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Publié un an avant le livre de Vogelsang sous le même titre, le livre de son quasi homonyme, l’Américain Ezra Vogel, est largement consacré à la question troublante de savoir pourquoi le Japon est passé si rapidement du régime semi-féodal qui était encore le sien au milieu du XIXe siècle à celui d’une puissance mondiale, capable dès 1905 de battre militairement la Russie. Ceci alors qu’en face la Chine, après avoir été la plus puissante civilisation de la planète, sombrait dans la déchéance puis la guerre civile. Vogel éclaire le sujet utilement, écrit John D. Van Fleet dans la Asian Review of Books. Van Fleet est lui-même un bon connaisseur des deux pays ; il vit à Shanghai après avoir vécu au Japon. 

Un point essentiel est le haut degré culturel auquel une bonne partie de la population japonaise avait accédé à la fin du XIXe siècle. Dans les premières années du XXe, écrit Vogel, « la Chine avait une poignée de journaux indépendants lus par les élites côtières, tandis que le Japon avait 375 journaux, publiés dans tout l’archipel, avec, pour la seule Tokyo, un lectorat estimé à 200 000 ».

Un autre apport du livre de Vogel est son analyse de la colonisation par les Japonais de Taïwan puis de la Mandchourie, souligne le sinologue Edward S. Steinfeld dans Harvard Magazine. Dans les premières décennies du XXe siècle, la Mandchourie est devenue pour les Japonais un peu ce qu’avait été le Far West pour les Américains. En 1937, 270 000 agriculteurs japonais s’y étaient installés et en 1940 quelque 850 000 Japonais y vivaient, si bien qu’aujourd’hui même « des familles un peu partout au Japon se trouvent sans difficulté des liens directs et personnels avec la Chine ». Qui plus est, nombre de Chinois de Taïwan furent envoyés en Mandchourie pour servir la colonisation japonaise. Beaucoup ont même servi dans les forces armées japonaises pendant la guerre. Lee Teng-hui, qui fut président de Taïwan de 1988 à 2000, avait été sous-lieutenant dans l’armée impériale pendant la Seconde Guerre mondiale.Mort à 90 ans en 2020, Vogel est une institution au Japon comme en Chine. Le premier livre qui l’a fait connaître, Japan as Number One, publié à la fin des années 1970, reste en tête des bestsellers de livres traduits. Et sa biographie de Deng Xiaoping (2011) jouit en Chine d’une grande popularité. Van Fleet explique cette double notoriété par une sérieuse faiblesse de l’auteur : son penchant pour l’hagiographie et sa faculté de minimiser les données gênantes pour l’histoire des deux pays.

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Alors que le procès de Nuremberg est dans toutes les têtes, on connaît moins celui de Tokyo, au cours duquel vingt-huit personnalités militaires et civiles jugées responsables de l’offensive militaire japonaise en Asie ont été condamnées pour crimes de guerre. Si l’on s’en tient à la Chine, le Japon envahit la Mandchourie en 1931 puis une bonne partie du territoire chinois en 1937, de Nankin à Pékin en passant par Shanghai. Entre autres atrocités, le bilan du massacre de Nankin est aujourd’hui estimé à 200 000 morts et 20 000 viols.

Institué par les États-Unis et leurs alliés en 1946, le tribunal de Tokyo comprenait notamment un juge chinois, Mei Ruao, désigné par le Kuomintang de Chiang Kaï-shek. D’origine modeste, Mei Ruao avait étudié à Stanford et Chicago. Contrairement à Chiang Kaï-shek, qui pour des raisons politiques tint à protéger certains criminels de guerre japonais, comme le général Yasuji Okamura, Mei Ruao estimait nécessaire une criminalisation judiciaire. Il approuva pleinement la condamnation à mort des sept dirigeants japonais, dont l’ancien Premier ministre Hideki Tojo.

Après le procès, qui s’acheva en 1948, Mei Ruao se rallia au régime communiste, victorieux de Chiang Kaï-shek en 1949. Respecté pendant vingt ans, il fut néanmoins persécuté par la Révolution culturelle, au motif paradoxal d’avoir critiqué trop durement les Japonais, rapporte le sinologue Rana Mitter dans The Times Literary Supplement : à cette époque, Mao voulait renouer de bonnes relations avec le Japon. Il mourut en 1973 dans des conditions affreuses. Il fut réhabilité vingt ans plus tard, présenté comme un patriote qui avait su défendre l’honneur de la Chine et avait contribué à introduire son pays dans le jeu de ce que Mitter appelle « l’ordre juridique international ».

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Pendant les cent dernières années, Chinois et Japonais n’ont pas d’abord été des ennemis acharnés puis, aujourd’hui, des partenaires ambivalents tiraillés entre conflits territoriaux toujours à vif (les îles Senkaku) et relations économiques intenses. Dans les années 1920, à Shanghai, les deux peuples s’entremêlaient au sein de cette quasi ville-monde, chaudron de toutes les turpitudes, de tous les trafics, de toutes les misères et de tous les tumultes politiques. L’écrivain japonaisRiichi Yokomitsu entraîne le lecteur dans les pérégrinations d’une poignée de Japonais vivant à Shanghai en 1925, voici un siècle exactement, au moment de l’incident du 30 mai, quand la police ouvre le feu sur des manifestants chinois. Le journaliste Segawa évolue dans le sillage d’un trouble « fixeur », Ishihara, et d’une geisha, Saeko. Cet attelage permet de parcourir tous les milieux, toutes les perversions sexuelles et tous les quartiers depuis celui, riche et cosmopolite, des Légations jusqu’aux bas-fonds les plus glauques. Un personnage exporte des squelettes humains. On découvre au passage des clivages qui surprennent – par exemple, il n’y avait pas les Japonais aisés d’un côté et les Chinois de l’autre, mais les riches de toutes les nationalités, chinoise comprise, qui vivaient entre le fleuve et la rivière Suzhou, et le bas peuple sino-japonais qui grouillait conjointement dans la zone sordide du nord de ladite rivière. Quant à l’auteur, Riichi Yokomitsu, mort à Tokyo en 1947, c’était un théoricien littéraire de haut niveau, une sorte de Roland Barthes qui aurait été en plus un (excellent) romancier – un pape des lettres nippones ou, mieux encore, « quelqu’un qu’on appelait à son apogée dans les années 1920 “bungaku no kamisama”, un dieu de la littérature ! », écrit sur son site Paul French, journaliste spécialiste de la littérature chinoise. Au Japon, le prix Yokomitsu est quasiment l’équivalent du Goncourt – et l’auteur éponyme aurait largement mérité cette distinction pour ce roman-ci, d’abord publié en feuilleton dans un magazine littéraire de 1928 à 1931. 

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Le monde a aujourd’hui le regard fixé sur la Chine, à la manière dont il observait avec passion le Japon il y a cinquante ans, fasciné comme il l’était alors par la transformation d’un empire millénaire et d’une civilisation ancienne en une puissance économique, commerciale et technologique rivalisant avec les pays occidentaux. Sur les tables des librairies, d’innombrables livres sur la Chine sont donc venus s’ajouter à ceux consacrés au Japon. La plupart d’entre eux se concentrent sur les questions politiques et géopolitiques et le possible avenir de ces deux acteurs de premier plan sur la scène mondiale. Un nombre croissant porte sur l’histoire de l’ancien « Empire du Milieu » et de l’ex « Empire du Soleil levant » et leurs cultures. Mais rares sont ceux qui les considèrent ensemble sous ce double aspect. « Bien qu’il existe une abondante littérature sur les “relations” sino-japonaises – lire : leurs relations politiques et économiques au XXsiècle – […] affirme Kai Vogelsang dans l’introduction de China und Japan, il n’existe aucun ouvrage en langue allemande ou anglaise offrant un aperçu global de ces relations, et les quelques monographies chinoises ou japonaises sur le sujet se perdent dans le flot des histoires nationales. » Il n’évoque pas le livre d’Ezra Vogel, China and Japan: Facing History, publié un an avant le sien, qui traite moins extensivement des périodes les plus anciennes [lire plus loin dans le présent dossier, « Le facteur culturel et l’héritage mandchou »]

L’histoire des relations des deux pays est celle d’une très longue période d’influence profonde de la Chine sur le Japon, suivie, depuis la fin du XIXsiècle, d’un court épisode d’influence du Japon sur la Chine. On pourrait la résumer de la façon suivante : c’est grâce à la Chine que le Japon est devenu le Japon, et grâce au Japon moderne que la Chine est devenue la Chine moderne. Il est difficile de surestimer l’importance du premier de ces deux processus historiques. « L’influence de la Chine sur le Japon, observe Vogelsang, n’est comparable qu’à celle de la Grèce sur la Rome antique. Mais, contrairement à celle-ci, elle a duré deux millénaires. » Deux mille ans avant notre ère, quand l’archipel japonais n’était peuplé que de communautés villageoises primitives, existait déjà sur le territoire de la Chine actuelle une civilisation dotée d’une véritable organisation politique, sous la forme d’États dynastiques. Les premières inscriptions y apparaissent vers 1400 avant notre ère, et un système complet d’écriture est attesté quatre siècles plus tard. En 221 avant J.-C., l’Empire chinois naissait avec la dynastie Qin. C’est du continent que sont arrivées dans les îles qui constituent aujourd’hui le Japon les techniques de la riziculture inondée et de la métallurgie du bronze et du fer. Elles furent suivies par de nombreux autres apports. Architecture (notamment les toits courbés), calendrier, cosmologie, institutions politiques, écriture et littérature, poésie, calligraphie et peinture, consommation du thé, vêtement (le hanfu des Han de Chine – la principale ethnie – donnant naissance au kimono japonais) : rares sont les domaines où, au fil des siècles, des éléments centraux de la culture chinoise n’ont pas été adoptés au Japon. 

La « sinisation » du Japon s’est opérée de manière à peu près ininterrompue de la dynastie chinoise Tang (618-906) à celle des Ming (1368-1644), deux moments forts, en passant par la période Song (960-1279). Plus tard, même la politique isolationniste menée par la dynastie mandchoue des Qing (1644-1912) et, au Japon, au même moment et pour les mêmes raisons – le choc de la rencontre avec les missionnaires occidentaux – par les shoguns (chefs militaires) Tokugawa de la période Edo, ne parvint pas à mettre fin aux contacts entre les deux pays. Kai Vogelsang souligne le rôle-clé de médiateur joué, dans le transfert de traits de la culture chinoise au Japon, par la Corée, ainsi que par deux catégories particulières de personnes, les moines bouddhistes chinois établis dans les monastères japonais et les moines japonais venus étudier en Chine avant de retourner dans leur pays : c’est en Chine que, sous le nom de bouddhisme chan, est né ce qui sera baptisé au Japon bouddhisme zen. Il met en lumière la manière dont les trois sagesses chinoises traditionnelles, le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme, sont passées au Japon. Toutes trois mettent l’accent sur la notion d’harmonie (harmonie sociale, harmonie intérieure, harmonie avec le monde). Nées indépendamment et en partie contradictoires, elles ont progressivement convergé en Chine avec le développement, au XIVe siècle, du néoconfucianisme, qui intégrait des éléments des deux autres. « Les trois enseignements ne font qu’un » dira-t-on à l’époque des Song. Ces trois formes de spiritualité s’expriment à la fois dans la vie quotidienne, la vie sociale et l’art. Au Japon, elles cohabitent avec une religion ancienne polythéiste et animiste, le shintoïsme.  

Dans le cas de l’écriture, les Japonais ont introduit de la complication dans le système déjà complexe qu’ils avaient hérité des Chinois. Pour écrire leur langue, basée sur de tout autres principes que le chinois, ils choisirent d’utiliser les caractères chinois, qui combinent pour la plupart idéogrammes et représentations des sons, en modifiant quelquefois leur sens et en en inventant de nouveaux. À ces caractères, appelés kanji en japonais, ils ajoutèrent deux systèmes de caractères alphabétiques syllabiques, les katakana et les hiragana. Mais avec l’art et certains rituels, comme la cérémonie du thé, c’est la tendance inverse qu’on observe. À propos des célèbres « jardins secs » des monastères bouddhistes japonais, « pendant en trois dimensions des peintures à l’encre monochrome », Vogelsang fait ainsi remarquer : « Sous l’influence du bouddhisme zen, les élites japonaises […] n’ont pas développé davantage l’art chinois. Ils l’ont taillé, simplifié, réduit à son essence et lui ont ainsi donné une forme à laquelle on ne pouvait rien enlever ». 

En 1853-1854, à la tête d’une flotte de la marine américaine, le « commodore » Perry, représentant du gouvernement, sollicitait avec fermeté des autorités japonaises l’établissement de relations diplomatiques et commerciales entre leur pays et les États-Unis. Traumatisés par l’humiliation subie par leurs voisins chinois lors de la première guerre de l’opium menée dix ans plus tôt par l’Angleterre pour défendre ses intérêts commerciaux, les Japonais décidèrent de s’allier aux Occidentaux pour éviter d’avoir un jour à les affronter. Ce rapprochement fut le point de départ, durant la période de la révolution Meiji qui mit fin au shogunat, d’une modernisation économique et technique accélérée du Japon. En Chine, les élites de l’Empire Qing pensaient celui-ci encore assez puissant pour ne pas devoir faire de même. Mais le succès de la modernisation du Japon inspira aux Chinois une volonté de réforme. Durant les dix premières années du XXe siècle, le Japon fut regardé en Chine comme un modèle. Même lorsqu’ils étaient passés par d’autres pays, comme Sun Yat-sen, les leaders nationalistes s’étaient souvent formés à la pensée occidentale au Japon. « République », « politique », « parlement », « science », « organisation », « méthode », « capital », « individu », « liberté » : c’est en langue japonaise que ces concepts abstraits et des dizaines d’autres, plus toute une série de termes techniques, firent leur apparition dans la société chinoise. En 1912, la dynastie était renversée et la république de Chine instaurée.

L’idylle n’allait pas durer. Au cours des siècles, Chinois et Japonais s’étaient affrontés à plusieurs reprises. Au XIIIe siècle, les Mongols, qui dominaient la Chine avec la dynastie des Yuan, fondée par Kubilai Khan (le petit-fils de Gengis Khan) après que ses troupes eurent conquis le pays, avaient tenté d’annexer le Japon. À la fin du XVIe siècle, les troupes du samouraï et daimyo (seigneur féodal) Toyotomi Hideyoshi avaient envahi la Corée dans l’intention de conquérir une partie de la Chine. À la fin du XIXe siècle, avec l’acquisition de la puissance technique, le Japon commença à manifester une volonté impérialiste. La première guerre sino-japonaise (1894-1895) se solda par la capture de Taïwan. La seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), qui se poursuivit au sein de la Seconde Guerre mondiale, fut particulièrement longue, meurtrière et cruelle. Les pertes humaines s’élevèrent à quelque 20 millions de morts du côté chinois, et la mémoire a retenu l’épisode du massacre de Nankin, la prostitution forcée de 200 000 « femmes de réconfort », le traitement sadique des prisonniers de guerre et les horreurs de l’Unité 731 de Shirō Ishii, le « Mengele japonais ». Quatre-vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le souvenir de ces événements demeure une source de malaise entre les deux pays. À côté des revendications territoriales sur les îles Senkaku, deux des principaux sujets de discorde entre la Chine et le Japon au cours des dernières décennies ont été la manière dont le conflit était présenté dans les manuels scolaires au Japon et la venue régulière d’autorités japonaises au sanctuaire shintoïste Yasukuni de Tokyo, où sont commémorés, parmi d’autres militaires morts au service de la patrie, un certain nombre de criminels de guerre. 

Dans l’ensemble, cependant, ni ces souvenirs douloureux, ni la présence, dans les années 1950, de personnalités ultra-conservatrices au sein du gouvernement japonais, ni les divergences en matière idéologique n’ont réussi à empêcher un rapprochement progressif. En 1972, suite à la visite du président Nixon en Chine, le Premier ministre chinois Zhou Enlai rencontrait à Pékin son homologue japonais Tanaka Kakuei. Faisant assaut d’euphémismes diplomatiques pour évoquer le fardeau historique de la guerre, les deux hommes déplorèrent, le premier le « terrible malheur » qui avait frappé les deux pays, le second le « grand désagrément » causé par le Japon à la Chine. L’heure était à la reprise de relations économiques fructueuses. Jusqu’au début des années 1990, le climat fut plutôt cordial. Il se rafraîchit quelque peu ensuite, en raison d’une résurgence de nationalisme de part et d’autre ainsi que de la montée en puissance de la Chine qui, en conséquence de l’expansion économique impulsée par les réformes de Deng Xiaoping, devenait pour le Japon un concurrent redoutable. Les liens de coopération demeurèrent toutefois très forts. « Politiquement froide, mais économiquement chaleureuse » ainsi qu’on a pu la qualifier, la relation entre la Chine et le Japon est également toujours restée très vivante sur le plan culturel. Au Japon, constate Vogelsang, la littérature chinoise continue à faire partie du programme scolaire, les poèmes chinois sont encore discutés à la télévision et les ouvrages sur la culture chinoise remplissent les rayons des librairies. De plus en plus de Chinois partent faire leurs études au Japon et un bon nombre d’entre eux restent dans le pays après les avoir terminées. « Toutes les onze minutes, un Chinois tombe amoureux d’une Japonaise » avance-t-il même un peu légèrement. L’année précédant l’épidémie de Covid-19, neuf millions de touristes chinois ont visité le Japon, quand deux millions de Japonais voyageaient en Chine. « Comme c’était le cas un siècle auparavant, conclut-il, le Japon est susceptible d’attirer les Chinois en raison de sa proximité géographique, de la familiarité de son écriture et de la similitude de sa culture. » Si éloignés que soient sur le plan politique la Chine, tenue en mains plus fermement que jamais par le parti communiste, et le Japon, toujours aussi solidement attaché aux États-Unis, les deux plus grandes puissances asiatiques, rivales mais fortement interdépendantes en termes économiques et commerciaux, restent unies par une histoire commune de deux mille ans. 

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Même si les études classiques sont mal en point, l’Antiquité semble n’avoir jamais été autant à la mode. Un engouement auquel la vedette de l’histoire romaine, l’historienne britannique Mary Beard (également blogueuse et présentatrice télé), a largement contribué par une ribambelle de bestsellers. Le dernier en date est consacré aux empereurs romains, ou du moins une sélection d’entre eux : « les 26 hommes qui ont gouverné Rome depuis Auguste, le premier et le plus fameux d’entre eux, jusqu’à Sévère Alexandre, l’enfant empereur très justement oublié sur lequel se clôt la quatrième dynastie impériale de Rome », écrit Edward Watts dans la Los Angeles Review of Books. Soit une période de 250 ans, sur les 1500 allant de l’avènement d’Auguste (- 27 avant notre ère) jusqu’à la chute officielle de l’Empire romain d’Orient, à Constantinople en 1453. Mary Beard fait valoir que pendant ces premiers 250 ans, l’extension géographique de l’empire (de l’Écosse au Sahara, du Portugal à l’Irak), sa population (50 millions), le système politique (l’empire donc, avec un fallacieux vernis de démocratie sénatoriale) et la société romaine sont restés peu ou prou inchangés. Quelques têtes d’affiche – Auguste, Néron, Caligula, Claude, Marc Aurèle, etc. – fournissent à l’auteure assez de matériau pour une analyse non pas chronologique mais thématique des empereurs romains, une sorte de « job description » détaillant les capacités requises ainsi que les devoirs et les droits afférents à la fonction. Des droits dont d’ailleurs certains d’entre eux – Tibère, Néron, Caligula, Héliogabale – ont usé et abusé dans des proportions qui donnent à Mary Beard l’occasion de pimenter son érudition d’anecdotes ébouriffantes qui titillent le lecteur tout en l’instruisant. Si bien qu’aux savantes évocations du gouvernement impérial et des ambitions communes à tous les (bons) empereurs – conforter l’autocratie, embellir Rome, défendre et élargir l’empire, assurer la paix sociale et l’adhésion des peuples rattachés – se superpose la peinture de cruautés et d’extravagances gastronomiques, financières ou sexuelles auxquelles seul un pouvoir personnel absolu peut donner un si libre cours. Lesquelles expliquent la remarquable similitude des trajectoires impériales : arrivé sur le trône souvent de façon fortuite et parfois très jeune, sous la poussée d’intérêts personnels (le plus souvent familiaux) et parfois moyennant finances, l’empereur n’y reste que le temps de déplaire assez pour s’en faire éjecter violemment. Les transitions impériales s’opèrent dans des circonstances parfois grotesques (Caracalla poignardé en train d’uriner) mais le plus souvent tragiques, soulèvements populaires et affrontements à l’appui. Pendant ses 250 grandes années, l’Empire romain a prospéré, avec une administration très performante mais des institutions dysfonctionnelles. Puis il a lentement sombré. Message de la Rome antique à ceux qu’elle intéresse toujours : l’autocratie mal contrôlée n’est pas viable à long terme.

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Les Soviétiques croyaient que l’investissement en capital physique était la clé de la croissance. Ils s’en sont mordu les doigts. Au sein du monde dit capitaliste, cette opinion fut partagée par beaucoup d’économistes, mais pas tous. Dans son livre sur la révolution industrielle britannique, paru l’année dernière, Martin Hutchinson cite Lord Liverpool, alors Premier ministre de sa Gracieuse Majesté, qui en 1820 démolit ce mythe devant la Chambre des lords. La principale source de la « puissance commerciale » du royaume a été la faculté d’invention de ses sujets en « machinerie », soutint-il. Autrement dit, l’innovation. Cette explication a acquis valeur d’« orthodoxie économique », écrit Edward Chancellor en rendant compte dans The Times Literary Supplement d’un autre ouvrage, signé Daniel Susskind. Le Nobel Robert Solow l’a établi pour la croissance américaine dans la première partie du XXe siècle. Autre Nobel, Paul Romer a soutenu que le moteur de la croissance est le capital non pas matériel mais humain, et Susskind renchérit : ce sont les idées nouvelles qui fondent la croissance. Les idées sont des biens « non concurrents », en ce qu’elles sont mises en partage pour être exploitées : « plus d’idées assurent des rendements croissants ». À cela deux objections.

Objection n° 1 : la révolution informatique n’a pas entraîné une hausse significative de la productivité. Solow l’avait déjà constaté avant la crise de 2008 et depuis lors plusieurs économistes ont soutenu une idée supplémentaire, celle que la baisse tendancielle du taux de croissance reflétait un ralentissement de l’innovation technologique. Du moins était-ce avéré avant le déferlement de l’intelligence artificielle, tempère Chancellor. 

Objection n° 2 : la religion de la croissance a eu des effets gravement destructeurs, observe Susskind après bien d’autres. C’est indéniable sur le plan environnemental, mais selon Chancellor l’auteur en rajoute inutilement, avançant par exemple que la croissance creuse les inégalités, ce qui est historiquement faux. Reste la question centrale de savoir si la nécessaire transition énergétique est compatible avec la poursuite de la hausse du niveau de vie. Pour Susskind la réponse est oui, à condition de passer à la « croissance verte » et de respecter l’objectif du « net zéro carbone » en 2050. Or c’est un vœu pieux, jugent nombre d’économistes. Le Canadien Vaclav Smil, « pape » de l’économie de l’énergie, dont Books s’est souvent fait l’écho, estime dans son dernier livre (2022) et confirme dans un article récent que l’activité économique dépend plus que jamais des énergies fossiles et que cette dépendance va encore s’accroître dans les décennies à venir. Il estime le coût des mesures à prendre pour atteindre le « net zéro carbone » en 2050 à 20 ou 25 % du PIB dans les économies avancées, alors que Susskind s’en tient au dérisoire 0,5 % annoncé par le Climate Change Committee du Royaume-Uni.Chancellor en profite pour relever ce que l’économiste Nate Hagens, en accord avec Smil, appelle la « cécité énergétique » de la plupart de ses collègues. Les économistes ont eu raison de mettre en avant l’innovation comme facteur décisif de la croissance, mais ils ont omis de préciser que l’innovation en question avait principalement pour objet de rentabiliser l’usage de l’énergie.

[post_title] => Croissance et cécité énergétique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => croissance-et-cecite-energetique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-16 21:50:07 [post_modified_gmt] => 2024-05-16 21:50:07 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129690 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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La première fois que Walter Lindner s’est rendu en Inde, c’était en 1977, sac au dos. En 2019, il y est retourné, mais cette fois en tant qu’ambassadeur d’Allemagne. Il est resté trois ans à ce poste. Le livre qu’il publie ces jours-ci est « l’histoire d’un amour. L’amour d’un Occidental pour un pays aussi divers qu’insondable et qui, avec 1,4 milliards d’habitants, est devenu le plus peuplé du monde », écrit Josef Kirchengast dans le Standard. Il y est question de phénomènes connus comme le saisissant contraste entre une misère extrême et des infrastructures parfois ultra-modernes ou encore la condition difficile des femmes. D’anecdotes plus personnelles aussi. Ainsi de ce premier jour à l’ambassade de Dehli, quand Lindner découvre sur sa place de parking une voiture rouge et poussiéreuse : une vénérable Hindustan Ambassador, mise à sa disposition par le gouvernement indien. « Au grand étonnement des chauffeurs indiens, il fait nettoyer la voiture et laisse sa berline de luxe allemande au garage », rapporte Kirchengast qui voit dans ce geste un « mélange de respect pour le pays d’accueil et, peut-être, d’un soupçon de coquetterie ». Mais le plus original est ailleurs. C’est le rôle que Lindner assigne à l’Inde pour l’avenir : celui de pont entre l’Orient et l’Occident. Un rôle qui devrait renforcer encore le poids de ce géant discret sur l’échiquier planétaire.

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Le 29 décembre 1976, quinze jours avant de quitter l’Argentine, Silvia Labayru, 20 ans et enceinte de cinq mois, se promène avec une arme et une pilule de cyanure à portée de main. Silvia était agent de renseignement au sein de l’organisation Montoneros (guérilla péroniste de gauche). Elle est enlevée et emmenée au plus grand centre de détention et d’extermination clandestin de la dernière dictature, l’ESMA, l’École de mécanique de la Marine (5 000 détenus, 200 survivants). Elle y vit une captivité infernale d’un an et demi, recevant des décharges électriques sur les seins et d’autres supplices. Elle ne cède pas, ne donne aucun nom. C’est sur la table de torture qu’elle donne naissance à sa fille Vera, entourée de soldats et assistée de deux autres otages. Vera est remise aussitôt à sa famille (le père de Silvia était un militaire). Sur les ordres de Jorge « Le Tigre » Acosta, qui dirige le centre de détention, Silvia subit des relations sexuelles avec des officiers. Soumise au travail forcé, elle remplit des tâches diverses, dont certaines lui seront reprochées par la suite. 

Jorge Labayru, le père de Silvia, était persuadé que sa fille était morte. Le 14 mars 1977, il reçoit un appel d’un homme qui dit : « Je veux vous parler de votre fille », mais dont il ne comprend pas l’identité. Il s’écrie : « Montoneros, fils de pute, vous êtes moralement responsables de la mort de ma fille ». En fait, son interlocuteur n’était autre que « Le Tigre » Acosta. La réaction spontanée de son père sauve la vie de Silvia, qui est libérée. C’est l’origine du titre du livre, La llamada (« L’appel »).

Après sa libération en juin 1978, elle se rend en Espagne pour élever sa fille Vera en exil. Elle y subit une seconde victimisation : celle de ces exilés soupçonnés d’avoir collaboré avec la dictature pour être libérés. 

Le livre est rédigé par Leila Guerriero, l’une des plus brillantes journalistes en langue espagnole (Books s’était fait l’écho de son dernier livre publié en français). Elle se fonde sur deux ans et demi de rencontres avec Silvia et aussi avec des personnes qui l’ont connue. Elle « éclaire une histoire complexe dans laquelle une constellation de souvenirs s’amalgame avec des bribes du présent, grâce à l’écoute attentive d’une journaliste qui ne juge pas », écrit Laura Haimovichi dans Página 12. Le livre « ne traite pas seulement de l’expérience traumatisante de Silvia à l’ESMA, ni de la douleur causée par l’attitude de ses anciens collègues lorsqu’elle a été libérée, mais aussi de l’attitude résiliente d’une femme qui a su se reconstruire, aimer, créer, voyager, vivre, être heureuse ». Plus de 25 000 exemplaires ont été écoulés en Espagne, et c’est maintenant un bestseller en Argentine. En 2013, Silvia Labayru a donné l’un des premiers témoignages sur les crimes sexuels des tortionnaires, grâce auxquels ses agresseurs, Jorge Acosta et Alberto González, ont été condamnés à de lourdes peines de prison, ainsi que la femme de González qui avait également abusé d’elle.

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Le nom de Cândido Rondon sonne familièrement aux oreilles de ceux qui ont lu Tristes Tropiques, le livre de souvenirs de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui l’y mentionne en passant à quelques reprises. Aux États-Unis, Rondon n’a longtemps été connu que comme le Brésilien qui aurait servi de « guide » à l’ancien président Theodore Roosevelt dans une entreprise légendaire, la descente en 1913-1914 d’un sous-affluent d’un sous-affluent de l’Amazone aujourd’hui appelé Rio Roosevelt. En réalité, il était bien plus que le guide : ingénieur et astronome de formation, il co-dirigeait l’expédition. Au Brésil, celui qui est le plus souvent désigné comme le maréchal Rondon, titre qui lui fut décerné à la fin de sa longue vie (il est mort à 92 ans en 1958), est une figure célèbre et célébrée : des rues, des places, des écoles et même un État, le Rondônia, portent son nom. Explorateur, Rondon a parcouru des milliers de kilomètres dans des zones mal connues ou inconnues du pays, cartographiant les régions qu’il traversait et les reliant aux grandes villes en y établissant des lignes de télégraphe. Proche des Amérindiens, avec lesquels il a dans certains cas établi les premiers contacts, il n’a cessé de les défendre. En 2019, le journaliste américain Larry Rohter racontait sa vie riche en péripéties dans un livre en portugais. Cette biographie est désormais disponible en anglais. 

Né en 1865 dans un village du sud du Mato Grosso, région au centre-ouest du Brésil dont la moitié nord fait partie du bassin amazonien, Rondon, qui s’appelait alors Cândido da Silva – Rondon est le nom qu’il choisira plus tard en hommage à un de ses oncles – était d’ascendance très mélangée, ainsi qu’en témoignait son teint cuivré : son père avait des origines européennes, amérindiennes et africaines, sa mère était de sang indigène (Bororo et Terena). Bien qu’il ait rapidement perdu ses deux parents, il gardera de son enfance un souvenir idyllique. À l’âge de 6 ans, assure Larry Rohter, « Rondon était capable de monter à cheval, tirer, placer des pièges, chasser, pêcher et traquer le gibier. Il savait quels baies, fruits et champignons étaient comestibles, et lesquels ne l’étaient pas. Des indigènes locaux il avait appris les vertus médicinales des plantes et de l’écorce ou des feuilles de certains arbres ». Enfant particulièrement brillant, il fut envoyé à l’école de la capitale de l’État, Cuiabá. À 16 ans, il intégrait un collège militaire à Rio, la carrière des armes étant, avec la prêtrise, la principale voie d’émancipation sociale pour les garçons d’origine modeste. Élève acharné, il lisait les grands romans français et portugais (Hugo, Dumas, Eça de Queiroz) et les travaux des naturalistes (von Humboldt, Darwin, Agassiz). 

Le moment où, après six ans d’étude, il sortit diplômé de l’école coïncide avec le renversement de l’empereur Pedro II et l’instauration de la république. Très proche du leader antimonarchiste Benjamin Constant Botelho de Magalhães, Rondon, sans en être un des principaux protagonistes, fut associé à cet épisode. Benjamin Constant, ainsi nommé en hommage au penseur politique français, était adepte du positivisme d’Auguste Comte. La vision scientiste, sociale et humaniste de cette philosophie très répandue dans l’élite brésilienne séduisait Rondon. Toute sa vie, ses convictions positivistes restèrent l’épine dorsale de sa conception du monde. En 1892, il épousait une femme de sept ans plus jeune que lui, Francisca Xavier. Il lui resta profondément attaché, ainsi qu’à leurs sept enfants, mais ne pouvait passer du temps avec eux que lorsqu’il était à Rio, ce qui ne se produisit qu’épisodiquement pendant la plus grande partie de son existence. 

Durant 25 ans, d’abord sous la supervision d’un officier supérieur qu’il considéra toujours comme son mentor (également adepte du positivisme), Antônio Gomes Carneiro, puis seul à la tête de détachements de plusieurs dizaines d’hommes, Rondon réalisa une série d’expéditions dans les terres marécageuses et les zones forestières du Mato Grosso. À côté de l’installation de lignes télégraphiques, elles avaient pour objectif de dresser la carte des régions traversées, cataloguer leurs ressources naturelles et identifier leurs habitants. Ces missions se déroulaient dans des environnements naturels dangereux (un de ses hommes fut un jour dévoré par les piranhas), des conditions éprouvantes (moustiques, pluies torrentielles et chaleur accablante) et au milieu de populations hostiles ou méfiantes. Conscient que leur réussite et même la vie de ceux qui les entreprenaient, souvent des soldats peu enclins à obéir aux ordres, exigeaient le respect absolu de la discipline, Rondon faisait régner celle-ci sans jamais fléchir, n’hésitant pas à faire appliquer des châtiments corporels.  

L’expédition qu’il mena à la demande du gouvernement en compagnie de Theodore Roosevelt fut une des plus mémorables. L’idée était de déterminer la direction et le cours d’une rivière dont il avait découvert la source lors d’une mission précédente. Le voyage, qui dura en tout cinq mois, dont deux sur la rivière, se déroula dans des conditions dramatiques. En raison de la présence de nombreux rapides, il fallut souvent porter les pirogues sur la terre ferme et plusieurs d’entre elles chavirèrent. Secoué par la fièvre et blessé à la jambe, Roosevelt échappa à la mort de justesse et trois hommes ne revinrent pas. Les membres survivants de l’équipe, qui comprenait le fils de Roosevelt, arrivèrent à destination en haillons, affamés, exténués et malades. Encore eurent-ils la chance que les Indiens Cinta Larga qui habitaient la région, plutôt que de les attaquer, les laissèrent passer sur leur territoire. 

Tous ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter Cândido Rondon le présentent comme une personne extraordinaire. Petit, conservant en permanence le maintien très droit des officiers, il possédait une résistance physique à toute épreuve et une volonté de fer. Sur la plupart des photos qu’on a gardées de lui en expédition, il est debout, impeccablement sanglé dans son uniforme au milieu de la forêt moite ou sous le soleil brûlant. Mangeant peu, il était capable de rester de longues heures sans s’alimenter. Toute sa vie, il s’est levé avant l’aube. En voyage, lorsque ses compagnons de route ouvraient leurs paupières, ils le découvraient habillé et rasé de près. Après avoir pris un bain dans le cours d’eau le plus proche, il avait déjà rédigé des télégrammes de service et son courrier à sa femme. Victime d’un accès de malaria d’une rare violence au cours d’une de ses missions, au bout de quelques minutes il descendit du dos du bœuf de transport sur lequel on l’avait hissé pour continuer la route à pied, refusant un traitement de faveur. La même aversion envers toute forme de privilège le conduisait à laver ses vêtements lui-même dans la rivière plutôt que de confier cette tâche à du personnel subalterne. Lisant régulièrement, il remplissait ses carnets de notes d’observations topographiques, hydrologiques, ethnographiques et sur la faune et la flore.     

Avec le développement des communications radio, le travail de Rondon changea. Des missions d’une autre nature lui furent confiées : étude des causes d’une sécheresse catastrophique dans le nord-est du Brésil (qu’il imputa avec prescience à la déforestation), répression d’une rébellion dans l’État de São Paulo, fixation et inspection des frontières du pays. En 1930, arrivé au pouvoir par un coup d’État, Getúlio Vargas le faisait arrêter et l’expulsait de l’armée en même temps que d’autres officiers supérieurs. Quatre ans après, il lui confiait pourtant une mission diplomatique qui le tint à nouveau loin de Rio durant plusieurs années : une médiation entre la Colombie et le Pérou, pour éviter l’éclatement d’une guerre à la frontière du Brésil. 

Au cours de ses explorations, Rondon avait établi des contacts pacifiques avec de nombreuses tribus hostiles ou vivant dans l’isolement complet, dont les Bororos, les Paresí et les Nambikwaras. Parlant plusieurs dialectes locaux, il était considéré comme un frère par les membres de ces groupes. Son attitude à leur égard est souvent résumée par la consigne qu’il donnait à ses hommes : « Mourez si vous ne pouvez pas faire autrement, mais ne tuez pas ». Elle sera adoptée comme devise par le SPI – Service de protection des Indiens (devenu par la suite la FUNAI) –, l’agence qu’il créa en 1910 pour défendre les intérêts des indigènes et dont il fut le premier directeur. Au moment où Vargas s’empara du pouvoir, le SPI ne bénéficiait plus de beaucoup d’attention de la part des pouvoirs publics. Mais dans la dernière partie de la période de dictature, Rondon réussit à intéresser Vargas à la cause des Amérindiens en la liant à son programme de développement économique de l’ouest du Brésil. Longtemps, il pensa en effet qu’il était possible et souhaitable d’intégrer sans violence les Amérindiens dans la population brésilienne et la vie du pays. Peu à peu, il arriva à la conclusion que le mieux était de les laisser simplement vivre leur existence traditionnelle. Cette idée gouvernera l’action de ceux que l’on considère comme ses héritiers spirituels, les trois frères Orlando, Cláudio et Leonardo Villas-Bôas.       

En raison de ses humbles origines sociales et de son ascendance ethnique métissée, Rondon mit du temps à être internationalement reconnu. Apprécié dans plusieurs pays d’Europe, il se heurta en Angleterre à l’hostilité de la Royal Geographical Society et celle de deux célèbres explorateurs, qu’il traita en retour de dilettantes et d’affabulateurs incompétents : Arnold Henry Savage Landor et Percy Fawcett, l’aventurier disparu en 1925 dans la forêt amazonienne à la recherche d’une mystérieuse cité perdue. Mais au Brésil, il était un héros national. À plusieurs reprises, on lui proposa des postes prestigieux, qu’il refusa. 

Son destin posthume est lié aux vicissitudes de la vie politique du pays. Dans les années qui suivirent immédiatement sa mort, grâce à l’action de son principal disciple Darcy Ribeiro, sa vision humaniste fut mise en avant. Après le coup d’État de 1964, qui institua pour une vingtaine d’années un régime de dictature militaire, c’est son patriotisme, son courage physique et son sens de la discipline qui furent exaltés. Exploitant les ambiguïtés de son héritage, les militaires lancèrent sous le nom de « projet Rondon » un programme de développement économique. 

Dans les années 1990, son action fut critiquée par une nouvelle génération d’intellectuels qui dénonçaient en lui l’agent et la caution des injustices commises à l’égard des populations indigènes. Aujourd’hui, observe Larry Rohter, les deux facettes de l’image publique de Rondon, patriote et pacifiste, progressiste et conservateur, ont fusionné. La vision de l’Amazonie et de ses habitants qu’il a contribué à développer, conclut-il, peut demeurer une source d’inspiration pour l’avenir. La controverse autour du rôle qu’il a joué dans l’histoire du Brésil signale toutefois la présence, dans sa vie, son action et sa pensée, d’une forme de contradiction qui invite à tempérer cette vision optimiste. Rondon – on le comprend à la lecture de ses carnets – était extrêmement sensible à la beauté de la luxuriante nature brésilienne. Et il respectait le mode de vie et les valeurs des Amérindiens. D’un autre côté, il croyait résolument au progrès : ses entreprises d’exploration visaient notamment à apporter dans des régions intouchées par la civilisation les bienfaits de celle-ci. Ses initiatives ont incontestablement eu pour effet de protéger les autochtones des violences et des abus dont ils étaient victimes, et de sensibiliser la population et les autorités brésiliennes à leur sort et à leurs droits. Mais il a aussi indirectement ouvert la voie à l’exploitation économique du territoire sur lequel ils habitaient, avec ses conséquences sur le milieu naturel, ainsi que, par le simple contact avec la civilisation technique, à un bouleversement des cultures traditionnelles qui ne pouvait qu’entraîner progressivement leur disparition. Jusqu’à quel point les deux idéaux de préservation et de développement qui l’animaient étaient-ils conciliables ?

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Ce printemps, l’ouvrage d’Anke Feuchtenberger, Genossin Kuckuck, a manqué de peu d’entrer dans l’histoire des lettres allemandes. Nominé pour le prix de la Foire du livre de Leipzig, il aurait pu devenir la première bande dessinée à remporter cette récompense, l’une des plus prestigieuses du pays. Ce ne fut pas le cas. Qu’importe : cette simple nomination a suffi à attirer sur « Camarade Coucou » l’attention d’une presse d’ordinaire bien moins prolixe sur le neuvième art que la presse française. Süddeutsche ZeitungFrankfurter RundschauFrankfurter Allgemeine ZeitungTageszeitung, site de la radio publique Deutschlandfunk, Arte, les articles et reportages, en général élogieux, se sont multipliés. Voici, par exemple, comment, dans le Süddeutsche Zeitung, Martina Knoben présente ce roman graphique « de près de 450 pages, souvent sombres et inquiétantes, mais toujours belles comme des contes de fées » : « une œuvre sauvage dans laquelle l’auteure raconte une enfance et une adolescence en RDA, des années 1960 à la privatisation de la propriété du peuple dans les années 1990 – mais pas de manière linéaire ou avec une histoire logiquement compréhensible. Plutôt comme dans un rêve. Des fragments émergent, qui relient le personnel au politique, le ressenti, l’émotion, l’irréel aux éclats d’histoire. » Et de rappeler qu’Anke Feuchtenberger « a travaillé plus de treize ans à ce livre gigantesque », principalement au crayon et au fusain, souvent en noir et blanc, à l’occasion aussi en rouge, pour les chapitres « violents et cruels ».

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