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Oser faire preuve d’optimisme sur l’avenir de la planète est trop souvent l’affaire de vieux briscards, du genre du regretté Hans Rosling, né en 1948, ou de Steven Koonin, né en 1951. Un peu moins vieux sont Matt Ridley, né en 1958, ou Bjorn Lomborg, né en 1965. La grande exception est désormais la Britannique Hannah Ritchie, née en 1993. Elle en connaît un bout, étant rédactrice en chef adjointe de Our World in Data, le plus efficace des sites compilant les données statistiques sur le monde contemporain. Elle critique vigoureusement les oiseaux de malheur, qui « font plus de mal que de bien », car ils nous laissent plus ou moins paralysés, approuve dans la Literary Review Justin Mundy, président fondateur du Sustainable Land Management. 

Ritchie liste quelques-uns des indicateurs les plus positifs : les habitants des pays pauvres qui souffrent de sous-alimentation sont passés de 35 % à 13 % en 45 ans ; le nombre de morts dus aux catastrophes naturelles a été divisé par dix au XXe siècle ; les émissions de CO2 par tête baissent dans les pays riches et ont cessé de croître globalement ; la part du sol consacrée à l’agriculture a cessé de croître ou est sur le point de le faire, ce qui va permettre de mieux préserver la forêt et la biodiversité. 

Comme beaucoup de femmes de sa génération, Ritchie est végétarienne et sur le plan de l’alimentation elle continue de sonner le tocsin : « l’agriculture est responsable de 25 % des émissions de carbone, utilise 46 % de la surface habitable, est responsable de 70 % de la ponction d’eau douce et est la principale cause de la perte de biodiversité », confirme Justin Mundy.

Des efforts considérables restent à engager, mais « il demeure possible d’aboutir à une planète soutenable », écrit Uma Mahadevan-Dasgupta dans The Hindu. Dans The Guardianla journaliste Bibi van der Zee voit malgré tout chez Hannah Ritchie une certaine dose de naïveté, par exemple quand elle écrit : « Il suffirait de mettre un prix sur le carbone et de s’assurer que les riches paient le plus ».

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Carl Elliott sait de quoi il parle. Médecin et bioéthicien à l’université du Minnesota, il a enquêté sur le suicide d’un patient enrôlé dans un essai clinique pour un antipsychotique dans sa propre institution, puis dénoncé ce qui s’est révélé être un scandale imputable à une collusion entre l’industrie pharmaceutique et un laboratoire universitaire. Mais au lieu d’être remercié et valorisé, « il s’est trouvé de plus en plus ostracisé et marginalisé », écrit le bioéthicien de Harvard J. Wesley Boyd dans l’Indian Journal of Medical Ethics.

Dans son livre, Elliott revient sur un certain nombre de scandales de ce type, depuis le cas bien connu de l’étude Tuskegee, dans laquelle des douzaines de Noirs syphilitiques ont été laissés sans soins pour étudier la progression de la maladie, jusqu’à celui de l’Institut Karolinska en Suède, où un chirurgien en vue a implanté frauduleusement des trachées artificielles entre 2011 et 2016. 

Il montre que dans la plupart des cas le lanceur d’alerte a été comme lui-même ostracisé, au point parfois de perdre son emploi, de tomber dans la misère et de voir sa vie de famille détruite. Ce n’est pas seulement « une institution corrompue » qu’ils ont affrontée, mais « une culture qui préfère le silence à la dissension », écrit J. Wesley Boyd.

Ce qu’Elliott met en évidence, c’est « l’ahurissante résistance des institutions à réagir face à des abus parfaitement établis, à commencer par la réticence des organes de supervision à exercer leurs responsabilités », écrit dans la revue Science C. Fred Alford, un spécialiste de la gouvernance. Au-delà, Elliott s’interroge sur la propension des organisations à, selon ses termes, « créer un monde social dans lequel des choix moraux désastreux paraissent normaux et intelligents ».

Les instances chargées de la bioéthique gardent elles-mêmes le silence. « Au lieu d’être des chiens de garde, elles se comportent souvent en chiens d’exposition », écrit J. Wesley Boyd : elles sont là pour la galerie, sans plus.

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Et si l’antisémitisme en Europe était aussi une affaire de fluides, de substances (et de gaz) corporels ? C’est ce qui ressort de la brillante étude consacrée par l’historien américain Ivan G. Marcus au traitement des juifs ashkénazes en Europe du Nord après la première croisade (1096–1099). De façon soudaine, après quelques siècles de coexistence pacifique et profitable (notamment sous Charlemagne), on s’est mis à accuser les juifs, devenus très nombreux, de tous les péchés d’Israël. Pourquoi être allé combattre les mécréants à Jérusalem et avoir laissé les meurtriers de Jésus-Christ prospérer tranquillement à domicile en Europe ? Non seulement la vieille imputation de déicide a commencé à être réitérée, mais on s’est mis à soupçonner les juifs de poursuivre leur penchant pour les rituels sanglants en sacrifiant des enfants chrétiens. Plusieurs affaires effroyables ont vu le jour, notamment à Lincoln, en Angleterre, où un juif a fini par avouer – sous la torture et moyennant de fausses promesses – avoir crucifié un jeune garçon, Hugues, et enfoui son cadavre sous des excréments. On a également émis d’autres accusations, regroupées sous la catégorie « blasphème de latrines » : les juifs profanent des hosties à l’aide de toutes les substances corporelles disponibles, ils propulsent leurs flatulences en direction de la croix du Christ, ils placent des statues de saints dans les lieux d’aisance, ils empoisonnent les puits avec leurs déjections… En fait, ces attaques extravagantes contre le « juif imaginaire » avaient souvent des visées financières, car elles permettaient d’expulser les juifs tout en s’emparant de leurs biens, comme l’a fait Philippe le Bel avec son très mal nommé « don de joyeux avènement ». Cependant, devant ce déferlement de haine, les juifs ne sont pas restés inertes. Bien au contraire, comme le montre Ivan G. Marcus, ils ont rétorqué par des profanations voire des provocations avérées qui ont bien sûr stimulé cet antisémitisme émergent (par exemple manger des hosties avec des versets de la Torah inscrits dessus). Cet antisémitisme-là est-il comparable à celui du XXe siècle ? Non, selon Hannah Arendt, « pour qui l’antisémitisme médiéval et l’antisémitisme actuel sont fondamentalement distincts en raison de la différence des contextes religieux », commente Christopher Akers dans The Spectator. Mais aujourd’hui, continue le journaliste, une certaine propagande antisémite en Grande-Bretagne n’accuse-t-elle pas encore les juifs d’assouvir leur goût atavique du sang en bombardant Gaza sans merci ? Un politicien anglais, Azhar Ali, ne va-t-il pas jusqu’à soutenir que les Israéliens auraient volontairement suscité la tragédie du 7 octobre afin d’éliminer un maximum de Palestiniens ? Et sur Internet ne trouve-t-on pas des gens pour propager la rumeur que les Israéliens profiteraient du massacre pour prélever les organes de leurs victimes ? Les circonstances changent, oui ; mais certaines thématiques antisémites semblent n’avoir guère évolué depuis le Moyen Âge.

[post_title] => Aux sources de l’antisémitisme [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => aux-sources-de-lantisemitisme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-06-27 14:04:15 [post_modified_gmt] => 2024-06-27 14:04:15 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129998 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Quand Kafka se mit à sa table à la mi-août 1914, deux mois après le début de la guerre et dans le sillage de l’abandon de ses fiançailles avec Felice Bauer, il rédigea le premier et le dernier chapitre du Procès. Le premier s’ouvre par l’annonce de l’arrestation de Joseph K. qui « n’avait rien fait de mal », le dernier s’achève par son exécution, « “Comme un chien !”, dit-il ». Il s’employa plusieurs années à rédiger les chapitres intermédiaires, sans parvenir à en achever aucun. Le livre lu jusqu’à récemment est le résultat d’une compilation de son ami Max Brod, « faite à partir d’un nombre considérable de fragments, de feuilles séparées et de textes tirés de ses carnets », écrit Karen Leeder à l’occasion de la parution en Allemagne d’une nouvelle édition contextualisée due au grand biographe de Kafka Reiner Stach, dont Books s’est plusieurs fois fait l’écho.

L’éditeur Fischer a sorti en 1990 une édition critique dans laquelle l’ordre des chapitres est modifié. Une édition en facsimilé a suivi, réalisée par Roland Reuss, qui permet au lecteur de suivre l’évolution de l’œuvre au fur et à mesure de sa réalisation, avec tous les repentirs de l’auteur ; Reuss abandonne toute idée d’ordonner les chapitres. 

Stach exploite ces travaux tout en reprenant l’ordre des chapitres instauré par l’édition Fischer. Son apport tient surtout aux quelque 150 pages de « contexte » qu’il ajoute, écrit Karen Leeder, professeure de littérature allemande à Oxford, qui s’exprime dans le Times Literary Supplement. Il souligne l’humour de Kafka, dont le héros, par exemple, présente son permis de conduire un vélo comme preuve de son identité. La dernière phrase du roman a été réécrite maintes fois, de façon obsessionnelle, avant d’aboutir à sa version finale : « “Comme un chien !” dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre. »

[post_title] => Le dur labeur du Procès [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-dur-labeur-du-proces [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-06-27 14:31:05 [post_modified_gmt] => 2024-06-27 14:31:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129995 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Tout le monde peut décrire les circonstances dans lesquelles il a vu en direct les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune, en 1969. Aux États-Unis, beaucoup se souviennent de même de l’endroit où ils se trouvaient lorsqu’ils ont appris, le 28 janvier 1986, que la navette spatiale Challenger s’était désintégrée 73 secondes après son lancement. Dans ce pays, le tragique accident s’est en effet gravé dans les mémoires, parce qu’il a provoqué un véritable traumatisme. Un des objectifs de la mission était de réveiller l’intérêt pour les vols spatiaux habités, qui s’était peu à peu amenuisé avec la fin de l’aventure héroïque du programme Apollo et la mise en service des navettes spatiales réutilisables. Pour cette raison, parmi les membres de l’équipage figurait une enseignante, Christa McAuliffe. Elle inaugurait un programme d’envoi de professeurs en orbite qui visait à sensibiliser les jeunes aux métiers de l’espace et, plus généralement, à encourager l’étude des sciences et des mathématiques. Sa présence mit la mission au centre de l’attention du public. 

Assez rapidement, la cause technique directe du désastre fut identifiée. Un des joints du propulseur à combustible solide droit avait laissé passer un jet de gaz à plusieurs milliers de degrés en direction de la paroi de l’énorme réservoir extérieur d’oxygène et d’hydrogène liquides. La destruction de ce réservoir entraîna la dislocation de la navette et la chute à grande vitesse de l’habitacle contenant l’équipage dans l’océan. Aucun de ses membres ne survécut. La question de l’étanchéité des joints faisait depuis de longues années l’objet de sérieuses préoccupations de la part des ingénieurs de la firme fabricant les propulseurs. Certains d’entre eux avaient exprimé des doutes au sujet de l’opportunité de procéder au lancement en raison des effets possibles sur ces joints du froid intense sur le pas de tir ce jour-là. Comment en est-on arrivé à sous-estimer ainsi le risque de désastre et à décider de ne pas reporter le lancement ? Pour répondre à ces questions, Adam Higginbotham a choisi la forme du récit. 

L’idée d’un véhicule spatial réutilisable est antérieure à la création de la NASA. Conçue dans un contexte militaire, elle se concrétisa tout d’abord sous la forme du programme d’avion hypersonique expérimental X-15, avant d’être pleinement mise en œuvre pour assurer la succession du programme Apollo. Le concept de navette initialement proposé prévoyait l’attelage de deux véhicules pilotés réutilisables destinés à revenir tous deux sur terre : un lanceur se présentant sous la forme d’une sorte de gros avion et un plus petit véhicule placé sur orbite. Pour des raisons de coût, l’idée fut abandonnée. Pour mettre sur orbite le second véhicule, il fut décidé de recourir à la combinaison de deux formes de propulsion : celle assurée par les moteurs de la navette elle-même, alimentés par un réservoir extérieur appelé à se détruire après usage, et celle fournie par deux propulseurs réutilisables (récupérés dans l’océan), dits « d’appoint », mais qui produisaient en réalité l’essentiel de la poussée nécessaire pour arracher la navette à l’attraction terrestre. Pour des raisons techniques et, à nouveau, de coût, le choix se porta sur des propulseurs à combustible solide (un mélange de poudre d’aluminium et de perchlorate d’ammonium). Contrairement à celle qui a lieu dans un moteur à combustible liquide, la combustion, dans des propulseurs de ce genre, ne peut être ni modulée ni arrêtée. Une fois allumé, le mélange brûle jusqu’à épuisement du combustible. Pour cette raison, Wernher von Braun, le père des fusées Saturn du programme Apollo, a toujours trouvé ce dispositif trop dangereux pour être utilisé pour des vols habités. 

Au mois d’avril 1981, la première navette spatiale, Columbia, était lancée avec succès. Tout en décrivant le processus de diversification progressive des équipages, avec les premiers recrutements d’astronautes d’origine civile, noirs et féminins, Adam Higginbotham évoque les problèmes techniques auxquels les ingénieurs ne cessèrent de se trouver confrontés au fil des lancements. Un des plus préoccupants était la détérioration de certains joints entre les différents segments des propulseurs d’appoint, qui montraient des traces de suie et de brûlure. Pour garantir leur étanchéité, un système de doubles joints fut conçu. Apparemment sous contrôle, le problème se représentait toutefois régulièrement. On découvrit la sensibilité des joints à la température. Qu’ils conservent leurs propriétés d’élasticité était crucial. Durant quelques millisecondes, sous l’effet de la formidable poussée, les segments des propulseurs se séparaient imperceptiblement, et le joint, comprimé dans une gouttière, devait pouvoir se dilater pour combler la minuscule fente ainsi créée.   

Quelques heures avant le lancement de Challenger, les inquiétudes de certains ingénieurs, plus particulièrement du mieux informé du problème, Roger Boisjoly, étaient à leur comble. Durant la nuit, exceptionnellement, il avait gelé en Floride au point que des stalactites de glace s’étaient formés sur la rampe de lancement. Un des épisodes les plus dramatiques du livre est le récit d’une réunion en téléconférence qui eut lieu quelques heures avant le lancement. Elle réunissait les ingénieurs et la direction de la société Morton Thiokol, qui fabriquait les propulseurs, et certains responsables du Marshall Space Center Flight Center de la NASA. Les ingénieurs estimaient très risqué de procéder au lancement. Mal préparés, incapables d’avancer à l’appui de leurs craintes des arguments décisifs, ils ne réussirent à convaincre ni la NASA ni leur propre direction, qui finit par donner son accord, malgré l’opposition du directeur du projet de propulseurs, Allan McDonald. 

Un second épisode saisissant est le compte rendu des séances de la commission d’enquête mise en place après la catastrophe à la demande de Ronald Reagan. Consciente du risque politique associé à une enquête purement interne, la Maison-Blanche avait préféré confier le travail d’investigation à des personnalités extérieures, sous la direction de l’ancien secrétaire d’État William Rogers. Trois moments forts de ces travaux furent les auditions de Roger Boisjoly et Allan McDonald, ainsi que la démonstration de la sensibilité des joints à la température à laquelle se livra le physicien Richard Feynman en plongeant devant les caméras de télévision un fragment de joint dans un verre d’eau glacée. Si spectaculaire qu’elle fût (physicien de génie, Feynman était à sa manière un homme de spectacle), cette expérience, qui frappa les esprits mais n’apprenait pas grand-chose, ne représente pas la part la plus substantielle de sa contribution au travail de la Commission Rogers. Pour l’essentiel, le mérite de Feynman est d’avoir mis en lumière le degré auquel les administrateurs de la NASA comprenaient mal des notions comme celle de facteur de sécurité, et à quel point ils sous-estimaient les risques d’accident : plusieurs ordres de grandeur en dessous des estimations des ingénieurs. Résolu à faire toute la lumière sur les causes de l’accident (lorsqu’il constata que les responsables de la NASA avaient menti lors de leur audition, il fut outré), William Rogers n’en était pas moins soucieux de ne pas mettre en danger l’avenir de la NASA. Il demanda donc à Feynman de garder ses observations pour une annexe au rapport. Ce qu’il fit, concluant son propos par une formule rapidement devenue célèbre : « Pour qu’un projet technologique soit un succès, la réalité doit primer sur les relations publiques, car on ne trompe pas la nature ».  

Dans les dernières pages du livre, Higginbotham montre comment on arriva à la conclusion que les astronautes, contrairement à ce qui avait été cru dans un premier temps, n’étaient pas morts instantanément, et que certains d’entre eux au moins étaient sans doute restés en vie et conscients jusqu’à l’écrasement de l’habitacle à la surface de l’océan.  

Après une courte interruption, le programme de lancement des navettes reprit. De nouvelles versions des propulseurs furent mises au point, les règles de sécurité et les procédures de décision de la NASA furent revues. Plusieurs dizaines de missions eurent lieu sans problème. Mais le 1er février 2003, au cours de la phase de rentrée, la navette Columbia se désintégrait, entraînant la mort de ses sept astronautes. Lors du lancement, un morceau de la couche de mousse isolant le réservoir extérieur s’était détaché, endommageant gravement certaines des tuiles protégeant la carlingue de la chaleur intense engendrée par la pénétration à grande vitesse dans l’atmosphère. À nouveau, à l’origine de l’accident se trouvait un problème connu (ce n’était pas la première fois qu’un tel incident se produisait), et les risques avaient été sous-estimés. 

En 1996, la sociologue des sciences Diane Vaughan publiait une étude sur le lancement de Challenger et les causes de l’accident de la navette. Très bien documenté, son livre souffre de défauts opposés à ceux de l’ouvrage d’Higginbotham. Parce que son récit est centré sur les protagonistes, y compris les astronautes, ce dernier recourt parfois inutilement à des procédés de la littérature de fiction. À l’inverse, Diane Vaughan alourdit son exposé de références savantes et de développements théoriques. Conçue en opposition explicite aux conclusions de la Commission Rogers et celles d’un rapport d’une commission du Congrès, son analyse a la vertu de mettre en lumière les causes structurelles de l’accident. Celui-ci, soutient-elle, ne peut pas être attribué à la violation délibérée et consciente des règles de sécurité et des procédures de décision. Il est le produit de facteurs liés au fonctionnement même de l’organisation : la « normalisation de la déviance », qui étend de plus en plus le champ du « risque acceptable », une culture de la production basée sur une confiance excessive dans les normes et les procédures, et une habitude de secret qui contrarie la circulation de l’information. 

Sans employer ce vocabulaire sociologique, Adam Higginbotham met lui aussi en évidence certains facteurs structurels à l’origine de l’accident : la contrainte créée par la nécessité de mettre en œuvre le programme avec moins de la moitié du budget prévu, la recherche éperdue du soutien populaire et de celui du Congrès grâce à des exploits spectaculaires, l’aveuglement suscité par les succès passés en dépit des problèmes techniques, l’hubris conduisant à envisager un calendrier trop ambitieux et irréaliste. Mais il n’évacue pas complètement les aspects de responsabilité individuelle. Au bout du compte, quelqu’un a pris la responsabilité d’autoriser le lancement. Higginbotham met particulièrement en cause deux personnes : Bob Lund, un des quatre vice-présidents de Morton Thiokol, qui, sous la pression de ses collègues, finit par marquer son accord, et surtout Larry Molloy, le responsable du projet de propulseurs à la NASA, dont l’intervention lors de la téléconférence eut pour effet de décider Morton Thiokol à renverser sa position. Jamais par après Molloy ne reconnut une quelconque responsabilité dans l’accident. D’autres, parmi les ingénieurs, eurent le courage de risquer leur réputation et leur carrière. 

Des catastrophes de ce type seront toujours possibles, affirme Diane Vaughan, parce que dans des organisations aussi complexes que la NASA des erreurs se produisent  inévitablement. Adam Higginbotham est moins pessimiste. Si l’équipage de la navette Columbia a péri en 2003, remarque-t-il dans un entretien, c’est parce que la culture de la sécurité qui s’était établie suite à l’accident de Challenger dix-sept ans plus tôt s’était perdue avec le renouvellement du personnel. Une chose est sûre. Compte tenu de l’hostilité de l’environnement spatial à la vie et de la complexité des systèmes technologiques nécessaires pour y accéder, les vols spatiaux habités resteront toujours des entreprises extraordinairement aventureuses, coûteuses et risquées.   

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Les économistes s’intéressent à tout, même aux religions. Témoin le dernier livre de Paul Seabright, l’un de nos plus distingués immigrés, qui enseigne à la Toulouse School of Economics. Le sujet est sérieux : en 2016, rien qu’aux États-Unis, le chiffre d’affaires des organismes liés à la religion était estimé à 378 milliards de dollars, soit plus que le chiffre d’affaires combiné d’Apple et de Microsoft, rapporte The Economist. Si les religions se prêtent bien à l’analyse économique, c’est qu’elles offrent un produit (le salut, entre autres), ont un réseau de fournisseurs (prêtres, imams…) et entretiennent de bons réseaux de distribution, observe le magazine. La concurrence qu’elles se livrent relève de celle des marques. On voit les marques dominantes (christianisme, islam…) remplacer les petites religions locales comme les grandes enseignes (Walmart et autres Carrefour) remplacent les boutiques locales. Elles offrent aussi une belle uniformité de service. De ce point de vue, l’Église catholique rappelle McDonald’s. 

Seabright compare les religions aux « plateformes » numériques mises en place par les grandes entreprises pour fidéliser leurs clients et en recruter de nouveaux. Mais des plateformes particulières, dans lesquelles les clients (les fidèles) payent pour un double service : celui rendu à eux-mêmes et celui rendu à la communauté à laquelle ils appartiennent. 

L’économiste introduit son livre en présentant un personnage symbolique, une jeune Ghanéenne qui, « en dépit de sa pauvreté, fait des dons généreux à son église locale, dont le pasteur “conduit une grande Mercedes et arbore une ceinture avec une large boucle ronde décorée avec le motif du dollar” », relève Sascha O. Becker dans le Journal of Economic Literature. « Elle dépense plus pour son église que pour tout autre bien que sa nourriture et perdrait les liens sociaux ainsi constitués si elle passait à une autre église ». Il cite Seabright : « La communauté est un bienfait, mais elle peut aussi vous enfermer ». 

L’auteur, qui n’est pas croyant, en profite pour évaluer l’évolution de la sécularisation. Contrairement à d’autres, il ne croit pas à la disparition des religions. Elles vont « continuer à pourvoir à de réels besoins humains mieux que la plupart des alternatives disponibles », écrit Becker.

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Cinq livres au moins sont parus ces derniers temps dans le monde anglosaxon pour relater le retour en grâce des « psychédéliques », ou drogues hallucinogènes. Dans The New York Review of Books, Mike Jay, l’auteur d’un de ces livres (Psychonauts: Drugs and the Making of the Modern Mind), en évoque deux autres, celui de la journaliste Rachel Nuwer (I Feel Love) et celui du pharmacologue Torsten Passie, The History of MDMA (« Histoire de l’ecstasy »). Dans le Times Literary Supplementl’écrivain et universitaire Charles Foster rend compte aussi de I Feel Love, de celui de Mike Jay et encore de deux autres, Ten Trips: The New Reality of Psychedelics (« Dix trips ») par le neuropsychologue Andy Mitchell et Psychedelics: The Revolutionary Drugs That Could Change Your Life, par le neuropsychopharmacologue David Nutt, célèbre outre-Manche.

Ces cinq livres décrivent la remarquable inversion du consensus médical dont les psychédéliques ont fait l’objet ces dix dernières années : « un revirement à 180° par rapport au consensus de la fin du XXe siècle », écrit Mike Jay. L’ecstasy, en particulier, avait été criminalisé aux États-Unis en 1985. Encore en 2002, des chercheurs de l’université Johns-Hopkins annonçaient une « bombe à retardement », des dizaines de milliers d’usagers devant se retrouver aux prises avec une maladie de Parkinson incurable. De nouvelles recherches, dont certaines menées dans cette même université, aboutissent à une conclusion inverse : l’ecstasy est devenu un candidat sérieux pour traiter la maladie de Parkinson ! En 2017, la FDA américaine (Food and Drug Administration) a autorisé l’engagement d’une procédure accélérée d’essais cliniques, et lors d’un colloque très médiatisé en juin 2023, Rick Doblin, président de l’Association pour les études psychédéliques (MAPS), a annoncé l’autorisation de l’ecstasy en psychothérapie pour cette année 2024. La « drogue » est notamment considérée comme efficace pour le traitement du trouble de stress post-traumatique (PTSD). Mais ses promoteurs ont de plus grandes ambitions. Pour Doblin, l’usage généralisé de l’ecstasy annonce une « humanité spiritualisée » délivrée de ses conflits et un « trauma net zéro pour 2070 ». 

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Fut un temps – entre les XIVe et XVIIe siècles – où la magie blanche était un véritable service de proximité. En Angleterre, par exemple, on faisait appel aux talents des « roués » pour résoudre toutes sortes de problèmes du quotidien, en tête desquels ceux d’amour. Les préconisations peuvent surprendre. Pour se venger d’un mari infidèle en le rendant impuissant, il fallait jeter un cadenas dans un puits et sa clé dans un autre. Pour séduire un homme, le mieux était que la femme amoureuse lui fasse manger un poisson étouffé dans son propre vagin ou bien un pain pétri avec ses propres fesses, éventuellement assaisonné de sang menstruel. Efficace ? Allez savoir. En tout cas, les « personnes rouées » avaient, tout comme les voyantes modernes et autres consultants, de bonnes connaissances de l’âme humaine, judicieusement utilisées pour identifier des coupables, guérir des addictions, soigner des troubles mentaux, découvrir des cachettes... Les prestataires de magie connaissaient bien des trucs dans bien des domaines, du pratique au médical et au psychologique. Ils communiquaient à leurs clients « un sentiment de pouvoir face aux situations hors de leur contrôle », explique la médiéviste britannique Tabitha Stanmore. La fourniture des prestations magiques au quotidien était un business très apprécié, très prospère et parfaitement légal, car à l’époque seule la magie noire, celle qui visait à nuire à autrui avec l’assistance du démon, était réprimée. Ce n’est qu’avec la Réforme qu’on a commencé à chasser les sorcières, souvent avec acharnement. L’époque était en proie à un grand tumulte social et religieux, et les différents cultes se livraient « à une véritable surenchère de pureté dans un marché hautement concurrentiel », écrit Laura Miller dans Slate. Il fallait impérativement faire place nette pour garantir à ces praticiens une exclusivité face à une autre corporation de magiciens faisant eux aussi appel au surnaturel : les prêtres. 

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Lorsque le journaliste argentin Juan Luis González a écrit son livre, en 2022, il était loin d’imaginer que Javier Milei allait devenir président le 10 décembre 2023. Déjà ses camarades de lycée l’appelaient « El Loco » (le fou). Solitaire, battu par son père – sa mère laissait faire –, il ne semble pas avoir eu d’amis ni de partenaires avant 47 ans. « Il vivait tellement seul qu’il a passé quinze Noël et quinze Nouvel An à trinquer seul avec son chien », écrit González.

La réalité dépasse la fiction. Quand son chien Conan meurt d’un cancer en 2017, il engage un médium pour communiquer avec lui. Il l’avait cloné en quatre exemplaires, qui vivent encore à ses côtés. Chacun d’eux porte le nom d’un économiste ultralibéral célèbre. Le même médium a introduit sa sœur Karina aux arts mystiques, dont le tarot. Milei voue à sa sœur une véritable adoration. Il l’appelle « El Jefe » (le chef), nom qu’il donne aussi à Dieu. Il la compare à Moïse et dit qu’elle est l'une des dix personnes au monde dotées du plus grand développement spirituel. Alors qu’elle vendait des gâteaux sur Instagram, il l’a nommée Secrétaire générale de la Présidence argentine. Au lendemain des élections primaires, ayant reçu un appel du Fonds monétaire international, il leur a dit de s’adresser à sa sœur.

Milei dit devoir son ascension politique à une révélation lors d’une communication avec son chien mort : nouveau messie, il devait entrer en politique et accéder à la magistrature suprême pour « combattre le Malin ». Le livre de González est un bestseller en Argentine et vient d’être publié en Espagne dans une version actualisée.

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En ouverture de la volumineuse biographie qu’il consacre à Josep Pla, le plus célèbre écrivain catalan du XXe siècle, Xavier Pla (sans lien de parenté) rapporte qu’il aimait emprunter les vêtements des autres et les porter. Toute sa vie, il a voué une grande attention à sa tenue, qu’il étudiait avec soin. Les photos qu’on a de lui dans sa jeunesse le montrent sous l’aspect d’un dandy élégant portant chapeau melon. À partir de la cinquantaine, un béret vissé sur la tête, il a l’air d’un vieux paysan. Xavier Pla interprète ce trait comme le produit de la volonté de dissimulation d’un homme se cachant constamment derrière des masques et soucieux de façonner son image : à quatre reprises, il a envisagé de faire écrire sa biographie, mais aucun de ces projets ne s’est jamais concrétisé, parce que ce qu’on lui proposait ne correspondait pas à la manière dont il voulait qu’on se souvienne de lui.   

Il écrivait en catalan et se considérait comme un auteur catalan. Mais il maîtrisait parfaitement le castillan, et une bonne partie de son œuvre a initialement été rédigée en espagnol : par obligation, lorsque, durant les premières années du régime du général Franco, l’enseignement et l’utilisation publique du catalan furent réprimés, ou par nécessité, plusieurs des journaux pour lesquels il a travaillé toute sa vie étant publiés en castillan. À sa mort, en 1981 à l’âge de 84 ans, ses œuvres complètes, qui sont établies en catalan, comprenaient 38 volumes. La plus grande partie des textes qui les composent (articles de reportage, récits de voyage, journaux personnels) avait été réécrite pour l’occasion. Aujourd’hui, avec l’ajout de textes retrouvés, elles remplissent 47 volumes représentant plus de 30 000 pages.

Son existence romanesque – il a beaucoup voyagé et a traversé, en observateur ou en acteur, plusieurs épisodes historiques dramatiques – est très bien documentée : il gardait absolument tout, tickets de trains et cartons d’invitation compris, et les membres de sa famille, graphomanes comme lui, n’ont cessé d’échanger des milliers de cartes et de lettres, qui ont été conservées. S’il parle beaucoup de lui dans ses livres, ce qu’il y révèle de sa vie, ainsi que dans les entretiens qu’il a accordés, est entaché d’omissions, d’imprécisions, voire de purs et simples mensonges. 

En 1 500 pages très détaillées, la biographie de Xavier Pla apporte des réponses aussi précises qu’il est possible aux questions qu’on s’est longtemps posées à son sujet. Une section entière est ainsi consacrée à reconstituer minutieusement le processus de fabrication de son livre le plus connu (le seul traduit en français), Le Cahier gris, paru en  1966. L’ouvrage se présente sous la forme d’un journal de jeunesse avec entrées datées. Il frappe par la maîtrise stylistique et la maturité intellectuelle étonnantes dont témoigne un jeune homme de 21 ans. Rien de surprenant, toutefois, lorsqu’on découvre à quel point le document initial a été réécrit et complété par des textes postérieurs. 

Dans Le Cahier gris, Pla évoque ses années de jeunesse entre son village natal de Palafrugell, dans la région de l’Ampourdan, où son père était un petit propriétaire terrien, et Barcelone, où il étudiait tout en fréquentant assidûment les cafés littéraires. Son ambition était d’écrire et, son diplôme de droit acquis, il put très rapidement la satisfaire comme correspondant des journaux Las Noticias et La Publicidad, successivement à Paris, Madrid, Lisbonne, Rome et Berlin. A-t-il personnellement assisté à la marche sur Rome de Mussolini, comme il l’affirma plus tard ? Sans doute pas. La description qu’il fait de Mussolini, « les mâchoires serrées, avec un regard féroce, d’un tragique de mélodrame », n’en est pas moins réussie. Dans le recueil de ses chroniques de Madrid au moment de l’établissement de la République, on trouve des portraits frappants de Miguel de Unamuno et de José Ortega y Gasset. Il saisit ce dernier lors d’une conférence : « La partie inférieure du visage – les lèvres, la bouche, le menton – est impérieuse, commandée par une forte mâchoire. Mais les yeux (et le front, dense et concentré) les domine. […] La voix d’Ortega est prodigieuse. C’est une voix pleine, de baryton noble, d’une admirable précision dans les nuances, qui vocalise parfaitement. […] Une voix forte et en même temps douce, fruitée, délicate […]. Comme un vieux meuble en bois de qualité, solidement fabriqué à l’aide d’un travail persistant et mystérieux. »

Le séjour de Pla à Berlin d’août 1923 à mars 1924 marque un moment fort de sa carrière de correspondant international. À raison de trois ou quatre articles par semaine, il rend compte dans La Publicidad de l’inflation monétaire monstrueuse qui frappe le pays, dont il montre les effets et explique les mécanismes avec verve et un grand sens pédagogique. Les Allemands, remarque-t-il, tendent à attribuer aux juifs la responsabilité de la chute vertigineuse du mark, qui peut perdre plusieurs fois sa valeur d’un jour à l’autre. Dans les brasseries de Munich, il observe la naissance du national-socialisme. Avant de rapporter longuement des propos assez terrifiants d’Hitler, conformément à son habitude, il commence par décrire son habillement : « Le vêtement qui distingue Hitler est l’imperméable. Un imperméable ordinaire, avec ceinture et grands rabats. » En 1925, un voyage à Moscou lui fournira l’occasion de décrire les réalités de la Russie communiste à ses débuts. 

En Catalogne comme en Espagne, Josep Pla a longtemps été une personnalité controversée pour des raisons politiques. Toute sa vie, il est resté fidèle au catalanisme, la doctrine selon laquelle le peuple catalan forme une nation distincte possédant son identité propre. De tempérament libéral-conservateur, il adhéra dans sa jeunesse à la « Ligue régionaliste » de Francisco Cambó, dont il fut député au Parlement régional. L’avènement de la République le poussa vers un antirépublicanisme de plus en plus virulent. Partisan de Franco durant la guerre civile, il se livra, au cours de la Seconde Guerre mondiale, à des activités d’espionnage pour les services secrets franquistes, tout en étant membre d’un réseau mis en place par les services secrets britanniques et l’OSS, l’ancêtre de la CIA, pour faire évader de la France occupée des prisonniers alliés. Il s’éloigna du franquisme après la guerre en raison de l’hostilité du régime au catalanisme. À la fin de sa vie, son éloge d’António Salazar et sa condamnation de la révolution des œillets au Portugal achevèrent de le discréditer aux yeux de la gauche politique et littéraire catalane. L’opprobre dont il fut longtemps frappé est à présent levé en grande partie.    

En janvier 1977, à l’âge de 79 ans, il était l’invité d’A Fondo, programme de la télévision espagnole animé par Joaquim Soler Serrado. L’émission fut un succès. Pla s’y livra à un brillant numéro de mise en scène de lui-même, se montrant tel qu’on aimait l’imaginer : sarcastique, ironique, déconcertant, provocateur mais aussi, souligne Xavier Pla, secret et fuyant, esquivant « comme une anguille » les questions auxquelles il ne souhaitait pas répondre. Interrogé sur sa vie amoureuse, il n’hésita pas à affirmer n’en avoir jamais eu, ce qui est une flagrante contre-vérité. On lui connaît huit liaisons durables, auxquelles Xavier Pla consacre de nombreuses pages. On retiendra les noms d’Esperanza Suquet, objet d’un amour de jeunesse qui dura cinq ans, Aly Herscovitz, une jeune juive rencontrée à Berlin, qui l’aida à se familiariser avec la vie allemande, Lilian Hirsch, une étudiante suisse, et surtout ceux des trois femmes qui ont le plus compté dans sa vie :  Adi Enberg, fille du consul du Danemark à Barcelone, polyglotte et cosmopolite, avec laquelle il vécut quinze ans, Aurora Perea, une femme d’origine modeste qui fut pour lui l’objet d’une longue obsession (il fit plusieurs fois le voyage en Argentine, où elle s’était établie, pour la rejoindre), et Consuelo Robles, qui fut sa compagne durant huit ans, après qu’il se fut définitivement installé, à l’âge de 50 ans, dans le mas familial. Sa correspondance avec certaines de ces femmes a été incluse après sa mort dans ses œuvres complètes, mais, à quelques exceptions près, il ne mentionne le nom d’aucune d’entre elles dans ses livres. 

Nourri des classiques anciens et modernes (les Grecs et les Latins, Érasme, Dante, Shakespeare, Laurence Sterne), admirateur de Tolstoï, Tchekhov, Proust, Joyce, Thomas Mann et Pío Baroja, très marqué par Montaigne, Pascal, La Bruyère, Joubert et la tradition des moralistes français, il avait pour modèles, sur le plan littéraire, des auteurs au style sec, sobre, rapide et dépouillé : Stendhal, Paul Morand, Hemingway, Simenon. Si ses vastes lectures se laissent deviner, il répugnait à faire des citations, détestait les formulations générales, abstraites, pompeuses et savantes et privilégiait toujours une écriture directe, concrète et imagée qui a profondément influencé le journalisme littéraire catalan. L’usage qu’il fait d’adjectifs choisis avec précision se voit très bien dans ses portraits de personnes et ses descriptions de paysages, comme cette évocation des ciels de l’Ampourdan, dont il fait comprendre à quel point leur contemplation a influencé la peinture de cet autre catalan célèbre qu’est Salvador Dalí : « La tramontane est un vent sec, impétueux, tonique, fou, qui a l’air d’avoir été créé par la nature pour produire des ciels absolument vides, totalement démeublés. Trois heures après la tramontane, le ciel se transforme en une voûte immense, une coupole d’une pureté linéaire, dans laquelle il y a un air, une lumière, d’une clarté statique, nette, lumineuse, aiguisée, brillante. Dans cette lumière, les lointains se distinguent avec une présence prodigieuse, les horizons semblent se rapprocher, les objets – les oliviers, les cyprès, les montagnes bleues, la mer éblouissante – se dessinent avec une perfection obsédante. »Individualiste, matérialiste et sceptique, Josep Pla était en même temps un homme capable de passions violentes ou autodestructrices, comme en témoignent ses obsessions érotiques ou son alcoolisme et son tabagisme compulsifs, qui finirent par avoir raison de son cœur robuste. Enclin à la misanthropie, il était aussi séduisant et séducteur. Très conscient de son talent, il se présentait pourtant comme un homme n’ayant publié des livres que forcé par ses éditeurs. Réputé pour son humour et le regard amusé qu’il portait sur le monde, il apparaît souvent en proie à une tristesse que le spectacle de manifestations du progrès qu’il désapprouvait n’a fait qu’accentuer. Très sociable, engageant facilement la conversation avec n’importe qui, il aimait cependant la solitude : pour accomplir les voyages qu’il a effectués durant la deuxième partie de sa vie en Méditerranée, puis aux États-Unis, en Amérique du Sud, à Cuba et en Israël, il préférait embarquer sur des pétroliers ou des cargos plutôt que des paquebots, parce qu’ils naviguaient plus lentement et qu’il n’y avait de contact qu’avec les membres de l’équipage. Et lorsqu’il écrivait, ce n’était jamais dans les cafés comme certains de ses confrères, mais toujours dans la solitude. Si sensuel qu’il fût, appréciant pleinement tous les plaisirs de la vie et la beauté sous toutes ses formes, ses joies les plus intenses, c’est dans la lecture et l’écriture qu’il les a trouvées.

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