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Lorsque l’Argentine Camila Sosa Villada a appris à écrire son prénom à la maternelle elle s’appelait Cristian. Plus tard, à l’adolescence, elle s’arrêtait sur le chemin du collège pour se mettre du rimmel sans que ses parents le sachent. Lorsque, à 18 ans, elle assume au grand jour son identité transgenre, elle s’attire les foudres de son père. « Un jour, on m’appellera pour me dire qu’on t’a retrouvée morte dans un fossé », lui prédit-il. Cristian, devenu Camila, quitte alors son village de montagne pour rejoindre la bouillonnante ville de Córdoba, dans le nord de l’Argentine. Vingt ans plus tard, la voilà actrice, écrivaine et chanteuse, mais le chemin fut semé d’embûches. Dans Las malas, Camila Sosa Villada revient sur cette période où, jeune étudiante en communication à l’université de Córdoba, elle se prostituait le soir dans un parc de la ville.

« Roman d’initiation, chronique d’une époque, Mémoires : Las malas, c’est tout ça à la fois », résume Patricio Zunini sur le portail argentin d’information Infobae. C’est aussi un roman choral, pourrait-on ajouter. En effet, on y suit les péripéties d’une communauté de travestis qui se prostituent la nuit et se retrouvent, la journée, chez la « tante Encarna », dont la petite maison rose en périphérie de la ville leur sert de refuge. « La narratrice, Camila elle-même, raconte souffrance après souffrance, humiliation après humiliation, les coups, les mensonges et l’effacement de l’espace public », note Patricia Kolesnicov dans le quotidien argentin Clarín.

Mais il ne s’agit pas que d’un récit glaçant sur la violence faite aux transgenres en Amérique latine – où leur espérance de vie est de 35 ans, rappelle l’auteure –, le roman est aussi empreint de réalisme magique. Ainsi le personnage de « Marie la muette » se voit pousser des plumes, une autre se change en loup-garou les soirs de pleine lune. « L’originalité de Las malas, et la grande réussite littéraire de Camila Sosa Villada, réside dans la création d’une mythologie propre à l’univers trans qui fait appel, à l’instar des poètes de la Grèce et de la Rome antiques, à la notion de métamorphose », pointe Bermeo Gamboa dans le quotidien colombien El País.

À lire aussi dans Books : L’énigme de l’abbé travesti, juillet-août 2009.

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En 1939, quand la Catalogne tombe aux mains des forces franquistes à la fin de la guerre d’Espagne, Julián Fuster Ribó décide de fuir en URSS. Ce chirurgien barcelonais, membre du Parti communiste et reconnaissant du soutien que les Soviétiques ont apporté au camp républicain, ne peut imaginer que son exil le mènera tout droit au goulag. Quelques années d’exercice au sein de l’Institut de neurochirurgie de Moscou auront en effet raison de ses illusions. Ses critiques du régime soviétique et du culte de la personnalité de Staline le placent dans le collimateur de la police politique. En janvier 1948, Fuster Ribó est arrêté, interrogé, torturé et finalement condamné pour « espionnage » et « propagande antisoviétique ». Il passera sept années dans le camp de travail de Kengir, avant d’être libéré en 1955.

Dans Cartas desde el Gulag, la politiste et historienne Luiza Iordache Cârstea retrace l’itinéraire singulier du Dr Fuster et explore, à travers lui, un pan méconnu de l’histoire du XXe siècle. Environ 345 Espagnols qui, fuyant la guerre civile, avaient trouvé refuge en Union soviétique furent envoyés au goulag, apprend-on. « En plus du matériau issu des archives espagnoles et européennes, Luiza Iordache Cârstea s’est appuyée sur des entretiens et des documents rassemblés par d’autres exilés espagnols en URSS, ainsi que sur “les archives personnelles de Julián Fuster Ribó mises à disposition par son fils Rafael” », note le site d’information El Independiente. Parmi ces archives personnelles, de nombreuses lettres adressées à une femme aimée, Nadejda Gordovitch, dans lesquelles il décrit par le menu la rudesse de la vie concentrationnaire.

Étant donné la rareté des témoignages d’anciens détenus des camps soviétiques, l’historien Juan Avilés qualifie les lettres de Fuster Ribó de véritable « trésor ». Un trésor d’autant plus précieux que le médecin espagnol « a vu de ses yeux un épisode célèbre de l’histoire du goulag : le soulèvement du camp de travail de Kengir au printemps 1954 », souligne-t-il dans le magazine El Cultural. Jusqu’à présent, l’un des seuls récits connus de cet événement était celui d’Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Un certain « Fuster l’Espagnol » est mentionné en passant – le voilà désormais tiré de l’oubli.

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Des années 1960 au début des années 1990, les forces de sécurité sud-africaines ont édité un album rassemblant les photos d’identité des opposants au régime. Plus de 7 000 portraits ont figuré dans ce qu’elles appelaient « l’album terroriste ». « Officiellement, la police utilisait ce document uniquement pour surveiller les personnes qui quittaient le pays sans autorisation. Mais si votre photo était dans l’album, vous étiez considéré comme un terroriste », note l’historien sud-africain Jacob Dlamini dans The Terrorist Album. Cette étude « convaincante retrace les histoires politico-policières dans lesquelles l’album a servi le régime », précise Bongani Kona dans le magazine américain The Baffler.

Dlamini a pu consulter un des trois exemplaires qui ont échappé à la destruction. En 1993, quand il a senti sa fin proche, le régime a brûlé 44 tonnes de documents pour « couvrir ses traces » et « effacer toute mention de son système raciste brutal », rappelle Stephen Williams dans African Business. Certains officiers que l’historien a rencontrés clament encore que ce livret mis à jour tous les six mois n’était qu’un aide-mémoire pour traquer les fugitifs. Mais il « faisait partie de l’offensive du régime contre ses opposants, note Kona. Être considéré comme un terroriste par les forces de sécurité, c’était vivre dans l’ombre de la mort. Cela signifiait que vous pouviez mourir dans une explosion, un mardi après-midi, vos chaussures italiennes préférées aux pieds ». C’est ce qui est arrivé en 1982 à Ruth First. L'universitaire exilée au Mozambique a reçu un colis piégé à son bureau. Sa photo était dans l’album.

Les portraits, accompagnés de notices biographiques pas toujours exactes, étaient indexés selon des critères raciaux, rassemblant des personnes de toutes les couleurs de peau du blanc au noir. Mais « dans le monde des forces de sécurité de l’apartheid », pointe Jason Burke dans The Guardian, « les préjugés racistes étaient si enracinés qu’il était inconcevable qu’un activiste non-blanc soit le commandant en second de l’unité des opérations spéciales de l’ANC. »

À lire aussi dans Books :Les indignées de l’apartheid, janvier 2016.

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Bien avant les armes nucléaires et les missiles, environ mille deux cents ans avant notre ère, les Hittites, confrontés à l’effondrement de leur empire, construisaient déjà des abris souterrains fortifiées. Ces bunkers sont devenus au XXIe siècle un véritable marché. Dans Bunker, le géographe américain Bradley Garrett part à la rencontre de ceux qui les construisent et de ceux qui les achètent. « Il s’intéresse essentiellement aux États-Unis, où le "prepping", le fait de se préparer aux catastrophes et à la fin du monde donne lieu à une véritable sous-culture, mais il se rend aussi en Australie, où la précarité écologique alimente le marché du bunker, ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et en Thaïlande, destinations "de repli" préférées de l’élite », précise Will Wiles dans la Literary Review.

Dans le Dakota du Sud, le géographe visite le plus grand ensemble de bunkers du monde. Construits pendant la Seconde Guerre mondiale pour mettre des stocks de munitions à l’abri d’éventuels bombardements, ces 575 igloos de béton semi-enterrés ont été transformés en 2016 par un entrepreneur, Robert Vicino, qui les vend 35 000 dollars l’unité. Il a baptisé l’endroit « the xPoint », suggérant qu’il serait le point d’où l’humanité ramperait hors des décombres pour tout recommencer. Selon Garrett, ce que les « marchands d’angoisse » comme Vicino vendent, ce ne sont pas des murs, aussi solides soient-ils. C’est du temps. Plusieurs mois, voire plusieurs années, loin de la catastrophe de la surface. Reste aux acheteurs à prévoir des stocks d’eau, de nourriture, de carburant et de divertissements.

Ces « preppers » sont à distinguer des survivalistes des années 1990, assure l’auteur. Ils ne cherchent pas à fonder des communautés autonomes par défiance envers l’État. « Ce sont les gens les plus cools, les plus calmes et les plus rationnels que j’ai rencontrés. Pour la plupart, c’est juste une police d’assurance qu’ils espèrent ne jamais utiliser », explique Garrett dans The Sunday Times. Il reconnaît cependant que les théories du complot et autres prophéties loufoques ont du succès dans ce milieu, comme le remarque Wiles, pour qui les « preppers » sont surtout désabusés. « Certains d’entre eux semblent impatients de pouvoir avoir un retour sur leur investissement souterrain », et il est extrêmement dérangeant d’apprendre que beaucoup des plus grosses fortunes de la planète ont fait du "prepping" une activité secondaire, ajoute-t-il.

À lire aussi dans Books :« L’humanité poursuit sa marche au progrès », octobre 2010.

[post_title] => Dans mon bunker [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-mon-bunker [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-31 15:16:35 [post_modified_gmt] => 2020-08-31 15:16:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=93059 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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À Budapest, la Librairie des écrivains, longtemps adossée à l’Union des écrivains, est une institution. Sa liste des meilleures ventes reflète essentiellement les lectures de l’intelligentsia budapestoise.

Au sein d’un palmarès éclectique apparaît d’abord une prédilection pour le récit de soi. Les lecteurs se passionnent ainsi pour les Mémoires de Péter Molnár Gál (1936-2011), dont la parution posthume a suscité une grande effervescence médiatique. Le redou­table critique littéraire de la période communiste avoue son passé de mouchard : pendant une bonne décennie, il a fait le compte rendu exhaustif de la vie théâtrale hongroise à la police politique. Il révèle dans son livre que son recrutement a été motivé par son homosexualité.

Moins scandaleuse, l’enfance mouvementée de Géza Bereményi suscite aussi un vif intérêt : l’écrivain, réalisateur et scénariste s’illustre par son attachement au 8e arrondissement de Budapest. Élevé par ses grands-parents autour du marché Teleki, il retrace ses jeunes années à la façon de Dickens et raconte son parcours par le biais de ses rencontres mémorables avec les grandes figures de la vie intellectuelle d’après-guerre. Âgé de 10 ans lors de l’insurrection de 1956, Bereményi a vécu ses rébellions adolescentes dans un pays repris en main par le prosoviétique János Kádár.

Manifestement, les célébrités de la capitale fascinent. Outre ­Molnár Gál et Bereményi, il faut citer Ádám Nádasdy, qui compte pas moins de trois livres dans le palmarès. Ancien professeur d’anglais à l’Université de Budapest et traducteur de Shakespeare, ce linguiste a percé comme poète et essayiste avant de briller comme nouvelliste avec son ­recueil « Neptune barbu ». Un livre très attendu, qui s’est accompagné, comme celui du critique-­indic défunt, d’un parfum de scandale. En 2019, l’annonce de son installation à Londres et de son mariage avec son compagnon britannique avait fait la une des journaux hongrois, et ses nouvelles campent des personnages gays qui s’efforcent de vivre leurs amours. Et, bien sûr, il y a l’éternelle question de la langue, pilier de l’identité magyare. Est-elle vraiment finno-ougrienne ? Fait significatif, sur les huit auteurs de la liste, six sont d’expression hongroise, mais deux d’entre eux, Zsolt Láng et Zsuzsa Selyem, vivent et travaillent en Roumanie, qui, comme tous les pays voisins de la Hongrie, abrite une importante minorité magyarophone. Vue de Budapest, la littérature magyare est certainement une littérature transfrontalière, cimentée par la langue intime de ses écrivains. 

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L’artiste-plasticien Christo (Hristo Iavachev) a 22 ans lorsqu’il quitte son pays natal, la Bulgarie, en 1957. Jusqu’à sa mort, le 31 mai dernier, il n’y remettra jamais les pieds, y compris après la chute du régime communiste, en 1989. La police politique du régime, la redoutable Darjavna Sigurnost (DS) a dû longuement s’interroger sur ce personnage un peu fantasque. Est-il un dissident? Représente-t-il une menace? L’homme ne s’exprimait jamais en bulgare, évitait soigneusement ses anciens compatriotes et semblait avoir tiré un trait sur son passé.

En juillet 1984, Christo est déjà une célébrité mondiale : il vient de réaliser son œuvre monumentale Surrounded Islands en Floride et s’apprête, avec sa compagne Jeanne-Claude, à « emballer » le Pont-Neuf, à Paris. C’est alors que, à New York, la DS arrive à l’approcher grâce à l’agente « Elena », qui réussit l’exploit de se faire inviter par Christo et Jeanne-Claude à leur domicile, à Soho.

À son retour à Sofia, elle livre à son officier traitant le rapport suivant, qui a été exhumé des archives de la DS en 2016, pour les besoins d’une exposition consacrée à la résistance anticommuniste.

 

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
Strictement confidentiel

RAPPORT

Objet : Hristo Iavachev et Georgi Daskalov, artistes-peintres résidant aux États-Unis
De : agent « Elena »
À : capitaine Stoïan Tenev, officier traitant

Le 4 juillet 1984

J'ai rencontré Hristo Iavachev à deux reprises : la première fois au restaurant, la seconde chez lui. J’avais déjà une ­petite idée sur lui grâce à son frère et à sa belle-sœur, qui sont, comme vous le savez, de bons amis à moi. J’ai également pu faire la connaissance de son épouse [Jeanne-Claude Denat de Guillebon] lorsqu’elle est venue pour quelques jours en Bulgarie.

Au restaurant, j’ai été accueillie par un homme gentil, bienveillant, modeste et peut-être même et surtout timide. Il est très nature et fait tout pour que son interlocuteur se sente à l’aise. Il est très attentif, disponible et à l’écoute. Outre Hristo et son épouse, il y avait quatre autres personnes à table ce soir-là. Il a discuté tour à tour avec tout le monde, toujours avec la même gentillesse et la même attention. Il a aussi tenu à ce que tout le monde puisse s’exprimer en respectant les opinions des uns et des autres, toujours en restant poli mais avec une certaine fermeté. C’est ce qui m’a le plus frappée. Nous étions trois Bulgares conviés à ce dîner et, à la fin, nous avons tous exprimé le désir de visiter son atelier et de voir ses œuvres. Notre demande a été accueillie favorablement, mais j’ai senti qu’il s’agissait là d’une exception, d’une faveur même, ce qui s’est confirmé par la suite.

Hristo Iavachev vit dans le quartier de Soho depuis son arrivée aux États-Unis ; il est devenu propriétaire de sa maison il y a trois ans. Quand je dis « maison », c’est peut-être un peu exagéré, car il s’agit d’une ancienne usine (Soho était, dans le temps, la zone industrielle de New York) sur quatre étages. Aujourd’hui, le premier est occupé par leur fils, le deuxième leur sert d’entrepôt, et Hristo et sa femme habitent au troisième. L’atelier de Hristo est situé au quatrième. La bâtisse, très ancienne, ne possède ni ascenseur ni chauffage central, comme c’est souvent le cas dans le quartier. L’appartement de Hristo consiste en une immense pièce – c’est un ancien atelier d’usine, et on y voit toujours des tuyaux d’aération et toutes sortes de vieilles ­machines. Derrière une espèce de paravent en carton-pâte se trouve leur chambre à coucher. La cuisine – si tant est que l’on puisse appeler cela une cuisine – est séparée de cette pièce par un bar américain derrière lequel on trouve un réfrigérateur, une gazinière, etc. Plus loin, il y a une table basse entourée de canapés. Tout est très simple mais non dépourvu de goût et donne un sentiment d’espace et de confort. La plupart des meubles ont été fabriqués par Hristo et Jeanne-Claude ; ils datent de leur arrivée à New York il y a vingt et un ans, alors qu’ils étaient très pauvres. Seuls les canapés et la table basse ont été achetés plus tard. Je me souviens qu’à la question de savoir s’il ne comptait pas déménager dans un lieu plus confortable, Hristo a répondu avec stupéfaction qu’ils n’avaient besoin de rien de plus pour vivre et travailler.

La visite de son atelier a été la grande expérience de la journée. Le lieu est encore plus simple : on y respire, littéralement, l’air de l’ancienne usine. Avec une sorte de conviction fanatique, Hristo s’est mis à nous exposer ses idées sur l’art. D’un coup, il est devenu un autre homme : fort, autoritaire, d’une certaine façon péremptoire aussi. Toutes ses œuvres monumentales sont d’abord des esquisses sur papier destinées à la vente. C’est grâce à cet argent qu’il finance ses projets. Ses tableaux atteignent désormais des prix très élevés. Avec une grande simplicité, il nous a aussi expliqué que l’argent ne suffisait jamais et qu’il était obligé de beaucoup emprunter aux banques. L’un dans l’autre, il se retrouvait toujours à sec, mais il arrivait néanmoins à s’en sortir grâce à la vente de ses esquisses. Les autorités de l’État de Floride lui ont récemment proposé de financer l’un de ses projets et il a refusé catégoriquement, afin, dit-il, de n’avoir de comptes à rendre à personne et de garder son indépendance.

Hristo a pas mal oublié notre langue, mais son application à parler le bulgare est presque touchante. Il cherche désespérément le bon mot mais s’énerve lorsque quelqu’un tente de l’aider. J’ai l’impression qu’il parle mal toutes les langues, en réalité. Il s’habille très simplement, je dirais même comme un ouvrier. Plus généralement, il y a quelque chose de vraiment prolétaire dans son allure.

C’est à peu près tout ce que je peux vous dire de lui. Mon récit est plus émotionnel qu’objectif. Je ne vous cache pas qu’il s’agissait pour moi d’une rencontre très spéciale, sentimentale même, parce que j’avais beaucoup entendu parler de lui par son frère, en Bulgarie.

Sur ce, je voudrais ouvrir, ici, une parenthèse qui pourrait vous être utile. Lors de mon séjour à New York, j’ai également rencontré un autre artiste, le peintre Georgi Daskalov 1, que je connais du lycée. Nous ne nous étions pas vus depuis trente ans. Nous avons naturellement parlé de Hristo Iavachev lors de ces retrouvailles. J’attache beaucoup d’importance à l’appréciation qu’en donne Georgi – premièrement parce qu’il est bulgare, deuxièmement parce qu’il est artiste également, même s’il est loin d’être aussi célèbre que Hristo. Georgi parle de lui avec beaucoup d’admiration et de respect. Voici comment il m’a décrit la journée type de Hristo : tous les matins, il se lève à 7 heures, avale un jus de fruits et se met au travail. À midi, il boit du jus, prend quelques vitamines, parfois un sandwich, puis se remet au travail sans interruption jusqu’à 19 h 30. À 20 heures, il accueille chez lui des galeristes, des critiques d’art et d’éventuels acheteurs, avec qui il reste jusqu’à 21 h 30. Puis ils vont dîner quelque part avec Jeanne-Claude ou bien ils restent à la maison. C’est ce qu’il fait, immuablement, tous les jours de l’année, y compris le dimanche et à Noël, au Nouvel An, à Pâques, etc. La seule exception, c’est lorsqu’il est sur le terrain, en train d’inspecter ses installations. Lorsque j’ai raconté à Georgi que ce jour même nous allions rendre visite à Hristo, il n’en a pas cru ses oreilles. Il n’en revenait pas que Hristo nous ouvre sa porte. Georgi a aussi dit que Hristo était un artiste entièrement voué à son œuvre. Il a souligné le rôle essentiel que joue sa femme. Elle est non seulement son binôme artistique mais aussi, selon son expression, une sorte de « coussin d’air » entre Hristo et le monde réel. C’est elle qui gère tous les aspects pratiques, par exemple – les relations avec les acheteurs, les finances, la logistique des projets et l’achat de matériaux –, Hristo étant totalement incapable de s’en occuper. Elle est plus pragmatique et terre à terre (c’est aussi mon impression).

Selon Georgi Daskalov, Hristo est devenu cette année l’un des plus importants artistes-plasticiens du monde. Il s’est dit étonné que son confrère ne soit toujours pas reconnu en Bulgarie. Il affirme que, sur ce point, Hristo reste très discret, mais qu’il ne manque pas de souligner ses origines bulgares lorsqu’il parle à la presse. Aux États-Unis, on le surnomme même « the Bulgarian guy ». Je tiens à souligner qu’il s’agit là d’une opinion strictement personnelle, exprimée lors d’une conversation privée, voire intime. Selon Daskalov, Hristo est l’un des artistes majeurs du XXe siècle.

Quant à moi, n’étant pas spécialiste du domaine, je ne peux me prononcer là-dessus. Ce que je peux dire de Hristo Iavachev en conclusion ? J’ai rencontré un homme habité par une foi inébranlable dans l’art, entièrement dévoué à son travail. Un homme modeste, timide, tolérant et respectueux des autres. Le contact avec lui est riche, on en ressort avec l’impression d’avoir rencontré une personnalité hors du commun.

— « Elena » est le nom de code d’une ancienne informatrice de la police politique bulgare, dont l’identité reste un mystère.

— Ce rapport a été reproduit dans le catalogue de l’exposition « Formes de résistance 1944-1985 », qui s’est tenue à la Galerie d’art de la ville de Sofia, en 2016. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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« Il n’est pas facile d’apprécier Bloy », écrit Ulrich ­Greiner dans Die Zeit. Figure de proue du renouveau catholique à l’aube du XXe siècle, Léon Bloy ne s’est pas contenté de s’opposer à la séparation de l’Église et de l’État ; il vomissait les bourgeois, les tièdes, les Anglais et, par-dessus tout, les Allemands.

Infréquentable, alors, Léon Bloy ? Greiner avoue, à la lecture d’une anthologie qui vient de paraître outre-Rhin, avoir éprouvé un « mélange de fascination et de dégoût » : « Se confronter à un univers intellectuel qui heurte ses convictions personnelles [...] est irritant et, de ce fait même, fécond. » Rien ne répugne tant à Bloy que d’être de l’opinion majoritaire, et rien ne lui plaît davantage que de se dérober à ce qu’on attendrait de lui. Pendant l’affaire Dreyfus, par exemple, lui qui déteste Zola ne succombe pas pour autant aux sirènes de l’antisémitisme : il reste fidèle à la vision qu’il développait dès 1892 dans son pamphlet théologique Le Salut par les Juifs. Il a « le charme de la contradiction », ce qui explique, selon Greiner, que l’on compte parmi ses lecteurs allemands « des figures aussi différentes qu’Ernst ­Jünger et Heinrich Böll ». Au bout du compte, il incarnerait une tradition bien française dont le plus récent représentant s’appelle Michel Houellebecq ».

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Dans le Kaboul de 1977, les garçons et les filles de la bonne société pouvaient se fréquenter assez librement dans leurs vastes demeures, quitte à s’ignorer dans l’espace public. Mais l’homosexualité masculine était tout aussi ­taboue qu’aujourd’hui. « Ce que je sais, c’est que Dieu n’oublie jamais la sodomie » : ce sont par ces mots que s’ouvre le premier ­roman de Nemat Sadat, The Carpet Weaver. « Un kuni [terme péjoratif désignant les homosexuels] risque aussi bien la prison à perpétuité que d’être tourné en ridicule ou victime d’actes de cruauté barbares », indique le quotidien indien Hindustan Times. « Les garçons doivent courtiser les filles pour préserver l’Afghaniyat [l’identité afghane] ».

Or le narrateur, Kanishka, fils d’un riche négociant en tapis, tombe amoureux à 16 ans de son meilleur ami et est « déchiré entre son désir des hommes et son sens du devoir vis-à-vis de sa famille et de sa religion », note le site HuffPost India. Né à Kaboul, émigré aux États-Unis avec sa famille dès sa prime enfance, Nemat ­Sadat est réputé être le premier Afghan à avoir fait son coming out, en 2013. Ce qui lui a valu – et lui vaut encore – des ­menaces de mort. 

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Pour convaincre de l’importance de la musique de film quelqu’un qui en douterait, il suffit de lui faire visionner un film sans sa bande originale, disait le compositeur David Raksin. Priver un film de sa musique le mutile presque toujours de manière fatale. Beaucoup de gens retiennent mieux la musique d’un film que les noms du réalisateur et des acteurs, et la reconnaissent facilement : qui n’identifie pas en quelques mesures le grand thème d’Autant en emporte le vent, composé par le prolifique Max Steiner, celui du générique des James Bond, imaginé par John Barry, ou les accents de la cithare d’Anton Karas sur lesquels s’ouvre Le Troisième Homme ?

Depuis toujours, le cinéma et la musique ont partie liée. Née à l’époque du cinéma muet pour couvrir le bruit du projecteur, compenser l’absence de son et stimuler l’attention des spectateurs, la musique de film répond à toute une série de nécessités dramatiques. Elle crée l’atmosphère, véhicule et amplifie les émotions, aide à caractériser les personnages et les situations, facilite l’adhésion à l’histoire racontée, soutient le rythme du récit et assure l’unité du film en solidarisant les plans et les séquences.

La musique de film possède certaines caractéristiques qui la distinguent des autres genres musicaux. L’une d’entre elles est le degré auquel s’y manifestent les influences, et la quantité de citations et d’emprunts qu’on y trouve. Les bandes originales s’alimentent en abondance d’autres musiques (y compris d’autres musiques de film), dont elles exploitent des thèmes, des mélodies, des idées, des sonorités, presque toujours de manière inventive et créative, sans qu’on puisse réduire ce phénomène à du simple plagiat.

Le premier réservoir dans lequel puisent les compositeurs est le répertoire classique, plus particulièrement la partie de celui-ci qui combine, à l’instar de l’essentiel de la musique occidentale, les principes d’une ligne mélodique claire et de l’organisation de l’harmonie autour des deux tonalités fondamentales, avec leurs connotations traditionnelles : la brillance, la joie et la force pour le mode majeur, la tristesse, l’inquiétude et le mystère pour le mode mineur. Il peut arriver qu’un compositeur prenne le contre-pied de cette convention, comme Ennio ­Morricone, qui utilise dans Le Bon, la Brute et le Truand des clés mineures pour les scènes d’action et des clés majeures pour les passages méditatifs, ainsi que le souligne la professeure de cinéma Kathryn Kalinak 1.

Des morceaux de musique classique sont souvent incorporés tels quels. Très fréquemment, ils ont été si largement popularisés par les films où ils figurent qu’ils en viennent à être principalement associés à ces derniers : c’est le cas du Concerto pour piano n° 21 de Mozart dans Elvira Madigan, de Bo Widerberg, de l’adagietto de la Symphonie n° 5 de Mahler dans Mort à Venise, de Luchino Visconti, ou de l’andante du Trio n° 2, opus 100 de Schubert dans Barry Lyndon, de Stanley Kubrick. Le plus souvent, ces morceaux font l’objet d’un traitement visant à les adapter aux besoins du scénario. Dans son drame historique Senso, par exemple, Visconti fait se succéder des moments de la Symphonie n° 7 de Bruckner très éloignés les uns des autres dans la partition originale.

Une des raisons expliquant la présence de morceaux classiques dans les bandes originales est le recours à la « musique temporaire » ou temp track, une série d’extraits que les réalisateurs ou les producteurs font fabriquer à l’intention des compositeurs pour leur donner une idée de ce qu’ils attendent d’eux. Il arrive que le réalisateur en retienne certains éléments. Le cas le plus célèbre est celui de 2001 : l’odyssée de l’espace. Considérant que rien de ce qu’Alex North avait produit n’était suffisamment semblable aux œuvres de György Ligeti, de Johann Strauss (la valse Le Beau Danube bleu) et de Richard Strauss (le poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra) qu’il lui avait proposées comme modèles, Stanley Kubrick, qui avait d’ailleurs dès le départ exprimé son intention de garder ces morceaux, décida de ne conserver que ceux-ci.

 

Les compositeurs, qui ont pour la plupart une formation classique, s’inspirent aussi parfois spontanément de morceaux qu’ils ont en mémoire. Pour Le Clan des Siciliens, Ennio Morricone a calqué le thème principal, un arpège descendant à la guitare avec accompagnement de cordes et de guimbarde, sur le début d’un prélude et fugue en la mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach. Un des trois grands thèmes de la musique mélancolique du Parrain, de Francis Ford Coppola, composée par Nino Rota, est basé sur un motif de La Force du destin, de Verdi. Dans le thème héroïque de la bande originale de Lawrence d’Arabie, composée par Maurice Jarre, résonnent quelques mesures du premier mouvement du Concerto pour piano d’Édouard Lalo. Tel qu’il est traité par Jarre, ce motif acquiert toutefois une puissance lyrique qu’il ne possédait pas dans la version originale, qui s’accorde bien avec le caractère épique du film de David Lean.

La présence du répertoire classique dans la musique de cinéma se manifeste aussi sous la forme d’influences. George Delerue est un compositeur éclectique qui s’est exprimé dans une grande ­variété de genres et de styles. Deux de ses meilleurs morceaux, le thème principal du ­Mépris, de Jean-Luc Godard, et le « Grand ­Choral » triomphant à l’allégresse contagieuse de La Nuit américaine, de François Truffaut, font un usage des cordes (et des cuivres dans le second cas) typique de la musique baroque, qui évoque irrésistiblement Bach et Vivaldi.

Le grand style symphonique qui carac­térise l’âge d’or d’Hollywood a été in­venté par trois hommes fortement marqués par la musique orchestrale roman­tique et post­romantique européenne : Max ­Steiner, Erich Wolfgang Korngold et Alfred Newman. Les deux premiers étaient des immigrés d’Europe centrale et orientale, comme d’ailleurs plusieurs des représentants de la génération suivante : Dimitri Tiomkin, Miklós Rózsa et Franz Waxman. S’ils ont puisé leur inspiration dans cette tradition, c’est notam­ment en raison de la parenté entre le cinéma et l’opéra. Le monteur musique Roy ­Prendergast le souligne dans Film ­Music. A Neglected Art : « Confrontés au type de problèmes de dramatisation que leur posaient les films, Steiner, Korngold et Newman se sont (consciemment ou pas) tournés vers les compositeurs qui avaient […] résolu des problèmes analogues dans leurs opéras [...] : Wagner, Puccini, Verdi, Strauss. »

Steiner a signé la partition de nombreux films renommés, outre ­Autant en emporte le vent. Dans Casablanca et La Prisonnière du désert, il démontre sa capa­cité à amalgamer harmonieusement des éléments d’origines diverses. Pour Le Mouchard, de John Ford, il recourt largement au procédé consistant à ponctuer par de la musique les actions ­montrées à l’écran et baptisé Mickey Mousing en raison de l’usage qui en est fait dans les dessins animés de Walt ­Disney. Une de ses partitions préférées, qu’il jugeait la plus moderne, est celle qu’il a écrite pour King Kong. Il n’hésite pas à y user de dissonances non résolues, « à l’imitation de Claude ­Debussy, chez qui les formes harmoniques défient souvent les règles traditionnelles de progression des accords », fait remarquer le pianiste et historien de la musique Laurence E. MacDonald 2.

Le plus brillant représentant du grand style hollywoodien est Erich Wolfgang Korngold, musicien extrêmement doué qui a été un enfant prodige. Son œuvre pour le cinéma est relativement restreinte, mais elle a fait date. Comme Steiner, il fait un usage généreux des leitmotivs. Ses partitions pour Les Aventures de ­Robin des Bois, L’Aigle des mers et Capi­taine Blood, trois films d’aventures de Michael ­Curtiz avec Errol Flynn, sont des sommets du genre. Aussi prolifique que Steiner, Miklós Rózsa a contribué à définir ce qui allait devenir le style musical de deux genres cinématographiques. Le film noir, tout d’abord, à l’ambiance urbaine, claustrophobique et décadente, avec notamment ses compositions pour Assurance sur la mort, de Billy Wilder, et La Cité sans voiles, de Jules Dassin. Le péplum, ensuite, avec ses partitions pour Quo ­Vadis (Mervyn LeRoy), Ben-Hur (William Wyler) et Le Roi des rois (­Nicholas Ray).

 

Après une légère éclipse, la tradition symphonique romantique a connu un second souffle à la fin du XXe siècle avec John Williams, James ­Horner, James Newton Howard et Howard Shore. C’est un lieu commun de relever l’inspiration wagnérienne de la bande originale de Shore pour Le Seigneur des anneaux, de Peter Jackson, ainsi que la prolifération des leitmotivs dans celle de John ­Williams pour la saga Star Wars, de George ­Lucas. À l’origine de ces derniers, on a identifié des thèmes issus d’une grande ­variété d’œuvres : deux musiques de film de Korngold, le mouvement « Mars » de la suite Les Planètes, de Gustav Holst, Le Sacre du printemps, de Stravinsky, la marche funèbre de Chopin, la Symphonie du Nouveau Monde, de ­Dvorak…

Un des compositeurs les plus influents de l’histoire de la musique de film, dont on peut dire qu’il a inventé le genre dans ce qu’il a de spécifique, est Bernard ­Herrmann. Auteur de la très riche partition de Citizen Kane, d’Orson Welles, il est surtout connu pour son travail avec Alfred Hitchcock. L’accord de septième majeure/mineure qu’il a souvent utilisé dans les films du maître du suspense est d’ailleurs appelé « accord ­d’Hitchcock ». ­Herrmann était par tempérament un innovateur et un homme qui avait un monde singulier à exprimer. Une des scènes les plus célèbres de Sueurs froides (Vertigo) est celle dans laquelle le personnage interprété par James Stewart, dans la lumière verdâtre d’une enseigne d’hôtel, voit surgir comme une apparition la femme qu’il poursuit, enfin conforme à l’image idéale de son fantasme. À l’appui des images, Herrmann utilise une mélodie inspirée du long crescendo de la mort d’Isolde dans Tristan et Isolde, de Wagner, dont il emploie le fameux « accord de Tristan » dans une autre scène. Son crescendo à lui est toutefois basé non sur l’accord de sixte de l’original, mais sur une quarte augmentée encore plus dissonante, associée chez Wagner à l’angoisse de Tristan. Ce faisant, remarque finement le producteur musical Andy Hill 3, il met en avant le point de vue masculin sur la scène, tout en construisant « un monument aux souffrances de l’amour impossible ». Hill attire aussi l’attention sur la musique très étrange de la scène dans la forêt de ­séquoias, dans laquelle « on peine à saisir ce qui se passe exactement en termes d’harmonie », et qui contribue à accentuer l’atmosphère d’inquiétant mystère. Une autre bande originale célèbre (et très étudiée) de Bernard Herrmann est celle qu’il a composée pour Psychose, jouée par un orchestre ne comprenant que des cordes. Dans la fameuse scène de la douche, qu’Hitchcock voulait initialement sans musique, il utilise les violons de manière inédite pour exprimer, non les élans de l’amour, mais les affres de la terreur. Ces stridences feront école. Avec cette scène et plusieurs autres, Herrmann a établi un standard durable pour les films de suspense et d’horreur. De la même façon, sa partition pour Le Jour où la Terre s’arrêta (l’histoire d’un débarquement pacifique de Martiens), qui fait appel à plusieurs orgues Hammond et deux thérémines, instruments électroniques actionnés sans contact, a servi durant plusieurs décennies de paradigme pour l’illustration sonore des films de science-fiction.

D’autres musiciens ont eu une influence importante sur le travail de leurs successeurs. Avec ses compositions pour les westerns de Sergio Leone (Et pour quelques dollars de plus, Il était une fois dans l’Ouest, Le Bon, la Brute et le Truand), Ennio Morricone a introduit une série d’innovations telles que l’usage en solo d’instruments (guitare électrique, flûte, hautbois, harmonica) ou de la voix humaine sur fond de chœurs, et créé un style expressionniste dont on perçoit encore les traces aujourd’hui. Lui-même avait subi l’influence de son aîné Nino Rota, surtout connu pour la façon dont il a ­réussi à traduire en musique la vision poétique et tragi-comique de l’existence de Federico Fellini et son univers baroque. Ses compositions pour La Strada, La Dolce vita, Huit et demi et Amarcord sont entrées dans l’histoire. À la mort de Rota, les autres compositeurs avec lesquels travaillera Fellini reprendront certains éléments de son style. Moins imaginatif, mais remarquablement productif, Hans Zimmer imposa à la fin du XXe siècle un style fait de vastes nappes sonores, mêlant les apports d’un orchestre symphonique, d’instruments électroniques et de chœurs.

Les compositeurs contemporains ont tendance à exploiter des répertoires très divers. C’est notamment le cas des Asiatiques. Les musiques écrites pour les films d’Akira Kurosawa par Fumio Hayasaka, puis par son élève Masaru Satô, allient la tradition symphonique européenne et l’emploi d’instruments traditionnels japonais utilisés dans le théâtre nô, en accord, relève Mervyn Cooke, avec « ce mélange d’éléments occidentaux et orientaux qui caractérise le style dramatique et visuel [du cinéaste] ». Dans la bande originale d’In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, Shigeru Umebayashi reprend le thème poignant qu’il avait écrit pour un film japonais de 1991, un enregistrement d’époque d’une chanteuse chinoise des années 1930, un morceau d’un disciple de John Cage et des chansons sud-­américaines interprétées par Nat King Cole. Le même éclectisme caractérise le travail d’Alberto Iglesias pour Pedro Almodóvar.

Une des caractéristiques de la musique de film française, à côté du recours à des orchestres souvent plus modestes, de l’usage d’instruments tels que l’accordéon ou le saxophone et de la contribution que lui ont apportée des membres du groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, ­Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre), est la place qu’y occupent les chansons. Le plus souvent, elles sont originales, comme celles de Joseph Kosma, de Georges van Parys et de Paul Misraki pour les films de Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier et Marcel Carné. Le cinéma américain a, lui, abondamment puisé dans le répertoire existant : les airs populaires traditionnels, les ballades irlandaises et les hymnes reli­gieux. John Ford aimait tellement l’un des plus célèbres, Shall We Gather at the River?, qu’il l’a placé en son diégétique (le son que peuvent entendre les personnages) dans sept de ses films.

 

Le jeu des influences et des emprunts n’est pas moins visible dans le cas des musiques de jazz. Pour Coup de torchon, Bertrand Tavernier a demandé à Philippe Sarde de reproduire le son et l’orchestration d’un morceau de Duke Ellington de style jungle. À l’opposé, pour la musique de Chinatown, Jerry Goldsmith, contre la volonté initiale de Roman Polanski, a imaginé des airs qui auraient pu être écrits dans les années 1930, mais orchestrés autre­ment qu’ils l’auraient été à l’époque. La même remarque s’applique à de nombreuses compositions de musique minimaliste. Celles de Michael Nyman pour les films de Peter Greenaway portent l’empreinte ostensible de ­Purcell, et celles de Philip Glass la marque de Bach. En retour, on entend dans les thèmes à l’orgue d’Interstellar, de Christopher ­Nolan, des échos très reconnaissables de la musique répétitive de Philip Glass, plus précisément celle, hypnotique, qu’il a écrite pour le documentaire expérimental ­Koyaanisqatsi.

« Les bons compositeurs n’imitent pas, ils volent », aurait dit Igor Stravinsky ­selon le critique musical Peter Yates. (Une formule comparable au sujet des artistes en général est attribuée à Pablo Picasso.) Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation : même chez les créateurs les plus inventifs, l’inspiration ne tombe jamais du ciel, elle se nourrit toujours largement des œuvres de prédécesseurs. C’est particulièrement le cas pour les compositeurs de musique de film. Parce qu’ils travaillent au service d’un art, le cinéma, qui est aussi et avant tout une industrie où les considérations commerciales incitent à éviter l’excès de risque en ­misant sur ce qui s’est avéré plaire au public par le passé ; et parce qu’ils sont tenus de produire très rapidement, le plus souvent en quelques semaines, et fréquemment à la chaîne, des partitions pour des films des genres les plus variés. Ce qui ne les ­empêche nullement d’être souvent d’excellents musiciens, et beaucoup de bandes originales sont de remarquables réussites. Lorsqu’elles le sont, ce n’est toutefois pas exclusivement du fait de la qualité musicale intrinsèque des morceaux, ou même de leur originalité. C’est en raison de la manière dont ceux qui les ont conçues sont parvenus à saisir l’idée, l’intention, l’émotion ou l’ambiance qui caractérise le film ou les scènes qu’on leur a demandé d’illustrer et à les traduire musicalement. Cela demande un talent considérable et très particulier.

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

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Quatre morts dans l’Ohio » est le sous-titre que Derf ­Backderf a donné au roman graphique où il retrace les événements tragiques survenus en mai 1970 sur le campus de l’université d’État de Kent. « Four dead in Ohio » est aussi le refrain de la célèbre chanson Ohio, de Crosby, Stills, Nash & Young. Neil Young composa le morceau juste après avoir vu les photos de la tuerie dans la presse, et le groupe l’enregistra dans la foulée.

Début mai, le campus s’embrase. Les étudiants protestent contre la guerre au Vietnam – plus précisément contre la décision du président Nixon, annoncée quelques jours plus tôt, de l’étendre au Cambodge. Certains saccagent le centre-ville. Le maire de Kent, tétanisé, décrète le couvre-feu et appelle la garde nationale à la rescousse. Pendant quelques jours, la vie suit son cours : les étudiants vont en cours, au théâtre et au cinéma, flirtent, tout en jouant au chat et à la souris avec les forces de l’ordre. C’est le 4 mai, vers midi, que les choses dégénèrent. Lors d’un rassemblement pacifique sur le campus, un peloton de la garde nationale tire subitement à balles réelles sur les manifestants. Cet épisode de l’histoire américaine qui a, de l’avis de tous, constitué un tournant dans la mobi­lisation contre la guerre du Vietnam a déjà fait l’objet de nombreux livres et films, mais c’est la première fois qu’il inspire un roman graphique.

« Ce livre est une reconstitution, mais il est intégralement fondé sur le récit de témoins oculaires, ainsi que sur des recherches et des enquêtes approfondies », écrit l’auteur en préambule. Sur près de 300 pages, il reconstitue ainsi minutieusement l’enchaînement fatal de circonstances qui a causé la mort ­d’Allison Krause (19 ans), de Jeffrey Miller (20 ans), de Sandra Scheuer (20 ans) et de William Schroeder (19 ans). Neuf autres étudiants sont blessés, dont deux resteront handicapés à vie. Derf Backderf retrace aussi, avec la même rigueur, les derniers jours et les dernières heures de la vie de tous ces jeunes gens dont le destin a basculé en moins d’une minute, le temps qu’a duré la fusillade. On découvre ainsi Allison, brillante et engagée, Jeffrey, le ­petit New-Yorkais qui se cherche ­encore, Sandra, jeune fille juive studieuse et rangée, et le très droit William (Bill), déchiré entre sa formation d’officier de réserve et ses idées pacifistes.

C’est une succession de hasards mais aussi de décisions désastreuses, empreintes des préjugés et de l’incompétence crasse du commandement de la garde nationale et des autorités locales, qui les mènent à la mort. Pas manichéen pour un sou, l’auteur raconte également ces quatre jours du point de vue des soldats, harassés, manquant de sommeil et mal encadrés, jusqu’au dénouement tragique.

Il nous replonge aussi avec beaucoup de pédagogie dans les années Nixon : la chasse aux gauchistes et aux pacifistes (soupçonnés d’être à la solde de Moscou), la dérive terroriste réelle de certains d’entre eux et leur instrumentalisation cynique par le pouvoir. Son roman graphique explore enfin toutes les zones d’ombre qui subsistent, notamment le rôle joué par le FBI, et peut-être même la CIA et le renseignement militaire, qui avaient de nombreux agents infiltrés sur le campus. S’agit-il d’une bavure, d’une provocation ou d’une opération qui aurait dégénéré ? Cinquante ans plus tard, la question reste ouverte.   Books

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