives et les glissements de terrain sous-marins qui provoquent des tsunamis. Smil donne pour chacun de ces événements des estimations quantitatives et historiques extrêmement intéressantes.
Et, à cette courte liste de calamités, la biologie vient ajouter les épidémies. Smil écrit : « La probabilité d’une nouvelle pandémie de grippe au cours des cinquante prochaines années est de quasiment 100 %, sans qu’on puisse faire autre chose que des hypothèses sur son probable degré de sévérité – faible, modéré ou grave – car on ne peut prédire dans quelle mesure le nouveau virus sera pathogène et à quelles tranches d’âge il s’attaquera ».
S’agissant des conflits armés, Vaclav Smil se concentre sur ce qu’il appelle les « guerres transformatrices » : les guerres napoléoniennes (1796-1815), la révolte des Taiping (1851-1864), la guerre de Sécession, les deux guerres mondiales. Au total, ces conflits ont duré quelque quarante-deux ans sur deux siècles, et fait chacun en moyenne 17 millions de morts militaires et civils. Smil estime la probabilité d’une nouvelle « guerre transformatrice » au cours des cinquante prochaines années, à « pas moins de 15 % et, plus vraisemblablement, autour de 20 % », soit une probabilité dix à cent fois plus élevée que celle d’une catastrophe naturelle aux effets planétaires. Notre pire ennemi, c’est nous.
Pour ce qui est des attentats terroristes, Smil écrit : « On ne peut être certain que d’une chose : le souhait si souvent réitéré depuis 2001 d’en finir avec le terrorisme (“gagner la guerre contre le terrorisme”) est irréalisable. » Selon lui, le risque qu’ont les Américains de périr dans un attentat terroriste ou dans une opération militaire de représailles (si l’on compte toutes les pertes humaines militaires et civiles en Afghanistan et en Irak) est environ dix fois moindre que celui d’être victime d’un homicide, et mille fois moindre que celui de mourir dans un accident de la route (si l’on prend la moyenne de la période 1991-2005). « Au cours des cinq premières années du XXIe siècle, les morts sur les routes américaines ont dépassé tous les mois le nombre des victimes du 11-Septembre. »
Au niveau mondial, entre 1970 et 2005, on a dénombré en moyenne moins de 1 000 décès par an imputables à des actes terroristes, soit guère plus que ceux dus à des accidents aériens ou à des éruptions volcaniques, et bien moins que ceux causés par des inondations et des séismes, qui ont été à leur tour bien moins nombreux que ceux provoqués par des accidents de la route ou des erreurs médicales, lesquelles, selon Smil, font plusieurs centaines de milliers de morts chaque année 1. Smil ne mentionne pas que le tabagisme tue de 5 à 6 millions de personnes par an dans le monde, soit plus de deux fois plus que le sida, trois fois plus que la tuberculose (environ 2 millions de décès par an) et cinq ou six fois plus que le paludisme (environ 1 million de décès par an). Le tabagisme est beaucoup plus dangereux qu’Al-Qaïda !
Passant des secousses aux frottements, Smil s’intéresse aux orientations actuelles en matière d’énergie et à ce qu’il appelle le « nouvel ordre mondial ». En 2005, la consommation d’énergie dans le monde était d’environ 15 térawatts (1 térawatt équivaut à 1 000 milliards de watts). Dans ce total, les combustibles fossiles représentaient près de 87 %, soit environ 13 térawatts. À titre de comparaison, une personne produit en moyenne à peu près la même quantité d’énergie qu’une ampoule de 100 watts, si bien que les 6,5 milliards d’habitants de la planète en 2005 ont généré environ 0,65 térawatt. Donc, en moyenne, en 2005, l’énergie par habitant a été multipliée par vingt du fait des combustibles fossiles et encore par trois du fait des autres sources d’énergie.
La transition vers les énergies non fossiles sera difficile, anticipe Vaclav Smil, en raison de l’ampleur du changement requis, de l’efficacité énergétique moindre des combustibles de remplacement par rapport au pétrole, de l’intermittence et de la répartition géographique inégale des énergies renouvelables. Parmi celles-ci, seule l’énergie solaire pourrait éventuellement être convertie en un flux d’électricité beaucoup plus important que l’approvisionnement total actuel en énergie primaire. La question de savoir si une telle conversion serait réalisable fait l’objet d’un débat intense. Smil estime à moins de 10 térawatts l’énergie maximale que l’on est en mesure de tirer mondialement des courants océaniques, des marées, des sources géothermiques, de l’écoulement des cours d’eau et du vent. De toutes ces sources, la principale est potentiellement l’énergie éolienne 2.
Pas question pour autant de redevenir dépendants de la biomasse – bois de chauffage, charbon de bois, fumier séché – qui a dominé la consommation d’énergie humaine jusqu’à la fin du XIXe siècle : « Les récents projets de génération massive d’énergie à partir de la biomasse sont l’un des exemples les plus regrettables de vœux pieux et d’ignorance. » Si le secteur des transports aux États-Unis devait par exemple fonctionner avec de l’éthanol produit à partir de maïs, il faudrait mobiliser environ les trois quarts des terres agricoles du pays.
Parmi les sources d’énergie alternatives, Vaclav Smil préconise d’« intensifier résolument la production d’électricité nucléaire ». Il concède toutefois que l’énergie nucléaire n’a pas les faveurs du public et qu’il n’existe pas de méthode durable et sûre pour éliminer le combustible usagé, et il ne se préoccupe guère du fait que les centrales nucléaires puissent être la cible d’attentats ou servir à fabriquer des armes atomiques. Selon lui, l’adoption de nouvelles formes d’énergie différera de la transition précédente (des combustibles issus de la biomasse aux combustibles fossiles) en termes de coûts, de densité énergétique, de facilité de stockage et de souplesse d’utilisation. Les nouvelles sources d’énergie ne seront probablement pas moins chères ni d’usage plus aisé, même si elles sont susceptibles de produire moins de gaz à effet de serre.
Sur le changement climatique, Vaclav Smil est ambigu. Il est bien conscient que le réchauffement peut être lourd de conséquences : « La poursuite de la consommation massive d’énergies fossiles pourrait porter le CO2 atmosphérique à des niveaux jamais atteints depuis l’époque où de grands troupeaux de chevaux et de chameaux broutaient dans les plaines herbeuses d’Amérique.» Du reste, « aucun pays ne sera à l’abri du changement climatique, et aucun moyen militaire ou économique ni aucune foi religieuse ne sont en mesure de nous protéger contre ses nombreuses conséquences ». « Mais se focaliser sur le CO2, c’est passer à côté de près de la moitié de la question », estime-t-il, parce que d’autres gaz à effet de serre comme le méthane (dégagé par le bétail, le gaz naturel et la décomposition de matières organiques) ont des effets de serre plus importants même s’ils sont moins abondants 3. Et il est très critique à l’égard des prédictions de réchauffement issues de modèles climatiques complexes, dans lesquels il voit des « spéculations alambiquées » : « Pour prévoir leréchauffementsupplémentaire qui pourrait avoir lieu d’ici à2050, nous sommes contraints de nous fonder sur un ensemble d’hypothèses très incertaines. Nous ignorons […] comment vont évoluer la consommation de combustibles fossiles, l’utilisation des sols, l’usage d’engrais et la production de viande. Ces paramètres seront fonction de l’augmentation de la consommation d’énergie, des découvertes de nouveaux gisements d’hydrocarbures, du taux de pénétration des énergies non fossiles, des politiques nationales d’aménagement du territoire, du revenu disponible et du dynamisme de l’économie mondiale » . C’est peut-être pour cela que Smil considère le changement climatique comme «un changement écologique préoccupant parmi tant d’autres » et n’évoque pas les éventuelles catastrophes contre lesquelles certains climatologues nous mettent en garde 4.
Outre le changement climatique, les deux grandes inconnues pour Smil concernent l’essor de l’islam et l’accroissement des inégalités de revenu et de richesse au sein des pays et entre les pays. Concernant l’islam, Vaclav Smil ne croit pas plausible l’instauration d’un califat qui s’étendrait du Maroc au Pakistan : « Le monde musulman est trop hétérogène (d’un point de vue religieux, économique, culturel et politique) pour que puisse voir le jour d’ici à 2050 une entité politique et économique aussi vaste, cohérente et puissante au niveau mondial. […] Le problème n’est pas l’islam, religion dont les préceptes sont aussi contradictoires, aussi susceptibles d’interprétations diverses, aussi globalement ambigus que ceux du judaïsme et du christianisme, les deux monothéismes dont elle s’est inspirée. Le problème, c’est l’islam politique ou politisé, l’islam interprété de manière tendancieuse ou pas interprété du tout, et donc obstinément ancré dans ses origines médiévales. »
Ce qui empêche le monde musulman d’exercer davantage d’influence au niveau mondial, selon Smil, c’est sa transition démographique inachevée, qui tarde à passer de taux de natalité et de mortalité élevés à des taux faibles. En conséquence, beaucoup de pays musulmans ont connu une forte croissance démographique et ont à présent une forte proportion de jeunes auxquels il faut procurer éducation et emplois. « Au début du XXIe siècle, les seuls pays à majorité musulmane dont la fécondité totale était proche du seuil de renouvellement étaient l’Iran, l’Indonésie et la Malaisie. Dans tous les pays musulmans très peuplés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ainsi qu’au Pakistan et au Bangladesh, la fécondité totale était supérieure de 50 à 100% au seuil de renouvellement.» 5
L’Europe n’a pas plus de chances de gagner en influence, affirme Vaclav Smil, mais pour les raisons inverses, à savoir sa transition démographique précoce et prolongée vers de faibles taux de natalité et de mortalité. La puissance nécessiterait-elle une transition démographique ni trop froide ni trop chaude, comme la bouillie de Boucle d’or et les Trois Ours ?
Doutant des possibilités de voir l’Europe accéder au statut de puissance hégémonique, Smil observe que la part de l’Europe occidentale dans le PIB mondial est tombée de 34 % en 1900 à guère plus de 20 % en 2000. Et ses perspectives ne font que s’amenuiser à mesure que sa population décline et vieillit. À l’instar du démographe hongrois Paul Demeny, il considère à juste titre que l’Europe sera confrontée à un défi majeur au cours du prochain demi-siècle. En 2005, pour dix personnes dans l’Union européenne à 25 membres, on en dénombrait quatorze dans les pays musulmans avoisinants. À l’horizon 2050, on en dénombrera, selon le scénario moyen, près de vingt-huit. Même avec une immigration nette de plus de 35 millions de personnes d’ici à 2050, l’Europe des 25 pourrait perdre quelque 10 millions d’habitants et voir sa population s’établir à 450 millions, tandis que celle de ses voisins du Sud et du Sud-Est atteindra peut-être 1,25 milliard.
Smil aborde la question du « nouvel ordre mondial » en se demandant quel sera le pays « dominant ». Il s’attend à ce que deux grandes tendances se poursuivent au cours de la prochaine génération, « la montée de la Chine et le repli des États-Unis ». Mais l’issue est incertaine. La Chine possède des fragilités et des handicaps : un système politique trop autocratique, des statistiques souvent peu fiables, un déficit de naissances de filles, un excès de jeunes hommes célibataires, un vieillissement rapide de la population induit par la politique de l’enfant unique, des régimes de retraites inadaptés, des inégalités croissantes, un environnement dégradé, un manque de terres cultivables (à peine 0,1 hectare par personne, contre 0,5 dans les pays occidentaux), une dépendance aux importations de viande et de céréales, des pénuries d’eau, un excès d’émissions de dioxyde de soufre et d’oxyde d’azote, des projets hydroélectriques désastreux pour l’environnement et un manque d’idées nouvelles susceptibles d’asseoir le pouvoir du Parti 6.
Et Smil a beau dire admirer les États-Unis, il n’en estime pas moins que « leur hégémonie est sur le déclin depuis un certain temps déjà » et que « de nombreuses composantes de ce processus complexe sont désormais tout à fait visibles ». Il cite notamment les limites de la puissance militaire américaine constatées en Corée, au Vietnam, en Somalie et en Irak, et l’incapacité du pays à réguler ses flux migratoires. Il évoque aussi le déficit budgétaire croissant du pays, la détérioration de sa balance des paiements courants et sa dépendance aux importations pour les fournitures et accessoires industriels, l’énergie, les biens d’équipement et les produits manufacturés courants7. La part des États-Unis dans le PIB mondial est passée de 35 % en 1945 à seulement 20 % en 2005.
Smil s’étend sur les problèmes démographiques, sociaux et comportementaux des États-Unis. La population américaine vieillit, quoique dans une moindre mesure comparée à celles de l’Europe et du Japon. Il n’y aura pas suffisamment de jeunes Américains en mesure d’acheter les actions et les biens immobiliers fortement valorisés des riches baby-boomers qui prennent actuellement leur retraite. Une part croissante de ces actifs finira donc d’ici à 2050 entre les mains d’investisseurs non occidentaux. En 2003, les compétences en mathématiques des élèves américains de 15 ans étaient inférieures à celles de leurs homologues de tous les autres pays de l’OCDE, hormis le Portugal, la Grèce, la Turquie et le Mexique. La forme physique de la population se détériore tandis que l’obésité augmente. « De toute évidence » – pour Vaclav Smil du moins –, les États-Unis « sont en sursis et n’ont pas l’intention de remédier à cela dans l’immédiat. […] L’hégémonie américaine est dans sa phase crépusculaire ».
« Le pays dominant, considère Smil, a son importance, que ce soit en tant que sauveur, puissance hégémonique, locomotive, modèle, force d’attraction ou gendarme brutal. Or si les États-Unis ont pu être l’un ou l’autre vis-à-vis de différents pays à différentes époques, le fait qu’ils abandonnent ces rôles ne créera pas un monde plus stable, surtout s’il n’y a pas d’autre puissance incontestablement dominante ou d’alliance majeure pour prendre la relève [...]. En l’absence d’un leader mondial dans un monde balayé par les forces de la mondialisation, la situation ressemblerait à celle qui a suivi le repli de la puissance romaine […] : un morcellement durable et chaotique, préjudiciable au progrès économique, qui exacerberait considérablement bon nombre des tendances sociales et environnementales alarmantes d’aujourd’hui. »
Smil fait aussi valoir que les pays sont devenus de plus en plus interdépendants et de plus en plus dépendants « de sources d’énergie, de matières premières, de denrées alimentaires et de produits manufacturés de provenance de plus en plus lointaine et diversifiée, ainsi que de systèmes de communication et de traitement de l’information de plus en plus universels. Aucun pays ne peut désormais échapper à cet impératif, et, à mesure que ce processus s’intensifie, aucun d’entre eux – si techniquement compétent et militairement puissant soit-il – ne pourra revendiquer une réelle prépondérance ». S’il en est ainsi (comme je le pense), alors aucun pays ne sera dominant, au sens où Vaclav Smil l’entend, et on se demande dès lors pourquoi il se préoccupe tant de savoir quel sera le pays dominant, si tant est qu’il y en ait un. À mon sens, qu’aucun pays ne domine constituerait un progrès, car la négociation et les échanges fondés sur les avantages comparatifs se substitueront à la domination par la force.
Smil n’a que dédain pour les « analyses mutuellement incompatibles des experts » – lorsque, en l’absence d’informations fiables, les spécialistes peuvent soutenir des points de vue diamétralement opposés. Il considère quant à lui que « l’histoire fourmille de preuves de l’incapacité récurrente des experts à décrire […] dans toute sa complexité l’avenir de la planète et des humains». Il a en revanche une excellente opinion de lui-même, et il explique pourquoi : ses origines tchèques, sa maîtrise de toutes les grandes langues européennes, sa connaissance du chinois et du japonais, ses cinq années d’études de l’arabe littéraire et de l’arabe dialectal égyptien, sa vie aux États-Unis et au Canada, ses fréquents séjours en Asie. Il affiche ses compétences linguistiques en ouvrant chaque chapitre par une épigramme en latin (accompagnée de sa traduction en anglais). À un moment, il cite un dicton en chinois, sans prendre la peine de le traduire. Pour contester les scénarios enthousiastes quant à l’avenir de l’Europe, il écrit en toute modestie : « L’auteur, un Européen sceptique qui comprend les principales langues du continent, a vécu et gagné sa vie sur d’autres continents et a étudié d’autres sociétés, devrait pouvoir apporter une appréciation plus réaliste. »
Comme dans ses précédents livres et articles scientifiques, Smil fait valoir en guise de conclusion : « nous devons chercher à minimiser les risques, à prendre des décisions utiles en tout état de cause, même s’il s’avère qu’elles étaient fondées sur une évaluation des risques partiellement ou entièrement erronée ». Notre obsession du terrorisme ne doit pas, selon lui, nous faire perdre de vue des dangers plus probables dans les cinquante prochaines années : une « mégaguerre » et une ou deux pandémies, de grippe ou autre. Quand on voit les immenses souffrances causées par les formes actuelles du VIH, une variante plus infectieuse et plus virulente pourrait provoquer une nouvelle catastrophe pandémique virale.
« Des mesures de prévention, de préparation et d’atténuation doivent être prises afin d’éviter les conséquences extrêmes des risques non gérés, qu’il s’agisse d’une pandémie virale, du réchauffement planétaire ou de l’utilisation d’armes de destruction massive par des terroristes», écrit Smil. Mais, poursuit-il neuf pages plus loin, « il n’est tout bonnement pas possible de se préparer à un usage terroriste de missiles nucléaires qui ferait instantanément des dizaines de millions de morts ou à une pandémie très virulente qui provoquerait plus de 100millions de morts ».
Pouvons-nous ou pas nous préparer correctement à de telles menaces ? Vaclav Smil ne se prononce pas : « Dans cette vue d’ensemble, je reste volontairement indécis sur l’avenir de la civilisation. »
Cet exercice de futurologie et de nombreux autres tout aussi hasardeux ont-ils dès lors un intérêt ? Oui, s’ils nous incitent à nous préparer à un avenir par définition incertain. Non, si la vision de problèmes à venir nous détourne des problèmes actuels, déjà terribles. En Afrique centrale, par exemple, 55 % de la population est sous-alimentée. Sur les 6,7 milliards d’habitants de la planète, environ 1 sur 7 souffre de faim chronique et au moins 2 milliards ont des carences en micronutriments8. Dans les pays en développement, près de 1 enfant sur 3 souffre d’un retard de croissance, sans compter ceux qui meurent en bas âge, alors que le monde produit de quoi permettre à tous de se nourrir correctement. Dans le même temps, des sommes faramineuses sont dépensées pour la préparation et la mise en œuvre de la violence organisée : les dépenses militaires mondiales ont dépassé 1 200 milliards de dollars en 2006 9. La catastrophe mondiale aujourd’hui, c’est que plusieurs milliards de personnes doivent faire une croix sur leur santé, leurs talents, leur dignité – un gâchis qui a un coût incalculable.
Comme il se concentre sur des catastrophes mondiales et de discutables tendances de fond, Vaclav Smil ne prête pas assez attention à des évolutions prometteuses, comme on en voit à l’œuvre en matière d’éducation, de conservation, de technologies de l’information et de biotechnologies. Au xxe siècle, l’enseignement primaire a cessé d’être le privilège de quelques enfants dans les pays riches pour devenir la réalité de la plupart des enfants du monde (bien que des lacunes notables subsistent). Et, d’ici à 2050, un enseignement secondaire universel de qualité pourrait être atteint à un coût raisonnable, ce qui sera extrêmement bénéfique aux individus et aux sociétés. La protection des espèces et des aires naturelles a elle aussi considérablement progressé entre la création du premier parc national du monde, Yellowstone, en 1872, et le congrès mondial des parcs naturels de 1982, qui recommandait qu’au moins 10 % des terres d’un pays soient classées zones protégées. Cet objectif fut finalement adopté en 1987 par la Commission mondiale des Nations unies sur l’environnement et le développement et par certaines organisations de protection de la nature. Comme le souligne Vaclav Smil, ces mesures de préservation ont un coût raisonnable, et le changement climatique mondial accroît la nécessité de préserver les forêts.
Les technologies de l’information du XXe siècle – radio, télévision, ordinateur, téléphone portable, réseaux câblé et satellitaire à haut débit – peuvent, au XXIe siècle, permettre de sensibiliser davantage la population mondiale au sort des personnes qui meurent de faim ou sont victimes de violences. Elles peuvent aussi être mises au service de la surveillance de l’environnement ou de l’éducation et contribuer à réduire la consommation de matières premières. Enfin, les avancées biotechnologiques du XXe siècle, notamment la découverte des bases chromosomiques de la génétique, de l’ADN, de l’ARN et des protéines, l’invention des antibiotiques, des vaccins et des contraceptifs ainsi que la mise au point de puissants outils d’analyse génétique pourraient ouvrir la voie à des progrès en matière de santé humaine et amener à mieux prendre en compte la diversité des autres espèces et leur importance pour notre santé et notre bien-être.
Ces évolutions sont tout aussi susceptibles de transformer l’histoire du monde que les catastrophes et les tendances parfois discutables qu’anticipe Vaclav Smil. Mais pas d’optimisme béat : ces perspectives encourageantes ne se concrétiseront que si nous aimons, nourrissons, formons, employons et protégeons les actuels habitants de la planète, à commencer par les jeunes.
— Joel E. Cohen est un biomathématicien américain. Il est professeur de biologie des populations à l’université Rockefeller de New York.
— Cet article est paru dansTheNew York Review of Books le 24 septembre 2009. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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En Alaska, l’industrie pétrolière crée des îles de glace en vaporisant de l’eau de mer ; en 1794, le prince Léopold III d’Anhalt-Dessau fit construire une île artificielle dans ses jardins de Saxe ; en Méditerranée, Julia, issue d’une éruption volcanique sous-marine, a émergé au moins à deux reprises et se trouve à présent à 8 000 mètres au-dessous du niveau de la mer.
The Age of Islands, du géographe Alastair Bonnett, ressemble « tour à tour à un atlas et à une invitation au voyage », note le journaliste James McConnachie dans The Sunday Times. Mais « en dépit de toutes ces séduisantes petites cartes dessinées à la main, la réalité sur le terrain est déprimante », constate-t-il. Au Panama, Bonnett se rend ainsi aux îles San Blas, qui s’appauvrissent et sont menacées par la montée des eaux, et, de l’autre côté de l’isthme, sur les deux îles artificielles d’Ocean Reef, construites pour héberger de luxueuses résidences privées.
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Rarement premier roman aura suscité un tel débat au Danemark. Paru à l’automne 2017, La Laveuse de morts a d’autant plus enflammé critiques, lecteurs et politiques qu’il touche à l’islam, sujet ultrasensible dans le pays qui a publié les fameuses caricatures de Mahomet il y a quinze ans. Que son auteure, d’origine kurde, arrivée dans le royaume scandinave en 2001, à l’âge de 15 ans (comme son héroïne), ait revendiqué le caractère autobiographique de son ouvrage n’a contribué qu’à personnifier davantage le débat. Et plus encore lorsqu’on apprit que Sara Omar avait reçu des menaces de mort à cause de son best-seller et de ses appels, dans des interviews, à une réforme de l’islam, si respectueuse des croyants fût-elle.
Le roman raconte l’histoire de Frmesk (« larme », en kurde), née au Kurdistan irakien. Son père lui en veut d’emblée parce qu’elle n’est pas un garçon. En outre, elle est venue au monde avec une étrange tache dans les cheveux. Est-ce une malédiction ? Sa grand-mère paternelle réclame son excision. À 5 ans, elle est violée par un oncle. Et ce n’est que le début. Pour Peter Nielsen, critique au quotidien de gauche Information, La Laveuse de morts est un « aperçu des atrocités » que subissent quotidiennement les femmes, dès leur plus jeune âge, dans certaines sociétés musulmanes.
Pour tenter de la soustraire à ses malheurs, le grand-père maternel de Frmesk la prend sous son aile. Son épouse, l’autre grand-mère de Frmesk, est la laveuse de morts, qui donne le titre au livre. C’est une femme qui « prend soin des corps de celles que personne ne veut enterrer », à savoir les femmes victimes de crimes d’honneur, rappelle le quotidien de centre droit Berlingske.
On retrouve Frmesk, devenue une jeune adulte, sur un lit d’hôpital au Danemark. Elle livre le récit des horreurs qu’elle a vécues à une étudiante en médecine, musulmane comme elle. Toutes deux ont réussi à émigrer, mais leur vie n’est guère plus rose en Scandinavie. « Je me demande si ce roman aidera à briser les préjugés qui prévalent contre les musulmans danois ou s’il ne favorise pas plutôt le racisme dans notre propre société », poursuit Peter Nielsen. En tout cas, il constitue, selon lui, « une sorte de thérapie de choc qui peut ouvrir les yeux […] et nous aider à aller plus loin ensemble ». « Ne pouvons-nous pas convenir que ce n’est pas du racisme que de critiquer une culture patriarcale qui bat, viole, opprime et dégrade les femmes ? » s’interroge à son tour Berlingske, répondant implicitement à la question. Pour le quotidien conservateur Jyllands-Posten, si le livre de Sara Omar est « courageux et important », « il se distingue moins par ses qualités littéraires que par sa contribution à un débat de société ».
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« Alors qu’il traversait la rue, le temps s’ouvrit devant lui et il vit la mort et le malheur s’abattre sur le monde, la tournure des événements à venir. 1 » C’était en 1933. Le physicien Leo Szilard venait de découvrir comment déclencher une réaction nucléaire en chaîne. Aujourd’hui, il nous paraît évident, sinon normal, de vivre dans un monde doté de l’arme nucléaire, mais nous oublions volontiers qu’il y a seulement cent ans personne n’aurait pu imaginer qu’une telle arme puisse être inventée. De même, si l’on prend 1920 comme année de référence, personne n’aurait pu imaginer qu’un fou furieux comme Hitler puisse prendre le pouvoir ni qu’un projet comme l’extermination des juifs d’Europe puisse être réalisé.
Il nous paraît normal aujourd’hui de vivre à l’ère d’Internet et du GPS, mais quand, en 1955, le génial mathématicien John von Neumann, après avoir participé au projet Manhattan, se mit en devoir d’imaginer quelles pourraient être les avancées positives et les périls du progrès technologique dans les décennies suivantes, pas une seconde il n’imaginait ni ne pouvait imaginer le Web ni la géolocalisation par satellite. C’est dire à quel point penser les risques globaux du futur et tenter de les hiérarchiser est un exercice périlleux.
Cela n’empêche pas de brillants esprits et des collectifs d’experts de se livrer régulièrement à l’exercice, et c’est légitime : car, même si l’on se trompe, il faut bien tenter de penser l’avenir pour prendre des décisions pas trop mal inspirées. Tout de même, l’analyse rétrospective des prévisions d’experts en tout genre, des économistes aux démographes en passant par les prophètes de l’écologie, offre le tableau d’un véritable champ de ruines. C’est à en rire ou à en pleurer.
En 2016, un éminent professeur de l’université de Princeton, Sam Wang, estima à 1 % les chances de Donald Trump de remporter la présidentielle et fit le pari de manger un insecte s’il était élu. Il mangea une sauterelle. En 2003, Martin Rees, le plus célèbre des astrophysiciens britanniques, publia un livre sur « les cent prochaines années » et paria 1 000 dollars qu’une action ponctuelle exploitant les nanotechnologies ou les biotechnologies provoquerait 1 million de morts ou davantage dans les vingt années suivantes. Il lui reste trois ans pour savoir s’il a gagné ou perdu.
Il arrive bien sûr que les experts aient raison et ne soient pas écoutés : témoin la pandémie de Covid-19, largement annoncée. Mais nous ne sommes pas plus formés à les écouter qu’à nous en méfier. Aujourd’hui, l’air du temps veut que le risque climatique figure en tête de la plupart des enquêtes, y compris celles qui ont été menées auprès de chefs d’entreprise et d’universitaires, comme en témoigne le dernier rapport du Forum économique mondial. Or quelle est la réalité du risque ? Des climatologues observent avec une certaine inquiétude que, lorsque le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) présente un large éventail de scénarios possibles, c’est le plus alarmant qui retient l’attention. Est-il inconvenant d’ajouter que certains scientifiques soulignent l’ampleur de notre ignorance du fonctionnement du système climatique ? La réponse à la question de savoir « à quel point un changement climatique non maîtrisé se révélera catastrophique dépend de phénomènes encore mal compris », écrit par exemple le physicien Tim Palmer, d’Oxford, dans un numéro récent de la revue Nature2. Comme d’autres avant lui, il met en avant notre méconnaissance du cycle de l’eau et, en particulier, du comportement relatif des nuages de basse et haute altitude. Ce n’est pas une raison pour rester les bras croisés, mais une invite à exercer un esprit critique fondé sur une information de qualité.
Statistiques à l’appui, assureurs et médecins savent fort bien hiérarchiser certains risques individuels et collectifs. Mais, lorsqu’il s’agit d’établir une hiérarchie entre les risques globaux – susceptibles d’affecter la planète, l’humanité tout entière ou même seulement une région du monde ou un pays –, on se heurte inévitablement à des biais de perception. En 2007, le climat ne figurait pas dans les cinq risques majeurs cités par les experts consultés par le Forum économique mondial. Soit dit en passant, ils n’envisageaient d’ailleurs pas la crise financière qui a éclaté l’année suivante. En 2014, interrogés par le Pew Research Center sur « les principaux risques dans le monde », les Américains plaçaient en tête les inégalités, suivies de « la haine religieuse et ethnique ». En France, selon que l’on est de droite ou de gauche, jeune ou moins jeune, pauvre ou riche, la perception des risques majeurs fait le grand écart. Des deux côtés de l’Atlantique, nombre d’intellectuels annoncent l’apocalypse, mais pourquoi les croire davantage que les optimistes invétérés pour qui les facultés d’adaptation et de résolution des problèmes dont Homo sapiens fait preuve depuis des centaines et des milliers d’années sont encore à l’œuvre ?
À quels critères de validation pourrait-on se fier pour trancher entre les uns et les autres ? Nous avons souvent évoqué chez Books la querelle entre les économistes pour qui l’automatisation (chère à von Neumann) représente une menace fatale pour l’avenir du travail et ceux pour qui, au contraire, le progrès technologique va, une fois de plus, favoriser l’emploi. Quels excellents arguments de part et d’autre ! De quoi l’avenir sera-t-il fait ? Faut-il prendre au sérieux la fameuse « singularité », ce moment où les machines, dopées par l’intelligence artificielle, prendront les commandes ? Doit-on s’attendre à une explosion de l’Afrique subsaharienne, dont les experts voient la population multipliée par cinq d’ici la fin du siècle ? À une guerre mondiale déclenchée par l’annexion de Taïwan par la Chine, la rivalité sino-indienne ou la question israélo-palestinienne ? À une « cyberguerre » susceptible de paralyser les réseaux électriques et électromagnétiques ?
Pour ceux qui disposent d’un jardin, un conseil : faites creuser un puits. Et que dire des risques moraux, de la montée en puissance d’autocraties qui se rient des libertés publiques, de l’instauration en toute impunité d’un nouvel archipel du Goulag dans l’ouest de la Chine ou encore de l’avènement du « capitalisme de surveillance », selon l’expression de Shoshana Zuboff ? 3.
Centré sur les problèmes environnementaux et nos rapports avec les autres animaux, le fantasme de l’effondrement à venir, du « mal qui vient », est fondé sur de « bonnes raisons », aurait dit le sociologue Raymond Boudon. (Ce n’est pas sans rappeler d’autres fantasmes passés, comme celui de l’« hiver nucléaire » dans les décennies d’après-guerre ou celui de la famine mondiale que l’explosion démographique devait provoquer à coup sûr.) L’une de ses caractéristiques, rarement soulignée, est qu’il est propre aux sociétés nanties du vieil Occident. Il se propage ailleurs ici ou là, notamment chez les jeunes de la bourgeoisie urbaine. Mais il est en gros absent de Chine, d’Inde, des pays musulmans et de ceux de l’ancien bloc soviétique, c’est-à-dire de la majeure partie de la planète. Cela ne signifie pas que les uns ont raison et les autres tort, c’est simplement une façon de souligner que la perception de la hiérarchie des risques varie selon la situation de l’observateur. Il faut aussi noter que les « collapsologues » n’ont guère de temps à perdre avec les risques qui ne concernent pas directement l’environnement. Ils n’éprouvent pas le besoin de méditer sur une hiérarchie des risques, puisqu’ils savent, de source sûre, quels sont les risques à mettre en tête (et dans les têtes).
Comment un trompettiste tourmenté, accro à l’héroïne et monstre d’égoïsme, a-t-il pu créer une œuvre aussi subtile que Kind of Blue, véritable pierre angulaire du jazz moderne ? Cette question a guidé le romancier et poète espagnol Luis Artigue dans l’écriture de son livre inspiré de la vie de Miles Davis. Café Jazz el Destripador n’est pas à proprement parler une biographie. « Roman noir historique », « thriller ésotérique », l’auteur lui-même peine à qualifier son livre dans les colonnes du quotidien espagnol El País.
Personnages réels et imaginaires cohabitent dans cette fiction où se croisent deux fils narratifs. D’un côté Artigue invite le lecteur à suivre Miles Davis dans le New York du milieu des années 1940, de l’autre il le plonge dans le Paris de la révolution de 1848 aux côtés de Charles Baudelaire. Par cet artifice, il met en évidence des similitudes entre la vie du jazzman et celle du poète, tous deux artistes maudits, à la fois géniaux et autodestructeurs. « Artigue nous hypnotise avec un roman fascinant sur le mal, la musique et ces personnes qui ne sont pas nées pour être heureuses mais pour accomplir de grandes choses », commente la romancière Leticia Sánchez Ruiz dans le quotidien espagnol El Comercio.
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Le neurologue Oliver Sacks était un polygraphe sans frontières, qu’il s’agisse de celles qui séparent les disciplines ou de celles qui divisent les genres. Ses quelque 20 livres balaient un champ qui va de la médecine à l’anthropologie en passant par l’esthétique, la musicologie, l’histoire, l’écologie, la science fondamentale et la philosophie ; et certains de ses ouvrages sont devenus des pièces de théâtre, des films, voire des opéras. Pourtant, à sa mort, en 2015, Sacks était loin d’avoir tout dit – ni même d’avoir tout publié. Ses éditeurs avaient encore sous le coude une liasse de textes qui témoignent, une ultime fois, de son insatiable curiosité pour la nature et ce qu’il considérait comme son chef-d’œuvre suprême – le cerveau humain.
Sacks a passé sa vie à tenter de percer les mystères de cet organe en explorant, tour à tour en neurologue et en psychologue, les étranges déformations qu’accidents ou maladies lui font subir et les comportements encore plus étranges qui en résultent. Prenez ce vieil homme tombé littéralement en hibernation pendant sept ans, avec une température corporelle de 20° C. Lorsqu’il se réveille enfin, il croit n’avoir dormi que quelques heures, et ses soignants hésitent à le détromper ; hélas, ils n’ont même pas le temps d’arrêter une stratégie, car un cancer qui sommeillait aussi se réveille à son tour et l’emporte instantanément.
Ou prenez les fameuses expériences extracorporelles (l’impression de percevoir son propre corps de l’extérieur) ou de mort imminente (celle d’être absorbé dans un tunnel de lumière). Oliver Sacks y voit des « hallucinations », dont il expose les mécanismes (excitations neuronales qui se propagent jusqu’aux zones cérébrales intervenant dans la vision), mais il évoque aussi le profond impact religieux, voire mystique, de ces expériences.
Le neurologue relate également un voyage au pays des « tourettiens », ces personnes atteintes du syndrome de Gilles de La Tourette (qui induit des comportements répétitifs et irrépressibles, toutes sortes de tics qui peuvent aller jusqu’à la profération à jet continu d’insultes et d’obscénités). Ses pas le mènent dans une communauté mennonite de l’ouest du Canada, où tout le monde gesticule et tique à qui mieux mieux. Ces personnes vivent leur handicap en toute sérénité et se félicitent même de ce curieux don accordé par la providence divine.
Enfin, les derniers écrits du praticien témoignent de son intérêt bien compréhensible pour les effets du vieillissement sur le cerveau, qu’il s’agisse du sien (problèmes de lecture et ruses pour y remédier) ou de celui de ses patients confrontés à la dilution de leur conscience (maladie d’Alzheimer et autres formes de démence).
Oliver Sacks, cependant, ne vit pas la vieillesse comme une maladie, mais plutôt comme un état de transformation, un « trajet que personne ne peut faire pour nous ni nous épargner », disait déjà Proust. Sa recette à lui : mobiliser une curiosité intellectuelle toujours hyperactive et savourer de plus en plus la nature, de l’onctuosité du hareng frais aux merveilles botaniques tapies dans le terre-plein central de Park Avenue, à New York (et à l’émerveillement encore plus émouvant des botanistes urbains qui les traquent) en passant par le regard fraternel d’un orang-outan ou les mystères de l’arbre Ginkgo biloba, « fossile vivant » dont toutes les feuilles tombent la même nuit.
Mieux encore, ajoute Sacks, la nature ne se contente pas d’être étonnante, prodigieuse, magnifique : sa permanence même est notre grande consolatrice. « Plus la mort approche, plus il peut être réconfortant de songer que la vie continuera », constate-t-il dans le texte qui clôt l’ouvrage, précisément intitulé « La vie continue ».
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En 2007, première année de l’exercice mené par le Forum économique mondial, les cinq premiers risques classés selon leur probabilité étaient les suivants : défaillance des infrastructures, maladies chroniques, choc pétrolier, ralentissement brutal de la croissance chinoise, bulle spéculative ; et, selon leurs effets : bulle spéculative, démondialisation, guerres civiles et entre États, pandémie, choc pétrolier.
En 2020, le palmarès (établi avant la pandémie de Covid-19) est tout autre. Pour ce qui est de la probabilité : événements métérologiques extrêmes, inaction climatique, catastrophes naturelles, perte de biodiversité, catastrophes d’origine humaine ; et, pour ce qui est des effets : inaction climatique, armes de destruction massive, perte de biodiversité, événements météorologiques extrêmes, crise de l’eau. Une conclusion s’impose : la hiérarchie des risques majeurs est fonction de l’air du temps.
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