Aux yeux d’un étranger de passage, le système d’enseignement supérieur américain était au XIXe siècle une vaste fumisterie. Ce n’était guère qu’un ensemble disparate d’établissements disséminés dans la campagne qui se donnaient le nom d’universités. Ce système sous-doté – qui dispensait un enseignement de piètre qualité, était implanté dans de petites localités le long de la Frontière et n’avait pas de véritable fonction sociale – semblait condamné à l’insignifiance. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, il allait pourtant occuper une position dominante sur le marché mondial de l’enseignement supérieur et accumuler plus de richesses, produire plus de savoir, récolter plus de prix Nobel et attirer plus d’étudiants et d’enseignants qu’aucun autre. Les universités américaines occupent aujourd’hui le haut des classements internationaux.
Comment cette transformation spectaculaire a-t-elle pu avoir lieu ? Tout ce qui handicapait le système au XIXe siècle a fait sa force au XXe. La faible part des financements publics dans son budget essentiellement couvert par les droits d’inscription, son aura dans la population et sa passion du football américain lui ont assuré une autonomie qui lui a permis de dominer le monde universitaire.
Le système a vu le jour aux débuts de l’histoire des États-Unis, à une époque où l’État était faible, où le marché dictait sa loi et où les Églises étaient divisées. À défaut de bénéficier du soutien financier de l’Église et de l’État qui avait été propice au développement des universités dans l’Europe du Moyen Âge, les premières universités américaines durent compter sur la générosité des élites locales et sur les frais d’inscription déboursés par des étudiants consommateurs. Une charte octroyée par l’État où elles étaient implantées leur donnait le droit d’exister mais ne leur allouait aucun financement.
C’était davantage la quête de profit que le désir de développer l’enseignement supérieur qui motivait la création d’un college. Pendant la majeure partie de l’histoire des États-Unis, la terre a été la principale source de richesse. Mais, dans un pays où il y avait beaucoup plus de terres à vendre que d’acquéreurs, les spéculateurs devaient trouver le moyen de convaincre les gens d’acheter les leurs plutôt que celles des innombrables autres vendeurs. La situation devint encore plus désespérée vers le milieu du XIXe siècle, lorsque le gouvernement fédéral se mit à distribuer des terres aux colons. Pour parvenir à vendre, la solution était de présenter le terrain non pas comme une parcelle de plus dans un trou poussiéreux mais comme un emplacement de choix dans un foyer de vie intellectuelle naissant. Et rien n’y faisait autant qu’un college. Les spéculateurs faisaient ainsi don d’un terrain pour la construction d’un college, obtenaient une charte de l’État et vendaient ensuite les terres avoisinantes à bon prix, de même que les promoteurs aujourd’hui construisent un terrain de golf avant de vendre au prix fort les maisons qui donnent sur le parcours.
Afin d’assurer la viabilité de leur établissement, les spéculateurs cherchaient le plus souvent à l’adosser à une Église, ce qui présentait plusieurs avantages, le premier étant la segmentation du marché. Une clientèle presbytérienne serait plus attirée par un college presbytérien que par l’établissement méthodiste de la ville voisine. Autre avantage, la dotation en personnel. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, presque tous les présidents et la plupart des enseignants des colleges étaient des membres du clergé, ce qui avait un double intérêt aux yeux des fondateurs : ils avaient une formation correcte et des exigences financières modestes. Troisième avantage : l’Église en question pouvait être incitée à mettre de temps en temps la main au portefeuille.
Souvent, les visées pécuniaires et religieuses se rejoignaient pour produire cette figure typiquement américaine qu’est le clergyman spéculateur. J. B. Grinnell en est un bon exemple. Ce pasteur congrégationaliste quitta l’église qu’il avait créée à Washington pour bâtir une ville dans l’Ouest à des fins spéculatives. Il fonda en 1854 dans l’Iowa une ville à laquelle il donna son nom, obtint un agrément de l’État pour y établir un college et se mit à vendre des terrains.
Un quart à peine des colleges étaient situés sur la côte Est, où vivait la majorité de la population. Plus de la moitié se trouvaient dans le Midwest ou le Sud-Ouest, la zone peu peuplée de la Frontière. Si l’idée était de recruter un grand nombre d’étudiants, ce n’était pas l’idéal, mais cela incitait les colons à s’établir. Cette situation sur la Frontière explique également l’intérêt des Églises : dans un contexte religieux très concurrentiel, où aucune Église n’était vraiment en position dominante, chacune cherchait à planter son drapeau la première dans les nouveaux territoires. La spéculation foncière et la concurrence religieuse expliquent que, en 1880, l’Ohio comptait 37 universités quand la France n’en possédait que 16.
En 1790, alors que la République américaine venait d’être fondée, les États-Unis comptaient déjà 19 établissements appelés colleges ou universités. Leur nombre a augmenté progressivement pour atteindre 50 en 1830, après quoi le rythme des créations s’est accéléré. On en dénombrait 250 dans les années 1850 puis le double une décennie plus tard ; en 1880, ils étaient 811. La croissance des colleges dépassait largement celle de la population : on était passé de 5 établissements pour 1 million d’habitants en 1790 à 16 en 1880. Cette année-là, les États-Unis affichaient cinq fois plus d’universités que l’ensemble du continent européen. Ils possédaient le système d’enseignement supérieur le plus surdimensionné du monde.
Bien sûr, comme se plaisaient à le dire les visiteurs européens, il était abusif de qualifier la plupart de ces colleges d’établissements d’enseignement supérieur. D’abord, ils étaient de petite taille. En 1880, un college comptait en moyenne 131 étudiants et 10 enseignants et ne délivrait que 17 diplômes par an. La plupart étaient situés bien à l’écart des lieux de culture et de raffinement. Les professeurs étaient des hommes d’Église plutôt que des hommes de savoir, et ils enseignaient à tous ceux qui étaient disposés à payer des droits d’inscription pour obtenir un diplôme de valeur douteuse. D’ailleurs, la plupart des diplômés entraient dans le clergé ou embrassaient d’autres professions qui ne demandaient pas de titre universitaire.
Sur la côte Est, une poignée d’universités – Harvard, Yale, Princeton, William & Mary – drainaient des étudiants issus de familles riches et puissantes et servaient à former de futurs dirigeants. Mais, plus à l’Ouest, il n’y avait guère d’élites établies avec lesquelles nouer des liens. Comme chaque localité ou presque possédait son université, la concurrence pour attirer les étudiants était féroce, si bien que les frais de scolarité restaient modérés. De ce fait, ces établissements disposaient de moyens très limités : ils devaient se contenter de locaux exigus et de faibles rémunérations et se démener pour attirer et retenir étudiants et professeurs et obtenir des financements. Résultat, les étudiants venaient plutôt de milieux modestes et étaient là plus pour le plaisir que pour les études ; les plus sérieux étaient les boursiers.
Autre preuve du peu de prestige de ces universitésdu XXe siècle : rien ou presque ne les différenciait de la multitude des lycées et autres établissements d’enseignement secondaire qui pullulaient dans le paysage américain. Les élèves pouvaient souvent choisir de fréquenter soit le lycée, soit le college, le premier n’étant pas considéré comme le passage obligé vers le second.
Vers le milieu du siècle, quantité de nouvelles formes de colleges publics virent le jour, aux côtés des établissements indépendants que nous appelons aujourd’hui « privés ». Chaque État américain voulut en effet se doter de son college ou de son université, pour des raisons analogues à celles des Églises et des villes : la concurrence (si l’État voisin possédait un college, on devait aussi en avoir un) et la spéculation foncière (les promoteurs locaux faisaient pression sur les autorités pour obtenir cet avantage). On vit en outre se fonder des établissements sur des terrains cédés par l’État fédéral, qui étaient à vocation agricole et technique. Enfin, il y avait les écoles normales, destinées à la formation des enseignants à un moment où le système public d’éducation était en plein essor. Contrairement aux établissements privés, ces nouvelles universités étaient placées sous tutelle publique, sans pour autant recevoir de dotations régulières. Elles ne commencèrent véritablement à recevoir des crédits annuels qu’au début du XXe siècle, si bien qu’elles se finançaient grâce aux frais de scolarité et aux dons, comme les établissements privés, et se disputaient les étudiants et les enseignants avec ces derniers.
En 1880, le système américain d’enseignement supérieur était extraordinairement vaste et dispersé géographiquement, complètement décentralisé et formidablement complexe. Peut-on du reste qualifier de « système » un ensemble hétéroclite de quelque 800 colleges et universités ? Un « système » suppose un plan d’ensemble et un mode de gouvernance faisant en sorte que les choses fonctionnent conformément à ce plan, comme c’est le cas dans les systèmes d’enseignement supérieur de la plupart des autres pays, avec un ministère qui supervise et fait évoluer le système. Mais pas aux États-Unis 1.
Le système d’enseignement supérieur américain ne procède d’aucun plan, et aucune instance ne le régit. C’est néanmoins un système doté d’une structure bien définie et d’un ensemble de règles claires guidant l’action des individus et des institutions qui le composent. En fait, il s’apparente davantage à un système économique fondé sur les lois du marché et issu d’une accumulation de choix individuels qu’à un système politique encadré par une Constitution – il tient plus de l’étalement urbain que de l’urbanisation planifiée. Son histoire n’est pas une construction organisée mais un processus évolutif.
Il y a certes eu des tentatives pour y mettre de l’ordre. Tous les présidents des États-Unis jusqu’à Andrew Jackson (1829-1837) invoquèrent la nécessité de créer une université nationale, qui aurait établi une norme de qualité applicable à l’ensemble. Mais l’entreprise échoua en raison de la réticence des Américains à laisser s’installer un gouvernement central fort.
D’autres cherchèrent à imposer leur vision de ce que devait être la finalité du système. En 1828, les enseignants de Yale publièrent un rapport défendant avec vigueur le programme d’études classiques traditionnel (axé sur le latin, le grec et la religion) ; dans les années 1850, Francis Wayland plaida à Brown pour que l’accent soit mis sur la science, et la loi Morrill de 1862 instaura des établissements ayant vocation à « enseigner dans tous les domaines du savoir en lien avec l’agriculture et les arts mécaniques […] afin de fournir aux classes industrielles une éducation culturelle et pratique applicable aux différents domaines et professions ». Mais ces points de vue ont surtout servi à diversifier considérablement les missions que s’assignaient les différents colleges au sein d’un système qui n’en privilégiait aucune.
Les faiblesses du système étaient patentes. Prenez le Middlebury College : cette université congrégationaliste fondée en 1800 est aujourd’hui l’une des universités de lettres et de sciences humaines les plus cotées du pays. Mais, en 1840, lorsque son nouveau président (un pasteur presbytérien nommé Benjamin Labaree, le grand-père de mon grand-père) débarqua sur le campus, il trouva un établissement au bord du gouffre – et cela n’allait guère s’améliorer pendant les vingt-cinq ans qu’il passerait à sa tête. Ses lettres au conseil d’administration détaillent tous les problèmes qui accablaient ce dirigeant de petit college. Découvrant que les administrateurs n’avaient pas de quoi lui verser le salaire annuel de 1 200 dollars (l’équivalent de 32 000 dollars d’aujourd’hui) qu’on lui avait promis lors de son recrutement, il entreprit immédiatement de lever des fonds – il allait devoir lancer sept autres campagnes de financement par la suite –, paya 1 000 dollars de sa poche et demanda aux membres du corps enseignant de mettre la main au portefeuille.
Les soucis pécuniaires sont le sujet qui revient le plus souvent dans la correspondance de mon aïeul Labaree (il avait du mal à recruter et à payer les enseignants ; il dut hypothéquer sa maison parce qu’il ne touchait pas son salaire ; il était perpétuellement en quête de dons). Mais il se plaignait également d’avoir du mal à proposer un programme d’études complet avec un nombre insuffisant de professeurs, sous-qualifiés de surcroît : « Messieurs, j’ai accepté de prendre la présidence du Middlebury College en sachant pertinemment que vous disposiez d’une équipe réduite et que, en conséquence, une grande part de la charge d’enseignement reviendrait au président. Je savais aussi que l’on attendait de moi que je défende les intérêts financiers de l’établissement autant que me le permettrait ma mission d’enseignement. Mais je n’aurais pas pu imaginer que j’aurais à tirer l’université de l’embarras pécuniaire et à trouver des fonds pour l’achat de livres, l’entretien des bâtiments, etc. Si j’avais su ce que vous exigeriez de moi, je ne me serais jamais engagé à votre service. »
Dans un passage de sa correspondance, mon aïeul Labaree énumère les cours qu’il doit dispenser en tant que président : « Philosophie intellectuelle et morale, économie politique, droit international, fondements de la foi chrétienne, histoire de la civilisation, étude de L'Analogie de la religion2. » Les professeurs des colleges américains devaient être des touche-à-tout.
En définitive, le système universitaire américain ne tenait pas ses promesses. Mais ces promesses étaient formidables. Une des forces cachées du système était qu’il possédait presque tous les éléments dont il aurait besoin pour faire face à une expansion accélérée du nombre d’étudiants. Il disposait déjà de toute l’infrastructure : terrains, salles de cours, bibliothèques, bureaux, bâtiments administratifs, etc. Et cette infrastructure n’était pas concentrée dans quelques grandes villes mais disséminée sur tout le territoire d’un pays grand comme un continent. Étaient déjà en place le corps professoral et l’administration, avec des programmes d’études, des cours et une charte accordant au college le droit de délivrer des diplômes, ainsi que les structures de gouvernance et les processus destinés à capter les sources de revenus nécessaires. Les colleges jouissaient du soutien de la population locale et de l’Église concernée.
Une autre force du système était que cet ensemble disparate de colleges et d’universités plutôt quelconques était parvenu à perdurer dans un environnement extrêmement concurrentiel. En tant qu’institutions soumises aux lois du marché et n’ayant jamais eu le luxe de bénéficier de dotations garanties, les colleges (aussi bien publics que privés) avaient survécu en allant à la pêche aux dollars auprès des donateurs potentiels et en se vendant auprès des étudiants en mesure de payer des frais de scolarité. Ils devaient être capables de répondre à la demande des divers types de publics sur leurs marchés respectifs et surtout de satisfaire les attentes des futurs étudiants, car c’étaient eux qui payaient l’essentiel de la facture. Ils avaient aussi tout intérêt à bâtir des liens durables avec leurs diplômés, appelés à devenir des réservoirs de nouveaux étudiants et de dons.
En outre, de par leur structure même – administrateurs bénévoles, président puissant, autonomie financière et isolement géographique –, les colleges étaient des institutions éminemment adaptables. Ils pouvaient évoluer sans avoir à en référer à un ministre de l’Éducation ou à un évêque. Leurs présidents en étaient les patrons, avec pour mission d’assurer la viabilité de l’établissement et d’améliorer son assise. Ils devaient tirer le meilleur parti des avantages que leur procuraient leur situation géographique et leur proximité avec une Église et savoir se positionner rapidement face à la concurrence sur des questions telles que les programmes, le montant des droits d’inscription ou l’image de marque – sinon c’était la faillite. Entre 1800 et 1850, 40 colleges voués aux humanités, soit 17 % du total, durent mettre la clé sous la porte.
Les établissements qui fonctionnaient le mieux étaient très enracinés dans des villes reculées du pays et portaient généralement le nom de la ville qui les abritait. Ils considéraient que leur mission était de former les futures élites et d’être le foyer intellectuel local. Ceux qui passèrent le cap du milieu du XIXe siècle étaient bien placés pour tirer parti de l’imminent essor de l’enseignement supérieur.
Mais ils conservaient une aura populaire. Éparpillés sur le territoire, contraints de rivaliser avec leurs homologues, ils se préoccupaient davantage de leur survie que de la qualité de l’enseignement. Le système universitaire américain s’adressait de ce fait davantage à la classe moyenne qu’aux milieux plus aisés. Les familles pauvres ne pouvaient pas y envoyer leurs enfants, mais celles de la classe moyenne, si. La sélection à l’entrée n’était pas trop sévère, les études pas trop exigeantes, les frais de scolarité raisonnables. Le college y a gagné une large base populaire qui l’a sauvé d’un élitisme de type Oxford et Cambridge. Il était un prolongement de la vie locale, une présence familière, une source de fierté citoyenne et la vitrine culturelle de la localité. Les habitants n’avaient pas besoin qu’un membre de leur famille y travaille ou y fasse ses études pour sentir qu’il leur appartenait. Et cette base populaire s’est avérée capitale lorsque le coût des études universitaires a explosé.
Enfin, le modèle avait aussi pour caractéristique d’être axé sur la pratique. La création d’universités d’agriculture et d’ingénierie sur des terrains concédés par l’État fédéral est à la fois une cause et une conséquence de cette prédilection pour les études utiles. La priorité donnée aux « arts utiles » était inscrite dans l’ADN de ces établissements, comme une expression de la volonté américaine de se doter non pas d’un enseignement supérieur pour gentlemen ou intellectuels mais d’écoles offrant des formations professionnalisantes. Le but était d’apprendre à fabriquer des produits et à gagner sa vie, et non d’acquérir un vernis social ou d’explorer les sommets de la culture. Et ce modèle s’est généralisé à l’ensemble de l’enseignement supérieur. On ne s’est pas contenté d’inclure au programme des disciplines comme l’ingénierie ou les sciences appliquées, on a aussi axé l’enseignement sur la résolution des problèmes des hommes d’affaires et des décideurs. Le message était le suivant : « Ce college est le vôtre, il œuvre pour vous. »
Tout cela a commencé à changer dans les années 1880, au moment où l’université de recherche à l’allemande a fait irruption sur la scène éducative américaine. Dans ce nouveau modèle, l’université était un lieu qui produisait de la recherche scientifique de pointe et proposait un enseignement de troisième cycle à l’élite intellectuelle. En s’en inspirant, le système américain a gagné la crédibilité scientifique qui lui faisait tant défaut. Enfin, il pouvait prétendre être le lieu d’un enseignement de très haut niveau. Dans le même temps, les colleges ont vu déferler les inscriptions, ce qui a permis de remédier à un autre problème de l’ancien modèle, à savoir la pénurie chronique d’étudiants.
Les États-Unis n’ont pas adopté le modèle allemand en bloc mais l’ont adapté à leurs besoins. L’université de recherche est venue s’ajouter aux autres types d’établissements sans les remplacer. L’université allemande était une institution élitiste, axée sur l’enseignement de troisième cycle et la recherche de haut niveau, ce qui n’était possible qu’avec un soutien de l’État. Un tel financement n’étant pas envisageable aux États-Unis, l’enseignement de troisième cycle et la recherche universitaire devaient se cantonner à un niveau modeste en se greffant sur la souche robuste du premier cycle. Ils se finançaient grâce aux droits d’inscription déboursés par la masse des étudiants de premier cycle et, pour les établissements publics, à une dotation budgétaire calculée en fonction du nombre d’étudiants. Ils profitaient aussi du soutien politique et de la légitimité sociale résultant de la dimension populaire et de l’orientation pratique du college. L’enseignement supérieur de haut niveau était ainsi tributaire d’un premier cycle accessible à tous et pas trop exigeant intellectuellement. Bref, il lui fallait des étudiants. Au XXe siècle, ceux-ci sont arrivés, et le système américain d’enseignement supérieur s’est alors trouvé en position de tirer parti de ses acquis.
Pour survivre, les colleges avaient compris qu’ils devaient contenter les étudiants, en leur offrant de multiples occasions de socialiser – fraternités et sororités étudiantes, et bien sûr football américain – tout en n’exigeant pas trop d’eux sur le plan des études. L’idée était d’impliquer les jeunes gens au point qu’ils s’identifient à l’établissement – et que, plus tard, ils en portent encore les couleurs, assistent aux réunions d’anciens, y inscrivent leurs enfants et lui fassent des dons généreux.
Ce côté populaire se manifeste encore aujourd’hui dans le vocabulaire. Les Américains emploient indifféremment les termes college et university. Ailleurs dans le monde anglophone, university désigne les niveaux les plus élevés de l’enseignement supérieur, et délivre des diplômes de troisième cycle, tandis que college renvoie plutôt à des établissements universitaires à cycle court. Lorsque les Britanniques ou les Canadiens disent : « Je vais à l’université », cela a une connotation élitiste. Pour les Américains, le terme a un petit côté guindé et prétentieux. En général, ils préfèrent dire : « Je vais au college », qu’il s’agisse de Harvard ou de l’école professionnelle du coin. C’est assez trompeur, car l’enseignement supérieur américain est extraordinairement hiérarchisé, la valeur du diplôme variant du tout au tout en fonction du prestige de l’établissement. Mais cela reflète aussi la popularité de l’institution, l’affirmation que tout le monde ou presque peut aller à la fac.
Pour en revenir au XXe siècle, un autre avantage du système américain était que colleges et universités avaient en général une grande autonomie. C’était particulièrement vrai des établissements privés à but non lucratif qui sont, aujourd’hui encore, majoritaires dans le système d’enseignement supérieur. Un conseil d’administration bénévole est propriétaire de l’établissement et en nomme le président, qui fait office de directeur général, établit le budget et gère le corps enseignant et le personnel administratif. Les universités privées perçoivent à présent des fonds publics conséquents, destinés à financer des programmes de recherche ou à octroyer des prêts et des bourses aux étudiants, mais elles ont toute latitude en ce qui concerne le montant des frais de scolarité, des salaires, les programmes et l’organisation. Cela leur permet de s’adapter rapidement aux évolutions du marché, de saisir des possibilités de financement, d’élaborer de nouveaux programmes et d’ouvrir des centres de recherche.
Les universités publiques, elles, sont placées sous la tutelle de l’État dans lequel elles sont implantées. Ce dernier leur alloue une dotation de fonctionnement et donne les orientations générales, ce qui limite leur marge de manœuvre en matière de budget, de frais de scolarité et de salaires. Mais cette dotation ne couvre qu’une part des dépenses, qui est inversement proportionnelle au prestige de l’établissement. Aux États-Unis, les grandes universités publiques et centres de recherche reçoivent souvent de l’État moins de 20 % de leur budget ; pour l’Université de Virginie, cette subvention n’atteint même pas 5 %.
Les établissements publics doivent donc recourir aux mêmes méthodes que les privés pour boucler leur budget : droits d’inscription, contrats de recherche, facturation de prestations et dons. Ce sont les universités publiques de recherche qui possèdent la plus grande autonomie. Et celle des deux les plus cotées – l’Université de Californie et l’Université du Michigan – est même inscrite dans la Constitution de l’État.
L’autonomie s’est avérée cruciale pour la bonne santé financière et le dynamisme du système d’enseignement supérieur américain. Les universités donnent le meilleur d’elles-mêmes quand elles favorisent un bouillonnement d’initiatives venues de la base – quand les enseignants sont à l’affût de pistes de recherche, que les départements élaborent des programmes, que les administrateurs créent des instituts et des centres pour tirer parti des possibilités qui se présentent. Ailleurs dans le monde, la planification centralisée d’un ministère de l’Enseignement supérieur cherche à orienter les universités vers les objectifs fixés par l’État, et ces décisions venues d’en haut étouffent l’esprit d’entreprise des professeurs et des administrateurs alors qu’ils connaissent mieux leur domaine et sont plus en phase avec les attentes du marché.
L’effet de l’autonomie sur la performance des universités est quantifiable. L’économiste Philippe Aghion, de Harvard, a publié avec des collègues une étude montrant une corrélation entre le rang des universités dans le classement international dit de Shanghai et leur part de financement public. Les chercheurs ont constaté que, pour chaque point de pourcentage de financement public supplémentaire, les universités reculent de trois places. À l’inverse, lorsque la part du budget provenant de financements privés augmente de 1 point, elles gagnent six places.
Au XIXe siècle, c’est l’absence de soutien financier de la part des Églises et des pouvoirs publics qui a contraint les universités américaines à évoluer vers un système d’enseignement supérieur économe, adaptable, autonome, à l’écoute des besoins du public, en partie autosuffisant et décentralisé à l’extrême. Ces humbles débuts ont ainsi permis au système de devenir le meilleur du monde et à des colleges médiocres de se hisser au sommet. Au XXIe siècle, 52 universités américaines se classent dans le top 100 mondial, et 16 figurent parmi les 20 premières. La moitié des lauréats d’un prix Nobel du XXIe siècle sont issus d’une université américaine. Et ce réseau qui vivotait nage à présent dans l’opulence. L’université américaine la plus riche est Harvard, avec 35 milliards de dollars ; en Europe, c’est Cambridge, avec 8 milliards, et, en Europe continentale, l’Université d’Europe centrale (CEU), fondée en 1991 à Budapest : grâce à un don de George Soros, elle fonctionne avec une dotation de 900 millions de dollars, ce qui la placerait aux États-Unis au 103e rang, derrière l’université Brandeis.
Un vrai conte de fées. Le système américain d’enseignement supérieur n’est plus une fumisterie ; le monde entier nous l’envie. Malheureusement, comme il s’agit d’un dispositif qui n’a pas été planifié au départ, il ne constitue pas un modèle réplicable. C’est un accident qui est le fruit de circonstances exceptionnelles : État faible, marché puissant, Églises divisées ; surabondance de terres à vendre et pénurie d’acheteurs ; piètre qualité de l’enseignement. Reproduire ce modèle ailleurs au XXIe siècle ? Vous n’y pensez pas !
— David Labaree est un historien américain de l’éducation.
— Cet article est paru dans le magazine en ligne Aeon le 11 octobre 2017. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
[post_title] => Pourquoi les universités américaines sont les meilleures
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => pourquoi-universites-americaines-meilleures
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-09-21 14:37:36
[post_modified_gmt] => 2020-09-21 14:37:36
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95630
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Il a fallu un best-seller au contenu aussi cru que Portnoy et son complexe, de Philip Roth, pour que l’Australie se débarrasse de son vieux système de censure. C’est cette histoire que raconte l’universitaire Patrick Mullins dans The Trials of Portnoy.
En 1970, avant de pouvoir être diffusés en librairie, les livres doivent être visés par plusieurs instances fédérales et locales, et notamment par un bureau de censure. « Cette procédure, qui datait de la fin du xixe siècle, du temps où les romans de Zola, Balzac et Maupassant étaient jugés trop osés et radicaux pour le lectorat australien, est devenue particulièrement stricte pendant l’entre-deux-guerres », explique l’universitaire Amanda Laugesen dans le magazine en ligne Inside Story.
Dans les années 1950 et 1960, le tollé suscité par l’interdiction de L’Attrape-cœurs, de J. D. Salinger, et de L’Amant de lady Chatterley, de D. H. Lawrence, commence à faire bouger les lignes. Les éditeurs de Penguin attendent le bon moment pour porter le coup fatal, raconte Mullins. Portnoy et son complexe, qui est un best-seller mondial, leur fournit l’occasion rêvée. En juillet 1970, ils font imprimer et distribuer dans le plus grand secret aux libraires 75 000 exemplaires du roman. Défiant les autorités, ils annoncent la parution du livre en claironnant qu’ils sont prêts à porter l’affaire jusqu’à la Cour suprême.
C’est aux États qu’il incombe de faire respecter l’interdiction. Les procès se succèdent donc d’un bout à l’autre du pays. « Mullins consacre une bonne partie de son livre à la description des audiences, et sa lecture est divertissante », souligne Laugesen. Les procureurs se plongent dans les passages les plus obscènes de Portnoy pour arguer de son caractère choquant. Face à eux, la défense aligne le gratin de la littérature australienne qui met en avant la qualité littéraire du roman. Les juges sont partagés. En décembre 1972, des élections générales mettent un terme à ces hésitations. Le travailliste Gough Whitlam devient Premier ministre et abolit le système fédéral de censure. Mullins ne se contente pas de retracer cet épisode, il remet en cause l’idée que les Australiens se font d’eux-mêmes, assure le critique James Ley dans l’Australian Book Review : « Nous avons ce mythe stupide et agaçant qui veut que nous soyons des trublions irrévérencieux épris de liberté, alors qu’il est évident que nous avons longtemps été un pays de prudes et de puritains. »
Entre Milan Kundera et son pays d’origine, les relations ont toujours été compliquées. Côté tchèque, le talent et le succès de l’écrivain suscitent certes la fierté, mais il s’y mêle de l’incompréhension, voire de l’animosité.
Les liens de Kundera avec le pouvoir communiste avant son exil en 1975 alimentent toutes les suspicions, surtout depuis la publication, en 2008, dans l’hebdomadaire Respekt, d’un procès-verbal daté de 1950, selon lequel il aurait dénoncé un déserteur de l’armée. Une accusation rejetée par l'écrivain, qui, de son côté, a longtemps refusé que ses œuvres soient publiées en République tchèque.
Puis il y a eu quelques signes de dégel. En 2016 et 2017, deux de ses romans, La vie est ailleurs et Le Livre du rire et de l’oubli, paraissaient pour la première fois en tchèque (ils avaient été publiés initialement en traduction française chez Gallimard en 1973 et 1979). Et, en novembre 2019, les autorités de Prague ont restitué la citoyenneté tchèque à l’écrivain et à son épouse, Vera (Kundera avait été déchu de la nationalité tchécoslovaque en 1979 et naturalisé français en 1981), geste symbolique visiblement très apprécié par les intéressés.
Mais, depuis la parution en juin d’une nouvelle biographie de l’auteur, Kundera. Český život a doba, c’est de nouveau le coup de froid. Cet ouvrage marque « une nouvelle étape dans la longue histoire de désamour entre l’auteur et son pays natal », résume Radio Prague. En confrontant la vie de Kundera à son œuvre, l’auteur tchéco-américain Jan Novák visait à déconstruire « le mythe que s’est patiemment construit l’écrivain », connu pour avoir toujours strictement contrôlé toute information sur sa vie privée.
De quoi susciter des réactions « passionnées », voire des « insultes », écrit Jana Machalická dans le quotidien Lidové Noviny, déplorant « la démolition du mythe qui entoure le plus grand écrivain tchèque vivant ». Certes, Novák, dont le livre fait près de 900 pages, a procédé à un minutieux travail d’enquête. Et Lidové Noviny lui concède quelques circonstances atténuantes : il a dû fuir la Tchécoslovaquie avec sa famille en 1969, peu après le Printemps de Prague. Mais le quotidien n’en dénonce pas moinsun « biographe partisan » et « sans scrupules » qui a écrit « un pamphlet qui fait tout pour présenter Kundera comme moralement défaillant ». Ainsi, « Novák a fait appel à un psychologue pour l’aider à cerner la personnalité de Kundera. Des choses étranges en sont sorties, parfois comiques, parfois atroces : Kundera serait un lâche et un menteur, un homosexuel refoulé, exhibitionniste, narcissique et désespéré, un homme qui traite les femmes comme des objets sur lesquels il peut se venger de sa propre faiblesse ».
Autre sujet de polémique : dans La vie est ailleurs, il y a une scène où Jaromil, le personnage principal, dénonce un « ennemi de classe ». Or, pour Jan Novák, cela suggère que Kundera « n’a pas pu s’empêcher de décrire la scène dont il a été lui-même l’acteur ». Une logique que Jana Machalická juge critiquable : « Cela suppose que, pour bien décrire un meurtre, il faudrait être un assassin », ironise-t-elle. En somme, « cette biographie est sous-tendue par la conviction de l’auteur d’être du bon côté, là où se trouve la vérité historique », tranche le quotidien Právo.
Pour d’autres commentateurs, cette polémique est révélatrice et sans doute utile. « Cette guerre montre bien comment se situe chacun dans le débat sur le communisme, sur le passé national et, en quelque sorte, sur le présent », analyse le site d’information Forum24, favorable à un examen critique de ce passé-là : « Kundera est enfin confronté à un regard qui n’est pas le sien. Un regard hautement professionnel, étayé par des arguments. N’est-ce pas l’écrivain lui-même qui met l’accent sur le sexe et la domination masculine dans ses livres ? Il est donc logique que Novák aborde ce sujet. » « Cette biographie va changer notre regard […] sur la période 1945-1975, car nous avons l’habitude d’idéaliser notre histoire, y compris le rôle qu’y a joué Milan Kundera », estime le journaliste Jan Vitvar dans l’hebdomadaire Respekt. Et ce n’est pas fini : Jan Novák compte poursuivre son travail démystificateur sur le romancier, en abordant, dans le deuxième volet de sa biographie, la période après 1975, à savoir son exil en France et le début de sa gloire internationale.
Au printemps 1876, un jeune homme de 19 ans débarque à Trieste pour se consacrer à une curieuse activité. Tous les matins, à l’heure où les pêcheurs rentrent au port, il va à leur rencontre et leur achète des anguilles, d’abord par dizaines puis par centaines. Il les rapporte chez lui, les pose sur une table de dissection dans un coin de sa chambre, et, de 8 heures à midi puis de 13 heures à 18 heures – lorsqu’il termine sa journée et sort reluquer les femmes dans la rue –, il s’applique à les inciser à la recherche de leurs gonades. « Mes mains sont tachées par le sang blanc et rouge des animaux marins, écrit-il à un ami. Je ne vois qu’une chose quand je ferme les yeux : de la chair morte et moirée qui hante mes rêves. Et je ne pense qu’à une chose, ce sont les grandes questions, celles qui vont de pair avec les testicules et les ovaires, les questions universelles, fondamentales. »
Le jeune homme, qui se nomme Sigmund Freud, explorera plus tard ces questions « universelles, fondamentales » dans d’autres directions. Mais à Trieste, les bras couverts de vase jusqu’aux coudes, il espère être le premier à découvrir ce que les hommes de science cherchent en vain depuis des millénaires : les testicules de l’anguille. Les observer permettrait de résoudre une grande énigme sur laquelle ont achoppé Aristote et ses innombrables successeurs tout au long de l’histoire des sciences naturelles : comment naissent les anguilles ?
Le XIXe siècle a produit avec Darwin et Mendel, Pasteur et Mendeleïev le sentiment que les scientifiques (un terme forgé dans les années 1830) étaient enfin en mesure de résoudre les grandes énigmes de la nature. Des questions qui hantaient l’humanité depuis des siècles – d’où vient la vie, de quoi elle est faite, comment elle évolue, pourquoi elle se termine – trouvaient désormais une explication. Deux ans avant l’arrivée de Freud à Trieste, le biologiste allemand Max Schultze observe sur son lit de mort, avec peut-être un brin de mélancolie, qu’il quitte un monde où « toutes les questions importantes […] ont été résolues ». Toutes, « sauf la question de l’anguille ».
Quoi de plus banal pourtant qu’une anguille ? Il n’y a pas si longtemps, l’anguille européenne, ou anguille commune (Anguilla anguilla), était un mets prisé. En Suède, on la consommait fumée, mijotée dans de la bière ou sautée dans du beurre ; en Italie, on la cuisinait à la tomate ; en Angleterre, on la préparait en gelée ou on en faisait une brouillade de civelles [elver cake]. C’était un aliment simple et abondant, apprécié par les personnes des classes populaires, comme cette ménagère évoquée dans LeRoi Lear qui les met vivantes dans la pâte de ses tourtes.
On pêchait l’anguille dans les ruisseaux, les rivières, les lacs, les mers. Mais aussi, de manière inexplicable, dans des étangs qui s’asséchaient et se remplissaient chaque année et ne communiquaient avec aucun cours d’eau. Et on ne pouvait manquer de remarquer que ces animaux semblaient n’avoir ni ovaires, ni testicules, ni œufs, ni laitance. Personne ne les avait jamais vus se reproduire, et parfois ils semblaient sortir tout droit de la terre. « Puisque les anguilles échappent à l’entendement, efforçons-nous de percer leur mystère », écrit le journaliste suédois Patrik Svensson dans Ålevangeliet, l’ouvrage singulier et fascinant qu’il a consacré à un animal qui l’est tout autant.
Les Égyptiens de l’Antiquité étaient persuadés que les anguilles naissaient au contact des rayons du soleil avec le Nil. Aristote décrétait qu’elles étaient générées spontanément par le limon et l’eau de pluie. Pline l’Ancien affirmait qu’elles se reproduisaient en se frottant contre les rochers, les lambeaux de leur peau engendrant de nouvelles anguilles. Encore dans les années 1860, un auteur écossais adhérait à une vieille croyance qui voulait qu’elles commencent leur vie comme scarabées. « Certains pensaient que les anguilles naissaient de l’écume de la mer ou des rayons du soleil tombant sur la rosée qui recouvrait les berges des lacs et des rivières au printemps, écrit Svensson. Dans l’Angleterre rurale, où la pêche à l’anguille était très répandue, la plupart des gens étaient convaincus que les anguilles naissaient lorsque des crins de cheval tombaient dans l’eau. »
Il a fallu longtemps pour que les connaissances progressent, et la réalité s’est avérée plus étrange que la fiction. Des observateurs attentifs découvrent que ce que l’on a longtemps pris pour des animaux différents appartiennent en fait à la même espèce. L’anguille est un être de métamorphose, qui change quatre fois d’apparence au cours de son existence : une minuscule larve transparente aux yeux globuleux appelée leptocéphale, qui traverse l’océan Atlantique jusqu’aux côtes européennes ; une civelle translucide de quelques centimètres, qui remonte les estuaires et gagne les eaux douces ; une anguille jaune-brun qui peut ramper sur la terre ferme, hiberner dans la vase jusqu’à ce qu’on l’oublie et vivre tranquillement pendant un demi-siècle sans bouger de là ; et, enfin, une anguille argentée, un muscle long et puissant qui va dévaler les cours d’eau pour retourner dans l’océan. Lors de cette dernière métamorphose, son tube digestif s’atrophie – elle va parcourir des milliers de kilomètres sur ses seules réserves de graisse –, et ses organes reproducteurs se développent pour la première fois. Personne ne parvenait à les trouver chez l’anguille d’Europe pour la simple raison qu’ils n’étaient pas encore formés.
Plus on en apprenait sur l’anguille, toutefois, plus le mystère s’épaississait. « Nous savons donc que les anguilles adultes disparaissent de notre vue pour partir dans la mer, et que la mer nous envoie en retour une multitude de civelles, écrivait le biologiste danois Johannes Schmidt (1877-1933). Mais où sont donc parties ces anguilles adultes, et d’où sont venues les civelles ? » Ces questions obsédaient Schmidt au point que, en 1904, il quitta sa famille à Copenhague pour écumer les mers à la recherche d’anguilles à leur stade le plus précoce. Pendant sept ans, il sillonna les côtes européennes mais ne trouva que des larves de grande taille. Les trois années suivantes, il étendit son rayon d’action en mettant à contribution des flottes de pêche qui opéraient dans l’Atlantique Nord et en poussant vers l’ouest et le sud à bord de sa goélette. Filet après filet, il cartographia l’océan en fonction du nombre et de la taille des larves, jusqu’à ce que les plus petites le conduisent à leur point de naissance. Ce fut une entreprise laborieuse, rendue encore plus compliquée par un naufrage et une guerre mondiale. Finalement, au bout de dix-neuf ans, Schmidt fit état de ses découvertes : « À défaut de pouvoir dire le temps qu’il leur faut pour l’atteindre, nous connaissons désormais leur destination : il s’agit d’une zone située dans l’ouest de l’Atlantique, au nord-est et au nord des Antilles. C’est là que se trouve la zone de frai de l’anguille. »
Schmidt était parvenu à localiser l’origine des anguilles dans la mer des Sargasses, sorte de forêt d’algues bordée non pas par des terres mais par de grands courants marins. (C’est là aussi que se reproduit l’anguille d’Amérique, et on ne sait toujours pas comment les larves, toutes rassemblées mais génétiquement distinctes, savent vers quel continent se diriger. L’anguille japonaise a ses propres aires de ponte dans le Pacifique, et une autre célèbre anguille d’eau douce, l’anguille électrique d’Amérique du Sud, n’appartient pas à la famille des anguillidés.) La découverte de Schmidt apportait ainsi une réponse à la « question de l’anguille », et, au cours du XXe siècle, personne n’est parvenu à la remettre en cause. L’anguille d’Europe se reproduit dans la mer des Sargasses : voilà ce que dit officiellement la science à ce jour. Mais de nombreuses zones d’ombre subsistent sur cette mer et sur l’animal qui y naît.
Depuis les campagnes de Schmidt, beaucoup d’autres expéditions scientifiques ont été menées, dotées d’instruments de plus en plus perfectionnés. À chaque fois, les chercheurs ont capturé de nombreuses larves. Mais, lors d’une expédition où 7 000 œufs avaient été collectés et analysés, aucun ne s’est avéré provenir d’une anguille. Les chercheurs ont eu recours à toutes sortes de techniques : ils ont posé des balises sur des anguilles argentées afin de suivre leur migration, ils ont utilisé des hormones pour mettre les femelles en chaleur, les ont transportées jusqu’aux aires de reproduction et les ont attachées à des bouées pour utiliser leurs phéromones comme appâts. Ils ont placé des micros dans l’eau, ouvert le ventre des prédateurs. Et pourtant, à ce jour, aucune ponte ni aucune anguille adulte, vivante ou morte, n’ont été observées dans la mer des Sargasses.
Quand Svensson était enfant, son père, terrassier, l’emmenait souvent au bord d’un ruisseau qui passait devant la maison où il avait grandi. À la tombée de la nuit, ils montaient leurs lignes, les appâtaient et les lançaient dans le courant avant de rentrer chez eux. Le lendemain à l’aube, ils allaient relever les lignes et ramenaient des anguilles jaunes qui étaient préparées en friture ou au court-bouillon. (Son père en raffolait, mais Svensson trouvait ça écœurant – ce qu’il aimait, c’était pêcher et passer du temps avec lui.) Il décrit son père comme un homme réfléchi, « fasciné par toutes les formes étranges et merveilleuses que pouvait prendre la vie » et, surtout, par la singularité des anguilles : « “Elles sont bizarres, ces anguilles”, disait papa. Et il disait toujours cela avec délectation. Comme si ce mystère lui faisait du bien. Comme s’il comblait une sorte de vide en lui. »
Une fois, ils testèrent une vieille technique de pêche suédoise qui consiste à enfiler des vers sur un fil et à les enrouler pour former « une pelote gluante et puante de vase et de sécrétions ». Pour attraper les appâts nécessaires, le père de Svensson avait attaché des câbles électriques aux dents d’une fourche qu’il avait plantée dans une pelouse fraîchement arrosée. La décharge avait fait sortir de terre des vers paniqués qui se tortillaient à la surface. Grâce à la pelote de vers, ils attrapèrent anguille sur anguille, plus que jamais auparavant. Mais ils ne renouvelèrent pas l’expérience. Avec cette technique, il n’y avait pas d’effort, pas de mystère, pas de hasard, pas de solennité. « Cela ne correspondait pas à ce que nous voulions que soit l’anguille, écrit Svensson. Peut-être nous étions-nous approchés un peu trop de son mystère. »
L’ouvrage de Svensson est, comme son sujet, une drôle de bête, un transformiste qui passe d’un univers à un autre. C’est à la fois un livre d’histoire naturelle et un récit autobiographique centré sur la relation père-fils. C’est aussi une incursion dans la littérature, les croyances et les coutumes, et une réflexion sur ce que cela signifie de vivre dans un monde truffé de questions auxquelles on ne peut pas toujours répondre.
L’anguille, observe l’auteur en guise d’entrée en matière, « échappe aux critères habituels de compréhension du monde ». L’auteur a vu des anguilles qui avaient l’air mortes mais ne l’étaient pas, et d’autres qui l’étaient vraiment – coupées en tronçons et saisies dans du beurre – mais qui bougeaient encore. « Pour l’anguille, la mort semble une notion toute relative », écrit-il. Il a appris que la dernière métamorphose de l’animal, celle qui aboutit à la fois à sa mort et à la naissance de la génération suivante, ne se produit pas un âge précis. Les anguilles peuvent retourner à la mer aussi bien au bout de huit ans passés à l’intérieur des terres que de soixante, ou bien ne jamais migrer. Quand elles se déplacent en groupe dans l’océan, elles en sont au même stade de leur cycle biologique mais n’ont pas forcément le même âge. Patrik Svensson trouve cela fascinant : « Comment cette bestiole perçoit-elle le temps ? » s’interroge-t-il.
La grand-mère de Svensson croyait à la fois en Dieu et aux elfes. Son père n’était pas croyant et Svensson ne l’est pas non plus ; leur scepticisme n’était pris en défaut « que quand il s’agissait de l’anguille ». Son père a été atteint d’un cancer, probablement dû aux années qu’il avait passées à inhaler les vapeurs de goudron. Au cours des étés précédant le diagnostic, Svensson lui a souvent rendu visite. « On buvait un café et on parlait des anguilles que nous avions pêchées ensemble et de celles qui nous avaient échappé. Et de pas grand-chose d’autre », se souvient-il.
Tandis que son père déclinait, Svensson s’est mis à réfléchir aux mystères du temps et de l’existence, à la frontière poreuse entre la vie et la mort. Il s’est plongé dans les livres de la biologiste marine américaine Rachel Carson, qui possédait un aquarium d’anguilles dans son bureau et avait raconté dans son premier ouvrage, Under the Sea-Wind 1 (paru en 1941), l’histoire d’Anguilla, une anguille américaine qui vivait dans la douce chaleur de la vase d’un étang « loin de tout ce qui pouvait rappeler la mer » qu’elle avait connue dans un de ses états précédents. Pourtant, un jour, un instinct la poussa à quitter sa vie actuelle, son moi actuel, pour se transformer et se frayer un chemin dans « les eaux froides, déterminée et inexorable comme le temps lui-même », vers un endroit où personne ne pourrait la suivre. Car « personne ne peut suivre la trace des anguilles », écrit Carson.
L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une instance chargée d’évaluer l’état des espèces animales et végétales dans le monde, a éprouvé, comme on pouvait s’y attendre, quelques difficultés avec les anguilles. Idéalement, pour déterminer la situation de l’espèce, l’organisation a besoin de connaître le nombre d’« anguilles adultes dans leurs zones de frai ». Autant chercher à savoir combien d’anges peuvent danser sur la tête d’une épingle. Puisqu’il fallait bien trouver une solution, l’UICN comptabilise plutôt les alevins qui arrivent en Europe chaque printemps.
On estime aujourd’hui la population d’anguilles à 5 % de ce qu’elle était dans les années 1970. L’espèce, autrefois si commune, est classée en danger critique d’extinction, le dernier stade avant sa disparition pure et simple (la catégorie « éteint à l’état sauvage » ne s’applique pas vraiment aux anguilles, car personne n’a jamais réussi à les faire se reproduire en captivité). « La question de l’anguille, écrit Patrik Svensson, se pose aujourd’hui dans ces termes : pourquoi disparaît-elle ? »
Les raisons sont multiples : les maladies transmises par un ver parasite ; la multiplication des barrages et des écluses ; la surpêche ; le réchauffement climatique modifiant les courants océaniques qui les portent lors de leurs migrations. Mais il peut y en avoir d’autres, et les scientifiques se démènent pour les trouver – une quête que Svensson soutient, évidemment, même s’il la juge quelque peu tragique. « Ceux d’entre nous qui cherchent à protéger l’anguille afin de préserver une part de mystère dans notre monde rationnel seront à tous les coups perdants, estime-t-il. Si l’on veut empêcher l’anguille de s’éteindre, on ne peut plus se permettre le luxe de la laisser rester une énigme. »
Il en va ainsi en cette ère d’extinctions. Avec la disparition d’un organisme vivant disparaît aussi la possibilité d’en savoir davantage sur lui et tout ce que nous investissons en lui. Perdre l’anguille serait une tragédie ; perdre la question de l’anguille en serait une autre.
— Brooke Jarvis est une journaliste américaine. Elle travaille pour plusieurs magazines, notamment The New Yorker, The New York Times Magazine et GQ.
— Cet article est paru dans The New Yorker le 25 mai 2020. Il a été traduit par Alexandre Lévy.
[post_title] => Le secret des anguilles
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => secret-anguilles
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-10-05 14:00:45
[post_modified_gmt] => 2020-10-05 14:00:45
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95636
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
L’affaire Matzneff révèle-t-elle quelque chose de particulier sur la France ? Sans nul doute, estiment les commentateurs britanniques et américains. Le soutien dont Gabriel Matzneff a bénéficié jusqu’à tout récemment de la part des élites françaises « est à l’image d’une vieille contradiction hexagonale, écrit Norimitsu Onishi dans The New York Times, dont il est le correspondant à Paris. La France a beau être un pays profondément égalitaire, son élite tend à se démarquer des gens ordinaires en s’affranchissant des règles et du code moral ambiants, ou, tout au moins, en défendant haut et fort ceux qui le font. »
Onishi a retrouvé l’écrivain sur la Riviera italienne et s’est entretenu trois heures et demie avec lui. Comme d’autres, il pense que cette histoire ne pouvait se produire « qu’en France » : « De Voltaire à Hugo et de Zola à Sartre, la France est un pays où la figure de l’écrivain est sacralisée. D’innombrables rues parisiennes portent le nom d’hommes de lettres, comme pour marquer physiquement leur extraordinaire influence. Chaque mercredi, « La Grande Librairie » consacre quatre-vingt-dix minutes de prime time aux sorties littéraires sur une des principales chaînes de télévision française. M. Matzneff n’est peut-être pas l’un des plus grands écrivains français, mais il a largement bénéficié de cette tradition. Il est l’auteur de plus de 50 romans, recueils d’articles et journaux intimes qui ne se seraient sans doute jamais retrouvés en librairie si le secteur de l’édition avait été plus soucieux de ses résultats financiers. »
Vanessa Springora avait 13 ans lorsqu’elle a rencontré l’écrivain lors d’un dîner où elle accompagnait sa mère – qui consentira plus tard à leur relation. Aujourd’hui directrice d’une maison d’édition qui a publié Matzneff, Vanessa Springora a écrit son livre non seulement parce que l’écrivain a abusé de sa jeunesse, mais aussi parce qu’il a exploité leur relation pour nourrir son œuvre littéraire.
Dans le Los Angeles Times, la journaliste britannique Kim Willsher revient sur la notion d’exception culturelle française (en français dans le texte). Elle observe également qu’en France les livres sont publiés « parce qu’ils ont une valeur littéraire, pas parce qu’ils sont rentables », et que ceux de Matzneff ne se vendaient souvent qu’à quelques centaines d’exemplaires.
Un autre aspect de l’exception française intrigue les journalistes anglophones. C’est que le droit français, contrairement à la common law, ne considère pas automatiquement qu’il y a viol quand un adulte entretient un rapport avec un mineur qui n’a pas atteint la majorité sexuelle, fixée à 15 ans. S’il y a « consentement » (titre du livre de Springora) de la part de la personne mineure, l’adulte peut n’encourir qu’une peine légère, voire ne pas être poursuivi. Dans The Guardian, Natasha Lehrer, qui a traduit Le Consentement en anglais, revient à deux reprises sur cette question. Elle cite un jugement de 2005 statuant qu’un enfant de moins de 6 ans est trop jeune pour avoir donné son consentement. Elle évoque aussi une affaire de 2017, où un homme jugé pour le viol d’une fille de 11 ans avait été acquitté en cour d’assises au motif que les éléments constitutifs du viol au regard du Code pénal (contrainte, menace, violence et surprise) n’étaient pas établis1. L’affaire avait fait scandale, mais, sur ce point, en dépit du vote d’une loi à l’Assemblée nationale, le droit n’a pas été modifié. En 2018, dans l’affaire Darmanin, le juge a même estimé que « le défaut de consentement ne suffit pas à caractériser le viol ». Lehrer, qui a acquis récemment la nationalité française, s’interroge : « Comment se fait-il que le système juridique d’un pays qui a produit certaines des penseuses féministes les plus influentes du XXe siècle soit encore prisonnier du privilège sexuel masculin ? » Posant la question à des Françaises de sa connaissance, elle constate qu’une étrange tolérance subsiste à l’égard de « cette notion bien française qu’est la séduction, et qui remonte au XVIIe siècle ».
Tous les commentateurs se réfèrent au sociologue Pierre Verdrager, auteur de L’Enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse 2, qui montre que l’attitude à l’égard de la pédophilie, du moins chez les élites, a profondément évolué depuis les années 1970 et 1980. Ces deux décennies avaient vu une tentative de valorisation de la pédophilie, qui s’est soldée par une « déroute ». Matzneff était l’un des hérauts de ce combat, mais il était soutenu par le gotha des intellectuels de gauche, Simone de Beauvoir comprise. Kim Willsher le cite en ces termes : « On défendait alors l’idée que l’enfant est une personne à part entière, complètement formée à l’âge de 6 ans, et que la famille était une prison dont l’enfant devait être libéré. Ces gens soutenaient que les relations sexuelles avec un adulte étaient une forme d’émancipation et que les parents qui portaient plainte ne cherchaient qu’à obtenir des dommages et intérêts. »
« Beaucoup de ces militants étaient homosexuels ou féministes, note dans The Times Literary Supplement la philosophe britannique Sarah Richmond. Par-delà des priorités divergentes, ils se retrouvaient souvent autour de l’idée de résister à l’idéologie de la famille hétérosexuelle traditionnelle. » Des personnalités aussi diverses que Deleuze, Sartre, Aragon, Barthes et Foucault s’inscrivaient dans ce mouvement.
De ce point de vue, écrit Sarah Richmond, le livre de Springora est décevant : la « forme romanesque » qu’elle a choisie pour relater des faits réels semble parfois relever d’une « stratégie destinée à éviter un regard plus critique sur la culture dans laquelle elle a grandi et qui a rendu son livre possible ». Une culture pas strictement française, pour le coup. Dans le magazine britannique Standpoint, John Laurenson rappelle les propos célèbres de Daniel Cohn-Bendit dans l’émission « Apostrophes » en 1982 : « Quand une petite fille de 5 ans, 5 ans et demi commence à vous déshabiller, c’est fantastique. » L’ancien coprésident des Verts au Parlement européen se référait là au moins autant à l’expérience allemande, dont Books avait naguère publié un récit détaillé.
[post_title] => L’affaire Matzneff ? Il n’y a qu’en France
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => laffaire-matzneff%e2%80%89-il-ny-a-quen-france
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-09-22 16:45:33
[post_modified_gmt] => 2020-09-22 16:45:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95856
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Est-ce un effet de la pandémie ? Les lecteurs polonais délaissent les best-sellers anglo-américains au profit des auteurs nationaux.
En Pologne comme ailleurs, le confinement a suscité un intérêt pour la cuisine, comme en témoigne le succès de Jadłonomia po polsku, un livre de recettes traditionnelles adaptées aux végans signé de la jeune blogueuse culinaire Marta Dymek.
Une fois rassasiés de fricassée de pleurotes et de kacha épicée, les lecteurs explorent leur pays et le monde à travers la fiction – pour en rire le plus souvent. Situé dans un grand ensemble, Osiedle RZNiW, polar social de l’auteur à succès Remigiusz Mróz, montre cette partie de la Pologne qui n’a pas profité des réformes d’après la chute du communisme, celle qui vit au rythme du rap et des fins de mois difficiles.
L’humour noir et parfois grinçant se retrouve dans le roman policier de Zygmunt Miłoszewski Kwestia ceny, qui raconte une chasse au trésor dans les steppes de Sibérie. Le rire devient jubilatoire et proche de celui d’un San Antonio chez le célèbre romancier et blogueur Piotr C., qui croque dans Gwiazdor le monde du show-biz de Varsovie, ses fêtes jusqu’au petit matin, ses abus en tout genre et ses intrigues. La politique n’est pas oubliée pour autant. À l’occasion de l’élection présidentielle des 28 juin et 12 juillet derniers, Prezes i społki, enquête approfondie sur Jarosław Kaczyński, a emporté les suffrages des lecteurs. Le président de Droit et Justice (PiS), le parti conservateur au pouvoir, qui est aussi le frère jumeau de Lech Kaczyński, président de la République disparu en 2010 dans un accident d’avion, s’impose en effet comme l’éminence grise de la vie politique polonaise. Iwona Szpala et Agata Kondzińska, journalistes d’investigation au quotidien Gazeta Wyborcza, cartographient ses réseaux, son « empire » et analysent finement sa manière d’exercer le pouvoir. Affaires, duplicité, mensonges et liens compromettants avec les apparatchiks de l’ancien régime communiste, les deux journalistes passent tout en revue : « C’est une plongée dans les écuries d’Augias polonaises », commente l’intellectuel Adam Michnik, ancien opposant au régime communiste et aujourd’hui ennemi no 1 de Jarosław Kaczyński. Malgré son succès de librairie, ce livre n’a pas infléchi le cours de l’élection qui a reconduit à la tête du pays le conservateur Andrzej Duda – une marionnette, selon les auteures, entre les mains de Jarosław Kaczyński.
[post_title] => Les meilleures ventes en Pologne - Cuisine politique
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => meilleures-ventes-pologne-cuisine-politique
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-09-18 09:42:02
[post_modified_gmt] => 2020-09-18 09:42:02
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95205
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Ces dernières décennies, les Britanniques ont gagné en corpulence. Selon le rapport 2017 sur l’obésité en Angleterre, 58 % des femmes et 68 % des hommes sont en surpoids ou obèses, ainsi que 20 % des enfants âgés de 3 à 4 ans et plus d’un tiers des 10-11 ans 1. Le phénomène est mondial : la majorité de la population mondiale vit à présent dans des pays où la surcharge pondérale tue davantage que l’insuffisance pondérale. L’obésité – c’est-à-dire un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 – a quasiment triplé dans le monde depuis 1975.
Les personnes en surcharge pondérale ont beau être de plus en plus nombreuses, elles continuent à faire l’objet de mépris et de discrimination. Malgré des efforts concertés pour lutter contre les préjugés antigros – qu’ils soient latents ou flagrants –, la grossophobie reste la forme de discrimination fondée sur l’apparence physique la plus répandue et la plus acceptée socialement. Des articles alarmistes évoquant une « épidémie » mondiale d’obésité n’ont fait qu’aggraver le problème en donnant l’impression que les plus enrobés de nos semblables étaient sur le point de nous faire basculer dans une apocalypse biopolitique. En 2015, une action particulièrement cruelle avait fait les gros titres. Un groupe baptisé « Les grossophobes unis » avait distribué dans le métro de Londres des tracts qui disaient : « Les glandes n’y sont pour rien, c’est votre gloutonnerie […]. Notre collectif déteste les gros et leur en veut. Nous nous opposons à ce que vous consommiez toute cette nourriture alors que la moitié de la planète meurt de faim. Nous refusons que vous gaspilliez l’argent de la Sécu pour soigner votre goinfrerie égoïste. Et nous refusons que le porc, cet animal magnifique, soit utilisé comme insulte. Vous n’êtes pas un gros porc ou une grosse truie. Vous êtes un être humain gras et répugnant. »
Cette farce féroce avait suscité l’indignation générale, mais le tract résumait parfaitement les principales idées qui légitiment la grossophobie dans l’imaginaire collectif. On associe souvent l’obésité à des traits de personnalité déplaisants (gloutonnerie, faiblesse, manque de maîtrise de soi), à un gaspillage égoïste des ressources (réserves alimentaires, budget du système de santé publique) et à une offensive antisociale contre la santé, le patrimoine génétique et l’avenir du pays. Certains y voient également un attentat esthétique. Les personnes en surpoids provoquent un tel dégoût, laissait entendre le tract, qu’une métaphore animale désobligeante n’est pas suffisante. Leurs corps flasques font d’eux moins que des humains mais aussi moins que des animaux, c’est-à-dire des êtres proches de l’abjection.
Cette aversion collective de la graisse repose sur l’idée que l’obésité est un choix de vie et que maigrir n’est qu’une question de volonté. Cette croyance que la volonté fait tout a bien sûr été battue en brèche par la science. Les psychologues constatent que la suralimentation peut être liée à un traumatisme ou à un deuil, la nourriture servant de dérivatif à des angoisses et des conflits refoulés, tandis que les sociologues ont mis en évidence une corrélation statistique entre obésité et pauvreté. L’épidémiologiste Michael Marmot montre dans « L’écart de santé » 2, que la prévalence de l’obésité chez les femmes est de 21,7 % dans les zones les plus prospères du Royaume-Uni et grimpe jusqu’à 35 % dans les plus défavorisées. L’écart est encore plus marqué chez les enfants. À l’âge de 10 ans, la proportion est de 11,5 % dans les zones les plus riches et de 25 % dans les plus pauvres – soit plus du double. Pourquoi ?
Des études montrent que les personnes situées au bas de l’échelle des revenus ont tendance à privilégier les plaisirs immédiats, quels qu’ils soient. Dans un article de 2011, les psychologues Miller, Chen et Parker émettent l’hypothèse que le stress chronique, qui va de pair avec la pauvreté, influe sur les taux d’hormones et les circuits de récompense du cerveau, de sorte que l’individu a tendance à privilégier les gratifications les plus faciles à obtenir et les plus immédiates3. Un niveau de stress élevé s’accompagne souvent de mauvais choix alimentaires. Et le chef Anthony Warner, connu pour son blog The Angry Chef, où il dénonce les affirmations pseudoscientifiques sur les « superaliments » et les régimes à la mode, propose une explication encore plus troublante du lien entre obésité et pauvreté. Quand on vit au jour le jour, en privilégiant des comportements de court terme souvent nocifs, c’est que la perspective de lendemains sans fin est « insupportable », estime-t-il. « Le lien entre pauvreté et obésité s’étant renforcé, le surpoids est devenu un marqueur de classe sociale » ainsi que l’indice d’une faute morale, ajoute-t-il.
Dans « La vérité sur le gras » 4, Warner montre que les idées les plus répandues sur les causes de l’obésité sont souvent simplistes, dépourvues de fondement scientifique voire immorales, à commencer par celle qui veut que les personnes obèses le soient simplement parce qu’elles mangent trop et ne font pas assez d’exercice. L’auteur déploie toute sa verve, toute sa maîtrise des données disponibles et tout son sens de la narration pour démontrer que l’obésité est un problème extrêmement complexe, qui requiert des stratégies élaborées si l’on veut en venir à bout. D’ordinaire, les livres qui relèvent de la pensée complexe n’enthousiasment guère les foules, car leurs auteurs refusent de fournir des solutions toutes faites à des problèmes prégnants. Et Warner fait assurément voler en éclats les certitudes confortables du lecteur. À l’en croire, presque toutes les stratégies déployées actuellement pour combattre l’obésité sont mal conçues et inefficaces, quand elles n’aggravent pas les choses.
Le livre de Warner a l’intérêt de montrer que l’obésité n’est pas qu’un terrain scientifique miné – de profonds désaccords opposent souvent des experts des mêmes disciplines, les nutritionnistes en particulier : c’est aussi un champ de bataille idéologique. Selon le postulat « santéiste » et fondamentalement néolibéral qui veut que nous soyons tous capables de mobiliser notre volonté pour nous améliorer, ceux qui ne parviennent pas à maîtriser leurs problèmes de santé sont les seuls responsables de leurs comportements, jugés nocifs et entièrement de leur fait. Vue sous cet angle, l’obésité découle d’un manque de force morale. En privilégiant la malbouffe, les obèses mettent le système de santé à rude épreuve, et, de là à leur dénier l’accès aux soins, il n’y a qu’un pas, que certaines agences régionales de santé au Royaume-Uni ont déjà franchi : deux d’entre elles ont décidé en 2017 de refuser les interventions chirurgicales de routine aux patients dont l’IMC était supérieur à 40, un choix très critiqué.
En analysant les données sur le rôle du milieu socioéconomique, du stress, de la prédisposition génétique, des déséquilibres hormonaux, du métabolisme, des troubles du sommeil, des traits de personnalité, de la solitude, de la stigmatisation et, paradoxalement, des régimes à répétition, Warner parvient à mettre à mal les fondements idéologiques de la vision hygiéniste de l’obésité. Beaucoup de ces facteurs échappement complètement au contrôle des individus. Warner remet aussi en cause les données sur lesquelles se fonde habituellement l’idée très répandue d’une « épidémie » d’obésité, avec ses connotations de contagion et de maladie. L’IMC, affirme-t-il, n’est pas un indicateur pertinent pour juger du poids idéal d’une personne en fonction de sa taille, et il a été brandi ces dernières décennies pour semer un vent de panique morale. Il remet aussi en cause les vertus amaigrissantes et les bienfaits supposés pour la santé de presque tous les régimes en vogue – pauvre en lipides, pauvre en glucides, paléolithique, cétogène, Miami, sans gluten – et montre que, pour la plupart des gens, ils n’ont aucun effet durable.
Tout cela est louable et convaincant, mais Warner fait une impasse curieuse. Il évoque de nombreux facteurs plus ou moins importants pouvant intervenir dans l’obésité, tels que l’homogamie (les personnes ayant un IMC élevé sont plus susceptibles de faire des enfants avec des conjoints de corpulence semblable ; et ces couples ont tendance à avoir davantage d’enfants que les couples de poids moyen) ou bien l’âge à la maternité (apparemment, plus la grossesse est tardive, plus l’enfant est susceptible de devenir obèse). Mais il ne dit rien des stratégies marketing agressives destinées à promouvoir des plats cuisinés riches en calories et pauvres en nutriments, souvent commercialisés en portions énormes à un prix modique. Le refus de Warner de gratifier l’industrie agroalimentaire d’un chapitre à part entière est lui-même idéologique, et cela apporte de l’eau au moulin de ceux qui voient dans les recommandations nutritionnelles un mépris condescendant des classes moyennes à l’égard du mode de vie des classes populaires. « Allez, enlevez-leur les nuggets de poulet qu’ils avaient prévus pour le dîner ce soir, écrit-il. Ces nuggets qu’ils ont les moyens d’acheter et qu’ils savent que leurs enfants mangeront. Remplacez-les par quelque chose que vous jugez plus sain, plus convenable, plus classe moyenne. Et voyez si ça transforme vraiment leur vie. » Mais Warner oublie à l’évidence qu’il y a un juste milieu entre dire : « Qu’ils mangent du chou kale et du quinoa ! » et nier comme il le fait qu’il existe de mauvais choix alimentaires. Se nourrir exclusivement de chips, de frites, de gâteaux, de chocolat et d’ailes de poulet panées hypercaloriques et bourrés d’additifs, le tout arrosé de boissons sucrées, pose forcément problème. Certes, les raisons pour lesquelles on en vient à s’alimenter ainsi sont complexes et peuvent très bien tenir à des facteurs qu’on ne maîtrise pas. Mais, à la base, et malgré les querelles d’experts et les recommandations nutritionnelles qui ne cessent de changer, il semble parfaitement justifié de conseiller de limiter au maximum la consommation d’aliments sucrés, salés et gras, qui sont riches en calories et pauvres en nutriments. Et de préciser que, si ces aliments constituent l’essentiel de nos repas quotidiens, nous allons au-devant de graves problèmes de santé.
Selon une étude publiée en 2019 dans la revue médicale britannique The Lancet, la mauvaise alimentation est la première cause de mortalité dans le monde. Elle est responsable de 22 % des décès chez les adultes et est donc plus nocive que n’importe quel autre facteur de risque, y compris le tabac. Les régimes trop riches en sel sont les plus meurtriers. À lire Warner, on a toutefois l’impression que la « méchante industrie agroalimentaire », qui produit et commercialise des aliments sans valeur nutritive, est une chimère inventée par la gauche. Celle-ci, affirme-t-il, a attribué la crise de l’obésité à « des entreprises irresponsables et exigé l’encadrement des activités de ces conglomérats malfaisants. Elle a proposé de mettre en place des taxes afin de freiner les ventes de ces industriels qu’elle honnit, sans se soucier de leur effet sur les ressources des populations les plus vulnérables ».
De même, dans son chapitre consacré aux facteurs environnementaux, Warner frôle le nihilisme thérapeutique puisqu’il voit dans toute mesure concrète des problèmes potentiels. Il écarte sans autre forme de procès l’idée de taxer les boissons sucrées, par exemple, au motif qu’il s’agirait d’une ingérence de l’État dans le libre jeu du marché qui porterait préjudice aux plus pauvres. Et pourtant, il est clairement établi que cette mesure donne des résultats : à défaut d’être une solution miracle, c’est un premier pas dans la bonne direction. Warner s’aliénera beaucoup de lecteurs en accusant les interventionnistes de vouloir instaurer un « contrôle autoritaire sur les denrées » et d’imposer des choix alimentaires élitistes aux classes populaires. Et son refus de considérer le surpoids comme une faiblesse morale agacera ceux qui croient à la responsabilité individuelle. Le plus regrettable, c’est que Warner ne consacre que trois pages à exposer les grandes lignes d’une solution très intéressante à la crise de l’obésité. Ce qui aurait pu être la partie la plus constructive de son développement – il préconise une approche coordonnée associant individus, collectivité, système de santé publique, système éducatif et entreprises – est à peine ébauché.
Dire que les obèses sont avant tout victimes de la pauvreté, de troubles liés à l’enfance, de prédispositions génétiques, de troubles endocriniens, d’une industrie agroalimentaire sans scrupules ou d’une faiblesse de caractère est bien sûr une question de point de vue et d’opinions politiques. Mais fustiger les personnes en surpoids et leur imputer toute sorte de méfaits, de l’attentat esthétique au crime biopolitique, n’est pas nouveau. Notre rapport au gras a une longue histoire qui remonte à l’Antiquité, comme le montre si bien Christopher E. Forth dans Fat: A Cultural History of the Stuff of Life.
Si le jugement porté sur les gros devient de plus en plus sévère à l’époque moderne, et surtout à partir du début du XXe siècle, observe l’auteur, il ne faut pas croire, comme on l’affirme souvent, que nos ancêtres des temps prémodernes valorisaient tant que cela la corpulence. Ils avaient un sentiment ambivalent à son égard. Le gras n’a jamais été un symbole exclusivement positif de fertilité féminine et de vitalité, comme semble le suggérer, par exemple, la Vénus de Willendorf, cette célèbre statuette tout en rondeurs. Il a toujours renvoyé à l’idée d’animalité, de pouvoir, de déchéance, d’impureté, de primitivité, de manque de discernement.
Le gras nous dégoûte, explique Forth, parce qu’il nous rappelle notre animalité et l’inéluctabilité de notre déchéance physique. Ce dégoût est essentiellement une réaction aux réalités de la vie organique, qui ont trait à la fois à la dégénérescence et à la fertilité. Il témoigne donc d’une forte ambivalence à l’égard de la chair humaine et d’une crainte de la contamination. Nos conceptions de la beauté et de la santé varient en fonction de l’époque et du lieu, mais Forth montre que notre attitude à l’égard du gras découle également des propriétés physiques de la chose. Notre perception de la corpulence, fait-il observer, est liée à la nature protéiforme du gras, à des pratiques d’élevage telles que l’engraissement du bétail, ou encore à la notion biblique de « graisse de la terre » 5. La graisse, rappelle-t-il, est une « substance physiquement et conceptuellement insaisissable ». Elle est visqueuse, inflammable et source d’éclairage ; elle a la propriété de passer de l’état solide à l’état liquide et peut aussi se dématérialiser. Les corps gras bafouent toutes les règles qui s’appliquent habituellement aux solides et aux liquides. Les huiles, par exemple, ne rentrent pas tout à fait dans la catégorie des liquides parce qu’elles sont trop visqueuses, et les graisses, molles et gluantes, ne sont pas non plus complètement des solides. Cela peut susciter des inquiétudes. Comme le dit Forth, « plutôt que de se soumettre passivement à notre toucher, les corps gras semblent nous toucher en retour, en adhérant aux surfaces et en se fixant sur nos corps ».
L’embonpoint, note Forth, est associé à la bêtise, au manque de vigueur et à la fainéantise depuis la Grèce antique. Les stoïciens, notamment, avaient le luxe et le confort en horreur, et l’obésité était pour eux le signe extérieur d’un caractère laxiste et efféminé et d’une mollesse morale. Les Spartiates ne toléraient pas la différence physique et châtiaient les corps qui s’écartaient un peu trop de l’idéal de minceur. Les personnes grosses étaient menacées de bannissement si elles ne s’amendaient pas ; les esclaves corpulents étaient souvent exécutés, et leurs maîtres sanctionnés.
Le mépris qu’inspiraient les corps obèses dans la Grèce et la Rome antiques cède la place chez les chrétiens du haut Moyen Âge à quelque chose qui se rapproche du dégoût moderne, nous dit Forth. La corpulence est alors synonyme d’attachement au monde d’ici-bas et révèle ainsi « l’incapacité des âmes pécheresses à accéder à la transcendance ». Judas Iscariote, par exemple, est souvent représenté sous les traits d’un homme gros, sa chair témoignant d’une « dépravation si extrême qu’il était devenu répugnant et abject jusqu’au bout des ongles ». On pensait que ses yeux étaient si enflés qu’il était littéralement « incapable de voir la lumière ». La graisse témoignait d’« une attraction vers le bas exercée sur les esprits, voire sur les âmes », écrit Forth, d’une soumission aux appétits du corps et à la souillure du monde matériel. Les hommes ventripotents étaient perçus comme des gloutons débauchés, incapables de maîtriser leurs appétits. Un des docteurs de l’Église, Jean Chrysostome, qui fut archevêque de Constantinople à la fin du ive siècle, était particulièrement sévère à l’égard des ventres rebondis et des bras potelés. Il ne pouvait imaginer spectacle plus répugnant que celui de « l’homme qui nourrit son obésité et se fait traîner comme un phoque » 6.
Dans l’Europe médiévale, l’embonpoint connaît son heure de gloire grâce à une succession de rois dont les silhouettes massives témoignent de leur puissance, de leur noblesse et de leur autorité. Après la conquête normande de l’Angleterre, Guillaume le Conquérant devint si énorme qu’à sa mort, en 1087, « il fallut tasser son corps pour le faire rentrer dans son cercueil ». Mais le plus célèbre des souverains bedonnants est sans aucun doute le roi d’Angleterre Henri VIII. Il avait fini par être trop lourd pour marcher ou même se tenir debout, mais ses valets parvenaient toujours, semble-t-il, à le hisser sur son cheval pour qu’il s’adonne à la fauconnerie. Son célèbre portrait peint par Hans Holbein le Jeune en 1540 met en évidence le lien entre l’embonpoint, le pouvoir et la noblesse.
Au cours des festivités médiévales du Mardi gras, le gras symbolise la volupté et l’abondance. Le carnaval célèbre la victoire du gras sur le maigre. Pensez seulement à ces tableaux de Bruegel l’Ancien où l’on voit des paysans bien en chair danser et festoyer. Mais, même à son heure de gloire, le gras conserve une charge symbolique ambiguë et des connotations péjoratives.
L’idée que l’on se faisait à l’époque des proportions idéales, explique Forth, découlait des préventions que l’on avait contre le relâchement et la mollesse et qui résultaient entre autres d’un regain d’intérêt pour les vertus classiques et d’une réaction contre un confort matériel de plus en plus valorisé. On s’inquiétait de la « mollesse » de la vie moderne. L’accent mis sur le contrôle des processus physiologiques et le souci de l’apparence se manifestent par l’avènement des manières de table, la diffusion des manuels de savoir-vivre et le raffinement du goût – autant de marqueurs des élites culturelles. Tout cela contribue, souligne Forth, à « désanimaliser le corps du gourmand ». Les produits de luxe étant de plus en plus faciles à se procurer, le surpoids devient plus répandu – plus démocratique –, et l’on exige davantage des individus qu’ils fassent preuve de maîtrise de soi afin de se distinguer.
Le XVIIIe siècle marque le « désenchantement du gras », qui est de moins en moins souvent associé à la vie et à la vitalité, et de plus en plus à un fardeau et à une souillure. Comme dit Forth, « la graisse devenait l’antithèse de la grâce ». Puis, avec l’expansion coloniale des XVIIIe et XIXe siècles, le gras prend des connotations raciales. Il est synonyme de primitif, de barbare, de sauvage, de paresseux, tandis que la minceur dénote la civilisation blanche, le raffinement, l’ardeur au travail et la maîtrise de soi.
Au xixe siècle, la médecine se met à réprouver l’embonpoint de façon plus systématique, y voyant le signe avant-coureur de toutes sortes de maladies. Mais la modernité, écrit Forth, a ceci de paradoxal qu’elle « prône les vertus de la maîtrise de soi tout en créant des conditions favorables aux excès et à l’hédonisme ». Le dégoût moderne du gras témoigne au fond de l’utopie d’un corps perfectible à l’infini, pur et transcendantal. Cela est particulièrement manifeste dans le discours sur la perte de poids, qui recourt souvent à des images quasi religieuses de renaissance et de régénération et se fonde sur le cycle louange-confession-expiation. Il y a là comme une impression de déjà-vu : les fantasmes de pureté dans l’alimentation et l’hygiène de vie ne sont pas si éloignés de ceux qui ont trait à la sexualité ou à la couleur de peau. Contrôler son alimentation, de quelque manière que ce soit, revient surtout à trouver une échappatoire au tumulte de la vie biologique et à notre condition d’êtres vivants.
La question du gras a toujours divisé les féministes. D’un côté, des militantes telle la psychothérapeute Susie Orbach exhortent les femmes à se libérer des conceptions patriarcales et oppressives de la beauté féminine, du diktat du regard masculin et des formes misogynes de stigmatisation de leurs corps. Elles célèbrent des modèles de beauté moins normatifs et plus ouverts à la diversité. Les objectifs et les méthodes du mouvement « body positive » pour l’acceptation de tous les types de corps sont en phase avec ceux des féministes. Dans les années 1970, les féministes brûlaient des soutiens-gorge ; les militants du mouvement d’acceptation des gros, des manuels de régime. D’un autre côté, les rondeurs ont toujours été associées aux rôles de mère et de matrone, et, par conséquent, à la soumission et à la servitude domestique, si bien que mincir peut aussi être une façon de garder ou de reprendre le contrôle sur sa vie, de recouvrer sa capacité d’action. Les femmes sont dès lors face à une injonction contradictoire. Qu’elles gardent la ligne ou qu’elles « se laissent aller » après avoir eu des enfants, on peut y voir un acte de soumission de leur part, une façon de se conformer au modèle dominant de la beauté féminine ou à ce que l’on attend d’elles, à savoir qu’elles fassent passer leurs devoirs biologiques en premier, une forme d’acceptation des stéréotypes de genre. Et le problème se complique lorsque la couleur de peau entre en jeu.
Notre grossophobie actuelle découle d’une peur des femmes noires, explique la sociologue Sabrina Strings dans « La peur du corps noir. Les origines raciales de la grossophobie » 7. Comme Christopher Forth, elle montre que l’adiposité a été associée dès le XVIIIe siècle à l’idée de « sauvagerie » africaine. Selon elle, les considérations raciales, morales et religieuses ont davantage contribué à l’idéal moderne de minceur aux États-Unis que le discours médical du XXe siècle. Son analyse de la presse féminine américaine du XIXe siècle est à cet égard éclairante. Dans un article intitulé « Du malheur d’être grosse » et paru dans le magazine de mode Harper’s Bazaar en 1897, Edith Bigelow qualifie l’embonpoint de « délit » et de « difformité ». « Être grosse, affirme-t-elle, est la chose la moins souhaitable qui soit. C’est dangereux pour les organes vitaux et dévastateur pour l’orgueil […]. Je dis qu’être grosse – être, oh, quel mot affreux, obèse – c’est être malheureuse. » Il n’a été de bon ton pour une femme d’être grosse que dans « des époques révolues et des contrées lointaines », écrit Strings. Autrement dit, l’embonpoint est présenté ici comme une régression, à la fois dans le temps et dans l’évolution, et comme un signe d’infériorité raciale. Une dame de la bonne société en surpoids, conclut Bigelow, « n’aura de succès que si elle se maquille le visage en noir, se pare de perles puis se rend sous ces climats torrides où les femmes, comme les cochons, se vendent au poids ».
Strings démontre également que grossophobie et « fétichisme de la minceur » vont de pair. Le mythe de la femme sauvage noire et grosse – avec toutes ses connotations de vulgarité, d’avidité, d’hypersexualité, d’immoralité et d’altérité radicale – était indispensable à la construction d’un idéal de femme blanche civilisée et mince, et plus généralement, d’une supériorité WASP. Ce mythe a servi à la fois à « avilir les femmes noires et à discipliner les femmes blanches », écrit Strings. Quand le corps médical s’est intéressé au surpoids, ces associations avaient déjà cours, et la médecine n’a fait que légitimer des hiérarchies de race, de sexe et de classe existantes.
Quand on a lu le livre de Christopher Forth, on ne peut qu’être en désaccord avec certaines formules à l’emporte-pièce, du genre « l’idéal actuel de minceur est racialisé et raciste dans son essence même ». Il existe indéniablement depuis le XVIIIe siècle un lien entre le surpoids et l’altérité raciale, des femmes noires en particulier, dans l’imaginaire collectif américain. D’insidieux parti pris médicaux de toutes sortes sont là pour en témoigner. Mais bien d’autres facteurs entrent en ligne de compte dans notre grossophobie persistante : certains ont trait à la classe sociale et au sexe, certains sont bien antérieurs aux Lumières, certains, encore, comme le montre Forth, tiennent au côté protéiforme du gras. Il reste beaucoup à dire sur les raisons de notre représentation inconsciente du gras et sur ce que cela révèle de notre hantise de l’impuissance, de la décomposition, de la stigmatisation et de la perte de contrôle – et de nos désirs inavoués. Comme le démontre si bien Anthony Warner, les discours univoques sur les causes et les significations du surpoids ne peuvent rendre compte de ce phénomène insaisissable.
— Anna Katharina Schaffner est maîtresse de conférences en littérature comparée à l’Université du Kent, au Royaume-Uni. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la médecine et de la sexualité.
— Cet article est paru dansThe Times Literary Supplement le 29 mai 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => Pourquoi on n’aime pas les gros
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => pourquoi-aime-pas-gros
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-09-21 15:47:15
[post_modified_gmt] => 2020-09-21 15:47:15
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95653
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Encore un artiste américain venu s’épanouir à Paris, mais un compositeur, pour une fois, et dans les années 1950. Ned Rorem, « un des derniers à justifier d’un exil parisien plausible », écrit Alex Ross dans TheNew Yorker.
Pourquoi plausible ? Toujours pour les mêmes raisons : une vie meilleur marché qu’aux States, des alcools à volonté, la liberté (homo)sexuelle assurée, et accessoirement un terreau créatif et promotionnel (encore) riche.Mais le billet de Rorem pour la postérité, c’est son journal. Il y décrit les grands Américains du Paris de l’après-guerre et leur aréopage de riches mécènes (les étranges époux Noailles, Marie-Blanche de Polignac, Lily Pastré…). On y croise toutes les grandes figures de l’art et de l’homosexualité littéraire, musicale, picturale : André Gide, Jean Cocteau, Julien Green mais aussi Francis Poulenc, Georges Auric, Érik Satie, Henri Sauguet. « Déjeuné hier avec Nora Auric et Guy de Lesseps. Il n’a été question que de masturbation».
Rorem est surtout un obsédé revendiqué de la célébrité, qu’il cultive avec une technique bien à lui : l’autoproclamation. Il est l’homme « célèbre de se croire célèbre », ironise Alex Ross. Une technique d’autant plus efficace qu’elle s’exerce sur une scène parisienne ultraconfinée.
En tout cas, Rorem réussit vite à se faire un nom, du moins rive droite. Guère en tant que compositeur, cependant, malgré le petit millier d’œuvres à son catalogue et un prix Pulitzer de la musique. «J’ai joué ma Sicilienne pour deux pianos et personne ne m’a dit l’avoir appréciée parce que Sauguet me déteste […] et ça aussi, c’est Paris, plus infantile et méprisant que l’Amérique. »
Par chance, littérature et musique se combinent. Rorem n’écrit que quand il est « d’humeur douce-amère ». La substance de son auto-examen, c’est ce qu’il ne parvient pas à dire dans sa musique : à quel point il est difficile d’être heureux, même quand on est (très) jeune et (très) beau; à quel point la chair est triste et l’amour anxiogène ; et à quel point il est difficile de composer de la bonne musique.
On retrouve un Paris lui aussi « doux-amer », magique, parfois absurde. Sensibilité artistique et sensibilité météorologique se conjuguent : «L’air ce soir est lourd, frais, sombre – et moi je suis blond, déprimé, bronzé » ; « Des flots de champagne rose-mauve coulent de pièce pourpre en pièce pourpre, charriant par douzaines de ces superbes gigolos dont le Tout-Paris regorge. Du balcon sur lequel nous oscillons, nous regardons le joli crépuscule violet disparaître derrière les murs gris du Ritz » ; « À quoi penser d’autre pendant ces étouffantes soirées de printemps, sinon à l’amour, au sexe sous les ponts de la Seine.» Hélas, tout passe. Le bonheur, l’amour et Paris, dont «la flamme, si flamme il y a eu, s’est éteinte à la fin des années 1940, avec le flot de jeunes Américains apportant comme les bergers leurs présents douteux […]. Paris a été un grand maître, mais quoi de plus tragique qu’un maître ? Maintenant c’est une ville qui dort. Et qui ronfle bruyamment ».
[post_title] => « Plus infantile que l’Amérique »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => %e2%80%89plus-infantile-que-lamerique%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2020-09-22 16:44:02
[post_modified_gmt] => 2020-09-22 16:44:02
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=95864
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Dernier volet d’une trilogie située en Botnie-Occidentale, une province du nord de la Suède, Sen for jag hem connaît le même succès que les deux précédents romans de Karin Smirnoff (dont les titres en français seraient « Je suis descendue chez le frère » et « On est montés avec la mère », tous deux en cours de traduction chez JC Lattès).
Venue à la littérature sur le tard, l’auteure décrit un univers violent, âpre comme la nature environnante, le tout vu par Jana, une aide-soignante bientôt quadragénaire, solide malgré une enfance difficile. Le livre s’ouvre par la mort du frère jumeau, seul être avec qui la narratrice se sentait en confiance. Puis vient la rencontre avec la fille qu’elle avait abandonnée à la naissance. « D’un point de vue littéraire, Smirnoff est une proche parente d’autres auteurs connus de Botnie-Occidentale, Per Olov Enquist, Sara Lidman et Torgny Lindgren. En même temps, elle crée sa propre saga noire », apprécie le quotidien Dagens Nyheter. Quant au style, le quotidien Svenska Dagbladet le qualifie d’« économe », offrant un « contraste nécessaire » avec une trame romanesque semée « de cancers incurables, d’accidents de bus, d’hémorragies et de relations incestueuses ».
Aux yeux de ses compatriotes, il est l’égal de Balzac et de Dickens, deux géants de la littérature qu’il admirait et qui l’ont fortement influencé. Benito Pérez Galdós, dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort, est le plus grand écrivain espagnol du XIXe siècle : le plus grand depuis Cervantes, affirmait au siècle dernier l’essayiste Salvador de Madariaga ; un génie comparable à l’auteur de Don Quichotte, enchérit aujourd’hui le critique et romancier Andrés Trapiello.
Il y a quelques mois, deux autres écrivains, Antonio Muñoz Molina et Javier Cercas, engageaient une polémique au sujet de Galdós dans les colonnes du quotidien El País. Dans un article cinglant, Cercas reprochait à Galdós d’avoir pratiqué une littérature paternaliste et de parti pris, en violation de la règle de neutralité du point de vue qui est l’un des piliers du roman moderne. Muñoz Molina récusait cette accusation et s’employait à montrer que Galdós, tout en défendant passionnément la liberté et la justice, s’efforçait toujours de montrer dans ses romans la complexité des situations et des personnages.
S’il refusait d’élever Galdós à la hauteur de Tolstoï ou de Flaubert, Cercas concédait toutefois un point : Fortunata et Jacinta, un livre à peine moins long que Guerre et Paix, « est sans doute avec La Régente [de Leopoldo Alas, dit Clarín], le meilleur roman espagnol du XIXe siècle. » Clarín, qui est mort jeune, n’a toutefois publié que deux romans. En près de soixante ans de carrière, son ami Pérez Galdós en a produit une bonne trentaine, auxquels s’ajoutent les 46 romans historiques de la série des « Épisodes nationaux », 23 pièces de théâtre et l’équivalent de 20 volumes d’essais, d’articles de presse, de nouvelles et de récits de voyage.
Parce que son œuvre dominait la vie littéraire espagnole de son temps, Galdós était un personnage célèbre et une figure publique. Beaucoup d’aspects de sa vie personnelle restaient cependant dans l’ombre. De tempérament réservé, il ne s’ouvrait que peu, même à ses proches. Et les Mémoires qu’il a dictés à la fin de sa vie ne sont qu’une collection de souvenirs de voyage. Une des premières biographies qui lui ont été consacrées, après celle de Clarín, publiée de son vivant, est due à un hispaniste lituanien émigré aux États-Unis, H. Chonon Berkowitz 1. D’autres ont suivi, dont une, par Pedro Ortiz-Armengol 2, a fait autorité durant vingt ans. À l’occasion du centenaire de sa mort, trois nouvelles biographies ont paru : celle de Yolanda Arencibia, la plus volumineuse et détaillée, est appelée à devenir la biographie de référence ; celle de l’historien Francisco Cánovas 3 situe la vie et l’œuvre de Galdós dans le contexte littéraire, historique et politique de l’époque ; celle d’Eduardo Valero 4 est un ouvrage pédagogique organisé en chapitres thématiques.
Contemporain de Zola, Benito Pérez Galdós naquit en 1843 à Las Palmas de Gran Canaria, aux Canaries. Son père était colonel et sa mère une femme au très fort caractère, dure et exigeante, dont la personnalité allait le marquer durablement. Il était leur dixième enfant. Toute sa vie, il resta très lié à ses frères et sœurs, plus particulièrement à ces dernières, au point d’habiter à Madrid avec deux d’entre elles et leur mari. Parce qu’il s’était épris d’une de ses cousines, sa mère, pour mettre fin à une relation qu’elle n’approuvait pas, l’envoya faire son droit à Madrid. S’il profita de la liberté que procure la vie d’étudiant, Galdós n’était guère intéressé par la carrière juridique. Rapidement, il se tourna vers l’écriture.
Son entrée en littérature se fit par l’intermédiaire du journalisme. C’est dans ses multiples articles pour La Nación, El Debate, Revista de España et d’autres publicationsqu’il forgea ses moyens d’expression. Et c’est par leur truchement qu’il pénétra dans ce monde foisonnant de faits, de situations et de sentiments qui allait constituer la matière de son œuvre : les affaires judiciaires et les litiges commerciaux, les drames familiaux, les ambitions bourgeoises et la lutte pour l’existence des petits boutiquiers, la vie intense et animée des cafés et les rivalités politiques. « Les personnages de Galdós, commente Francisco Cánovas, composent une photographie de la société [...] madrilène de la seconde moitié du XIXe siècle : commerçants, fonctionnaires, rentiers, militaires, artisans, professeurs. » Et, avec eux, tous les anonymes qui n’ont ni travail ni patrimoine, les sin oficio ni beneficio, comme on dit en espagnol, « les mendiants, les indigents, les marginaux ». Il est le peintre de l’entrée de l’Espagne dans la modernité et, au centre de son attention, figurent les classes moyennes.
On distingue généralement trois cycles dans l’œuvre romanesque de Galdós : les romans à thèse de sa jeunesse, les romans de la maturité et les romans tardifs, dans lesquels les conflits sociaux et psychologiques acquièrent une dimension spirituelle. Dans tous, Galdós a recours à un ensemble de procédés souvent inédits, tels ceux que décrit Yolanda Arencibia à propos de La desheredada, le premier des romans de la maturité : « le soliloque, le monologue intérieur, la narration dramatisée […], la différentiation des plans de narration […], le dialogue dramatique ». Ils lui permettent de raconter l’histoire de l’extérieur et de l’intérieur, en entrant et sortant de la tête des personnages et en confrontant leurs agissements et leurs sentiments.
Les deux sommets de l’œuvre de fiction de Galdós sont Fortunata et Jacinta, drame social et sentimental complexe à multiples rebondissements fondé sur le triangle classique mari-épouse-maîtresse qui est en même temps un tableau cruel de la bonne société madrilène ; et Miséricorde, drame de la misère et de la compassion dont l’action se déroule dans le Madrid des bourgeois déclassés et des bas-fonds et que la philosophe Maria Zambrano considérait comme le cœur même de son œuvre 5.
Les Épisodes nationaux sont composés de cinq séries de romans historiques, consacrée chacune à un moment particulier de l’histoire de l’Espagne au xixe siècle : la guerre d’indépendance contre la France de Napoléon Ier, la lutte entre absolutistes et libéraux, la première guerre carliste, la révolution de 1848 et le règne d’Isabelle II, la Ire République et la restauration des Bourbons. Galdós, qui avait entamé ce projet un peu par hasard, le poursuivit dans l’intention d’instruire les Espagnols qui, disait-il, n’ignorent rien autant que l’histoire de leur pays. Pour composer ces romans, qui mêlent figures historiques et de fiction, il utilisa le procédé du personnage récurrent hérité de Balzac. Avant de les rédiger, il étudiait soigneusement la documentation disponible, visitait les lieux évoqués dans le récit et interrogeait tous ceux qui pouvaient lui fournir des informations intéressantes sur les faits racontés. Très appréciés des lecteurs, les Épisodes nationaux firent beaucoup pour la popularité de Galdós et la vente de ces ouvrages lui assura des rentrées importantes.
C’est au théâtre qu’il débuta et acheva sa carrière littéraire. Il écrivait des pièces en vue d’atteindre un public très large, mais aussi parce qu’il éprouvait le besoin de moderniser le théâtre espagnol, qu’il estimait paralysé par une tradition poussiéreuse et des conventions rigides. On lui reconnaît le mérite d’avoir introduit sur la scène madrilène une série d’innovations dans la conception et les thèmes de l’art dramatique. Ses pièces, souvent tirées de ses romans, bénéficièrent d’un accueil chaleureux, voire enthousiaste. L’une d’entre elles, Electra, dans laquelle il affirmait avoir condensé tout son combat contre la superstition et le fanatisme, remporta un grand succès mais fut férocement critiquée par les milieux cléricaux, qui la jugèrent antireligieuse.
Galdós était choqué par les abus de pouvoir du clergé espagnol et ses positions autoritaires en matière de morale et de mœurs. Il se définissait pourtant comme un homme « pratique dans la vie, et religieux dans [sa] conscience ». Influencé dans sa jeunesse par les idéaux du philosophe et théoricien de l’éducation Francisco Giner de los Ríos, il était un libéral et un humaniste attaché à la liberté, au rationalisme, à la tolérance et à la justice. Proche au départ des républicains réformistes mais déçu par leurs querelles intestines, leur comportement souvent intéressé et leur absence d’idéaux, il s’éloigna progressivement d’eux. Avec le temps, ses idées se radicalisèrent jusqu’à lui faire éprouver de la sympathie pour le socialisme de Pablo Iglesias, fondateur du Parti socialiste ouvrier espagnol. Mais jamais il ne fut un révolutionnaire, ni même, bien qu’ayant été élu député à plusieurs reprises, un politicien. « Je ne suis pas et ne serai jamais un homme politique, écrivait-il. J’ai été à la Chambre des députés parce qu’on me l’a demandé, et je n’ai pas résisté parce que [...] je désirais vivement connaître de près la vie politique. [...] Il est impossible de comprendre la vie nationale sans être passé par là. »
Sa vie sentimentale est longtemps restée entourée de mystère. Grâce notamment à l’étude de sa correspondance, on en sait aujourd’hui un peu plus. Il ne s’est jamais marié. Dans une déclaration souvent citée, le médecin et essayiste Gregorio Marañón, qui l’a connu dans sa jeunesse, attribue cela à l’influence de sa mère sur sa vie affective. Dans son étude consacrée à l’écrivain suisse Amiel, Marañon décrit Galdós comme un homme « extrêmement viril et coureur de jupons, mais timide avec les femmes ». Le souvenir de sa mère et son lien affectif avec ses sœurs l’ont-ils dissuadé de se marier ? Lui-même affirme n’en avoir jamais éprouvé le besoin, mais on peut imaginer d’autres explications : une déception amoureuse, le fait, suggère Yolanda Arencibia, qu’il n’ait jamais rencontré la personne adéquate, l’incompatibilité, à ses yeux, entre la vie conjugale et le travail d’écrivain.
Les femmes ne furent pas pour autant absentes de sa vie, il y en eut même beaucoup. À côté de multiples aventures, on lui connaît plusieurs grandes passions. Une des femmes importantes dans son existence fut Lorenza Cobián, qui posait comme modèle et dont il s’employa à parfaire l’éducation. Il eut avec elle une fille qu’il reconnut mais ne vit régulièrement qu’à la fin de sa vie. Il y eut aussi la romancière Emilia Pardo Bazán, avec qui la relation était largement fondée sur une admiration littéraire réciproque et se transforma progressivement en amitié ; l’actrice Concha Morell et, enfin, la dernière grande passion de sa vie, l’institutrice Teodosia Gandarias : après avoir été « l’image idéalisée de l’amour suprême », écrit Yolanda Arencibia, elle fut « une lueur d’espoir pour l’écrivain aveugle et désabusé qui voyait ses forces diminuer de jour en jour ».
Ses multiples liaisons lui coûtèrent beaucoup. Ainsi que le résume brutalement Pedro Ortiz-Armengol, « il gagna beaucoup d’argent et dépensa tout avec les femmes ». À plusieurs d’entre elles (pas Emilia Pardo Bazán, qui n’en avait pas besoin) il acheta un appartement. Mais les femmes de sa vie furent pour lui une puissante source d’inspiration. On en retrouve les traits dans les personnages féminins de ses romans, des femmes fortes, attachantes et inoubliables. « Sans les femmes, il n’y a pas d’art, disait-il. Elles sont l’enchantement de la vie, le moteur des ambitions grandes et petites ; elles sont l’origine et la source d’où émanent toutes les vertus. » Son progressisme le poussait à défendre leurs droits, notamment en matière d’instruction.
Tous ceux qui l’ont connu le décrivent comme un homme timide et taciturne, capable de se montrer brillant lorsqu’il prenait la parole mais peu porté à s’exprimer en public, préférant écouter que parler. S’il lui est arrivé de fréquenter les tertulias, les cercles d’écrivains et d’intellectuels, il n’en était pas un participant assidu. C’était un homme affable et affectueux qui adorait les enfants, aimait la nature et les animaux, plus particulièrement les chiens, et détestait la corrida. Frugal dans ses habitudes alimentaires, il ne buvait guère de vin et d’alcool mais était un grand fumeur. Ses intérêts et ses talents artistiques ne se limitaient pas à la littérature. Mélomane averti, il jouait passablement du piano et de l’harmonium. Dessinateur doué, il peignait volontiers, notamment des marines.
Dans l’ensemble, sa vie était centrée sur son travail et il était un homme d’habitudes. Dans les différents appartements qu’il occupa à Madrid et dans la propriété qu’il possédait à Santander, sur la côte nord, il se levait tôt, écrivait toute la matinée, produisant en moyenne dix pages par jour. Lorsqu’il était à Madrid, il passait ses après-midis à arpenter les rues, et à se perdre dans les différents quartiers. À Paris, Londres et Rome, il visita avec passion les grands musées. De France, d’Angleterre, d’Italie, du Portugal, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suisse, du Danemark il ramena des observations utiles et des impressions de voyage.
On l’a souvent présenté comme quelqu’un de modeste, ce qu’il n’était que jusqu’à un certain point. Parfaitement conscient de son génie, il ne doutait pas de sa supériorité comme romancier. Mais il n’était pas avide de reconnaissance et ne commença à quêter les marques de celle-ci qu’à la fin de sa vie, lorsque le grand âge, une santé déclinante et l’état précaire de ses finances l’eurent rendu moins sûr de lui et enclin à rechercher des satisfactions d’amour-propre.
Ses dernières années furent pénibles, marquées par les avanies de la vieillesse et les affres de la maladie. Sa vision se détériora progressivement et il dut être opéré de la cataracte à l’œil gauche, puis au droit. En vain, puisqu’au bout d’un certain temps il perdit complètement la vue et se trouva réduit à dicter ses livres et son courrier. Souffrant de divers maux physiques, il ne se déplaça bientôt plus qu’avec peine.
Il lui devint par ailleurs difficile de soutenir le train de vie dispendieux auquel il était habitué. C’est une des raisons pour lesquelles plusieurs de ses amis menèrent campagne pour lui faire obtenir le prix Nobel de littérature. Leurs efforts furent entravés par les manœuvres des milieux catholiques. Une souscription publique en sa faveur avait été ouverte, qui ne rapporta qu’une partie de la somme attendue ; mais il bénéficia d’une aide allouée par l’État. Ces diverses vicissitudes et son impression que ses forces créatives s’épuisaient altérèrent son caractère, qui s’aigrit, et son humeur, qui s’assombrit. Un an avant sa mort, il eut toutefois la joie d’assister à l’inauguration d’une statue à son effigie dans le parc du Retiro, à Madrid.
Lors de son décès, en 1920, la ferveur populaire fut intense. Trente mille personnes assistèrent à ses obsèques. Les hommages officiels furent nombreux, comme ceux du milieu littéraire. Galdós était admiré par ses pairs. Certains des membres de la génération de 1898 – le philosophe Miguel de Unamuno, l’essayiste Azorín, les écrivains Ramón María del Valle-Inclán et Pío Baroja émirent parfois des jugements sévères à son sujet. Mais leurs désaccords étaient de nature artistique et n’impliquaient aucune mise en cause de son talent. Le poète Antonio Machado plaçait son œuvre très haut, tout comme les membres de la « génération de 1914 » José Ortega y Gasset, Gregorio Marañón et Ramón Pérez de Ayala.
Sous le régime franquiste, Galdós, jugé trop républicain, fut peu mis en valeur dans l’enseignement et la vie publique. Certaines de ses œuvres se heurtèrent à la censure en raison de leur caractère prétendument immoral et anticlérical. Depuis les années 1980, l’Espagne, qui ne l’avait en vérité jamais complètement oublié, le redécouvre et salue en lui l’observateur sagace et irremplaçable la société espagnole du XIXe siècle. « [Il] a recréé avec sa plume un siècle et un pays », disait le romancier et poète canarien Juan Pedro Castañeda.
Peu traduit, Galdós est essentiellement connu à l’étranger grâce aux films de Luis Buñuel Nazarín, Viridiana et Tristana, adaptations de trois de ses romans de la dernière période. En Espagne, il est aujourd’hui révéré comme un créateur puissant, le témoin privilégié d’une époque et l’auteur d’une fresque historique passionnante. Comme le fait remarquer Javier Cercas, « les débats à son sujet prouvent que Galdós est toujours vivant. Et c’est ce qui peut arriver de mieux à un auteur classique ».
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok