L’Economist Intelligence Unit (EIU), filiale de l’hebdomadaire The Economist, établit tous les ans depuis 2006 un indice de démocratie dans le monde. Ce travail approfondi permet d’apprécier les avancées et les reculs des principaux éléments constitutifs d’une démocratie. Soixante indicateurs sont pris en compte, relevant de cinq grandes catégories : le processus électoral et le pluralisme, les libertés publiques, le fonctionnement des institutions, la participation politique (taux d’abstention, par exemple) et la culture politique. En 2006, sur 167 pays, 28 avaient un « régime pleinement démocratique », 54 étaient des « démocraties imparfaites », 30 possédaient un « régime hybride », autrement dit semi-autoritaire, et 55 un régime autoritaire. L’édition 2006 observait déjà une tendance au recul des institutions démocratiques dans le monde par rapport aux années ayant suivi la chute du mur de Berlin, en 1989. En 2019 (édition 2020), on constate que le recul se poursuit. L’EIU ne recense plus que 22 pays dotés d’un régime pleinement démocratique, et le nombre de pays à régime hybride passe à 37. Au-delà de ces chiffres bruts, l’EIU constate un déclin mondial, marqué par une forte régression en Amérique latine et en Afrique subsaharienne et par une régression moins prononcée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La « pratique démocratique » est aussi en baisse dans les démocraties occidentales traditionnelles.
L’ONG américaine Freedom House, largement financée par l’État fédéral, publie depuis 1972 un rapport annuel sur l’état des libertés dans le monde (droits individuels et politiques). Elle classe les pays sur une échelle de 1 à 7 et les regroupe en trois catégories : libres, partiellement libres et non libres. Dans le rapport 2020, qui porte sur 2019, Freedom House constate un déclin des libertés à l’échelle mondiale pour la treizième année consécutive. Elle enregistre un triple mouvement : un durcissement des régimes autocratiques, une régression dans de nombreux pays qui s’étaient démocratisés après la Guerre froide et une poussée de mouvements populistes antidémocratiques dans les vieilles démocraties.
Bien que le degré d’autoritarisme de leurs régimes diffère, ces pays ont en commun d’avoir à leur tête un dirigeant populiste qui a exploité le système électoral pour accéder au pouvoir et continue de s’y référer pour renforcer son pouvoir personnel, quitte à ne pas respecter ou à bafouer les éléments constitutifs d’une démocratie.
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« 14 h : départ de Chelm à bord d’un train spécial pour le commando spécial. 15 h-16 h : visite du commando spécial. » Ces annotations en date du 12 février 1943 sont tirées des agendas de service d’Heinrich Himmler. « Derrière leur sécheresse anodine se cache la visite d’Himmler à Sobibor où, d’avril 1942 à octobre 1943, 250 000 personnes furent gazées, rapporte l’historien Michael Wildt dans l’hebdomadaire Der Spiegel. Comme, ce 12 février 1943, aucun convoi de déportés n’était prévu, les SS raflèrent 200 femmes et fillettes juives des environs afin de montrer au Reichsführer-SS l’efficacité de leur machine de mort. »
Pendant des décennies, ces agendas de service avaient disparu. Ils n’ont été retrouvés qu’il y a quatre ans, et voici qu’après l’édition des années 1940 et 1941-1942 paraît celle des années 1943-1945. « Pas une lecture de vacances », reconnaît Wildt, ni un ouvrage qui remette en cause ce qu’on sait déjà sur la Shoah, mais on y découvre les activités et la manière de travailler de l’un des hommes clés du régime nazi avec un luxe de détails sans équivalent.
L’intérêt de la période 1943-1945 est qu’Himmler y atteint le sommet de son pouvoir : il devient ministre de l’Intérieur et est responsable de l’armée de terre de réserve. Ses SS comptent, en 1944, 600 000 soldats, et le système concentrationnaire (qu’il contrôle aussi) passe de 123 000 à 718 000 détenus.
Himmler préfère les contacts directs à l’étude des dossiers, que ce soit par des conversations ou des inspections, nous apprennent ses agendas. De janvier 1943 à mars 1945, il rencontre 168 fois Hitler, par exemple, soit en moyenne six fois par mois (souvent pour lui demander de renforcer les divisions SS). Et sa vie privée ? Elle transparaît également dans ces agendas : des coups de téléphone fréquents à sa fille Gudrun, tout comme des visites non moins fréquentes à sa maîtresse Hedwig Potthast (avec laquelle il eut deux enfants).
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Lors de sa parution en 2016 dans un hebdomadaire en malayalam, la nouvelle « Biriyani » avait suscité un « débat enflammé », rappelle le quotidien anglophone The Times of India. Son auteur, le nouvelliste Santhosh Echikkanam, originaire du Kerala, dans le sud-ouest de l’Inde, y raconte l’histoire d’un migrant hindou. Venu d’un village reculé du Jharkhand, dans le nord-est du pays, Gopal Yadav est embauché dans une bourgade du Kerala pour aider aux préparatifs d’un mariage musulman. Le faste de la cérémonie l’impressionne : lui qui n’a pas mangé de la journée doit creuser un trou profond pour y déverser des kilos de nourriture gaspillée, notamment du biriyani ; ce faisant, il se souvient de sa famille frappée par la disette.
Initialement encensée pour ses qualités littéraires, la nouvelle a fait polémique lorsque Rubin D’Cruz, représentant de l’édition au sein de l’influent National Book Trust (l’équivalent du Centre national du livre et du Syndicat national de l’édition réunis) a estimé sur Facebook qu’elle véhiculait des préjugés sur les musulmans en les présentant comme « polygames », « bling-bling » et « pour la plupart incultes ». Une lecture trop manichéenne, ont alors riposté les jeunes nouvellistes Manoj Kuroor et Benyamin, qui s’insurgeaient contre le « terrorisme » intellectuel. Quatre ans plus tard, la parution en anglais de la nouvelle au sein du recueil Biriyani and Other Stories ne semble pas faire de vagues. Comme le relève le mensuel The Caravan, Echikkanam explore toutes les facettes de la vie du Kerala, « des travailleurs agricoles migrants aux familles aisées », sans oublier le poids de la bureaucratie dans le quotidien de ses habitants.
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Le livre est un média lent. Un auteur ne sait jamais dans quel genre de monde son ouvrage atterrira, comment les choses auront évolué le temps qu’il arrive en librairie. Avec un peu de malchance, un événement soudain peut le rendre caduc ou incompréhensible. Le titre du brûlot de Masha Gessen sur la présidence Trump est « Survivre à l’autocratie ». Ce qui était une métaphore au moment où Gessen l’a écrit est à prendre aujourd’hui au sens propre. La corruption et l’incompétence dénoncées dans le livre ont tué, du fait de la pandémie de Covid-19, des dizaines de milliers d’Américains, dont beaucoup se croyaient préservés du violent chaos que la politique de Trump a provoqué depuis son élection en 2016.
À 53 ans, Gessen est parfaitement légitime pour parler de l’autocratie. Après avoir grandi en Union soviétique et aux États-Unis, iel (Gessen se définit comme une personne trans non binaire souhaitant être désignée par le pronom « iel » 1) est retournée en Russie en 1991 pour y travailler comme journaliste. En 2012, iel a été licenciée de son poste de rédactrice en chef d’un magazine de vulgarisation scientifique pour avoir refusé d’envoyer un journaliste couvrir l’un des coups de pub les plus grotesques de Vladimir Poutine (un tour dans un ULM branlant pour « diriger » un vol de grues sibériennes dans leur migration vers l’ouest). Étant l’une des rares personnes homosexuelles assumées de la vie publique russe, iel a été en butte aux attaques de politiciens homophobes et a dû quitter la Russie en 2013 après le vote d’une loi contre la « propagande homosexuelle » qui donnait à l’État la possibilité de lui retirer ses enfants.
Beaucoup de ce que l’on trouve dans Surviving Autocracy est déjà connu de quiconque a suivi l’actualité de ces dernières années ; mais voir tout cela mis bout à bout ravive une sensation de dégoût émoussée par trop de sollicitations. Ce livre est un instantané qui montre combien le climat politique s’est dégradé, combien le système tant vanté d’équilibre des pouvoirs s’est effrité, combien les conventions du journalisme et du débat politique empêchent d’exercer un contre-pouvoir. Il s’appuie sur un schéma attribué au sociologue et ex-ministre de l’Éducation hongrois Bálint Magyar, à qui l’on doit le concept d’« État mafieux », que Gessen définit comme « un système bien particulier, de type clanique, dans lequel un seul homme distribue argent et pouvoir à tous les autres membres du système » 2.
Les Trump ont un fonctionnement éminemment clanique. Chacun sait qu’à la Maison-Blanche la loyauté envers le président passe avant des notions aussi désuètes que le sens de l’État ou le patriotisme. Sa famille confond intérêt personnel et intérêt national et considère visiblement la charge présidentielle comme un actif financier ou, à tout le moins, comme un levier, une façon de faire fructifier son portefeuille. À en juger par les chiffres d’un rapport sur les dépenses de sécurité liées aux déplacements des enfants adultes du président, ceux-ci ont l’air très occupés à sillonner la planète au profit de la Trump Organization avant la fin du temps imparti.
Cette famille, qui s’est vu interdire de gérer sa fondation caritative pour en avoir détourné des fonds, a pourtant pu avec une étonnante facilité bousculer les normes sur l’emploi d’une charge publique à des fins privées – sans parler de l’utilisation de la Maison-Blanche comme tremplin de campagne. Il est loin le temps où l’on pensait que les infractions criantes de Trump à la clause de la Constitution américaine dite « des émoluments » [qui interdit au président de recevoir des subsides de l’étranger] pouvaient permettre de le déclarer inapte à ses fonctions et de le destituer rapidement. Cette clause est visiblement devenue caduque – à moins que la Cour suprême statue contre le président, accusé d’avoir perçu des fonds d’États étrangers pour son hôtel de Washington.
Le problème n’est pas de surfacturer des voiturettes de golf ou d’utiliser les conférences de presse pour vendre des élixirs miracle. Le brouillage total des frontières entre le rôle public et la vie privée du président, sa détestation des experts, la suppression de mécanismes de contrôle – telle l’obligation de faire approuver par le Sénat les nominations proposées par le président –, tout cela ouvre la voie à ce que Gessen considère comme une évolution profonde de la politique américaine, un changement de public : « Dans une démocratie représentative, le public premier d’un dirigeant politique ce sont ses électeurs. […] Dans une autocratie, le public premier c’est l’autocrate lui-même, parce qu’il est celui qui distribue pouvoir et influence. »
Dans un premier temps, Trump a transformé le Parti républicain – organisation dont le chef était (en théorie du moins) le primus inter pares – en une bande de courtisans et de flagorneurs. Masha Gessen évoque l’affligeant spectacle qu’ont donné les élus républicains en décembre 2017 lors de l’adoption de la réforme fiscale de Trump, un gigantesque transfert de richesse vers le haut qui était l’un des principaux desiderata de ses bailleurs de fonds. Les élus se sont succédé à la tribune « pour faire l’éloge de leur chef. […] “Merci de nous avoir permis de vous avoir comme président ”, a déclaré Diane Black, députée du Tennessee. “Votre présidence sera la meilleure que nous ayons vue depuis des générations, et peut-être même de l’histoire”, a prédit Orrin Hatch, qui représente l’Utah au Sénat depuis quarante ans. » Comme l’écrit Gessen, « il aura fallu moins d’un an pour que les témoignages de loyauté et d’adulation à la demande deviennent la norme, du moins chez les Républicains ».
Les élus républicains du Congrès sont tombés en pâmoison devant le « cher leader » parce qu’il avait tenu parole sur les baisses d’impôts et la nomination des juges mais aussi parce qu’il avait démontré sa capacité à parler à la « base ». C’est l’autre volet de l’argumentation de Gessen sur le changement de public. Trump préfère communiquer directement avec ses partisans sur Twitter ou, plus récemment, par le biais de ses conférences de presse télévisées, plutôt que de passer par la machine du parti. Ses acolytes à l’extérieur du Congrès battent le rappel des troupes à l’occasion d’événements tels que les manifestations anticonfinement orchestrées en avril dernier par des donateurs d’extrême droite qui constituent une force extraparlementaire, un mouvement plutôt qu’un parti, une bande de francs-tireurs qui mettent la pression sur les personnalités du parti et les élus récalcitrants.
Quel incroyable tour de passe-passe ! Le pouvoir pousse ses pions en se travestissant en insurrection. La tactique a fait ses preuves, à commencer par ce qui n’était rien de moins qu’une OPA hostile sur le Parti républicain, dont l’ancienne direction avait soit levé l’étendard de la révolte, soit rejoint le dernier carré des anti-Trump. Ainsi, les barons républicains ne sont plus des fournisseurs d’électeurs mais des clients, dont la survie dépend pour beaucoup de la capacité à flatter le téléspectateur en chef qu’est Trump pour qu’il mobilise la base contre leurs adversaires.
C’est du moins la théorie de Steve Bannon, qui fut le responsable de la stratégie de Trump jusqu’en 2017. Dans la réalité, les choses sont bien sûr moins univoques et plus incertaines. On aurait tort de considérer Trump comme un grand stratège, nous dit Gessen : « Nous nous figurons que les méchants dans l’histoire sont des maîtres de l’horreur […]. Nous voulons que chaque événement historique dévastateur soit le fait d’un responsable monstrueux. » Comparant Trump à Poutine, Gessen observe que tous deux sont des hommes un peu limités : « Pour eux, le pouvoir est l’alpha et l’oméga du gouvernement, de la présidence, de la politique – et la gestion du pays n’est que la mise en scène de ce pouvoir. » Gessen nous met également en garde contre le complotisme et nous invite à ne pas croire outre mesure à la thèse selon laquelle l’ingérence de la Russie serait venue corrompre un système politique jusque-là irréprochable : « Le complotisme oriente l’attention vers ce qui est caché, implicite, fantasmé, et la détourne de la réalité qui est sous nos yeux. »
Bálint Magyar distingue trois étapes dans l’instauration d’une autocratie : la tentative, la percée, la consolidation. Dans ce schéma, Donald Trump n’en est qu’au stade de la tentative. Il existe encore une opposition, et on s’attend à ce qu’il coopère à la passation démocratique des pouvoirs s’il perd les élections en novembre. Mais, comme le souligne Masha Gessen, « les trois premières années de la présidence Trump ont montré qu’une tentative d’instauration d’une autocratie aux États-Unis avait une vraie chance de réussir. Pis, elles ont montré qu’une telle tentative s’appuyait sur la logique des structures et des normes mêmes du système américain : la concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif et le mariage de l’argent et de la politique. »
La quatrième année de Trump, celle de la pandémie de Covid-19 et de l’élection présidentielle, pourrait bien être celle de la percée autocratique. S’il est possible à un président de voir se produire sous son mandat des dizaines ou des centaines de milliers de décès évitables et s’effondrer toute l’économie tout en continuant d’affirmer, comme il l’a fait en mai dans une interview au New York Post : « La seule chose que la pandémie nous a apprise, c’est que j’avais raison », alors il y a lieu de s’interroger sur sa capacité à s’incliner devant la réalité consensuelle.
L’un des premiers chapitres de Surviving Autocracy s’intitule « En attendant l’incendie du Reichstag ». « Même l’incendie du Reichstag tel qu’il a eu lieu ne correspond pas à l’idée que nous nous en faisons – celle d’un événement à part qui a changé le cours de l’histoire », fait valoir Masha Gessen. Il n’y a en effet pas eu de rupture, mais une intensification progressive 3. L’histoire fourmille de prétextes inventés pour déclencher des « états d’exception », pour reprendre la terminologie du théoricien nazi Carl Schmitt. L’urgence créée par ces situations autorise à bousculer les normes établies. Et pas seulement dans les régimes totalitaires du XXe siècle, mais même, assez souvent, aux États-Unis : Masha Gessen mentionne la suspension de l’habeas corpus par Lincoln pendant la guerre de Sécession, la loi sur la sédition de 1918 et l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pour Gessen, l’équivalent de l’incendie du Reichstag pour les états-Unis, ce sont les attentats du 11 septembre 2001 – ils ont marqué le début de la « guerre sans fin », d’un état d’exception en vigueur depuis près de vingt ans. C’est faire preuve d’une nostalgie naïve que de voir en Trump le soudain destructeur de normes démocratiques solidement ancrées : « Ces états d’exception par intermittence découlent d’un état d’exception structurel et fondamental qui légitime le pouvoir des hommes blancs sur tous les autres. L’arrivée de Trump n’est pas une exception dans cette histoire mais plutôt sa conséquence logique. »
En tant que journaliste, Masha Gessen ne peut que s’inquiéter de la dégradation du discours public américain et du fait que les médias exercent de moins en moins leur rôle de contre-pouvoir. Bien sûr, pour obliger le gouvernement à rendre des comptes, il faut aussi un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire qui soient prêts à donner suite aux informations révélées par la presse et aussi en capacité de le faire. Mais il est vrai que les travers actuels des médias – leur tendance à traiter la politique comme une course de chevaux et, par-dessus tout, leur culte de l’objectivité, cette idée que l’actualité doit être traitée de façon parfaitement « neutre » – ont empêché l’opinion de prendre toute la mesure du trumpisme 4. « Neutre » signifie pour Gessen « sans porter de jugement de valeur et sans fournir davantage que le contexte immédiat ».
Pour que ces deux conventions de la presse fonctionnent, il faut que toutes les parties prenantes affichent une bonne foi qui n’existe pas actuellement. Dans un environnement de l’information grouillant de personnes mal intentionnées, s’en tenir au « contexte immédiat » revient à devoir faire l’impasse sur la désinformation délibérée. Quant à l’interdiction du « jugement de valeur », elle aboutit par exemple au fait qu’il ait fallu attendre juillet 2019 pour que le réseau de radios publiques NPR qualifie de « raciste » une déclaration de Trump. Et le culte de l’objectivité ne se justifie que si on n’a pas à craindre de voir ses libertés individuelles bafouées par le chef de l’État. Dans le cas contraire, votre point de vue s’incarne nécessairement dans votre corps non blanc.
NPR s’est engagé à éviter le « ton polémique » – expression utilisée par un de ses dirigeants dans une lettre ouverte pour justifier le refus de la radio de qualifier de mensonges les nombreux mensonges de Trump. Beaucoup d’autres médias sont sur la même ligne, ce qui dénote l’existence d’un parti pris dans l’absence supposée de parti pris. Une entreprise de presse devrait naturellement faire passer son « engagement en faveur d’un comportement respectueux » bien après celui en faveur des libertés individuelles et de la vérité, socle moral du journalisme. Si à l’obligation de rendre compte des faits sans fard on substitue une vague exigence de « présentation équilibrée », le risque existe de voir l’engagement en faveur de la noble objectivité mentionnée dans la profession de foi journalistique transféré en coulisse dans une sorte d’ailleurs, dominé par une communauté de classe et de culture et qui mérite examen. Un média peut en effet être même doublement sous influence s’il est financé par des politiciens, des actionnaires ou des annonceurs trumpistes.
« Les journalistes doivent se donner pour mission d’incarner et de satisfaire l’attente d’une information qui fait sens », estime Gessen. Et de proposer la stratégie qu’ont adoptée depuis vingt ans les journalistes russes pour faire face à l’avalanche de mensonges et de menaces émanant de l’entourage de Vladimir Poutine : « Quand une chose ne peut être décrite, sa réalité ne peut pas être admise de tous. » C’était un problème sous le stalinisme, ça l’est à nouveau sous l’oligarchie. « Les journalistes russes ont opté pour un style strictement descriptif : s’en tenir aux verbes et aux noms et aux seules choses directement observables. Pour regagner la confiance du public, ils se sont mis à employer un vocabulaire extrêmement limité. »
Les commentateurs politiques américains, quant à eux, tentent tant bien que mal de travailler dans un monde de « faits alternatifs », selon l’expression anodine mais sinistre de Kellyanne Conway [qui était la conseillère politique de Trump jusqu’en août]. Le concept un peu flou de « post-vérité » et la moue de mépris qu’il fait prendre à certains éditorialistes devraient être abandonnés au profit de ce que Masha Gessen appelle la « redécouverte d’une parole politique signifiante, un discours visant à trouver un terrain d’entente par-delà les différences et à négocier les règles du vivre ensemble en société. […] Une parole qui décrive la réalité tout en stimulant l’imagination. »
Pour ce faire, les journalistes doivent dire d’où ils parlent. « Pour traiter le système Trump, les journalistes doivent se positionner clairement en dehors de ce système – et porter sur lui un regard critique. » De nombreux commentateurs américains pensent probablement n’avoir jamais failli dans leur engagement en faveur d’une parole signifiante, parce qu’ils évoquent les grands idéaux de la république et utilisent le vocabulaire de la démocratie et de la liberté. De l’avis de Masha Gessen, c’est insuffisant si l’on ne reconnaît pas combien ce vocabulaire-là a été vidé de sa substance, surtout dans l’après-11-Septembre.
Là encore, la comparaison avec la Russie s’impose : « Dans la langue russe actuelle, tout le vocabulaire qui a trait aux principes et aux idéaux, après avoir été galvaudé pendant des décennies, est tombé en désuétude. Même dans leurs conversations privées, les Russes s’excusent souvent d’employer des mots ou des concepts qu’ils estiment être empreints de “pathos”, un mot qui en est venu à connoter non pas tant la souffrance que le sérieux et la noblesse du propos ; […] Un mot comme “démocratie” ne peut être prononcé qu’avec un sourire en coin. »
Saturée de pathos, la culture politique américaine n’a pas remarqué (ou du moins pas reconnu) à quel point elle a laissé ses propres idéaux se dévaloriser pour laisser le champ libre au cynisme et à l’indifférence.
Le monde idéal des trumpistes est une boîte noire, un monde où le pouvoir n’aurait pas à rendre de comptes et où les oligarques pourraient manigancer dans l’ombre sans s’embêter à consulter ou à représenter un électorat. C’est le monde du deal, et donc la fin de la politique au grand jour 5. Pour les écrivains et tous ceux qui estiment que le discours public doit être porteur de sens, l’emploi abusif que Trump fait des mots relève d’une sorte de guerre épistémologique. Il n’y a pas lieu de rire de ses insanités : il faut y voir une atteinte à notre capacité commune à donner un sens au monde.
Les acolytes de Trump disent qu’il faut le prendre « au sérieux mais pas au pied de la lettre ». Ils voudraient que nous « comprenions ce qu’il veut dire », que nous déduisions le sens du ton qu’il emploie. Mais ces déductions sont forcément hasardeuses, ce qui rend la critique inopérante. Quelle idée de penser que le président est un suprémaciste blanc, un misogyne, un tyran dépourvu de la moindre empathie ! Il a certes employé ces mots, mais pas dans le sens qu’on croit. Cette négation du devoir premier du dirigeant politique en démocratie – être lié par ses propos – place toute la sphère publique sous le signe de l’arbitraire et du caprice. En agressant les mots, Trump agresse les fondements de la société civile.
Peut-être jugez-vous ces propos excessifs. Peut-être vous mettent-ils mal à l’aise ou vous font-ils honte pour leur auteur. Masha Gessen cite un passage d’une lettre ouverte que Václav Havel avait adressée au secrétaire général du Parti communiste tchèque en 1975 : « Une fois que le cynisme triomphe […], quiconque tente encore de résister – en refusant, par exemple, d’adopter le principe de dissimulation comme garantie de survie, ou en rejetant l’idée que l’épanouissement personnel s’achète au prix de l’auto-aliénation – paraît excentrique, stupide, donquichottesque aux yeux de ses voisins de plus en plus indifférents et finit inévitablement par inspirer du rejet, comme tous ceux qui se comportent autrement que le reste des gens auxquels ils tendent un déplaisant miroir critique. »
Nous avons atteint un dangereux point de rupture. Trump n’est encore qu’un autocrate en herbe, et le cynisme n’a pas encore totalement triomphé. Mais la pandémie de Covid-19 est un bouleversement d’une ampleur sans précédent, dont les conséquences commencent à peine à se faire sentir. Pour les adeptes du capitalisme de catastrophe, elle est comme une grenade incapacitante lancée dans une salle bondée, l’occasion de rafler le maximum de choses à la faveur du chaos. Pour les patrons qui soutiennent Trump financièrement, c’est l’occasion de démanteler la législation environnementale et le droit du travail et d’obtenir de nouveaux allégements fiscaux, et donc de réduire davantage leur contribution au bon état des infrastructures et à la santé des personnes qui travaillent pour eux. Pour Jared Kushner, le gendre du président, c’est l’occasion de s’immiscer dans le fonctionnement du gouvernement et de proposer à son beau-père une nouvelle forme de clientélisme en redirigeant les fournitures médicales et les ressources des déloyaux vers les loyaux. Et, pour la faction « suprémaciste » de la Maison-Blanche, Stephen Miller en tête, c’est l’occasion de rétrécir encore davantage le cercle de la légitimité américaine en confortant les droits des Blancs. On joue sur la peur de la contamination pour attiser la xénophobie. Pour Miller et son cercle, la pandémie, qui touche de façon disproportionnée les non-Blancs et fait des ravages dans les prisons, les centres de rétention et les quartiers pauvres, est une chance. Comme l’écrivait Gessen en avril dans The New Yorker, « le virus a créé toutes les conditions pour que Trump puisse poursuivre sa marche vers l’autocratie. »
— Hari Kunzru est un écrivain indo-britannique établi à New York. Larmes blanches (JC Lattès, 2018) est son dernier roman traduit en français.
— Cet article est paru dansThe New York Review of Books le 2 juillet 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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Longueur des vêtements, hauteur des bordures de fourrure, poids des boutons, nombre d’invités, quantité de cierges aux cérémonies et de viande autorisée à table… Pendant plus de cinq siècles, de la fin du Moyen Âge au début de l’époque moderne, un corpus de normes a tempéré l’exhibition du luxe en Italie et en Europe, établissant avec une extrême précision ce qui était convenable ou pas. Chacun devait donner de soi une image conforme à sa condition sociale, les femmes les premières, explique la médiéviste Maria Giuseppina Muzzarelli, spécialiste de l’histoire du patrimoine culturel et de la mode à l’université de Florence. Dans Le Regole del lusso, elle invite à « un voyage dans le temps et les tentatives de modérer l’ostentation de la richesse, dans une tension permanente entre les désirs des individus ou des groupes, et les limites imposées par la société », écrit Massimo Marino dans Il Corriere di Bologna. Pour l’historienne, ces règles de savoir vivre et paraître sont sans doute aux origines de la conscience que nous avons de la consommation et ne sont pas sans rappeler les débats contemporains sur la sobriété. Toutefois, observe malicieusement Claudio Giunta dans le quotidien Il Foglio, ces normes d’antan exprimaient une « idée de vertu qui n’était que conformisme, exigence de faire profil bas ». « Or l’horizon de ce comportement, poursuit-il, c’est Mao avec son uniforme gris et tout ce que cela implique pour la liberté de pensée. Il faut s’en souvenir, et bénir le droit au mauvais goût chaque fois que nous maudissons la frénésie d’ostentation. »
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Le référendum organisé par Vladimir Poutine au début de l’été 2020 lui assure de pouvoir briguer encore deux mandats de six ans, à l’issue de l’actuel qui s’achève en 2024. Bref, de rester à la tête de la Russie jusqu’en 2036. Il aura alors 84 ans et aura été au pouvoir depuis 1999, soit trente-sept ans. Comme lors des élections précédentes, les résultats de la consultation ont été faussés par des procédés divers, mais la popularité de l’autocrate, quoique en baisse, demeure forte : sa cote dans les sondages reste voisine de 60 %. Comme le souligne l’historien américain Stephen Kotkin en rendant compte de plusieurs ouvrages récents sur la Russie, cette popularité ne manque pas de surprendre les observateurs occidentaux 1. L’économie russe stagne depuis plusieurs années, la corruption est « au-delà de l’absurde gogolien », un tiers des centres de soins n’ont pas l’eau courante, etc. La force du régime tient à la « neutralisation des solutions de rechange » (y compris par l’assassinat ou l’arrestation d’opposants), mais aussi à une propagande très habile, fondée sur la défense de la Russie traditionnelle et un nationalisme antioccidental. Les médias sont étroitement surveillés, et une avalanche d’informations biaisées ou inventées sert à discréditer les régimes démocratiques.
Les manifestations de masse organisées dans l’Extrême-Orient russe pour protester contre l’arrestation d’un gouverneur ou en Biélorussie contre le dictateur Alexandre Loukachenko à la suite d’un énième scrutin truqué seraient-elles le signe de changements à venir ? Ce n’est pas impossible, si l’on en juge par l’évolution récente de la façon dont sont déchus les autocrates. Deux chercheuses américaines, Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, montrent, en se fondant sur les travaux du politologue Milan Svolik, que les révoltes populaires jouent un rôle croissant dans le renversement des dictatures 2. Entre 1950 et 2012, pas moins de 473 autocrates ont perdu le pouvoir. Jusque dans les années 1980, si l’on met de côté ceux qui sont morts en fonction, la grande majorité de ces évictions est imputable à des réactions au sein de l’élite dirigeante, prenant souvent la forme d’un putsch ; les révoltes populaires n’ont qu’un effet marginal.
Il en va différemment à partir des années 1990. La proportion de coups d’État chute et le rôle des révoltes populaires augmente (accompagnées ou non d’une guerre civile). Et, à partir de 2010, on assiste à une forte convergence entre l’éviction due à une réaction pacifique d’une partie de l’élite dirigeante et l’éviction due à une révolte populaire. Ce qui fait dire aux chercheuses que « les dictateurs doivent composer non seulement avec les menaces émanant de l’élite, mais de plus en plus avec celles qui émanent du peuple ».
Leur étude date de 2013. Elle tient donc compte des Printemps arabes, qui ont vu la chute de Ben Ali en Tunisie, de Moubarak en Égypte, de Kadhafi en Libye et de Saleh au Yémen. D’autres exemples s’y sont ajoutés depuis : Viktor Ianoukovitch en Ukraine et Blaise Compaoré au Burkina Faso en 2014, Serge Sarkissian en Arménie en 2018, Omar al-Bachir au Soudan en 2019. Aucun de ces dictateurs n’avait cependant déployé le savoir-faire du régime de Poutine en matière de techniques d’influence de l’opinion publique. Un savoir-faire hérité du régime soviétique et aiguisé par les compétences acquises par les Russes en matière d’exploitation d’Internet et des réseaux sociaux. Comme d’autres autocrates, Poutine peut aussi miser sur la fragilité de la tradition démocratique en Russie, qui reste la patrie des tsars et du stalinisme. De ce point de vue, il peut sembler plus coriace que son émule et homologue turc Recep Tayyip Erdoğan, car la tradition démocratique s’est plus solidement implantée en Turquie. Si l’on se fie à la grille de lecture proposée par Svolik, Kendall-Taylor et Frantz, Poutine a davantage à craindre d’une fronde de l’élite qui l’entoure, si la crise économique, aggravée par la baisse des recettes pétrolières et la pandémie de Covid-19, atteint le point où une révolte populaire devient un risque palpable.
Le journaliste norvégien Bernhard L. Mohr est un bon connaisseur de la Russie. Il a fait sa thèse sur les auteurs satiriques soviétiques Ilf et Pétrov et a travaillé à Moscou et Saint-Pétersbourg pour le groupe de presse norvégien Schibsted. Après avoir tenté d’expliquer à ses compatriotes pourquoi les Russes votent pour Poutine dans un ouvrage paru en 2017, il s’intéresse cette fois aux relations ambiguës qu’entretiennent Oslo et Moscou.
« Sont-ils de bons voisins qui essaient de résoudre leurs différends dans le dialogue et le respect ou représentent-ils une menace l’un pour l’autre ? En n’optant pour aucune de ces deux thèses dominantes tout en les exposant, Mohr parvient à donner de la profondeur et de l’intelligence à son propos », estime le quotidien Dagbladet.
Force est de toutefois constater que les récents signaux en provenance de Moscou tranchent avec l’image héritée de la Seconde Guerre mondiale du « bon voisin » russe dont l’armée a libéré le Grand Nord norvégien alors occupé par l’Allemagne nazie, note Aftenbladet. Et ce quotidien régional de citer l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, ou l’enlèvement d’un ressortissant norvégien accusé d’espionnage, en 2017. Mais s’il « ne tait en rien les aspects critiquables et effrayants du régime de Poutine », Mohr « essaie aussi de comprendre et de faire comprendre à ses lecteurs à quoi ressemble le monde côté russe ».
De ce fait, pointe le quotidien Aftenposten, « le titre du livre est un peu trompeur, car l’ouvrage va au-delà des seules relations bilatérales ». L’auteur fait en effet parler de jeunes Russes sur leur pays et sur leur avenir.
Avec La musa fingida, Max Besora entend « dépoussiérer la tradition littéraire catalane », comme il l’explique dans la revue littéraire en ligne Pliego Suelto. Connu pour ses romans volontiers sardoniques, l’écrivain barcelonais emprunte cette fois-ci à des genres jugés mineurs, tels que le gore ou la science-fiction, pour tisser une sanglante histoire de vengeance. « Si vous n’aimez pas un tant soit peu les films de Tarantino, ce livre n’est pas pour vous », prévient Magí Camps dans le quotidien La Vanguardia.
Un père de famille, catholique fervent, entreprend, pour « extraire Satan » du corps de sa fille, de la violer à répétition. Celle-ci finira par se révolter dans un déferlement de violence. Si minimale que soit l’intrigue, elle permet à Besora de brosser une série de personnages ubuesques. À l’instar des employés de la boucherie Pompeu Fabra – nom du grammairien à l’origine de la standardisation de la langue catalane –, qui n’hésitent pas à hacher menu les clients ne s’exprimant pas dans un néocatalan parfait. Besora, quant à lui, prend un malin plaisir à subvertir la langue, à l’émailler de spanglish et de formules argotiques. « Tout lecteur familier du surréalisme grotesque, de l’humour excentrique, des intrigues décousues et des parodies linguistiques de Besora pourra confirmer qu’il est ici à son meilleur », se réjouit Ponç Puigdevall dans l’édition catalane du quotidien El País.
Entrant dans l’église pour l’office dominical, une famille américaine découvre une personne endormie sur un banc. Impossible de déterminer son âge, son sexe ou sa couleur de peau. D’autant que l’inconnu reste mutique. Le pasteur décide alors de le surnommer Pew, « banc », puisque c’est là qu’on l’a trouvé. La famille l’accueille sous son toit et toute la ville se mobilise pour l’aider.
Si Pew reste un mystère pour les lecteurs et pour ses bons samaritains, ces derniers se dévoilent peu à peu. Profitant de l’oreille attentive de cet interlocuteur muet, ils donnent à entrapercevoir un monde replié sur lui-même, inquiétant. « Nous savons que nous n’avons pas été justes avec tout le monde, avoue un ancien, mais nous avons toujours été justes au regard de la définition de la justice de l’époque. »
« On imagine tout à fait ce roman adapté au cinéma par les frères Coen ou David Lynch. Mais il a aussi quelque chose de la pièce Le Revizor de Gogol, dans laquelle un étranger exorcise involontairement les démons d’une petite bourgade de la Russie tsariste », estime la critique Johanna Thomas-Corr dans l’hebdomadaire britannique New Statesman.
Avec son nouveau livre The Weirdest People in the World, Joseph Henrich, professeur de biologie évolutive humaine à Harvard, entend « justifier la spécificité de l’Occident tout en amoindrissant son arrogance », écrit Judith Shulevitz dans le magazine américain The Atlantic. Une ambition « délicate » qui découle d’un constat : les expériences de sciences sociales prétendant éclairer une nature humaine universelle ne décrivent au mieux que les modes de fonctionnement d’une part minime de la population mondiale, ceux que Henrich et ses collègues psychologues Steven Heine et Ara Norenzayan appellent les « WEIRD ».
Dans une étude publiée il y a une dizaine d’années, ils définissaient cette population « bizarre », weird en anglais : « Western, Educated, Industrialized, Rich, et Democratic » soit occidentale, instruite, industrialisée, riche et démocratique.
La psychologie particulière des Occidentaux
Quand des expériences de sociologie ou de psychologie sont reproduites avec des populations non WEIRD, que ce soit avec des peuples de chasseurs-cueilleurs ou des cadres supérieurs asiatiques, les résultats sont différents. WEIRD et non-WEIRD ont des styles cognitifs opposés. C’est là « l’affirmation la plus importante et étonnante » de Henrich, note Shulevitz. Là où les WEIRD tendent à réfléchir de manière analytique, à être individualistes, autocentrés avec un penchant pour la culpabilité, beaucoup de non-WEIRD, qu’ils vivent en Chine ou dans le désert du Kalahari, appréhendent le monde de manière holistique, font passer le groupe avant l’individu et l’universel, ressentent de la honte.
La clé de leurs différences se situe dans leur rapport au groupe, assure Henrich dans The Weirdest People in the World. Les WEIRD se définissent par ce qu’ils font (leur travail, leur passion…) et non par leur place dans une structure familiale ( frère de, cousine de…), ce qui est pourtant la pratique « normale » depuis le début de l’histoire de l’humanité.
L'influence de l’Église catholique
« Henrich estime que les Occidentaux ont développé cette psychologie particulière en raison des coutumes de mariage de l’Église catholique, qui ont entraîné la disparition de nos peuples autochtones et l’essor de la famille nucléaire, de l’individualisme, du protestantisme et l’État de droit. Et tout ceci, à son tour, a ouvert la voie à la révolution industrielle, et à la trajectoire singulière qu’a prise l’Europe occidentale à l’époque contemporaine », résume Matthew Syed dans The Sunday Times. Une théorie que les critiques invitent à ranger au rayon « grande thèse sur l’humanité » au côté des best-sellers de Jared Diamond, Steven Pinker ou Yuval Noah Harari.
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