WP_Post Object ( [ID] => 95673 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>À la fin du mois de mars, alors que le monde entier ou presque achève de se confiner, l’ombre du couteau de la guillotine s’étend subitement sur les réseaux sociaux. Le hashtag #guillotine2020 apparaît soudainement en tête des mentions sur Twitter aux États-Unis, puis en Europe. En cause, la mise en ligne de vidéos de stars donnant fort peu opportunément, depuis leur luxueuse base de repli, des conseils de « vie confinée » à des internautes plus qu’exaspérés par la situation. Si ce hashtag a rencontré un aussi vif succès, c’est que, depuis quelques mois, la guillotine est devenue un accessoire familier pour bon nombre de citoyens mécontents sur les deux rives de l’Atlantique.
Les usages politiques « antisystème » de la guillotine ne sont pourtant pas une nouveauté. La machine à décapiter, inventée en France en 1792, est régulièrement utilisée dans les manifestations anticapitalistes depuis au moins les années 1990. En 2011, un groupe d’activistes anti-G20 avait même été arrêté à Londres en marge des cérémonies de mariage du prince William et de Kate Middleton, alors qu’il préparait la décapitation publique d’un mannequin représentant le prince Andrew au moyen d’une guillotine de théâtre.
Ces dernières années, les manifestations anti-Trump ont indéniablement joué un rôle moteur dans la mise en avant de ce symbole de justice populaire dans l’espace public américain. Quelques jours après l’élection présidentielle américaine de novembre 2016, un poster téléchargeable figurant un portrait en buste de Donald Trump encadré par une guillotine, avec l’inscription « Make the Guillotine red again », fait son apparition sur le site anarchiste It’s Going Down. Tournant en dérision le célèbre « Make America great again » du candidat républicain, ce slogan devient un incontournable des manifestations organisées par la mouvance antifa aux États-Unis en 2017.
D’innombrables produits dérivés sont mis en vente : tee-shirts, badges, autocollants et même de la bière. Donald Trump n’est pas le seul visé. Les têtes de grands patrons, comme Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, sont aussi menacées du sinistre couperet. La guillotine devient dès lors l’accessoire privilégié des manifestants issus de la gauche radicale aux États-Unis et au Canada. En juillet 2018, à Portland, dans l’Oregon, un mannequin représentant Donald Trump est guillotiné par des manifestants anarchistes hostiles à la construction du mur frontalier avec le Mexique. En février 2019, un groupe de militants de la même mouvance se rassemble sous les fenêtres du bureau du gouverneur de Virginie, Ralph Northam, suspecté d’avoir fait un blackface dans sa jeunesse, aux cris de : « Nous avons la guillotine, tu ferais mieux de t’enfuir ! » Le 1er mai de la même année, une guillotine tachée de sang est dressée devant l’Assemblée législative de l’Ontario, à Toronto : elle vise le Premier ministre de la province, Doug Ford, dont les prises de position contre la taxe carbone avaient suscité l’indignation.
Mais c’est en France que la floraison de guillotines a été la plus spectaculaire ces dernières années. Il s’agit d’un foyer autochtone, qui n’a pas de rapport direct avec les mouvements de protestations nord-américains. La machine à décapiter y fait partie de la culture historique commune, dans un pays qui reste marqué par le traumatisme de la décapitation du roi Louis XVI le 21 janvier 1793, événement qui fait l’objet, chaque année, de passions mémorielles renouvelées. En décembre 2018, des guillotines factices apparaissent sur les ronds-points tenus par les Gilets jaunes. En montant des échafauds et en procédant même parfois à des simulacres d’exécution, ces hommes et ces femmes entendent témoigner de leur détermination et de leur exaspération face à ce qu’ils considèrent être une absence de dialogue et de considération de la part de l’exécutif.
La plupart de ces guillotines factices sont enlevées ou détruites dans le courant du mois de janvier 2019. Ce surgissement rapide et simultané crée l’incompréhension et la colère des élus de la majorité présidentielle, qui y voient la marque d’un « populisme » violent, primitif et irrationnel. L’ampleur du phénomène aurait pourtant dû les interroger. Comme le remarque très justement l’historienne Nathalie Alzas, « cette résurgence symbolique de la guillotine serait bien la marque d’une France en miettes, où les instances de représentation et de dialogue s’effacent, de plus en plus, devant des relations fondées sur la seule violence ».
La semaine du 20 janvier 2020 voit, de part et d’autre de l’Atlantique, l’apparition simultanée de plusieurs guillotines, sans rapport entre elles mais symptomatiques d’une aggravation des tensions sociales et politiques. En France, le 21 janvier, jour anniversaire de la décapitation de Louis XVI, survient dans un contexte de ralentissement de la mobilisation contre le projet de réforme des retraites. À Caen, le 18 janvier au soir, des manifestants scandent : « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité, Macron, Macron, on peut recommencer ! » Figure médiatique de La France insoumise, l’avocate Raquel Garrido retweete la vidéo du cortège, avec pour seul commentaire : « En prévision de la grève du 21 janvier. » Émotion dans les rangs de La République en marche, qui s’empresse de dénoncer un quasi-appel au meurtre. Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière évoquent de leur côté une tradition révolutionnaire chère à leur parti, tout en condamnant les appels à la violence. Lors des manifestations des 23 et 24 janvier, la guillotine est omniprésente, sur les pancartes, sur les banderoles, sur les murs ou sur le pavé. Une collecte pour son rétablissement est organisée sur la place de la Concorde, tandis que, dans les slogans, on promet à Emmanuel Macron le même sort que celui de Louis XVI. Le soir, des manifestants défilent aux flambeaux en brandissant des têtes en carton du président plantées sur des piques. Le 27 janvier, invité de l’émission « C à vous » sur France 5, l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, qui a dénoncé l’horreur des exécutions à la guillotine lors de son long combat contre la peine de mort, fait part publiquement de son émotion et de son indignation.
Au même moment, à quelque 7 000 kilomètres de là, des manifestants défilent à Porto Rico pour dénoncer l’impunité des membres du gouvernement impliqués dans le scandale de la dilapidation d’une partie des fonds collectés pour venir en aide aux victimes de l’ouragan Maria. Le 22 janvier, les manifestants promènent une guillotine à travers les rues de la capitale et la déposent symboliquement devant la résidence de la gouverneure, Wanda Vázquez. La classe politique portoricaine se voit ainsi menacée d’un acte de justice populaire si des poursuites ne sont pas engagées contre les responsables de ces déprédations.
La même semaine, une guillotine apparaît aux États-Unis. Cette fois, elle n’est pas brandie par des militants antifa, mais par des militants proarmes, soutiens de Donald Trump. Ceux-ci se rassemblent bruyamment à Richmond le 20 janvier pour dénoncer l’intention du congrès de Virginie, à majorité démocrate, d’instaurer un contrôle sur la vente des armes à feu. Les manifestants s’en prennent également au gouverneur démocrate de Virginie, Ralph Northam – le même qui avait été menacé de la guillotine l’année précédente –, accusé de se comporter en « tyran ». Le souvenir de la Révolution américaine et de l’indépendance gagnée au bout du fusil est abondamment mobilisé. La principale nouveauté apportée à ce registre traditionnel de « l’esprit de 1776 » est l’installation, au milieu de la rue, d’une guillotine, portant l’inscription : « La peine pour trahison est la mort. »
Dans la culture américaine, la guillotine est avant tout le symbole de la Révolution française, la « mauvaise révolution », qui étouffa les idéaux de liberté et d’égalité dans des fleuves de sang avant de laisser le champ libre à la dictature de Bonaparte. Rien à voir avec la « bonne révolution », la révolution américaine, qui conduisit à l’indépendance du pays, instaura la « vraie » liberté et donna naissance à l’une des démocraties les plus solides du monde, du moins en apparence. L’exigence de justice populaire face aux déficiences institutionnelles prenait la forme du lynchage, pratiqué jusque dans l’entre-deux-guerres par la pendaison. Les manifestants de janvier ne voulaient évidemment tuer personne, mais plutôt intimider leurs adversaires politiques. Avec eux, la guillotine fait son entrée dans l’arsenal des contestataires conservateurs, hostiles à une élite jugée corrompue et éloignée des préoccupations des gens du « commun ».
Quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 donne lieu à de nouvelles démonstrations de force de partisans des libertés, hostiles cette fois aux mesures de confinement que les États cherchent à leur imposer. Le 24 avril, des miliciens armés se rassemblent à Madison et dressent une guillotine devant le capitole de l’État du Wisconsin, pourtant à majorité républicaine. Ces manifestants entendent dénoncer les entraves apportées à la liberté de circulation, considérées comme une trahison des idéaux démocratiques américains, trahison qui mériterait un châtiment exemplaire si la situation venait à perdurer.
Mais c’est sur Internet que la guillotine a connu son plus grand succès pendant la pandémie. En mars, alors que les États-Unis s’acheminent, à la suite de l’Europe, vers le confinement, des stars du cinéma et de la chanson commencent à poster des vidéos sur les réseaux sociaux, prodiguant des conseils sur la meilleure façon de vivre cette situation. L’écart entre leurs conditions de vie et celles de la majorité de la population saute alors aux yeux. Pharrell Williams, Jennifer Lopez, Madonna et bien d’autres se voient reprocher leur complet décalage avec la réalité. C’est alors que le hashtag #Guillotine2020 rencontre un succès foudroyant sur la Toile. Il ne s’agit pas tant de demander l’exécution en place publique desdites célébrités que de leur imposer silence, à défaut de décence, et d’exiger davantage de justice sociale. Le mouvement gagne la France, visant les interventions médiatiques malheureuses d’acteurs tels Thierry Lhermitte, Juliette Binoche ou Marion Cotillard, à qui l’on rappelle leur engagement publicitaire de jadis en faveur de banques ou de marques de luxe.
Au Japon, pays touché par une très forte récession, c’est au tour du Premier ministre Shinzo Abe d’être comparé à Louis XVI par la commentatrice Hiroko Ogiwara dans le tabloïd Nikkan Sports. Il est reproché au chef du gouvernement de s’être laissé filmer, lors de son allocution appelant les Japonais à rester confinés, dans un cadre trop décalé au regard de la situation : confortablement assis dans un canapé, il parle à ses compatriotes en caressant un petit chien et en savourant une tasse de café. Le compte Twitter satirique Kinokuniyanet publie des photomontages de Shinzo Abe en Louis XVI, tandis que son épouse est figurée en Marie-Antoinette. Le 22 mai, à la Diète, le député communiste Torū Miyamoto interpelle le Premier ministre et le compare à Louis XIV, l’accusant de vouloir incarner l’État à lui seul. Lapsus lié aux analogies des semaines précédentes ? Shinzo Abe lui répond qu’il n’entend pas gouverner comme Louis XVI.
Les opposants au gouvernement Abe ne mobilisent pas pour le moment le symbole de la guillotine, en général associée à Louis XVI. Cette dernière fait partie intégrante de l’imaginaire historique nippon – une série manga à succès, Innocent rouge, dont le dernier volume vient justement de sortir, lui est même entièrement consacrée –, mais elle reste un sujet politique sensible. Dans les années 1920, un groupe anarchiste d’Osaka qui se faisait appeler La Société de la guillotine (Giroshin-sha) avait défrayé la chronique en multipliant les attentats contre des représentants de l’ordre établi. La guillotine est ensuite devenue l’un des principaux emblèmes de la contestation artistique dans les années 1960, comme le rappelle l’historien William Marotti dans sa thèse Money, Trains, and Guillotines 1. Entraînée dans le discrédit des dérives terroristes des années 1970, elle reste aujourd’hui associée à l’extrémisme politique, mais rien n’interdit son éventuelle réapparition dans le débat public si la situation politique se tend davantage. Pour l’instant, seule la jeune star Shiopan s’est amusée, déguisée en soubrette, à présenter une guillotine à destination de « la bourgeoisie » sur son compte Twitter.
L’affaire George Floyd a donné lieu à quelques réapparitions de la guillotine dans l’espace public américain. On en a dressé une le 31 mai à Ferguson, dans le Missouri, tandis que des activistes de la gauche radicale réactualisent le « Make Guillotine red again », avec des slogans tels que « Guillotines are coming » ou « Bring out the Guillotines ». En revanche, si l’arrachage – peut-être accidentel – de la main de la statue de Louis XVI à Louisville le 28 mai a enflammé l’imagination de quelques historiens en France et aux États-Unis, l’événement n’a été accompagné d’aucune revendication politique en rapport avec la guillotine ou le souvenir de la Révolution française.
Cette effervescence « guillotinesque » constituerait-elle le signe annonciateur d’une grande révolution mondiale sur le modèle de la Révolution française ? Force est de constater que nous sommes loin du compte. Cette mobilisation mémorielle reste très ponctuelle et ne correspond pas à un mouvement de fond. Les révolutionnaires français de 1793 ne font pas rêver les foules : ils incarnent davantage une nécessité historique – le renversement d’un pouvoir jugé tyrannique – qu’un idéal politique. Même au sein de la gauche radicale, la guillotine ne fait pas l’unanimité. Un article anonyme posté en avril 2019 sur le site libertaire CrimethInc. invitait les militants anarchistes à rejeter la guillotine comme emblème de lutte, en rappelant qu’il s’agissait à l’origine d’un outil d’oppression et de terreur étatique, qui avait été brûlé par la Commune de Paris en 1871.
En dehors de quelques esprits échauffés, aucun parti constitué n’envisage sérieusement le retour de la guillotine. En février dernier, Bre Kidman, candidate aux primaires démocrates pour les élections sénatoriales dans le Maine, a justement fait de la guillotine l’image de marque de sa campagne : « Nous n’allons pas construire une guillotine et commencer à décapiter les gens […]. C’est un symbole du travail qui nous reste à faire pour surmonter les défauts de notre système » affirmait-elle alors au Portland Press Herald.
Sans bord politique fixe, la guillotine est devenue l’emblème des citoyens en colère contre leur gouvernement. Ils mobilisent un objet historique facilement identifiable dans l’imaginaire collectif pour dénoncer les injustices dont ils s’estiment être les victimes. Il ne s’agit pas tant d’exiger l’instauration d’un tribunal révolutionnaire que d’exprimer une profonde exaspération par l’usage assumé d’un objet repoussoir.
Et, de fait, la guillotine continue de faire très peur et peut jouer très efficacement son rôle d’épouvantail. Pour avoir brandi une pancarte en forme de guillotine lors d’une manifestation anticorruption à Tel-Aviv en décembre 2017, le militant Amit Brin a été accusé par le Likoud d’avoir voulu inciter la foule au meurtre du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Le président de l’État hébreu en personne, Reuven Rivlin, et la cheffe de l’opposition, Tzipi Livni, ont pris la parole pour condamner ce geste inacceptable. Amit Brin a dû publiquement attester ses profondes convictions pacifistes, affirmant avoir voulu simplement formuler un « rappel historique » en évoquant le sort réservé à Louis XVI et à Marie-Antoinette.
De Paris à Richmond en passant par Porto Rico et Tel-Aviv, ces guillotines de carnaval que l’on dresse dans les rues ou ces images animées de couperet en train de tomber que l’on poste sur les réseaux sociaux manifestent un sentiment d’extrême défiance à l’égard d’un pouvoir politique et médiatique jugé aveugle aux réalités du terrain. Il s’agit tout autant de « choquer le bourgeois » que de prendre acte de la rupture du contrat social garantissant la non-violence du champ politique. Un symptôme parmi d’autres de la crise que traversent aujourd’hui les démocraties libérales, incapables, pour le moment, de rassembler un corps civique en pleine fragmentation. Ces guillotines ne réclament pas du sang, mais davantage de justice.
— Paul Chopelin est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Lyon-III Jean-Moulin. C’est un spécialiste de la Révolution française.
— Cet article est paru dans Le Grand Continent le 11 juin 2020. Cette revue en ligne, dont Books est partenaire, est publiée par le Groupe d’études géopolitiques de l’École normale supérieure. Elle traite de l’actualité dans une perspective européenne.
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WP_Post Object ( [ID] => 95885 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Grâce aux rois ptolémaïques, Alexandrie devint le principal centre d’érudition du monde antique, confisquant à Athènes la palme de la domination culturelle grecque et projetant une nouvelle conception d’une érudition financée par l’État, qui fut admirée et imitée d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Alors que les intellectuels menaient « leurs batailles sans fin dans le poulailler des Muses » et que les étagères de la bibliothèque se remplissaient de rouleaux, la ville grandissait. Thermes, bordels, maisons, boutiques et sanctuaires s’élevèrent le long de ses larges rues perpendiculaires, tandis que différentes communautés – Égyptiens, Juifs, Grecs et, plus tard, Romains – s’y établissaient et travaillaient. Alexandrie fut bientôt une des plus grandes villes du monde, « le centre incontesté du commerce mondial ». Elle exportait d’immenses quantités de céréales, de papyrus et de lin qui étaient produits dans les plaines fertiles du Nil, descendaient le fleuve jusqu’à la ville avant d’être vendus dans l’ensemble du monde hellénistique. Gardiens des portes de la Méditerranée pour les marchands d’Afrique, d’Arabie et d’Orient, les Alexandrins s’attribuèrent une part confortable du lucratif commerce de l’or, des éléphants, des épices et des parfums, qui arrivaient tous dans leur ville en provenance du sud et de l’est à travers le lac Maréotis. Le grand phare de Pharos, une autre des sept merveilles du monde, dominait le port de ses 120 mètres de haut, tandis que son rayon lumineux éclairait la mer, symbole de l’éclat d’Alexandrie.
Alexandrie occupait le centre d’un vaste réseau de cités, parmi lesquelles Athènes, Pergame, Rhodes, Antioche et Éphèse, auxquelles s’ajoutèrent plus tard Rome et Constantinople. Livres et érudits se déplaçaient librement entre elles dans le florissant marché des idées. Des jeunes gens intelligents issus de l’ensemble du monde hellénistique étaient éduqués dans leurs villes natales avant de se mettre en quête de meilleurs maîtres, de plus grandes bibliothèques et de connaissances supérieures. Ils auront trouvé les ouvrages d’enseignement élémentaire dans les écoles ou les bibliothèques publiques locales, présentes en nombre étonnamment élevé dans le monde antique. La plupart des bourgades possédaient une collection de livres, mais seules les grandes bibliothèques urbaines abritaient une quantité importante de textes scientifiques – la plupart des copies des ouvrages dont nous suivrons la trace ici appartenaient à titre privé à des érudits spécialisés.
Contrairement à la littérature, qui comptait des centaines de poèmes, de discours et de pièces de théâtre copiés, vendus et lus à travers tout l’espace méditerranéen, la science ne représentait qu’une infime partie des écrits antiques et n’intéressait qu’une élite cultivée : on ne connaît ainsi que 144 mathématiciens durant toute l’Antiquité. Si les grandes bibliothèques occupent une large place dans les livres d’histoire, ce sont les petites collections privées, dont les volumes étaient soigneusement rangés derrière des portes closes, qui jouèrent un rôle essentiel dans la transmission de la science. Aucun savant intéressé par les mathématiques, la médecine ou l’astronomie n’aurait pu étudier sans posséder quelques ouvrages personnels et n’aurait pu, sans eux, dispenser son enseignement aux disciples qui se rassemblaient autour de lui. En raison de leur caractère privé, ces collections ont laissé très peu de témoignages historiques, mais nous sommes en droit de supposer qu’elles se seront agrandies tout au long de la carrière d’un érudit. Les lettrés auront emprunté des textes à leurs maîtres et à leurs collègues et en auront réalisé des copies pour eux-mêmes, ou en auront chargé leurs esclaves ou leurs disciples.
La collaboration était vitale – les savants devaient absolument s’associer pour partager leurs ressources et ils avaient tendance à le faire dans les grandes villes, où existaient déjà une tradition d’érudition et une bibliothèque –, car la solitude se prêtait très mal aux progrès scientifiques. Voilà pourquoi des lieux tels qu’Alexandrie jouèrent un rôle aussi constitutif dans l’histoire de la science. Tous ceux qui s’intéressaient aux connaissances académiques savaient que s’ils voulaient progresser, mettre la main sur des textes et avoir la possibilité de travailler avec d’autres érudits, ils devraient se rendre dans l’un ou l’autre de ces centres. Leurs professeurs avaient de bonnes chances de les diriger vers Athènes ou Alexandrie, où ils avaient probablement eux-mêmes étudié dans leur jeunesse. En un temps où il était extrêmement difficile d’accéder au savoir et aux idées, les réseaux d’hommes unis par des intérêts communs soutenaient la recherche intellectuelle, quoiqu’ils fussent très limités. Archimède, le scientifique le plus brillant du monde antique, vivait à Syracuse, en Sicile, un coin plutôt reculé s’agissant d’érudition. À la mort de son collaborateur Conon, Archimède en fut réduit à chercher désespérément quelqu’un qui eût « une intelligence peu commune des mathématiques » pour le remplacer. Dans le préambule à son traité intitulé Des spirales, il se plaignait aussi que, « bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis la mort de Conon, [il] constat[ait] qu’aucun géomètre ne s’[était] attaqué à un de ces problèmes ». Ces doléances montrent combien les hommes qui étudiaient la science à ce niveau étaient rares. Ceux qui s’y employaient devaient coopérer et partager leurs compétences et leurs ressources, au premier rang desquelles leurs livres.
[…]
Dans les premières décennies postérieures à la fondation de la ville [d’Alexandrie], Ptolémée Ier rechercha activement des érudits disposés à l’aider à transformer sa cité en un lieu de savoir qui pût rivaliser avec Antioche, Athènes et Rhodes. Les témoignages sont rares, mais il semblerait qu’Euclide ait fait partie de ces savants et soit arrivé aux environs de l’an 300 av. J.-C. en provenance d’Athènes où, quelques dizaines d’années auparavant seulement, Platon avait enseigné les mathématiques et la philosophie à l’Académie, sous une inscription portant ce message : « Que nul n’entre ici s’il ignore la géométrie. » Euclide aura certainement apporté des livres, qui auront été copiés et seront venus s’ajouter aux fonds de la bibliothèque d’Alexandrie. S’étant installé dans sa nouvelle patrie et ayant obtenu l’appui de Ptolémée Ier, Euclide se mit au travail avec d’autres lettrés de la même envergure que lui, sans doute dans les locaux mêmes de la bibliothèque. Les fragments d’information dont nous disposons sur sa personnalité, véridiques ou non, le présentent comme un homme consciencieux, travailleur, « bien disposé envers tous ceux qui étaient capables de faire progresser tant soit peu les mathématiques […], tout en étant un érudit rigoureux sans une once de vanité ». L’immense masse de travail et d’organisation qui a dû présider à la composition des Éléments – sans parler de ses autres ouvrages – tend à étayer cette image. Homme studieux, sérieux, passionné de mathématiques, Euclide resta à Alexandrie, et l’école de mathématiques qui se constitua autour de lui se perpétua pendant des siècles. Son voyage vers le sud, par-delà la mer, loin d’Athènes, sortit l’étude des mathématiques de l’ombre de la philosophie, lui permettant de s’affirmer comme une discipline à part entière.
Euclide ne fut sans doute pas le mathématicien le plus original ni le plus brillant de l’Antiquité – une distinction universellement accordée à Archimède –, mais il n’en a pas moins rédigé dans ce domaine le plus grand manuel de tous les temps. Dans les Éléments, il a offert au monde une explication magistrale des principes universels des mathématiques, présentés de façon si ordonnée et si limpide que cet écrit servait toujours de manuel deux mille trois cents ans plus tard 1 et que, selon un spécialiste, il a « exercé sur l’esprit humain une influence comme n’en a eu aucun autre ouvrage, à part la Bible ». Les Éléments offrent un aperçu systématique des connaissances mathématiques dont on disposait au début du IIIe siècle av. J.-C. ; Euclide se situe ainsi à un point crucial de l’histoire de cette discipline, au terme d’une tradition antique remontant au moins deux mille ans dans le passé, à l’aube d’une époque dont nous sommes les héritiers. Les Éléments ont inauguré une ère nouvelle dans le domaine des mathématiques, en uniformisant leurs idées fondamentales et en les élevant, de la simple solution de problèmes spécifiques et localisés à une série de principes susceptibles d’être appliqués universellement et prouvés universellement – un champ d’étude que l’on pouvait pratiquer et apprécier pour lui-même.
Pour arriver à ce résultat, Euclide dut avoir accès à un grand nombre de textes mathématiques : ceux qu’il possédait personnellement, complétés par d’autres, déjà présents dans les collections d’Alexandrie. Si l’on songe au volume de documents qu’il traita, on peut supposer qu’il bénéficia de l’assistance d’un groupe d’érudits qui travaillait sous sa direction. Après avoir méthodiquement évalué la masse d’informations dont il disposait, Euclide entreprit d’exposer les bases absolues, commençant par des définitions des fondamentaux telles que « le point est ce dont la partie est nulle » ou « une ligne est une longueur sans largeur ». Il présenta ensuite chaque sujet logiquement, un par un, organisant l’ensemble avec cohérence et faisant en sorte que chaque section découle naturellement de la précédente.
Les Éléments sont divisés en treize livres. Le premier se concentre sur le théorème de Pythagore, le livre II propose une introduction à l’algèbre géométrique, les livres 3 et 4 traitent des cercles, le 5, le plus admiré, étudie la proportion, tandis que le 6 se consacre aux figures géométriques. Les livres 7, 8 et 9 s’intéressent aux nombres, le 10 aux racines carrées, et les 11 à 13 expliquent les formes géométriques solides. Euclide ne fut pas le premier à essayer de systématiser les connaissances géométriques, mais sa version était si brillante, d’une clarté tellement supérieure à tout ce qui l’avait précédée qu’elle s’imposa rapidement comme le texte de référence sur les mathématiques. Le revers de la médaille fut que les scribes et les érudits ne prirent plus la peine de copier les ouvrages plus anciens sur lesquels il s’était appuyé. Les Éléments les éclipsèrent et les remplacèrent si intégralement qu’un seul traité mathématique antérieur a survécu. Euclide a transformé son sujet en créant des normes et des méthodes universelles pour la pratique des mathématiques, introduisant la méthode démonstrative, une idée qu’il emprunta sans doute à Aristote et qui a été employée depuis, non seulement dans cette discipline, mais dans toutes les sciences exactes. Il explique les théories par une série de définitions appelées « axiomes » (du grec « ce que nous pouvons tenir pour admis »), employant une terminologie limitée et rigoureusement définie afin que tout le monde puisse comprendre son propos ; il les démontre ensuite à l’aide de diagrammes et de preuves géométriques, utilisant des lettres de l’alphabet, une pratique scientifique qui n’a pas changé depuis plus de deux mille ans.
Nous ne savons pas comment les Éléments furent accueillis par les pairs d’Euclide, ni combien de copies en furent réalisées dans les premiers temps, mais nous pouvons supposer qu’on en produisit au moins une pour la bibliothèque d’Alexandrie, où elle put être consultée et recopiée par d’autres savants. Il est également probable que des copies furent envoyées dans d’autres grands centres intellectuels du monde antique – Athènes, Antioche et Rhodes – pour enrichir leurs collections de mathématiques. Les débuts de l’histoire de cet ouvrage fondateur sont fragmentaires ; nous ne disposons que de traces ténues de son existence dans les premiers siècles qui suivirent la mort d’Euclide. On a trouvé sur l’île Éléphantine (qui fait partie aujourd’hui de la ville moderne d’Assouan) des tessons de céramique datant du IIe siècle av. J.-C. sur lesquels sont griffonnés des figures et des travaux du livre XIII, ce qui nous apprend que quelqu’un, dans le lointain passé de l’Égypte, effectuait des calculs à partir des idées d’Euclide et, loin de se contenter de la géométrie élémentaire des premières parties des Éléments, s’intéressait au dernier livre, le plus complexe, point culminant de l’ensemble du projet. Des fragments sur papyrus des diagrammes du savant ont également été découverts dans un ancien dépôt d’ordures près d’Oxyrhynchos, en Égypte centrale, en même temps que des petits morceaux de milliers d’autres manuscrits et documents, préservés par le climat aride des sables désertiques. Les fragments d’Oxyrhynchos, écrits entre 75 et 125 de notre ère, constituent les exemples les plus anciens et les plus complets des diagrammes d’Euclide. Ces trouvailles montrent que les Éléments furent indéniablement lus et utilisés, et donc recopiés et conservés, au cours de la période qui suivit la mort du mathématicien, mais il est difficile de tirer des conclusions générales concernant leur popularité à partir d’une documentation aussi maigre.
Le Ier siècle av. J.-C. vit naître la brillante tradition de commentaires explicatifs des Éléments : l’astronome Geminos, établi à Rhodes, offrit ainsi une preuve ferme et définitive qu’un exemplaire au moins de la somme d’Euclide parvint sur cette île. Au fur et à mesure que se développaient les différentes branches de la science, les savants s’attachèrent de plus en plus à reprendre le travail des précédentes générations et rédigèrent des commentaires détaillés expliquant et clarifiant les textes d’origine, souvent sous forme de notes marginales, mais parfois aussi dans des ouvrages à part entière. Les commentaires devinrent une des formes les plus courantes d’écrits scientifiques et, promus « véhicule culturel dominant » de la fin de l’Antiquité, ils jouèrent un rôle vital dans la transmission d’idées de génération en génération. Six mathématiciens rédigèrent des commentaires essentiels sur les Éléments au cours de la période allant de 300 av. J.-C. à 600 apr. J.-C., prouvant ainsi la persistance d’un intérêt, faible mais constant, pour ce texte. Alors que, au début de la période hellénistique, l’étude des mathématiques se caractérisait par l’originalité et par la découverte, ces ouvrages postérieurs témoignent au contraire de la nature systématique des mathématiques après Euclide, une période d’assimilation et d’organisation plus que d’innovation.
Le commentaire le plus influent a eu pour auteur Théon d’Alexandrie (335-405), un autre mathématicien célèbre, père, qui plus est, de la grande philosophe et astronome Hypatie 2. Quand Théon lut les Éléments, cet ouvrage avait six cents ans et demandait à être modernisé. Il révisa et clarifia le travail d’Euclide, ajoutant des preuves nouvelles, adaptant la langue et supprimant même des passages qui ne lui semblaient pas logiques. Sa nouvelle édition connut un grand succès ; elle fut recopiée à de multiples reprises et se répandit à travers tout le monde méditerranéen. Elle devint la version de référence, la seule source maîtresse de l’ensemble des autres éditions de ce texte tout au long du Moyen Âge et au-delà, jusqu’en 1808, date d’un événement surprenant.
Un savant français appelé François Peyrard triait alors une pile de livres que Napoléon avait « obtenus » de la bibliothèque du Vatican et rapportés à Paris. Parmi eux figurait un manuscrit des Éléments qui différait des éditions de Théon. Les spécialistes remarquèrent rapidement que cet exemplaire du texte ne comprenait pas les révisions et ajouts de Théon ; il s’agissait en effet d’une version plus ancienne et donc plus pure, plus proche du texte original d’Euclide. Le manuscrit trouvé par Peyrard avait été copié à Constantinople vers l’an 850 et était resté caché pendant près de mille ans, échappant ainsi à plusieurs générations d’érudits ; il constituait un nouveau fil captivant nous reliant à Euclide lui-même. Quatre-vingts ans plus tard, Johan Ludvig Heiberg, professeur danois de philologie, s’appuya sur ce manuscrit, en même temps que sur d’autres éditions, fragments et références pour présenter une version définitive du texte. L’édition de Heiberg reste la base de l’édition moderne standard des Éléments d’Euclide.
— Ce texte est un extrait du livre Les Sept Cités du savoir. Comment les plus grands manuscrits de l’Antiquité ont voyagé jusqu’à nous, de Violet Moller, paru le 23 septembre aux éditions Payot. Il a été traduit par Odile Demange.
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WP_Post Object ( [ID] => 95231 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Et si l’érudit Dara Shikoh, adepte du soufisme et traducteur du sanscrit, avait accédé au trône de l’Empire moghol en 1657 ? Cette année-là, les quatre fils de l’empereur Chah Djahan, à qui l’on doit notamment la construction du Tadj Mahall, se disputent âprement sa succession. Et c’est le plus jeune, Aurangzeb, réputé pour sa violence et sa conception extrêmement rigoriste de l’islam, qui l’emporte, emprisonnant puis faisant exécuter Dara Shikoh, pour devenir le dernier des Grands Moghols et l’un des monarques les plus controversés de l’Inde ancienne. Il bannit de la cour musiciens, danseurs et artistes et encourage la destruction des temples hindous, semant la discorde entre les deux communautés. Alors qu’avec Dara Shikoh tout aurait pu être différent…
Passionnés par les dynasties mogholes qui ont dominé le sous-continent pendant plus de trois siècles (1526-1857), les Indiens sont fascinés par cette hypothèse. « Aurangzeb continue de hanter les débats actuels sur les origines de la fracture entre hindous et musulmans en Inde, rappelle la critique Soni Wadhwa dans la revue en ligne Asian Review of Books. On lui oppose souvent le frère qu’il a éliminé pour accéder au trône. Dara Shikoh apparaît comme un héros possible qui aurait pu changer le cours de l’histoire. À droite, certains imaginent que, s’il avait succédé à son père, hindous et musulmans auraient continué à vivre en paix et que le Pakistan n’aurait pas été créé. »
Curieusement, au XXIe siècle, le prince déchu est érigé en modèle aussi bien par les hindous les plus radicaux – qui affirment que s’il avait régné l’islam ne serait pas devenu aussi virulent dans le pays – que par les musulmans eux-mêmes : l’université musulmane d’Aligarh, dans l’Uttar Pradesh, envisage ainsi de créer une chaire Dara-Shikoh.
L’universitaire indienne Supriya Gandhi, spécialiste des religions du sous-continent à l’université Yale, remet les pendules à l’heure dans The Emperor Who Never Was, la biographie qu’elle consacre à Dara Shikoh. Le portrait qu’elle en dresse est « complexe et nuancé », estime le site d’information indien Scroll.in. Soucieuse d’éviter les anachronismes et la tendance à « glorifier certains personnages historiques » et à en « stigmatiser d’autres », l’auteure précise dans le quotidien The Times of India : « Dara Shikoh n’était ni progressiste, ni partisan de la laïcité », tout simplement parce que « ces concepts n’existaient pas » au XVIIe siècle. Reste que, tout en se préparant à succéder à son père, « Dara a consacré sa vie à l’étude et à sa formation spirituelle », indique Supriya Gandhi dans le quotidien The Indian Express. Après avoir compilé les préceptes du soufisme, il a traduit en persan des textes sanskrits fondateurs de l’hindouisme, notamment les Upanishad, dans lesquels il voyait la clé du « secret » évoqué dans le Coran.
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WP_Post Object ( [ID] => 95685 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Le franc succès du modèle des universités américaines ne doit pas masquer les problèmes de plus en plus aigus qui s’y posent. De nombreux livres récents en témoignent ; Jonathan Zimmerman, professeur d’histoire de l’éducation à l’Université de Pennsylvanie, en analyse cinq dans The New York Review of Books. L’évolution remonte aux années 1980, sous l’administration Reagan. Le gouvernement fédéral a entrepris de remplacer les bourses par des prêts aux étudiants. Par ailleurs, les États ont commencé à rogner sur les crédits destinés à l’enseignement supérieur au profit de dépenses jugées plus urgentes, notamment pour les infrastructures routières et les prisons. Enfin, les enseignants n’ont plus été rémunérés qu’en fonction de leurs activités de recherche et ont délaissé les tâches d’encadrement des étudiants.
Résultat : une explosion du coût des études, l’asphyxie financière des étudiants (et souvent de leur famille) et le décrochage d’une part croissante d’entre eux, surtout ceux qui viennent des milieux les moins favorisés. Aujourd’hui, six Américains sur dix considèrent que le système d’enseignement supérieur s’est engagé « dans la mauvaise voie ». La réussite du système américain d’enseignement supérieur se mesure à l’aune des classements internationaux et de l’attraction qu’exercent les universités d’élite sur les meilleurs étudiants de la planète. Mais ces établissements d’élite ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble et, comme le montrent de nombreuses études, ne jouent plus que marginalement le rôle d’ascenseur social.
En accord avec Daniel Markovits, éminent professeur de droit à Yale et auteur du « Piège méritocratique » (2019), le journaliste Paul Tough écrit dans un livre au sous-titre éloquent (« Comment l’université nous fait ou nous brise ») : « Nous semblons bien avoir reconstruit une vieille aristocratie, solidement établie, dans laquelle l’argent engendre l’argent. » Plus des deux tiers des étudiants des universités d’élite sont issus de familles situées dans le premier quintile de l’échelle des revenus. Ces établissements hypersélectifs sont au nombre de 46, écrit Zimmerman, si l’on prend comme critère le fait qu’ils acceptent moins de 20 % des candidats (douze d’entre eux en acceptent moins de 13 %).
Or les États-Unis comptent environ 3 000 établissements d’enseignement supérieur assurant les quatre années de formation de premier cycle. Dans « Le scandale du décrochage », David Kirp, de l’Université de Californie à Berkeley, montre que 40 % des étudiants quittent l’université avant d’avoir obtenu leur diplôme. Ils ont deux fois plus de risques que les diplômés de connaître le chômage et dix fois plus de ne pas pouvoir rembourser leur emprunt. La dette étudiante dépasse désormais les 1 500 milliards de dollars, soit près de cinq fois le budget de l’État français, et 22 % des étudiants qui ont contracté un prêt sont insolvables.
Parmi les étudiants d’origine modeste, seuls ceux qui parviennent à entrer dans les universités les plus sélectives en sortent sans une lourde dette : seules ces universités, qui sont très riches, sont en effet en mesure de leur accorder des bourses substantielles. Mais elles n’accueillent que 4 % des étudiants situés dans le dernier quintile de l’échelle des revenus. Dans le cinquième ouvrage, l’anthropologue Caitlin Zaloom analyse 160 entretiens qu’elle a menés auprès de ménages modestes qui se sont fortement endettés pour permettre à leur(s) enfant(s) d’intégrer un college. Beaucoup de ces jeunes reviennent habiter chez leurs parents après leurs études, faute de moyens. Les étudiants sondés estiment qu’ils mettront en moyenne six ans à rembourser leur emprunt ; en fait, il leur en faudra vingt. Cette question est l’un des principaux thèmes de la campagne de Joe Biden.
[post_title] => Pauvres étudiants américains [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pauvres-etudiants-americains [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-21 16:30:12 [post_modified_gmt] => 2020-09-21 16:30:12 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95685 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95239 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>À quoi servent les humanités dans le système scolaire et universitaire ? Faut-il s’alarmer du peu d’appétence pour l’étude de l’Antiquité classique ? Symptômes de cette inquiétude, plusieurs ouvrages parus récemment en Italie cherchent à faire sortir ces disciplines de leur cercle restreint d’étudiants et de chercheurs. L’helléniste Andrea Marcolongo avait conquis les lecteurs en plaidant passionnément la cause du grec ancien dans La Langue géniale (Les Belles Lettres, 2018). Avec La storia speciale, Giusto Traina propose d’apporter au public certains éclairages sur l’histoire romaine, dont ce professeur à la Sorbonne est un spécialiste internationalement reconnu.
L’historien n’administre pas à ses lecteurs une pesante leçon de culture générale, écrit Giuseppe Pucci dans le quotidien Il Manifesto : « Si son livre s’apparente par son style à ceux de la collection “Pour les nuls ”, il est tout le contraire d’un rassurant exposé grand public. Il cherche à nous convaincre que l’histoire romaine est une histoire spéciale dont nous n’avons pas intérêt à nous affranchir. En revanche, nous avons intérêt à nous défaire au plus vite de toutes les idées reçues qui ont encore cours même chez un public cultivé. À commencer par l’idée que les Romains saluaient en tendant le bras droit vers le ciel. »
Giusto Traina passe ainsi l’univers antique au crible du fact checking. Le lecteur découvre ainsi que le salut romain, repris par le régime de Mussolini en hommage à l’Antiquité, est une invention que l’on doit au film Cabiria, réalisé en 1914 par Giuseppe Pastrone avec la collaboration de l’écrivain Gabriele D’Annunzio. Et que, si l’Empire romain fut un modèle d’intégration, ce fut par la force. Autres clichés mis à mal : l’expression nostrum mare (et non mare nostrum), qui désigne la Méditerranée, exprime en réalité la proximité géographique et non la propriété impériale ; le concept d’ius soli (« droit du sol »), souvent attribué au droit romain, a été élaboré beaucoup plus tardivement par les juristes médiévaux. Quant à la chute de Rome, phénomène historique fascinant, l’auteur examine à la loupe les quelque 200 raisons avancées pour l’expliquer. « Les lecteurs qui attendaient un manuel classique ou simplement une introduction à l’histoire romaine seront déçus par cet essai », juge Andrea Marcolongo dans le quotidien La Stampa. Car Traina parvient à remettre l’histoire ancienne en perspective, et ce de façon assez déconcertante. » Au lieu de mettre l’accent sur une continuité rassurante, note l’helléniste, il rétablit « une barrière entre les Romains et nous, qui ne sommes ni leurs héritiers matériels ni leurs héritiers spirituels. »
[post_title] => Pas fous ces Romains [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pas-fous-ces-romains [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-18 10:04:41 [post_modified_gmt] => 2020-09-18 10:04:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95239 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95688 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>« Nous sommes doubles champions du monde de poésie », s’enorgueillit l’un des personnages du nouveau roman d’Alejandro Zambra. L’écrivain chilien fait allusion à ses compatriotes Gabriela Mistral et Pablo Neruda, tous deux lauréats du prix Nobel de littérature. Dans Poeta chileno, il retrace le parcours initiatique de Gonzalo, un jeune homme qui aspire lui aussi à devenir poète. Et, tout en interrogeant les ressorts de la vocation littéraire, il « décortique au fil des pages ce que cela signifie d’appartenir à la classe moyenne », observe Joyce Ventura dans le quotidien chilien La Tercera.
Alors qu’il s’efforce de se faire une place au sein de l’avant-garde littéraire, Gonzalo renoue avec Carla, son amour de jeunesse, désormais mère d’un garçon de 6 ans. Et, que ce soit en tant que beau-père ou en tant que poète, Gonzalo a bien du mal à se sentir légitime. « Poeta chileno traite du besoin d’appartenance et de ses paradoxes : appartenir à une famille, à un groupe, à une profession, à un pays. Toutes ces formes de communautés que nous recherchons et détestons en même temps », analyse Antonia Torres Agüero dans le quotidien chilien en ligne El Mostrador. Si Gonzalo abandonne finalement ses prétentions littéraires (son seul et unique recueil n’a pas marqué les mémoires), l’enfant qu’il a élevé deviendra, lui, un poète reconnu. Zambra dépeint non sans malice le cercle intellectuel dans lequel évolue son protagoniste, mêlant aux personnages de fiction certaines sommités de la poésie chilienne comme Nicanor Parra ou Raúl Zurita. Le romancier entend ainsi démystifier la figure du poète : « Je voulais écrire un roman sur la poésie qui ne soit absolument pas poétique », confie-t-il au quotidien espagnol La Vanguardia.
[post_title] => Art poétique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => art-poetique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-21 16:35:01 [post_modified_gmt] => 2020-09-21 16:35:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95688 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95256 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Bart Van Loo est un écrivain belge néerlandophone. On lui doit plusieurs ouvrages sur la France. Les Téméraires, grand succès de librairie en Belgique et aux Pays-Bas, est le premier à être traduit en français.
Pourquoi, vous qui êtes flamand, avez-vous consacré un ouvrage de près de 700 pages à la Bourgogne ?
Ce n’est pas le premier de mes livres qui porte sur la France. Depuis le milieu des années 2000, j’en ai consacré plusieurs à sa littérature, sa cuisine, son érotisme… Je suis aussi l’auteur d’une histoire chantée de la France, de Clovis à Sarkozy, et d’une biographie de Napoléon. Ces livres ont connu du succès, sans doute parce que, en Flandre comme aux Pays-Bas, il existe un fond de nostalgie pour la culture française, qui est en train de disparaître au profit de la culture anglo-saxonne. Ce succès a fait de moi, en Belgique, le francophile de service. À un moment donné, cependant, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Qu’allais-je écrire ensuite ? Un livre sur les plombiers dans la culture française ? Je me suis donc intéressé à mes propres racines. Moi qui suis devenu ce que je suis grâce à mes voyages en France, à mes lectures françaises, à mon regard toujours tourné vers le sud, tout à coup, je me suis demandé : et nous autres, Belges et Néerlandais, comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ?
J’avais en tête la date que tout le monde connaît en Belgique et aux Pays-Bas : 1585, la chute d’Anvers, la séparation entre le Nord et le Sud, à la suite de laquelle tous les intellectuels, les artistes et les bons commerçants ont fui les Espagnols avec leurs richesses pour s’établir aux Pays-Bas, ce qui a permis leur spectaculaire essor au XVIIe siècle. Notre histoire nationale commençait donc par une séparation dramatique, qui suggérait qu’auparavant nous avions toujours été unis. Or qu’ai-je constaté ? Si l’on regarde une carte de l’Europe occidentale datant de 1300 ou de 1350, on découvre l’Angleterre, la France et le Saint Empire romain germanique. Nous autres, Flamands, Brabançons, Hollandais, gens du Hainaut ou de Bruxelles, nous n’avions pas d’existence collective. Nous appartenions soit au royaume de France, soit au Saint Empire. Et puis un miracle géopolitique se produit : au cours des XIVe et XVe siècles, les ducs de Bourgogne parviennent à réunir et à unifier ces territoires et à en faire un nouvel État. Dans l’histoire européenne, un tel phénomène est rarissime.
Ainsi, au bout du compte, moi qui comptais raconter mon histoire du Nord, de la Belgique, des Pays-Bas, j’ai dû retourner en France (ce que je voulais éviter !), puisque, en tant que Flamand et Belge néerlandophone, je suis inexplicable sans la France et ses ducs de Bourgogne.
Avant d’en venir à l’œuvre de ces ducs, votre livre retrace un millénaire d’histoire de la Bourgogne. Pourquoi ?
Le point de départ logique aurait été effectivement ce 19 juin 1369 où le duc de Bourgogne Philippe le Hardi épouse à Gand Marguerite de Flandre, la plus riche héritière d’Europe, et pose les fondements de ce qui va devenir l’empire bourguignon. D’ailleurs, c’est ainsi que j’avais commencé. Mais, au bout de deux pages, j’ai constaté que je devais sans cesse interrompre le fil de mon récit pour expliquer ce qui n’est pas forcément évident pour le grand public : le système féodal, le fait que, dans ce système, la Flandre était française, etc.
J’ai donc décidé de revenir mille ans en arrière, au moment où les Burgondes font leur apparition dans l’histoire européenne. Ce peuple « barbare », moins connu que les Francs ou les Wisigoths, a joué un rôle clé dans la construction de l’Occident chrétien. Il venait probablement d’une petite île de la Baltique qui se nomme aujourd’hui Bornholm et qui s’appelait jadis Burgundarholm [l’île des Burgondes]. Ce qui est incroyable, c’est que, au cours de leur descente vers le sud, ils tentèrent de s’emparer du territoire qui allait devenir un jour la Belgique. Mais ils furent écrasés par les Huns et les Romains, une défaite qui a inspiré La Chanson des Nibelungen.
Après bien des péripéties, ils finirent par s’établir à un endroit auquel ils donnèrent leur nom : la Bourgogne. L’historiographie française aime voir en Clovis le premier chef germanique converti au catholicisme, mais il avait été précédé par un roi burgonde et influencé par son épouse Clotilde, qui était elle-même une Burgonde. Par la suite, le royaume burgonde, sous une forme plus réduite, sera scindé en deux entités : un comté (la future Franche-Comté) et ce qui deviendra en 911 le duché de Bourgogne, lequel relevait du royaume de France et connut un essor religieux sans équivalent. On peut dire que, entre les années 1000 et 1200, la chrétienté a été gouvernée aussi bien de Rome que de Bourgogne, où furent fondés les grands monastères de Cluny puis de Cîteaux.
Venons-en à 1363, date à laquelle le roi de France Jean II donne le duché de Bourgogne en apanage à son fils préféré, Philippe le Hardi. Six ans plus tard, ce dernier épouse Marguerite de Flandre. C’est à ce moment-là que le destin de la Bourgogne va se trouver lié à ce que vous appelez les Plats-Pays…
Attardons-nous un peu sur la personnalité exceptionnelle de Philippe le Hardi, le moins connu des ducs de Bourgogne – et peut-être le plus important parce que c’est le premier de cette nouvelle lignée, celui sans lequel rien n’aurait été possible. Il est le benjamin des fils du roi de France. Autrement dit, il n’avait, en théorie, pas droit à grand-chose. Simplement, lors de la défaite de Poitiers, en 1356, cette bataille imperdable que Jean II perd quand même contre les Anglais, il fait preuve d’une bravoure telle qu’elle lui vaut son surnom de Hardi et, plus tard, de la part de son père reconnaissant, le duché de Bourgogne. Son frère aîné, Charles V, qui fut l’un des plus grands rois de France, s’entendait très bien avec lui et reconnaissait sa supériorité sur ses autres frères. Il va l’aider à épouser Marguerite de Flandre et à s’approprier ce qui est alors la région la plus riche d’Europe du Nord. Mais Philippe le Hardi ne va pas en rester là. En 1385, il organise le double mariage de son fils, le futur Jean sans Peur, et de sa fille Marguerite avec des enfants d’Albert de Bavière, ce qui, à terme, mènera à l’élargissement des possessions bourguignonnes à la Hollande, à la Zélande, au Hainaut ainsi qu’au Brabant, tous liés féodalement au Saint Empire. La table où fut signé ce double contrat de mariage a été perdue, mais c’est sans doute le meuble le plus important de notre histoire.
Par ailleurs, Philippe le Hardi fait construire la fameuse chartreuse de Champmol, tout près de Dijon. Et, pour la décorer, il fait venir les plus grands artistes des Plats-Pays, notamment le sculpteur Claus Sluter, le Michel-Ange de la fin du Moyen Âge. Issus de contrées septentrionales qui ne sont pas encore unifiées à ce moment-là, ceux-ci se rencontrent sur le chantier bourguignon, qui est le grand projet esthétique de l’époque. Je serais tenté de dire que, dans notre histoire, les Plats-Pays existent dans les arts avant même d’avoir une existence géopolitique.
Les Plats-Pays : c’est par ce terme inhabituel que l’ensemble formé par la Belgique et les Pays-Bas actuels est désigné dans la traduction française de votre livre. Pourquoi ce choix ?
Je parle dans mon livre de ce qu’on appelle en néerlandais Lage Landen ou Nederlanden et en anglais Low Countries. En français, dans les travaux universitaires, on utilise toujours la traduction littérale de « Pays-Bas », et le lecteur averti comprend que, dans le contexte des XIVe et XVe siècles, il ne s’agit pas des Pays-Bas actuels. Mais, comme je m’adresse au grand public, je souhaitais éviter toute confusion, si bien que nous avons opté avec les traducteurs pour un autre terme, qui renvoie à Brel et à la Flandre (si importante dans cette histoire). Qui sait si ce terme ne finira pas par s’imposer ?
Comment, concrètement, les ducs de Bourgogne ont-ils unifié les Plats-Pays ?
J’ai déjà évoqué la stratégie matrimoniale de Philippe le Hardi. Elle est essentielle : il faut bien se rendre compte que ces mariages comptent plus que des batailles, même si les guerres vont aussi contribuer à étendre le domaine bourguignon. En la matière, le duc important est le petit-fils de Philippe le Hardi, Philippe le Bon. Entre les deux Philippe, la contribution de Jean sans Peur apparaît plus secondaire, parce que sa vie est entièrement dominée par la guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs (qu’il a déclenchée en faisant assassiner Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI) et qu’il meurt prématurément, assassiné lui aussi.
Son fils, Philippe le Bon, accède très jeune au pouvoir et va régner un demi-siècle. Il a tout ce qu’avait son grand-père et qui manquera à son fils, Charles le Téméraire : l’intelligence politique et la patience. Il mène une longue lutte contre sa nièce Jacqueline de Bavière pour récupérer le Brabant, le Hainaut, la Zélande et la Hollande. Le comte de Namur fait faillite ? Il achète son domaine. Le puissant évêché d’Utrecht est vacant ? Il y place l’un de ses vingt-six bâtards reconnus... Même Liège était devenue un protectorat bourguignon.
De plus en plus, le centre de gravité de cet ensemble se déplace du Sud, qui correspond à la Bourgogne et à la Franche-Comté, au Nord, c’est-à-dire aux Plats-Pays. Sous Philippe le Hardi, Dijon est encore la capitale. Sous Philippe le Bon, c’est Gand, Bruges et, finalement, Bruxelles. Se pose alors la question de l’unité de cet empire constitué de régions disparates. Pour y répondre, Philippe le Bon entreprend des réformes administratives, juridiques et financières centralisatrices, soutient la fondation de l’université de Louvain et crée l’ordre de la Toison d’or, afin qu’émerge une nouvelle élite aux valeurs et aux références communes. Il crée également une monnaie commune. Enfin, sur le modèle français, il inaugure des états généraux en 1464 à l’hôtel de ville de Bruges.
À propos de l’empire de Philippe le Bon, vous parlez d’un « État théâtre ». Qu’entendez-vous par là ?
Aucun autre prince de son époque ne maîtrise aussi bien l’art de la propagande. Il déploie un faste inouï dans ses « joyeuses entrées » 1, soutient les plus grands artistes de son temps, Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden (dit aussi Rogier de La Pasture), et organise des banquets mémorables. J’évoque dans mon livre un énorme pâté renfermant vingt-huit musiciens ainsi qu’un géant qui se met à batifoler avec une naine venue de Hongrie, un sanglier empaillé chiant des radis quand on lui tire la queue…
Quand, en 1453, arrive la nouvelle du siècle, celle de la chute de Constantinople, comment réagit Philippe le Bon ? Il donne à Lille la fête du siècle, le fameux « banquet du faisan », pour lequel on dispose des gradins autour de la salle, afin que les nobles de moindre rang puissent non pas manger mais regarder les réjouissances !
Les ducs de Bourgogne sont confrontés à un sérieux problème : la puissance des villes des Plats-Pays. Comment s’en accommodent-ils ?
Il faut, en effet, prendre la mesure de la puissance de ces cités. Au XIVe siècle, Ypres compte 30 000 habitants, Bruges, 45 000 et Gand, 60 000. À titre de comparaison, Amsterdam, à la même époque, c’est 1 000 habitants. Paris en compte certes 100 000, mais elle est isolée, tandis que Gand, Ypres et Bruges sont proches les unes des autres. On a affaire à la zone la plus urbanisée d’Europe. Les ducs de Bourgogne ont compris qu’ils devaient composer avec ces villes énormes, d’autant que dans les contrées du Nord existe une tradition d’indépendance : on discute de tout. Quand on considère la création de ce nouvel État, n’imaginons donc pas un duc sur son trône qui décide de tout. Imaginons plutôt une table avec les riches citadins d’un côté et le duc de l’autre. Si Ypres, Gand, Bruges et Bruxelles formaient un front uni, le duc ne ferait pas le poids. Il joue donc une ville contre l’autre. Les deux parties savent, du reste, qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Les villes enrichissent le duc, qui, en échange, favorise leur prospérité en assurant la paix et de bonnes conditions de commerce.
Cela n’empêche pas les tensions, voire les affrontements sanglants. Plusieurs batailles ont lieu. Selon moi, elles sont plus importantes que Crécy ou Poitiers. Je sais à quel point ces défaites comptent dans votre roman national, mais, à l’échelle de l’histoire européenne, elles me semblent moins essentielles que, par exemple, la bataille de Rosebecque [ou Roosebeke], en 1382, qui voit Philippe le Hardi écraser les insurgés gantois. Dans un cas, il s’agit d’une guerre à l’ancienne, une guerre entre chevaliers pour des terres ; dans l’autre, d’une guerre à propos d’une vision du monde. L’exemple des Gantois révoltés contre le régime féodal était en train de se propager aux villes françaises. Qui peut dire ce qui se serait passé s’ils l’avaient emporté ? Un 1789 avant la lettre, peut-être.
Comment évoluent les rapports entre ces ducs surpuissants et leur souverain légitime, le roi de France ?
Les ducs de Bourgogne sont des nobles français qui le deviennent de moins en moins. Philippe le Hardi, lui, reste français jusqu’au bout. C’est un prince français, qui parle français et va utiliser les ressources du royaume de France à ses propres fins. En 1380, à la mort de son frère le roi Charles V, il devient le chef des régents ; il a donc accès au trésor royal et peut employer l’armée française. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il l’emporte à Rosebecque. Il est écarté un moment, quand Charles VI atteint sa majorité, mais voilà que celui-ci devient fou et que Philippe revient au premier plan, jusqu’à sa mort, en 1404. Philippe le Hardi a donc été l’homme le plus puissant de France, son roi officieux, pendant près d’un quart de siècle. Les débuts de l’État bourguignon seraient inexplicables sans cela.
L’assassinat de Jean sans Peur, en 1419, avec la complicité du futur Charles VII, marque-t-il une rupture dans la relation entre le duché de Bourgogne et le royaume de France ?
C’est vrai que le fils et successeur de Jean sans Peur, Philippe le Bon, conclut peu après, en 1420, le fameux traité de Troyes, qui livre la France aux Anglais. Dans votre historiographie, cela en fait un traître. Je ne doute pas que son chagrin était sincère, mais je ne crois pas que sa conduite ait été dictée par ses émotions et son seul désir de vengeance. Il était beaucoup trop fin politique pour cela. Il n’a pas agi sur un coup de tête ; je crois au contraire qu’il a réfléchi et que, dans la situation qui était la sienne, il a pris la décision la plus intelligente. Il a fait en sorte que la France et l’Angleterre continuent de s’épuiser mutuellement, afin de pouvoir en profiter, s’engouffrer dans le vide ainsi créé. Cela dit, il est incontestable que ce qui prime alors pour lui ce sont les intérêts de l’État qu’il est en train de bâtir.
Il a aussi vendu Jeanne d’Arc aux Anglais…
Oui, mais, là encore, c’est un choix politique. Il avait besoin de la laine anglaise, indispensable à l’industrie drapière des Plats-Pays. Il a utilisé Jeanne d’Arc comme monnaie d’échange. On notera cependant qu’il a toujours tenté de garder un équilibre entre Anglais et Français. Il aide les Anglais, mais pas complètement. Ensuite, il redonne espoir à la France, mais pas trop. Il tient sans cesse un double langage. Cette ambiguïté lui permet de créer un espace où fabriquer sa propre histoire. Et n’oublions pas que, en 1435, donc quinze ans à peine après le traité de Troyes, il conclut la paix d’Arras avec Charles VII, l’homme qui avait commandité l’assassinat de son père. Je ne sais pas si j’en aurais été capable. Lui agit en homme d’État.
Passons au fils de Philippe le Bon, Charles le Téméraire, considéré comme le dernier duc de Bourgogne. En France, il a une réputation de brute sanguinaire. Est-elle justifiée ?
Oui, mais pas entièrement. Aujourd’hui, nul doute qu’il se retrouverait devant la Cour pénale internationale de La Haye pour avoir incendié Liège et Dinant. En même temps, il parle français, thiois (c’est-à-dire moyen-néerlandais), anglais, portugais, lit le latin, parsème ses discours de citations. Il compose de la musique, et certaines de ses pièces sont encore jouées de nos jours. C’est un homme de la pré-Renaissance, un chevalier érudit. Des quatre ducs de Bourgogne, c’est le plus connu en France. Il est le seul à avoir eu droit à deux ou trois biographies. Je crois que c’est dû à son duel épique avec Louis XI qui, au bout de dix ans, s’achève sur une défaite spectaculaire à Nancy. Du point de vue français, c’est comme la finale de la Coupe du monde : vous avez gagné – et gagné sans même être présents, puisque Charles le Téméraire est balayé (et tué) par une coalition de Lorrains et de Suisses.
Je vois en lui un Napoléon raté. Comme Napoléon, c’est un homme du micro- et du macromanagement. Napoléon gagnait ses batailles tout en vérifiant les factures des Tuileries la nuit ; il voulait tout contrôler. Charles le Téméraire, c’est pareil, à ceci près que les réformes qu’il entreprend sont trop ambitieuses. Il ne distingue pas ce qui est possible de ce qui ne l’est pas. Surtout, contrairement au Corse, c’est un piètre militaire. Napoléon garde son sang-froid au milieu de la bataille ; Charles, lui, planifie tout sur le papier, jusqu’au moindre détail, et quand, le jour J, les événements ne se déroulent pas comme prévu, il est incapable d’improviser. C’est un personnage de roman.
Pour vous, cependant, Charles le Téméraire n’est pas le dernier des Bourguignons. Ce titre, vous le réservez à son arrière-petit-fils, Charles Quint. Pourquoi ?
On en revient à la vision franco-française selon laquelle, après la victoire sur Charles le Téméraire à Nancy, tout est fini : vous reconquérez le duché de Bourgogne puis vous poursuivez votre propre roman national en vous tournant vers l’Italie. Sauf que, entre-temps, les Plats-Pays continuent d’être bourguignons. Marie de Bourgogne, la fille de Charles le Téméraire, épouse Maximilien de Habsbourg, avec lequel elle a Philippe le Beau, qui épouse, à son tour, Jeanne Ire de Castille, dite Jeanne la Folle, union dont naît Charles Quint. Celui-ci est élevé par sa tante, Marguerite d’Autriche (qui, malgré son nom, est une pure Bourguignonne), à Malines, dans un palais rempli de tableaux de primitifs flamands où il s’imprègne du goût des arts et du faste bourguignon. Sa langue maternelle est le français. Ce qui est incroyable, c’est que ce Bourguignon d’éducation et de cœur a fini par posséder presque toute l’Europe et un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Mais, quand il était seul, il se sentait frustré parce qu’il n’avait pas réussi à reprendre Champmol, où il aurait voulu être enterré au côté de ses ancêtres bourguignons.
Charles Quint est le dernier à respirer ce mélange de Nord et de Sud, à se revendiquer duc de Bourgogne. Avec son fils Philippe II, c’est terminé : lui ne parle plus la langue, il est complètement hispanisé. Le monde des Bourguignons lui est devenu étranger.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 95691 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Le piment est aujourd’hui indissociable de la cuisine chinoise. Et pourtant, l’historien américain Brian Dott montre que ce fruit originaire d’Amérique s’est implanté presque par hasard en Chine. Il y serait arrivé à la fin du XVIe siècle via l’Espagne et le Portugal dans les cuisines des navires marchands. Contrairement à d’autres épices comme le poivre noir ou la muscade, il était très bon marché et facile à cultiver. Les marins auraient donné ce « bon plan » à de petits cultivateurs locaux.
« Cette transmission discrète rend difficile à déterminer où et quand exactement le piment a été pour la première fois cultivé et consommé dans les différentes régions de Chine », souligne la spécialiste de la cuisine chinoise Fuchsia Dunlop dans l’hebdomadaire britannique The Spectator. Les traces écrites de cette arrivée sont effectivement rares : les élites chinoises jugeant vulgaire la nourriture épicée, les livres de cuisine ne commencent à mentionner le piment que vers 1790. « Brian Dott assure que l’intégration du piment dans la médecine traditionnelle a été la clé de sa diffusion à travers toute la Chine », précise Fuchsia Dunlop.
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WP_Post Object ( [ID] => 95261 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>À en croire le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « autocrate » était à l’origine employé dans un sens restrictif issu du grec ancien : « la personne qui exerce un pouvoir absolu et qui ne détient ce pouvoir que d’elle-même ».
Il s’agit d’un personnage fictif, car aucun pouvoir n’est absolu, et, même lorsque le dictateur se fait tyran, il ne détient pas son pouvoir entièrement de lui-même, du moins à l’origine.
Le mot « autocratie » désigne aujourd’hui valablement les régimes autoritaires fermés, qui n’acceptent pas d’être contestés par les urnes ou d’autres moyens. Mais cette catégorie comporte elle-même des variations. La Corée du Nord et la Chine n’ont pas le même système politique.
Nous nous intéressons dans ce dossier à une autre catégorie, en plein essor dans le monde : celle de régimes mixtes, hybrides, dans lesquels une autocratie, personnelle ou institutionnelle, s’accommode d’élections plus ou moins pluralistes et d’autres attributs habituellement associés aux démocraties. Ces autocraties électives concernent plus de la moitié de la planète et nourrissent les aspirations de nombreux partis et politiciens au sein des vieilles démocraties. Donald Trump est l’exemple le plus patent de ces aspirants autocrates. Qu’il ait pu être élu à la surprise générale à la tête de l’État le plus puissant du monde, qui est aussi la plus vieille démocratie, témoigne d’une évolution de grande ampleur.
Dans les années 1980 et plus encore dans la décennie suivante, après la chute de l’URSS, il semblait aller de soi que le régime démocratique allait peu à peu s’imposer dans la majorité des pays. Il a fallu déchanter. Aux avancées ont succédé maints retours en arrière et, depuis 2006, la régression est constante. Les experts se perdent en conjectures pour expliquer ce renversement de tendance. L’un des arguments les plus solides porte sur les craintes suscitées par la mondialisation, source de transformations socio-économiques et surtout culturelles très rapides.
Si l’on se penche sur les événements les plus récents, 2020 verra peut-être la non-réelection de Trump et la chute de la dictature biélorusse. Mais les autres dictatures se portent bien (Chine) ou résistent efficacement (Venezuela, Congo, Kazakhstan…) et les évolutions régressives sont nombreuses.
En Amérique latine, on l’observe au Brésil, au Mexique, au Salvador et, dans une moindre mesure, au Pérou, au Guatemala, en Équateur et en Bolivie. En Europe, c’est le cas en Hongrie, en Pologne, en Turquie, en Serbie et, bien sûr, en Russie. En Afrique, on le constate en Zambie, en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda, au Togo et au Mali, entre autres. En Asie : en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Malaisie, en Birmanie, aux Philippines, en Indonésie et, à présent, à Hong Kong. Dans bien des cas, la pandémie de Covid-19 a servi de prétexte pour serrer la vis.
L’Inde constitue un exemple frappant. La démocratie la plus peuplée du monde continue d’être classée par l’ONG américaine Freedom House parmi les pays « libres ». En Asie continentale, c’est la grosse exception qui confirme la règle. Est-ce justifié ? Freedom House souligne elle-même le caractère tout relatif de son appellation « libre » en consacrant dans son rapport 2020 une page aux principales atteintes aux droits démocratiques commises par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi en 2019 : blocage de l’accès à Internet, répression de manifestations, harcèlement et intimidation de journalistes, d’universitaires et autres personnes qui traitent de sujets sensibles.
Narendra Modi fait partie du club des autocrates élus les plus en vue, avec Jair Bolsonaro au Brésil, Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Rodrigo Duterte aux Philippines, Viktor Orbán en Hongrie, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Andrzej Duda en Pologne, Benyamin Netanyahou en Israël et, bien sûr, Vladimir Poutine. Ils se reconnaissent et s’apprécient, même lorsque leurs intérêts divergent. Mais c’est la partie émergée de l’iceberg.
Si les autocraties électives ont fait leurs preuves, c’est que des élections bien menées, même faussées, contribuent à légitimer un pouvoir, auprès des masses mais aussi des élites nationales et internationales. Le phénomène n’est pas nouveau : pensons à Napoléon III, à Perón, à de Gaulle. Ce qui est nouveau, c’est leur nombre.
Cela a de quoi déconcerter : partout, le niveau d’études a beaucoup progressé, facteur souvent associé à l’enracinement des valeurs démocratiques. Or c’est le contraire qui se produit. Même en Europe. Dans un livre récent, Yan Xuetong, qui dirige le département de relations internationales à l’université Tsinghua de Pékin, observe malicieusement que moins du tiers des jeunes Européens placent la démocratie parmi « les cinq valeurs auxquelles ils sont le plus attachés ». Aux États-Unis, l’élévation du niveau d’instruction ne semble pas avoir contribué à réduire le degré d’ignorance de l’électeur moyen sur les sujets d’intérêt général ; un point de vue que défend enquêtes à l’appui le juriste Ilya Somin dans un livre intitulé « Démocratie et ignorance politique ». Un peu partout, la hausse du taux d’abstention témoigne d’une désaffection mais aussi d’une défiance à l’égard de la politique.
La désaffection est curieusement palpable même au sein des médias et chez les intellectuels. Comme l’observe David Bromwich, professeur à Yale, contrairement à l’impact produit dans les années 1970 par la fuite des Pentagon Papers, des documents détaillant l’implication des États-Unis au Vietnam, les Afghanistan Papers, divulgués récemment par The Washington Post, qui décrivent dix-huit années d’absurde gâchis, n’ont pas fait lever un sourcil. « L’indifférence est devenue la règle », écrit-il.
Dans un livre paru en 2017, Stephan Haggard, de l’Université de Californie, et Robert Kaufman, de l’université Rutgers, croient pouvoir incriminer un « syndrome de faiblesse démocratique ». On voit même certains intellectuels, pas seulement de droite, prendre position « contre la démocratie » – titre d’un livre de Jason Brennan. Ce professeur de philosophie politique de l’université de Georgetown appelle à limiter le pouvoir politique que les ignorants et les incompétents exercent sur les autres. « Retirer le droit de vote à 80 % des électeurs blancs pourrait être exactement ce dont les Noirs pauvres ont besoin », écrit-il. Ce qui est sûr, c’est que les autocrates élus, aujourd’hui comme hier, excellent dans l’art de tirer profit de l’ignorance des masses. Internet aidant, les techniques de manipulation des esprits se développent.
Il est tentant de généraliser mais, en raison des différences de contexte, l’exercice trouve vite ses limites. Témoin les trois principaux articles de ce dossier : pour stimulantes qu’elles soient, les comparaisons tournent court, que ce soit entre Trump et Orbán, entre Trump et Poutine ou même entre López Obrador et Chávez. López Obrador admire Trump, qui embrasse Netanyahou, se fait donner une sérénade par Duterte et dit admirer Xi Jinping, mais chacun est chez soi.
Et l’avenir peut réserver de bonnes surprises. Si Trump n’est pas réélu, on vantera les capacités de résilience de la démocratie américaine. En cette année 2020, Duda et Netanyahou auraient pu ne pas être réélus et seraient aujourd’hui écartés du pouvoir. En Italie, Matteo Salvini a mordu la poussière. Enfin, gardons-nous de tout angélisme démocratique. Un autocrate, même non élu, n’est pas forcément le diable. Pensons à Hadrien, à Chah Djahan…
Dans ce dossier :
WP_Post Object ( [ID] => 95274 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>En l’espace d’une décennie, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et son parti, le Fidesz, ont transformé une démocratie en quelque chose de proche d’une autocratie. Peu après sa première réélection, en 2014, Orbán a prononcé un discours dans lequel il exposait les grandes lignes de son projet politique. Invoquant les échecs socioéconomiques de la mondialisation, il défendait le cap qu’il avait fixé en observant que les pays les mieux préparés pour l’avenir n’étaient « pas les démocraties libérales, et peut-être même pas les démocraties ». S’appuyant sur ce message, il définissait les contours d’un nouveau type de régime : « La nation hongroise, disait-il, n’est pas une simple somme d’individus, mais une communauté qui doit être organisée, renforcée et développée. En ce sens, le nouvel État que nous construisons est un État illibéral, un État non libéral. »
La Hongrie devait être ancrée dans l’idée du nationalisme, estimait Orbán ; ce nationalisme exigeait une poigne autocratique, et cette poigne il n’y avait que lui et le Fidesz qui pouvaient l’avoir. L’identité de la nation hongroise et la politique de Viktor Orbán seraient une seule et même chose.
Orbán a passé des années à préparer son pays à ce virage. Au cours de son premier mandat (1998-2002), il s’est systématiquement employé à refondre les institutions démocratiques hongroises. Les circonscriptions ont été redécoupées au profit du Fidesz. Le droit de vote a été accordé aux Hongrois de souche vivant dans les pays voisins. Les tribunaux ont été méthodiquement peuplés de juges de droite. Les copains du Fidesz ont eu la possibilité de s’enrichir, et, en retour, l’élite économique a financé la politique d’Orbán. Le gouvernement a bâti une machine de propagande massive, les médias indépendants ont été harcelés puis rachetés et ceux de droite transformés en quasi-organes gouvernementaux. Alors que la politique étrangère du Fidesz était jusque-là fondée sur l’opposition à la domination russe, Orbán s’est rapproché de Vladimir Poutine et a cherché à attirer les investissements russes avec la corruption qui va avec.
Aux États-Unis, le Parti républicain emprunte une voie semblable depuis une décennie. Les dégâts de la crise financière de 2008 ont été exploités par le Tea Party, un mouvement populiste de droite qui procurait un sentiment d’appartenance à un pan de l’électorat majoritairement blanc et chrétien. Les Républicains ont procédé à un redécoupage des circonscriptions à leur profit. La moitié des États américains ont voté des lois électorales restreignant le droit de vote. Dans l’Amérique d’après l’arrêt Citizens United, les Républicains ont enrichi une élite de donateurs qui a dépensé des milliards en faveur d’une politique de droite 1. La chaîne Fox News est le principal rouage d’une machine de propagande tentaculaire, qui englobe la télévision, la radio, les sites Internet et les réseaux sociaux. Le parti s’est focalisé sur la justice, en bloquant les nominations proposées par Barack Obama puis en accélérant la transformation du système judiciaire sous Donald Trump. Et, comme le Fidesz, le Parti républicain, qui avait des positions hostiles à la Russie, lui fait à présent cyniquement la cour tout en déniant son ingérence dans notre démocratie.
En Hongrie, pour justifier sa démarche, Orbán a habilement et implacablement mis en place un populisme de droite fondé sur les défaillances de la démocratie libérale et l’attrait pour l’histoire du pays : l’identité chrétienne, la souveraineté nationale, la méfiance à l’égard des institutions internationales, le rejet de l’immigration et la détestation des élites libérales politiquement correctes. Il s’agissait de briser le statu quo, de faire en sorte que les masses se sentent puissantes en répondant à leurs doléances. Nous contre eux. Sandor Lederer, un militant anticorruption hongrois qui dirige l’ONG K-Monitor, résume ainsi cette rhétorique : « Nous devons protéger les Hongrois contre ceci ou cela, et on peut ajouter à l’infini de nouveaux ennemis » – les multinationales, les musulmans, les migrants, les eurocrates, les médias de gauche et George Soros.
De même, aux États-Unis, Donald Trump a imprimé une direction illibérale et nationaliste à son parti et conforté une ligne autoritaire. Comme Orbán, il canalise le mécontentement en désignant tour à tour une série de boucs émissaires pour animer une politique du « nous contre eux » à caractère ethno-nationaliste. Mais ses saillies parfois bouffonnes ne doivent pas occulter ce qui se passe au-delà de son compte Twitter. Conformément à l’engagement pris par Steve Bannon après l’intronisation du président, le gouvernement vise la « déconstruction de l’État administratif » 2 au mépris des normes démocratiques, en promouvant les loyalistes, en amnistiant les alliés de Trump, en réaffectant la dépense publique pour contourner les objections du Congrès, en faisant pression sur des gouvernements étrangers pour qu’ils enquêtent sur les adversaires du président, en limogeant des inspecteurs généraux, en bafouant les règles éthiques et en refusant de se soumettre au contrôle législatif.
Après sa première réélection, en 2014, Orbán s’est attaché à persécuter encore davantage ses ennemis. Ses adversaires politiques, la société civile et les médias indépendants sont soumis à un harcèlement incessant qui se traduit notamment par des campagnes de désinformation et des menaces de procès. La Hongrie a achevé la construction d’une clôture pour empêcher les migrants d’entrer. Les théories du complot sur George Soros se sont muées en une politique qui sert à tout justifier, notamment les restrictions à la liberté d’association et à la liberté d’expression, et les enquêtes bidon. La corruption a pris de l’ampleur et entache les dépenses publiques. La Hongrie a été blanchie de ses péchés historiques, notamment sa complicité dans la Shoah ; les statues imposantes qui ont été érigées et la révision des programmes scolaires ancrent l’avenir de la Hongrie dans son passé fasciste.
Les coups de canif portés à la démocratie hongroise ont permis à Orbán d’être réélu pour un troisième mandat en 2018 avec moins de la moitié des suffrages exprimés, ce qui ne l’empêche pas de détenir tous les leviers du pouvoir. Si Trump est réélu à l’automne, ce sera aussi à coup sûr avec moins de la moitié des suffrages. Et, dans cette hypothèse, le système et la culture politiques des États-Unis ressembleraient encore davantage à ceux de la Hongrie.
Je me suis rendu à Budapest en février dernier. À première vue, la capitale hongroise ressemble à bien des égards à celle de n’importe quelle autre démocratie occidentale, jusqu’à ce qu’on réalise à quel point la domination du Fidesz et le populisme d’Orbán façonnent la vie publique. Il existe toujours une presse indépendante, mais elle est ghettoïsée sur des sites Internet que ne consulte guère qu’une élite cosmopolite. Comme me l’a expliqué le journaliste d’investigation Szabolcs Panyi, Orbán peut compter sur sa machine de propagande pour atteindre la plupart des Hongrois tout en dénigrant constamment les journalistes indépendants. « Vous savez, me dit-il, décrivant le processus de délégitimation de la réalité objective, il n’y a pas de faits, il n’y a que des opinions, tout est partisan. » Il y voit une guerre psychologique visant à « détourner notre attention en la faisant porter non plus sur notre travail de journalistes mais sur ce qu’ils colportent sur nous ».
Les organisations de la société civile sont tout autant harcelées. Márta Pardavi, coprésidente du Comité Helsinki hongrois, qui veille au respect des droits de l’homme, évoque la salve de décrets que son organisation a contestés devant les tribunaux, ainsi que les attaques dont le comité est la cible dans les médias pro-Fidesz. Des journalistes de droite ont campé devant le bureau du comité et dénigrent régulièrement son travail. Ces actions visent à démoraliser les gens, à les dissuader de participer à la vie publique. Voici, me dit-elle, le message qu’Orbán cherche à faire passer : « La politique, c’est risqué, c’est sale, c’est corrompu, donc il vaut mieux s’en tenir à l’écart. » Une incitation à l’apathie destinée à éliminer l’opposition.
Lederer voit un dénominateur commun entre Orbán et Trump : « Vous créez un gros scandale de toutes pièces afin que les gens ne parlent pas des vrais problèmes du pays, de sorte que vous avez un faux débat complètement hors de propos sur des choses symboliquement importantes, mais jamais sur la façon dont vous dirigez le pays ou dont celui-ci fonctionne. » C’est cela, déplore Márta Pardavi, le vide qui a caractérisé la politique d’Orbán dans sa quête de pouvoir. Au lieu de proposer des solutions, « il se borne à instrumentaliser la haine ». Et toute cette haine ne sert aucun but réel. « Le plus triste et le plus inquiétant dans tout cela, c’est que ce régime a été conçu pour qu’Orbán reste au pouvoir et que le Fidesz soit richement doté. » Orbán peut bien manier la rhétorique nationaliste, son véritable objectif est de se maintenir au pouvoir.
Orbán et Trump s’inscrivent dans un contexte de montée de dirigeants nationalistes et autoritaires partout dans le monde – du Brésil à la Russie, en passant par la Turquie, l’Inde, la Chine et les Philippines. Leur succès repose sur un argument qu’Orbán a fait valoir haut et fort après sa réélection : la mondialisation et la démocratie libérale ont échoué et une forme plus traditionnelle de nationalisme est nécessaire pour que leurs pays retrouvent leur grandeur. Et quand on regarde vers le passé, on ne peut que constater que le nationalisme autoritaire est en fait la norme et que la démocratie libérale est une exception d’après-guerre.
Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale avaient sensibilisé l’opinion aux dangers du nationalisme autoritaire et aux dégâts qu’il pouvait faire dans les pays eux-mêmes et dans les relations entre eux. Aujourd’hui, on semble avoir oublié la leçon.
Steve Bannon a un jour dit d’Orbán qu’il était « un Trump avant l’heure ». Quelques semaines après le début de la pandémie de Covid-19, Orbán s’est octroyé des pouvoirs quasi dictatoriaux et a fait placer en garde à vue des citoyens pour des délits aussi insignifiants que de critiquer le gouvernement sur Facebook. Les États-Unis n’en sont pas encore à ce stade d’autocratie. Mais la police d’assurance de notre démocratie est censée être la résilience de nos institutions, et il est amplement prouvé chaque jour qu’elles sont en train de se transformer sous nos yeux. D’obstacles pouvant contenir les impulsions de Trump, elles deviennent des outils pour punir ses adversaires. Et des choses autrefois inimaginables dans la vie politique américaine – par exemple le fait que le président dise régulièrement souhaiter que ses adversaires soient jetés en prison – ne suscitent guère d’émoi. Trump lui-même n’hésite pas à dire tout le bien qu’il pense des autocrates, à commencer par Orbán. Lorsqu’il l’a reçu en 2019 à la Maison-Blanche, il l’a félicité pour le « boulot formidable » qu’il fait, en ajoutant qu’il était, « comme [lui], un peu controversé, mais c’est normal ».
Orbán a montré que, après avoir remporté une élection, un dirigeant et son parti pouvaient démanteler la démocratie tout en servant à la population un cocktail de nationalisme et de haine. C’est, je le crains, ce que donnera un deuxième mandat de Trump, à moins que les électeurs ne le reconduisent pas en novembre. Ce scénario optimiste, pour les États-Unis comme pour la Hongrie, augurerait d’une réaction de rejet plus vaste à l’égard d’un type de politique dangereux qui a échoué dans la crise actuelle et n’offre qu’un avenir plus sombre.
— Ben Rhodes a été l’un des conseillers de Barack Obama en matière de sécurité nationale. Il copréside le think tank National Security Action. Il a publié en 2018 Obama confidentiel. Dix ans dans l’ombre du président (Saint-Simon, 2019, lire Books no 95, mars 2019).
— Cet article est paru dans le mensuel américain The Atlantic le 15 juin 2020. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
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