WP_Post Object ( [ID] => 96042 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:41:58 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:41:58 [post_content] =>Disons-le d’emblée : Bouleversement n'est pas une réussite. Jared Diamond prétend y donner les recettes qui permettent à un pays de surmonter de graves crises. Pour ce faire, il établit un parallèle entre les individus et les États. Selon lui, ce qui vaut pour les uns vaudrait aussi pour les autres, à quelques ajustements près. La souplesse, par exemple, ou le fait de reconnaître qu’on traverse une crise ; « l’absence de contraintes personnelles », aussi, qui devient « l’absence de contraintes géopolitiques » ou encore « la force du moi », qui a pour équivalent « l’identité nationale ».
Ces facteurs sont au nombre de douze. Un nombre idoine, selon Jared Diamond : moins, cela ne ferait pas sérieux, plus, ce ne serait pas gérable. Dans tous les cas, l’idée centrale est que, confrontés à une crise, individus et nations doivent accepter le changement, mais un changement « sélectif » : « Le défi […] consiste à déterminer quelles parties de leur identité fonctionnent bien en l’état et ne nécessitent aucune modification, et lesquelles ne fonctionnent plus et doivent être modifiées. »
C’est l’une des forces des livres de Diamond : même ratés, ils restent agréables à lire. « C’est comme suivre les cours de fac d’un professeur aussi sympathique qu’érudit, reconnaît Michael Schaub sur le site de la radio publique américaine NPR. Car Diamond est versé dans toute sorte de disciplines, notamment la physiologie, la géographie et l’histoire. »
Après un premier chapitre où il raconte la crise personnelle qu’il a traversée pendant ses études à Cambridge et comment il l’a surmontée, Diamond se penche sur celles qu’ont connues des pays tels que la Finlande, le Japon, le Chili, l’Indonésie, l’Allemagne et l’Australie, puis sur quelques crises du présent (en particulier aux États-Unis).
L’ouvrage, d’une manière générale, donne une impression d’arbitraire. Le choix des pays est dicté par la connaissance qu’en a l’auteur et n’est pas représentatif de quoi que ce soit. Par ailleurs, « Diamond cite peu d’ouvrages. Il préfère citer ses nombreux amis », ironise Anand Giridharadas dans The New York Times. Ainsi du coup d’État de Pinochet en 1973 dont « beaucoup de [s] es amis chiliens considèrent qu’il était inévitable ».
Diamond prétend poser les premiers jalons d’une « étude comparative des crises nationales », mais les analyses qu’il propose ne sont pas à la hauteur de son ambition. Dans The Times Literary Supplement, l’historien Niall Ferguson (lui-même friand de vastes synthèses) estime que le postulat même de l’ouvrage ne tient pas : les États ne sont pas comparables à des individus. Leur âge, leur taille, leur puissance varient dans des proportions qui n’existent pas entre individus. Reste que certains des cas qu’il étudie sont peu connus et fascinants. Prenons la Finlande. Au début de la Seconde Guerre mondiale, elle se retrouve dans une situation quasi inextricable : le géant soviétique lui pose un ultimatum inacceptable, qui reviendrait à la faire renoncer à son indépendance. Elle refuse, l’URSS l’attaque. Sur le papier, elle n’a aucune chance : elle est cinquante fois moins peuplée, n’a ni chars, ni aviation, ni artillerie modernes, pas de canons antichars ou de défense antiaérienne non plus. Elle manque même de munitions. Et pourtant le miracle se produit : elle tient l’Armée rouge en échec grâce à une résistance acharnée, à sa meilleure connaissance du terrain et à une utilisation optimale de ses ressources. À l’issue de la guerre, elle ne pourra éviter la perte de la Carélie, mais elle a atteint son objectif : « non pas vaincre l’Union soviétique, mais rendre toute nouvelle invasion extrêmement coûteuse, lente et douloureuse. » En conséquence de quoi, elle sera « le seul des pays d’Europe continentale ayant pris part à la Seconde Guerre mondiale qui n’ait pas subi l’occupation ennemie ». Mieux : après avoir été saignée d’un dixième de sa population par l’ogre russe, elle instaure avec lui, dès le lendemain de la guerre, des relations pacifiques fondée sur la confiance mutuelle ! Un exemple de Realpolitik inouï. « La Finlande a appris […] qu’elle ne serait en sécurité que si l’URSS se sentait, elle aussi, en sécurité », écrit Diamond. La presse finlandaise accepte notamment de censurer tout propos qui pourrait froisser le puissant voisin. « D’autres démocraties auraient trouvé cela honteux. En Finlande, ces mesures témoignaient plutôt d’une certaine souplesse : sacrifier juste ce qu’il faut de principes démocratiques sacrés pour pouvoir préserver son indépendance, le bien le plus sacré de tous. »
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WP_Post Object ( [ID] => 96035 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:25:31 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:25:31 [post_content] =>Le répit fut de courte durée. Les quelque milliers de juifs qui vivaient encore en Pologne après 1945 ont vu leur monde s’écrouler à nouveau en 1968 : voyant en eux une « cinquième colonne », les jugeant déloyaux et de connivence avec Israël, le régime communiste lança cette année-là une campagne antisémite qui allait aboutir au départ de 13 000 à 15 000 d’entre eux.
L’armée, le Parti, les universités, les hôpitaux et l’intelligentsia furent particulièrement visés. Il s’agissait pour un régime fragilisé par la contestation étudiante de « purger l’appareil d’État, mais aussi de regagner du crédit auprès d’une partie de l’opinion sensible à la rhétorique polonaise », explique Adam Michnik, ancien opposant au régime et fondateur du quotidien Gazeta Wyborcza. Il aura fallu attendre cinquante ans pour que l’État polonais leur présente des excuses, en mars 2018.
C’est l’histoire de ces exilés que relate l’écrivaine polonaise Agata Tuszýnska dans Affaires personnelles, un récit choral dans lequel elle donne la parole à un groupe d’amis d’enfance, « liés par une fraternité inconsciente » comme le dit l’un d’eux, et qui jamais, même dispersés aux quatre coins du monde, ne se sont perdus de vue.
« Tuszýnska était la seule à pouvoir raconter cette histoire », estime le quotidien Metro Warszawa. Déjà « parce qu’elle a vécu pendant quinze ans avec un des exilés de ce groupe ». Ensuite parce que son histoire résonne avec la leur : « En 1968, écrit-elle, quand le ciel est tombé sur la tête de mes protagonistes, je ne savais pas que j’appartenais au même monde qu’eux. Si j’avais été un peu plus âgée, je serais probablement partie. »
En 1968 – elle a alors 11 ans –, Tuszýnska ignore en effet que sa mère est juive et qu’elle est une rescapée du ghetto de Varsovie. Elle ne l’apprendra qu’à 19 ans. Les parents des protagonistes gardaient eux aussi le secret sur leur passé, comme en témoignent Irka (« J’ai su quand j’avais 14 ans. On vivait entre nous, on ne savait pas de quelle origine on était ») et Barbara (« Maman s’inquiétait en silence. Je ne savais pas grand-chose de sa vie, je n’ai pas posé de questions. Elle avait un numéro tatoué sur l’avant-bras »).
Tuszýnska raconte la jeunesse privilégiée de ses personnages, enfants de juifs engagés dans la construction du communisme, qui portaient des jeans Levi’s, allaient au théâtre, ne se souciaient ni de religion ni de tradition et qui, soudain, ont été expulsés des trams et des facs, ont vu leurs portes taguées, leurs parents humiliés, leurs voisins leur demander quand ils allaient partir parce qu’ils voulaient récupérer leur appartement.
Sur la trentaine d’amis qui composaient le groupe, seuls trois sont restés. Tous les autres ont abandonné sur le quai de la gare de Gdańsk leur nationalité polonaise et l’espoir de revenir un jour, trouvant là aussi l’occasion d’un nouveau départ qui a mené la plupart d’entre eux vers des réussites personnelles et professionnelles exceptionnelles, en Suède, au Danemark, en Israël, aux États-Unis, en France ou en Australie.
« Affaires personnelles raconte le destin de gens ordinaires qui ont eu une grande histoire. Une histoire qui ne devrait jamais arriver, note Gazeta Wyborcza. Les autres livres publiés à l’occasion des cinquante ans de 1968 sont dominés par l’histoire du départ, la soudaine découverte de l’identité juive. Tout cela est présent aussi chez Tuszýnska, mais la description de la vie ordinaire à Varsovie dans les années 1960 y ajoute de l’authenticité. »
[post_title] => Persécutés, encore [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => persecutes-encore [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-24 07:25:32 [post_modified_gmt] => 2020-09-24 07:25:32 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=96035 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95231 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Et si l’érudit Dara Shikoh, adepte du soufisme et traducteur du sanscrit, avait accédé au trône de l’Empire moghol en 1657 ? Cette année-là, les quatre fils de l’empereur Chah Djahan, à qui l’on doit notamment la construction du Tadj Mahall, se disputent âprement sa succession. Et c’est le plus jeune, Aurangzeb, réputé pour sa violence et sa conception extrêmement rigoriste de l’islam, qui l’emporte, emprisonnant puis faisant exécuter Dara Shikoh, pour devenir le dernier des Grands Moghols et l’un des monarques les plus controversés de l’Inde ancienne. Il bannit de la cour musiciens, danseurs et artistes et encourage la destruction des temples hindous, semant la discorde entre les deux communautés. Alors qu’avec Dara Shikoh tout aurait pu être différent…
Passionnés par les dynasties mogholes qui ont dominé le sous-continent pendant plus de trois siècles (1526-1857), les Indiens sont fascinés par cette hypothèse. « Aurangzeb continue de hanter les débats actuels sur les origines de la fracture entre hindous et musulmans en Inde, rappelle la critique Soni Wadhwa dans la revue en ligne Asian Review of Books. On lui oppose souvent le frère qu’il a éliminé pour accéder au trône. Dara Shikoh apparaît comme un héros possible qui aurait pu changer le cours de l’histoire. À droite, certains imaginent que, s’il avait succédé à son père, hindous et musulmans auraient continué à vivre en paix et que le Pakistan n’aurait pas été créé. »
Curieusement, au XXIe siècle, le prince déchu est érigé en modèle aussi bien par les hindous les plus radicaux – qui affirment que s’il avait régné l’islam ne serait pas devenu aussi virulent dans le pays – que par les musulmans eux-mêmes : l’université musulmane d’Aligarh, dans l’Uttar Pradesh, envisage ainsi de créer une chaire Dara-Shikoh.
L’universitaire indienne Supriya Gandhi, spécialiste des religions du sous-continent à l’université Yale, remet les pendules à l’heure dans The Emperor Who Never Was, la biographie qu’elle consacre à Dara Shikoh. Le portrait qu’elle en dresse est « complexe et nuancé », estime le site d’information indien Scroll.in. Soucieuse d’éviter les anachronismes et la tendance à « glorifier certains personnages historiques » et à en « stigmatiser d’autres », l’auteure précise dans le quotidien The Times of India : « Dara Shikoh n’était ni progressiste, ni partisan de la laïcité », tout simplement parce que « ces concepts n’existaient pas » au XVIIe siècle. Reste que, tout en se préparant à succéder à son père, « Dara a consacré sa vie à l’étude et à sa formation spirituelle », indique Supriya Gandhi dans le quotidien The Indian Express. Après avoir compilé les préceptes du soufisme, il a traduit en persan des textes sanskrits fondateurs de l’hindouisme, notamment les Upanishad, dans lesquels il voyait la clé du « secret » évoqué dans le Coran.
[post_title] => L’hypothèse Dara Shikoh [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lhypothese-dara-shikoh [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-18 10:01:29 [post_modified_gmt] => 2020-09-18 10:01:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95231 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95685 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Le franc succès du modèle des universités américaines ne doit pas masquer les problèmes de plus en plus aigus qui s’y posent. De nombreux livres récents en témoignent ; Jonathan Zimmerman, professeur d’histoire de l’éducation à l’Université de Pennsylvanie, en analyse cinq dans The New York Review of Books. L’évolution remonte aux années 1980, sous l’administration Reagan. Le gouvernement fédéral a entrepris de remplacer les bourses par des prêts aux étudiants. Par ailleurs, les États ont commencé à rogner sur les crédits destinés à l’enseignement supérieur au profit de dépenses jugées plus urgentes, notamment pour les infrastructures routières et les prisons. Enfin, les enseignants n’ont plus été rémunérés qu’en fonction de leurs activités de recherche et ont délaissé les tâches d’encadrement des étudiants.
Résultat : une explosion du coût des études, l’asphyxie financière des étudiants (et souvent de leur famille) et le décrochage d’une part croissante d’entre eux, surtout ceux qui viennent des milieux les moins favorisés. Aujourd’hui, six Américains sur dix considèrent que le système d’enseignement supérieur s’est engagé « dans la mauvaise voie ». La réussite du système américain d’enseignement supérieur se mesure à l’aune des classements internationaux et de l’attraction qu’exercent les universités d’élite sur les meilleurs étudiants de la planète. Mais ces établissements d’élite ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble et, comme le montrent de nombreuses études, ne jouent plus que marginalement le rôle d’ascenseur social.
En accord avec Daniel Markovits, éminent professeur de droit à Yale et auteur du « Piège méritocratique » (2019), le journaliste Paul Tough écrit dans un livre au sous-titre éloquent (« Comment l’université nous fait ou nous brise ») : « Nous semblons bien avoir reconstruit une vieille aristocratie, solidement établie, dans laquelle l’argent engendre l’argent. » Plus des deux tiers des étudiants des universités d’élite sont issus de familles situées dans le premier quintile de l’échelle des revenus. Ces établissements hypersélectifs sont au nombre de 46, écrit Zimmerman, si l’on prend comme critère le fait qu’ils acceptent moins de 20 % des candidats (douze d’entre eux en acceptent moins de 13 %).
Or les États-Unis comptent environ 3 000 établissements d’enseignement supérieur assurant les quatre années de formation de premier cycle. Dans « Le scandale du décrochage », David Kirp, de l’Université de Californie à Berkeley, montre que 40 % des étudiants quittent l’université avant d’avoir obtenu leur diplôme. Ils ont deux fois plus de risques que les diplômés de connaître le chômage et dix fois plus de ne pas pouvoir rembourser leur emprunt. La dette étudiante dépasse désormais les 1 500 milliards de dollars, soit près de cinq fois le budget de l’État français, et 22 % des étudiants qui ont contracté un prêt sont insolvables.
Parmi les étudiants d’origine modeste, seuls ceux qui parviennent à entrer dans les universités les plus sélectives en sortent sans une lourde dette : seules ces universités, qui sont très riches, sont en effet en mesure de leur accorder des bourses substantielles. Mais elles n’accueillent que 4 % des étudiants situés dans le dernier quintile de l’échelle des revenus. Dans le cinquième ouvrage, l’anthropologue Caitlin Zaloom analyse 160 entretiens qu’elle a menés auprès de ménages modestes qui se sont fortement endettés pour permettre à leur(s) enfant(s) d’intégrer un college. Beaucoup de ces jeunes reviennent habiter chez leurs parents après leurs études, faute de moyens. Les étudiants sondés estiment qu’ils mettront en moyenne six ans à rembourser leur emprunt ; en fait, il leur en faudra vingt. Cette question est l’un des principaux thèmes de la campagne de Joe Biden.
[post_title] => Pauvres étudiants américains [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pauvres-etudiants-americains [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-21 16:30:12 [post_modified_gmt] => 2020-09-21 16:30:12 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95685 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95239 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>À quoi servent les humanités dans le système scolaire et universitaire ? Faut-il s’alarmer du peu d’appétence pour l’étude de l’Antiquité classique ? Symptômes de cette inquiétude, plusieurs ouvrages parus récemment en Italie cherchent à faire sortir ces disciplines de leur cercle restreint d’étudiants et de chercheurs. L’helléniste Andrea Marcolongo avait conquis les lecteurs en plaidant passionnément la cause du grec ancien dans La Langue géniale (Les Belles Lettres, 2018). Avec La storia speciale, Giusto Traina propose d’apporter au public certains éclairages sur l’histoire romaine, dont ce professeur à la Sorbonne est un spécialiste internationalement reconnu.
L’historien n’administre pas à ses lecteurs une pesante leçon de culture générale, écrit Giuseppe Pucci dans le quotidien Il Manifesto : « Si son livre s’apparente par son style à ceux de la collection “Pour les nuls ”, il est tout le contraire d’un rassurant exposé grand public. Il cherche à nous convaincre que l’histoire romaine est une histoire spéciale dont nous n’avons pas intérêt à nous affranchir. En revanche, nous avons intérêt à nous défaire au plus vite de toutes les idées reçues qui ont encore cours même chez un public cultivé. À commencer par l’idée que les Romains saluaient en tendant le bras droit vers le ciel. »
Giusto Traina passe ainsi l’univers antique au crible du fact checking. Le lecteur découvre ainsi que le salut romain, repris par le régime de Mussolini en hommage à l’Antiquité, est une invention que l’on doit au film Cabiria, réalisé en 1914 par Giuseppe Pastrone avec la collaboration de l’écrivain Gabriele D’Annunzio. Et que, si l’Empire romain fut un modèle d’intégration, ce fut par la force. Autres clichés mis à mal : l’expression nostrum mare (et non mare nostrum), qui désigne la Méditerranée, exprime en réalité la proximité géographique et non la propriété impériale ; le concept d’ius soli (« droit du sol »), souvent attribué au droit romain, a été élaboré beaucoup plus tardivement par les juristes médiévaux. Quant à la chute de Rome, phénomène historique fascinant, l’auteur examine à la loupe les quelque 200 raisons avancées pour l’expliquer. « Les lecteurs qui attendaient un manuel classique ou simplement une introduction à l’histoire romaine seront déçus par cet essai », juge Andrea Marcolongo dans le quotidien La Stampa. Car Traina parvient à remettre l’histoire ancienne en perspective, et ce de façon assez déconcertante. » Au lieu de mettre l’accent sur une continuité rassurante, note l’helléniste, il rétablit « une barrière entre les Romains et nous, qui ne sommes ni leurs héritiers matériels ni leurs héritiers spirituels. »
[post_title] => Pas fous ces Romains [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pas-fous-ces-romains [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-18 10:04:41 [post_modified_gmt] => 2020-09-18 10:04:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95239 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95688 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>« Nous sommes doubles champions du monde de poésie », s’enorgueillit l’un des personnages du nouveau roman d’Alejandro Zambra. L’écrivain chilien fait allusion à ses compatriotes Gabriela Mistral et Pablo Neruda, tous deux lauréats du prix Nobel de littérature. Dans Poeta chileno, il retrace le parcours initiatique de Gonzalo, un jeune homme qui aspire lui aussi à devenir poète. Et, tout en interrogeant les ressorts de la vocation littéraire, il « décortique au fil des pages ce que cela signifie d’appartenir à la classe moyenne », observe Joyce Ventura dans le quotidien chilien La Tercera.
Alors qu’il s’efforce de se faire une place au sein de l’avant-garde littéraire, Gonzalo renoue avec Carla, son amour de jeunesse, désormais mère d’un garçon de 6 ans. Et, que ce soit en tant que beau-père ou en tant que poète, Gonzalo a bien du mal à se sentir légitime. « Poeta chileno traite du besoin d’appartenance et de ses paradoxes : appartenir à une famille, à un groupe, à une profession, à un pays. Toutes ces formes de communautés que nous recherchons et détestons en même temps », analyse Antonia Torres Agüero dans le quotidien chilien en ligne El Mostrador. Si Gonzalo abandonne finalement ses prétentions littéraires (son seul et unique recueil n’a pas marqué les mémoires), l’enfant qu’il a élevé deviendra, lui, un poète reconnu. Zambra dépeint non sans malice le cercle intellectuel dans lequel évolue son protagoniste, mêlant aux personnages de fiction certaines sommités de la poésie chilienne comme Nicanor Parra ou Raúl Zurita. Le romancier entend ainsi démystifier la figure du poète : « Je voulais écrire un roman sur la poésie qui ne soit absolument pas poétique », confie-t-il au quotidien espagnol La Vanguardia.
[post_title] => Art poétique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => art-poetique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-21 16:35:01 [post_modified_gmt] => 2020-09-21 16:35:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95688 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 95256 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Bart Van Loo est un écrivain belge néerlandophone. On lui doit plusieurs ouvrages sur la France. Les Téméraires, grand succès de librairie en Belgique et aux Pays-Bas, est le premier à être traduit en français.
Pourquoi, vous qui êtes flamand, avez-vous consacré un ouvrage de près de 700 pages à la Bourgogne ?
Ce n’est pas le premier de mes livres qui porte sur la France. Depuis le milieu des années 2000, j’en ai consacré plusieurs à sa littérature, sa cuisine, son érotisme… Je suis aussi l’auteur d’une histoire chantée de la France, de Clovis à Sarkozy, et d’une biographie de Napoléon. Ces livres ont connu du succès, sans doute parce que, en Flandre comme aux Pays-Bas, il existe un fond de nostalgie pour la culture française, qui est en train de disparaître au profit de la culture anglo-saxonne. Ce succès a fait de moi, en Belgique, le francophile de service. À un moment donné, cependant, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Qu’allais-je écrire ensuite ? Un livre sur les plombiers dans la culture française ? Je me suis donc intéressé à mes propres racines. Moi qui suis devenu ce que je suis grâce à mes voyages en France, à mes lectures françaises, à mon regard toujours tourné vers le sud, tout à coup, je me suis demandé : et nous autres, Belges et Néerlandais, comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ?
J’avais en tête la date que tout le monde connaît en Belgique et aux Pays-Bas : 1585, la chute d’Anvers, la séparation entre le Nord et le Sud, à la suite de laquelle tous les intellectuels, les artistes et les bons commerçants ont fui les Espagnols avec leurs richesses pour s’établir aux Pays-Bas, ce qui a permis leur spectaculaire essor au XVIIe siècle. Notre histoire nationale commençait donc par une séparation dramatique, qui suggérait qu’auparavant nous avions toujours été unis. Or qu’ai-je constaté ? Si l’on regarde une carte de l’Europe occidentale datant de 1300 ou de 1350, on découvre l’Angleterre, la France et le Saint Empire romain germanique. Nous autres, Flamands, Brabançons, Hollandais, gens du Hainaut ou de Bruxelles, nous n’avions pas d’existence collective. Nous appartenions soit au royaume de France, soit au Saint Empire. Et puis un miracle géopolitique se produit : au cours des XIVe et XVe siècles, les ducs de Bourgogne parviennent à réunir et à unifier ces territoires et à en faire un nouvel État. Dans l’histoire européenne, un tel phénomène est rarissime.
Ainsi, au bout du compte, moi qui comptais raconter mon histoire du Nord, de la Belgique, des Pays-Bas, j’ai dû retourner en France (ce que je voulais éviter !), puisque, en tant que Flamand et Belge néerlandophone, je suis inexplicable sans la France et ses ducs de Bourgogne.
Avant d’en venir à l’œuvre de ces ducs, votre livre retrace un millénaire d’histoire de la Bourgogne. Pourquoi ?
Le point de départ logique aurait été effectivement ce 19 juin 1369 où le duc de Bourgogne Philippe le Hardi épouse à Gand Marguerite de Flandre, la plus riche héritière d’Europe, et pose les fondements de ce qui va devenir l’empire bourguignon. D’ailleurs, c’est ainsi que j’avais commencé. Mais, au bout de deux pages, j’ai constaté que je devais sans cesse interrompre le fil de mon récit pour expliquer ce qui n’est pas forcément évident pour le grand public : le système féodal, le fait que, dans ce système, la Flandre était française, etc.
J’ai donc décidé de revenir mille ans en arrière, au moment où les Burgondes font leur apparition dans l’histoire européenne. Ce peuple « barbare », moins connu que les Francs ou les Wisigoths, a joué un rôle clé dans la construction de l’Occident chrétien. Il venait probablement d’une petite île de la Baltique qui se nomme aujourd’hui Bornholm et qui s’appelait jadis Burgundarholm [l’île des Burgondes]. Ce qui est incroyable, c’est que, au cours de leur descente vers le sud, ils tentèrent de s’emparer du territoire qui allait devenir un jour la Belgique. Mais ils furent écrasés par les Huns et les Romains, une défaite qui a inspiré La Chanson des Nibelungen.
Après bien des péripéties, ils finirent par s’établir à un endroit auquel ils donnèrent leur nom : la Bourgogne. L’historiographie française aime voir en Clovis le premier chef germanique converti au catholicisme, mais il avait été précédé par un roi burgonde et influencé par son épouse Clotilde, qui était elle-même une Burgonde. Par la suite, le royaume burgonde, sous une forme plus réduite, sera scindé en deux entités : un comté (la future Franche-Comté) et ce qui deviendra en 911 le duché de Bourgogne, lequel relevait du royaume de France et connut un essor religieux sans équivalent. On peut dire que, entre les années 1000 et 1200, la chrétienté a été gouvernée aussi bien de Rome que de Bourgogne, où furent fondés les grands monastères de Cluny puis de Cîteaux.
Venons-en à 1363, date à laquelle le roi de France Jean II donne le duché de Bourgogne en apanage à son fils préféré, Philippe le Hardi. Six ans plus tard, ce dernier épouse Marguerite de Flandre. C’est à ce moment-là que le destin de la Bourgogne va se trouver lié à ce que vous appelez les Plats-Pays…
Attardons-nous un peu sur la personnalité exceptionnelle de Philippe le Hardi, le moins connu des ducs de Bourgogne – et peut-être le plus important parce que c’est le premier de cette nouvelle lignée, celui sans lequel rien n’aurait été possible. Il est le benjamin des fils du roi de France. Autrement dit, il n’avait, en théorie, pas droit à grand-chose. Simplement, lors de la défaite de Poitiers, en 1356, cette bataille imperdable que Jean II perd quand même contre les Anglais, il fait preuve d’une bravoure telle qu’elle lui vaut son surnom de Hardi et, plus tard, de la part de son père reconnaissant, le duché de Bourgogne. Son frère aîné, Charles V, qui fut l’un des plus grands rois de France, s’entendait très bien avec lui et reconnaissait sa supériorité sur ses autres frères. Il va l’aider à épouser Marguerite de Flandre et à s’approprier ce qui est alors la région la plus riche d’Europe du Nord. Mais Philippe le Hardi ne va pas en rester là. En 1385, il organise le double mariage de son fils, le futur Jean sans Peur, et de sa fille Marguerite avec des enfants d’Albert de Bavière, ce qui, à terme, mènera à l’élargissement des possessions bourguignonnes à la Hollande, à la Zélande, au Hainaut ainsi qu’au Brabant, tous liés féodalement au Saint Empire. La table où fut signé ce double contrat de mariage a été perdue, mais c’est sans doute le meuble le plus important de notre histoire.
Par ailleurs, Philippe le Hardi fait construire la fameuse chartreuse de Champmol, tout près de Dijon. Et, pour la décorer, il fait venir les plus grands artistes des Plats-Pays, notamment le sculpteur Claus Sluter, le Michel-Ange de la fin du Moyen Âge. Issus de contrées septentrionales qui ne sont pas encore unifiées à ce moment-là, ceux-ci se rencontrent sur le chantier bourguignon, qui est le grand projet esthétique de l’époque. Je serais tenté de dire que, dans notre histoire, les Plats-Pays existent dans les arts avant même d’avoir une existence géopolitique.
Les Plats-Pays : c’est par ce terme inhabituel que l’ensemble formé par la Belgique et les Pays-Bas actuels est désigné dans la traduction française de votre livre. Pourquoi ce choix ?
Je parle dans mon livre de ce qu’on appelle en néerlandais Lage Landen ou Nederlanden et en anglais Low Countries. En français, dans les travaux universitaires, on utilise toujours la traduction littérale de « Pays-Bas », et le lecteur averti comprend que, dans le contexte des XIVe et XVe siècles, il ne s’agit pas des Pays-Bas actuels. Mais, comme je m’adresse au grand public, je souhaitais éviter toute confusion, si bien que nous avons opté avec les traducteurs pour un autre terme, qui renvoie à Brel et à la Flandre (si importante dans cette histoire). Qui sait si ce terme ne finira pas par s’imposer ?
Comment, concrètement, les ducs de Bourgogne ont-ils unifié les Plats-Pays ?
J’ai déjà évoqué la stratégie matrimoniale de Philippe le Hardi. Elle est essentielle : il faut bien se rendre compte que ces mariages comptent plus que des batailles, même si les guerres vont aussi contribuer à étendre le domaine bourguignon. En la matière, le duc important est le petit-fils de Philippe le Hardi, Philippe le Bon. Entre les deux Philippe, la contribution de Jean sans Peur apparaît plus secondaire, parce que sa vie est entièrement dominée par la guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs (qu’il a déclenchée en faisant assassiner Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI) et qu’il meurt prématurément, assassiné lui aussi.
Son fils, Philippe le Bon, accède très jeune au pouvoir et va régner un demi-siècle. Il a tout ce qu’avait son grand-père et qui manquera à son fils, Charles le Téméraire : l’intelligence politique et la patience. Il mène une longue lutte contre sa nièce Jacqueline de Bavière pour récupérer le Brabant, le Hainaut, la Zélande et la Hollande. Le comte de Namur fait faillite ? Il achète son domaine. Le puissant évêché d’Utrecht est vacant ? Il y place l’un de ses vingt-six bâtards reconnus... Même Liège était devenue un protectorat bourguignon.
De plus en plus, le centre de gravité de cet ensemble se déplace du Sud, qui correspond à la Bourgogne et à la Franche-Comté, au Nord, c’est-à-dire aux Plats-Pays. Sous Philippe le Hardi, Dijon est encore la capitale. Sous Philippe le Bon, c’est Gand, Bruges et, finalement, Bruxelles. Se pose alors la question de l’unité de cet empire constitué de régions disparates. Pour y répondre, Philippe le Bon entreprend des réformes administratives, juridiques et financières centralisatrices, soutient la fondation de l’université de Louvain et crée l’ordre de la Toison d’or, afin qu’émerge une nouvelle élite aux valeurs et aux références communes. Il crée également une monnaie commune. Enfin, sur le modèle français, il inaugure des états généraux en 1464 à l’hôtel de ville de Bruges.
À propos de l’empire de Philippe le Bon, vous parlez d’un « État théâtre ». Qu’entendez-vous par là ?
Aucun autre prince de son époque ne maîtrise aussi bien l’art de la propagande. Il déploie un faste inouï dans ses « joyeuses entrées » 1, soutient les plus grands artistes de son temps, Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden (dit aussi Rogier de La Pasture), et organise des banquets mémorables. J’évoque dans mon livre un énorme pâté renfermant vingt-huit musiciens ainsi qu’un géant qui se met à batifoler avec une naine venue de Hongrie, un sanglier empaillé chiant des radis quand on lui tire la queue…
Quand, en 1453, arrive la nouvelle du siècle, celle de la chute de Constantinople, comment réagit Philippe le Bon ? Il donne à Lille la fête du siècle, le fameux « banquet du faisan », pour lequel on dispose des gradins autour de la salle, afin que les nobles de moindre rang puissent non pas manger mais regarder les réjouissances !
Les ducs de Bourgogne sont confrontés à un sérieux problème : la puissance des villes des Plats-Pays. Comment s’en accommodent-ils ?
Il faut, en effet, prendre la mesure de la puissance de ces cités. Au XIVe siècle, Ypres compte 30 000 habitants, Bruges, 45 000 et Gand, 60 000. À titre de comparaison, Amsterdam, à la même époque, c’est 1 000 habitants. Paris en compte certes 100 000, mais elle est isolée, tandis que Gand, Ypres et Bruges sont proches les unes des autres. On a affaire à la zone la plus urbanisée d’Europe. Les ducs de Bourgogne ont compris qu’ils devaient composer avec ces villes énormes, d’autant que dans les contrées du Nord existe une tradition d’indépendance : on discute de tout. Quand on considère la création de ce nouvel État, n’imaginons donc pas un duc sur son trône qui décide de tout. Imaginons plutôt une table avec les riches citadins d’un côté et le duc de l’autre. Si Ypres, Gand, Bruges et Bruxelles formaient un front uni, le duc ne ferait pas le poids. Il joue donc une ville contre l’autre. Les deux parties savent, du reste, qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Les villes enrichissent le duc, qui, en échange, favorise leur prospérité en assurant la paix et de bonnes conditions de commerce.
Cela n’empêche pas les tensions, voire les affrontements sanglants. Plusieurs batailles ont lieu. Selon moi, elles sont plus importantes que Crécy ou Poitiers. Je sais à quel point ces défaites comptent dans votre roman national, mais, à l’échelle de l’histoire européenne, elles me semblent moins essentielles que, par exemple, la bataille de Rosebecque [ou Roosebeke], en 1382, qui voit Philippe le Hardi écraser les insurgés gantois. Dans un cas, il s’agit d’une guerre à l’ancienne, une guerre entre chevaliers pour des terres ; dans l’autre, d’une guerre à propos d’une vision du monde. L’exemple des Gantois révoltés contre le régime féodal était en train de se propager aux villes françaises. Qui peut dire ce qui se serait passé s’ils l’avaient emporté ? Un 1789 avant la lettre, peut-être.
Comment évoluent les rapports entre ces ducs surpuissants et leur souverain légitime, le roi de France ?
Les ducs de Bourgogne sont des nobles français qui le deviennent de moins en moins. Philippe le Hardi, lui, reste français jusqu’au bout. C’est un prince français, qui parle français et va utiliser les ressources du royaume de France à ses propres fins. En 1380, à la mort de son frère le roi Charles V, il devient le chef des régents ; il a donc accès au trésor royal et peut employer l’armée française. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il l’emporte à Rosebecque. Il est écarté un moment, quand Charles VI atteint sa majorité, mais voilà que celui-ci devient fou et que Philippe revient au premier plan, jusqu’à sa mort, en 1404. Philippe le Hardi a donc été l’homme le plus puissant de France, son roi officieux, pendant près d’un quart de siècle. Les débuts de l’État bourguignon seraient inexplicables sans cela.
L’assassinat de Jean sans Peur, en 1419, avec la complicité du futur Charles VII, marque-t-il une rupture dans la relation entre le duché de Bourgogne et le royaume de France ?
C’est vrai que le fils et successeur de Jean sans Peur, Philippe le Bon, conclut peu après, en 1420, le fameux traité de Troyes, qui livre la France aux Anglais. Dans votre historiographie, cela en fait un traître. Je ne doute pas que son chagrin était sincère, mais je ne crois pas que sa conduite ait été dictée par ses émotions et son seul désir de vengeance. Il était beaucoup trop fin politique pour cela. Il n’a pas agi sur un coup de tête ; je crois au contraire qu’il a réfléchi et que, dans la situation qui était la sienne, il a pris la décision la plus intelligente. Il a fait en sorte que la France et l’Angleterre continuent de s’épuiser mutuellement, afin de pouvoir en profiter, s’engouffrer dans le vide ainsi créé. Cela dit, il est incontestable que ce qui prime alors pour lui ce sont les intérêts de l’État qu’il est en train de bâtir.
Il a aussi vendu Jeanne d’Arc aux Anglais…
Oui, mais, là encore, c’est un choix politique. Il avait besoin de la laine anglaise, indispensable à l’industrie drapière des Plats-Pays. Il a utilisé Jeanne d’Arc comme monnaie d’échange. On notera cependant qu’il a toujours tenté de garder un équilibre entre Anglais et Français. Il aide les Anglais, mais pas complètement. Ensuite, il redonne espoir à la France, mais pas trop. Il tient sans cesse un double langage. Cette ambiguïté lui permet de créer un espace où fabriquer sa propre histoire. Et n’oublions pas que, en 1435, donc quinze ans à peine après le traité de Troyes, il conclut la paix d’Arras avec Charles VII, l’homme qui avait commandité l’assassinat de son père. Je ne sais pas si j’en aurais été capable. Lui agit en homme d’État.
Passons au fils de Philippe le Bon, Charles le Téméraire, considéré comme le dernier duc de Bourgogne. En France, il a une réputation de brute sanguinaire. Est-elle justifiée ?
Oui, mais pas entièrement. Aujourd’hui, nul doute qu’il se retrouverait devant la Cour pénale internationale de La Haye pour avoir incendié Liège et Dinant. En même temps, il parle français, thiois (c’est-à-dire moyen-néerlandais), anglais, portugais, lit le latin, parsème ses discours de citations. Il compose de la musique, et certaines de ses pièces sont encore jouées de nos jours. C’est un homme de la pré-Renaissance, un chevalier érudit. Des quatre ducs de Bourgogne, c’est le plus connu en France. Il est le seul à avoir eu droit à deux ou trois biographies. Je crois que c’est dû à son duel épique avec Louis XI qui, au bout de dix ans, s’achève sur une défaite spectaculaire à Nancy. Du point de vue français, c’est comme la finale de la Coupe du monde : vous avez gagné – et gagné sans même être présents, puisque Charles le Téméraire est balayé (et tué) par une coalition de Lorrains et de Suisses.
Je vois en lui un Napoléon raté. Comme Napoléon, c’est un homme du micro- et du macromanagement. Napoléon gagnait ses batailles tout en vérifiant les factures des Tuileries la nuit ; il voulait tout contrôler. Charles le Téméraire, c’est pareil, à ceci près que les réformes qu’il entreprend sont trop ambitieuses. Il ne distingue pas ce qui est possible de ce qui ne l’est pas. Surtout, contrairement au Corse, c’est un piètre militaire. Napoléon garde son sang-froid au milieu de la bataille ; Charles, lui, planifie tout sur le papier, jusqu’au moindre détail, et quand, le jour J, les événements ne se déroulent pas comme prévu, il est incapable d’improviser. C’est un personnage de roman.
Pour vous, cependant, Charles le Téméraire n’est pas le dernier des Bourguignons. Ce titre, vous le réservez à son arrière-petit-fils, Charles Quint. Pourquoi ?
On en revient à la vision franco-française selon laquelle, après la victoire sur Charles le Téméraire à Nancy, tout est fini : vous reconquérez le duché de Bourgogne puis vous poursuivez votre propre roman national en vous tournant vers l’Italie. Sauf que, entre-temps, les Plats-Pays continuent d’être bourguignons. Marie de Bourgogne, la fille de Charles le Téméraire, épouse Maximilien de Habsbourg, avec lequel elle a Philippe le Beau, qui épouse, à son tour, Jeanne Ire de Castille, dite Jeanne la Folle, union dont naît Charles Quint. Celui-ci est élevé par sa tante, Marguerite d’Autriche (qui, malgré son nom, est une pure Bourguignonne), à Malines, dans un palais rempli de tableaux de primitifs flamands où il s’imprègne du goût des arts et du faste bourguignon. Sa langue maternelle est le français. Ce qui est incroyable, c’est que ce Bourguignon d’éducation et de cœur a fini par posséder presque toute l’Europe et un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Mais, quand il était seul, il se sentait frustré parce qu’il n’avait pas réussi à reprendre Champmol, où il aurait voulu être enterré au côté de ses ancêtres bourguignons.
Charles Quint est le dernier à respirer ce mélange de Nord et de Sud, à se revendiquer duc de Bourgogne. Avec son fils Philippe II, c’est terminé : lui ne parle plus la langue, il est complètement hispanisé. Le monde des Bourguignons lui est devenu étranger.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 95691 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>Le piment est aujourd’hui indissociable de la cuisine chinoise. Et pourtant, l’historien américain Brian Dott montre que ce fruit originaire d’Amérique s’est implanté presque par hasard en Chine. Il y serait arrivé à la fin du XVIe siècle via l’Espagne et le Portugal dans les cuisines des navires marchands. Contrairement à d’autres épices comme le poivre noir ou la muscade, il était très bon marché et facile à cultiver. Les marins auraient donné ce « bon plan » à de petits cultivateurs locaux.
« Cette transmission discrète rend difficile à déterminer où et quand exactement le piment a été pour la première fois cultivé et consommé dans les différentes régions de Chine », souligne la spécialiste de la cuisine chinoise Fuchsia Dunlop dans l’hebdomadaire britannique The Spectator. Les traces écrites de cette arrivée sont effectivement rares : les élites chinoises jugeant vulgaire la nourriture épicée, les livres de cuisine ne commencent à mentionner le piment que vers 1790. « Brian Dott assure que l’intégration du piment dans la médecine traditionnelle a été la clé de sa diffusion à travers toute la Chine », précise Fuchsia Dunlop.
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WP_Post Object ( [ID] => 95261 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>À en croire le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « autocrate » était à l’origine employé dans un sens restrictif issu du grec ancien : « la personne qui exerce un pouvoir absolu et qui ne détient ce pouvoir que d’elle-même ».
Il s’agit d’un personnage fictif, car aucun pouvoir n’est absolu, et, même lorsque le dictateur se fait tyran, il ne détient pas son pouvoir entièrement de lui-même, du moins à l’origine.
Le mot « autocratie » désigne aujourd’hui valablement les régimes autoritaires fermés, qui n’acceptent pas d’être contestés par les urnes ou d’autres moyens. Mais cette catégorie comporte elle-même des variations. La Corée du Nord et la Chine n’ont pas le même système politique.
Nous nous intéressons dans ce dossier à une autre catégorie, en plein essor dans le monde : celle de régimes mixtes, hybrides, dans lesquels une autocratie, personnelle ou institutionnelle, s’accommode d’élections plus ou moins pluralistes et d’autres attributs habituellement associés aux démocraties. Ces autocraties électives concernent plus de la moitié de la planète et nourrissent les aspirations de nombreux partis et politiciens au sein des vieilles démocraties. Donald Trump est l’exemple le plus patent de ces aspirants autocrates. Qu’il ait pu être élu à la surprise générale à la tête de l’État le plus puissant du monde, qui est aussi la plus vieille démocratie, témoigne d’une évolution de grande ampleur.
Dans les années 1980 et plus encore dans la décennie suivante, après la chute de l’URSS, il semblait aller de soi que le régime démocratique allait peu à peu s’imposer dans la majorité des pays. Il a fallu déchanter. Aux avancées ont succédé maints retours en arrière et, depuis 2006, la régression est constante. Les experts se perdent en conjectures pour expliquer ce renversement de tendance. L’un des arguments les plus solides porte sur les craintes suscitées par la mondialisation, source de transformations socio-économiques et surtout culturelles très rapides.
Si l’on se penche sur les événements les plus récents, 2020 verra peut-être la non-réelection de Trump et la chute de la dictature biélorusse. Mais les autres dictatures se portent bien (Chine) ou résistent efficacement (Venezuela, Congo, Kazakhstan…) et les évolutions régressives sont nombreuses.
En Amérique latine, on l’observe au Brésil, au Mexique, au Salvador et, dans une moindre mesure, au Pérou, au Guatemala, en Équateur et en Bolivie. En Europe, c’est le cas en Hongrie, en Pologne, en Turquie, en Serbie et, bien sûr, en Russie. En Afrique, on le constate en Zambie, en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda, au Togo et au Mali, entre autres. En Asie : en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Malaisie, en Birmanie, aux Philippines, en Indonésie et, à présent, à Hong Kong. Dans bien des cas, la pandémie de Covid-19 a servi de prétexte pour serrer la vis.
L’Inde constitue un exemple frappant. La démocratie la plus peuplée du monde continue d’être classée par l’ONG américaine Freedom House parmi les pays « libres ». En Asie continentale, c’est la grosse exception qui confirme la règle. Est-ce justifié ? Freedom House souligne elle-même le caractère tout relatif de son appellation « libre » en consacrant dans son rapport 2020 une page aux principales atteintes aux droits démocratiques commises par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi en 2019 : blocage de l’accès à Internet, répression de manifestations, harcèlement et intimidation de journalistes, d’universitaires et autres personnes qui traitent de sujets sensibles.
Narendra Modi fait partie du club des autocrates élus les plus en vue, avec Jair Bolsonaro au Brésil, Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Rodrigo Duterte aux Philippines, Viktor Orbán en Hongrie, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Andrzej Duda en Pologne, Benyamin Netanyahou en Israël et, bien sûr, Vladimir Poutine. Ils se reconnaissent et s’apprécient, même lorsque leurs intérêts divergent. Mais c’est la partie émergée de l’iceberg.
Si les autocraties électives ont fait leurs preuves, c’est que des élections bien menées, même faussées, contribuent à légitimer un pouvoir, auprès des masses mais aussi des élites nationales et internationales. Le phénomène n’est pas nouveau : pensons à Napoléon III, à Perón, à de Gaulle. Ce qui est nouveau, c’est leur nombre.
Cela a de quoi déconcerter : partout, le niveau d’études a beaucoup progressé, facteur souvent associé à l’enracinement des valeurs démocratiques. Or c’est le contraire qui se produit. Même en Europe. Dans un livre récent, Yan Xuetong, qui dirige le département de relations internationales à l’université Tsinghua de Pékin, observe malicieusement que moins du tiers des jeunes Européens placent la démocratie parmi « les cinq valeurs auxquelles ils sont le plus attachés ». Aux États-Unis, l’élévation du niveau d’instruction ne semble pas avoir contribué à réduire le degré d’ignorance de l’électeur moyen sur les sujets d’intérêt général ; un point de vue que défend enquêtes à l’appui le juriste Ilya Somin dans un livre intitulé « Démocratie et ignorance politique ». Un peu partout, la hausse du taux d’abstention témoigne d’une désaffection mais aussi d’une défiance à l’égard de la politique.
La désaffection est curieusement palpable même au sein des médias et chez les intellectuels. Comme l’observe David Bromwich, professeur à Yale, contrairement à l’impact produit dans les années 1970 par la fuite des Pentagon Papers, des documents détaillant l’implication des États-Unis au Vietnam, les Afghanistan Papers, divulgués récemment par The Washington Post, qui décrivent dix-huit années d’absurde gâchis, n’ont pas fait lever un sourcil. « L’indifférence est devenue la règle », écrit-il.
Dans un livre paru en 2017, Stephan Haggard, de l’Université de Californie, et Robert Kaufman, de l’université Rutgers, croient pouvoir incriminer un « syndrome de faiblesse démocratique ». On voit même certains intellectuels, pas seulement de droite, prendre position « contre la démocratie » – titre d’un livre de Jason Brennan. Ce professeur de philosophie politique de l’université de Georgetown appelle à limiter le pouvoir politique que les ignorants et les incompétents exercent sur les autres. « Retirer le droit de vote à 80 % des électeurs blancs pourrait être exactement ce dont les Noirs pauvres ont besoin », écrit-il. Ce qui est sûr, c’est que les autocrates élus, aujourd’hui comme hier, excellent dans l’art de tirer profit de l’ignorance des masses. Internet aidant, les techniques de manipulation des esprits se développent.
Il est tentant de généraliser mais, en raison des différences de contexte, l’exercice trouve vite ses limites. Témoin les trois principaux articles de ce dossier : pour stimulantes qu’elles soient, les comparaisons tournent court, que ce soit entre Trump et Orbán, entre Trump et Poutine ou même entre López Obrador et Chávez. López Obrador admire Trump, qui embrasse Netanyahou, se fait donner une sérénade par Duterte et dit admirer Xi Jinping, mais chacun est chez soi.
Et l’avenir peut réserver de bonnes surprises. Si Trump n’est pas réélu, on vantera les capacités de résilience de la démocratie américaine. En cette année 2020, Duda et Netanyahou auraient pu ne pas être réélus et seraient aujourd’hui écartés du pouvoir. En Italie, Matteo Salvini a mordu la poussière. Enfin, gardons-nous de tout angélisme démocratique. Un autocrate, même non élu, n’est pas forcément le diable. Pensons à Hadrien, à Chah Djahan…
Dans ce dossier :
WP_Post Object ( [ID] => 95274 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-09-24 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-09-24 07:00:00 [post_content] =>En l’espace d’une décennie, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et son parti, le Fidesz, ont transformé une démocratie en quelque chose de proche d’une autocratie. Peu après sa première réélection, en 2014, Orbán a prononcé un discours dans lequel il exposait les grandes lignes de son projet politique. Invoquant les échecs socioéconomiques de la mondialisation, il défendait le cap qu’il avait fixé en observant que les pays les mieux préparés pour l’avenir n’étaient « pas les démocraties libérales, et peut-être même pas les démocraties ». S’appuyant sur ce message, il définissait les contours d’un nouveau type de régime : « La nation hongroise, disait-il, n’est pas une simple somme d’individus, mais une communauté qui doit être organisée, renforcée et développée. En ce sens, le nouvel État que nous construisons est un État illibéral, un État non libéral. »
La Hongrie devait être ancrée dans l’idée du nationalisme, estimait Orbán ; ce nationalisme exigeait une poigne autocratique, et cette poigne il n’y avait que lui et le Fidesz qui pouvaient l’avoir. L’identité de la nation hongroise et la politique de Viktor Orbán seraient une seule et même chose.
Orbán a passé des années à préparer son pays à ce virage. Au cours de son premier mandat (1998-2002), il s’est systématiquement employé à refondre les institutions démocratiques hongroises. Les circonscriptions ont été redécoupées au profit du Fidesz. Le droit de vote a été accordé aux Hongrois de souche vivant dans les pays voisins. Les tribunaux ont été méthodiquement peuplés de juges de droite. Les copains du Fidesz ont eu la possibilité de s’enrichir, et, en retour, l’élite économique a financé la politique d’Orbán. Le gouvernement a bâti une machine de propagande massive, les médias indépendants ont été harcelés puis rachetés et ceux de droite transformés en quasi-organes gouvernementaux. Alors que la politique étrangère du Fidesz était jusque-là fondée sur l’opposition à la domination russe, Orbán s’est rapproché de Vladimir Poutine et a cherché à attirer les investissements russes avec la corruption qui va avec.
Aux États-Unis, le Parti républicain emprunte une voie semblable depuis une décennie. Les dégâts de la crise financière de 2008 ont été exploités par le Tea Party, un mouvement populiste de droite qui procurait un sentiment d’appartenance à un pan de l’électorat majoritairement blanc et chrétien. Les Républicains ont procédé à un redécoupage des circonscriptions à leur profit. La moitié des États américains ont voté des lois électorales restreignant le droit de vote. Dans l’Amérique d’après l’arrêt Citizens United, les Républicains ont enrichi une élite de donateurs qui a dépensé des milliards en faveur d’une politique de droite 1. La chaîne Fox News est le principal rouage d’une machine de propagande tentaculaire, qui englobe la télévision, la radio, les sites Internet et les réseaux sociaux. Le parti s’est focalisé sur la justice, en bloquant les nominations proposées par Barack Obama puis en accélérant la transformation du système judiciaire sous Donald Trump. Et, comme le Fidesz, le Parti républicain, qui avait des positions hostiles à la Russie, lui fait à présent cyniquement la cour tout en déniant son ingérence dans notre démocratie.
En Hongrie, pour justifier sa démarche, Orbán a habilement et implacablement mis en place un populisme de droite fondé sur les défaillances de la démocratie libérale et l’attrait pour l’histoire du pays : l’identité chrétienne, la souveraineté nationale, la méfiance à l’égard des institutions internationales, le rejet de l’immigration et la détestation des élites libérales politiquement correctes. Il s’agissait de briser le statu quo, de faire en sorte que les masses se sentent puissantes en répondant à leurs doléances. Nous contre eux. Sandor Lederer, un militant anticorruption hongrois qui dirige l’ONG K-Monitor, résume ainsi cette rhétorique : « Nous devons protéger les Hongrois contre ceci ou cela, et on peut ajouter à l’infini de nouveaux ennemis » – les multinationales, les musulmans, les migrants, les eurocrates, les médias de gauche et George Soros.
De même, aux États-Unis, Donald Trump a imprimé une direction illibérale et nationaliste à son parti et conforté une ligne autoritaire. Comme Orbán, il canalise le mécontentement en désignant tour à tour une série de boucs émissaires pour animer une politique du « nous contre eux » à caractère ethno-nationaliste. Mais ses saillies parfois bouffonnes ne doivent pas occulter ce qui se passe au-delà de son compte Twitter. Conformément à l’engagement pris par Steve Bannon après l’intronisation du président, le gouvernement vise la « déconstruction de l’État administratif » 2 au mépris des normes démocratiques, en promouvant les loyalistes, en amnistiant les alliés de Trump, en réaffectant la dépense publique pour contourner les objections du Congrès, en faisant pression sur des gouvernements étrangers pour qu’ils enquêtent sur les adversaires du président, en limogeant des inspecteurs généraux, en bafouant les règles éthiques et en refusant de se soumettre au contrôle législatif.
Après sa première réélection, en 2014, Orbán s’est attaché à persécuter encore davantage ses ennemis. Ses adversaires politiques, la société civile et les médias indépendants sont soumis à un harcèlement incessant qui se traduit notamment par des campagnes de désinformation et des menaces de procès. La Hongrie a achevé la construction d’une clôture pour empêcher les migrants d’entrer. Les théories du complot sur George Soros se sont muées en une politique qui sert à tout justifier, notamment les restrictions à la liberté d’association et à la liberté d’expression, et les enquêtes bidon. La corruption a pris de l’ampleur et entache les dépenses publiques. La Hongrie a été blanchie de ses péchés historiques, notamment sa complicité dans la Shoah ; les statues imposantes qui ont été érigées et la révision des programmes scolaires ancrent l’avenir de la Hongrie dans son passé fasciste.
Les coups de canif portés à la démocratie hongroise ont permis à Orbán d’être réélu pour un troisième mandat en 2018 avec moins de la moitié des suffrages exprimés, ce qui ne l’empêche pas de détenir tous les leviers du pouvoir. Si Trump est réélu à l’automne, ce sera aussi à coup sûr avec moins de la moitié des suffrages. Et, dans cette hypothèse, le système et la culture politiques des États-Unis ressembleraient encore davantage à ceux de la Hongrie.
Je me suis rendu à Budapest en février dernier. À première vue, la capitale hongroise ressemble à bien des égards à celle de n’importe quelle autre démocratie occidentale, jusqu’à ce qu’on réalise à quel point la domination du Fidesz et le populisme d’Orbán façonnent la vie publique. Il existe toujours une presse indépendante, mais elle est ghettoïsée sur des sites Internet que ne consulte guère qu’une élite cosmopolite. Comme me l’a expliqué le journaliste d’investigation Szabolcs Panyi, Orbán peut compter sur sa machine de propagande pour atteindre la plupart des Hongrois tout en dénigrant constamment les journalistes indépendants. « Vous savez, me dit-il, décrivant le processus de délégitimation de la réalité objective, il n’y a pas de faits, il n’y a que des opinions, tout est partisan. » Il y voit une guerre psychologique visant à « détourner notre attention en la faisant porter non plus sur notre travail de journalistes mais sur ce qu’ils colportent sur nous ».
Les organisations de la société civile sont tout autant harcelées. Márta Pardavi, coprésidente du Comité Helsinki hongrois, qui veille au respect des droits de l’homme, évoque la salve de décrets que son organisation a contestés devant les tribunaux, ainsi que les attaques dont le comité est la cible dans les médias pro-Fidesz. Des journalistes de droite ont campé devant le bureau du comité et dénigrent régulièrement son travail. Ces actions visent à démoraliser les gens, à les dissuader de participer à la vie publique. Voici, me dit-elle, le message qu’Orbán cherche à faire passer : « La politique, c’est risqué, c’est sale, c’est corrompu, donc il vaut mieux s’en tenir à l’écart. » Une incitation à l’apathie destinée à éliminer l’opposition.
Lederer voit un dénominateur commun entre Orbán et Trump : « Vous créez un gros scandale de toutes pièces afin que les gens ne parlent pas des vrais problèmes du pays, de sorte que vous avez un faux débat complètement hors de propos sur des choses symboliquement importantes, mais jamais sur la façon dont vous dirigez le pays ou dont celui-ci fonctionne. » C’est cela, déplore Márta Pardavi, le vide qui a caractérisé la politique d’Orbán dans sa quête de pouvoir. Au lieu de proposer des solutions, « il se borne à instrumentaliser la haine ». Et toute cette haine ne sert aucun but réel. « Le plus triste et le plus inquiétant dans tout cela, c’est que ce régime a été conçu pour qu’Orbán reste au pouvoir et que le Fidesz soit richement doté. » Orbán peut bien manier la rhétorique nationaliste, son véritable objectif est de se maintenir au pouvoir.
Orbán et Trump s’inscrivent dans un contexte de montée de dirigeants nationalistes et autoritaires partout dans le monde – du Brésil à la Russie, en passant par la Turquie, l’Inde, la Chine et les Philippines. Leur succès repose sur un argument qu’Orbán a fait valoir haut et fort après sa réélection : la mondialisation et la démocratie libérale ont échoué et une forme plus traditionnelle de nationalisme est nécessaire pour que leurs pays retrouvent leur grandeur. Et quand on regarde vers le passé, on ne peut que constater que le nationalisme autoritaire est en fait la norme et que la démocratie libérale est une exception d’après-guerre.
Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale avaient sensibilisé l’opinion aux dangers du nationalisme autoritaire et aux dégâts qu’il pouvait faire dans les pays eux-mêmes et dans les relations entre eux. Aujourd’hui, on semble avoir oublié la leçon.
Steve Bannon a un jour dit d’Orbán qu’il était « un Trump avant l’heure ». Quelques semaines après le début de la pandémie de Covid-19, Orbán s’est octroyé des pouvoirs quasi dictatoriaux et a fait placer en garde à vue des citoyens pour des délits aussi insignifiants que de critiquer le gouvernement sur Facebook. Les États-Unis n’en sont pas encore à ce stade d’autocratie. Mais la police d’assurance de notre démocratie est censée être la résilience de nos institutions, et il est amplement prouvé chaque jour qu’elles sont en train de se transformer sous nos yeux. D’obstacles pouvant contenir les impulsions de Trump, elles deviennent des outils pour punir ses adversaires. Et des choses autrefois inimaginables dans la vie politique américaine – par exemple le fait que le président dise régulièrement souhaiter que ses adversaires soient jetés en prison – ne suscitent guère d’émoi. Trump lui-même n’hésite pas à dire tout le bien qu’il pense des autocrates, à commencer par Orbán. Lorsqu’il l’a reçu en 2019 à la Maison-Blanche, il l’a félicité pour le « boulot formidable » qu’il fait, en ajoutant qu’il était, « comme [lui], un peu controversé, mais c’est normal ».
Orbán a montré que, après avoir remporté une élection, un dirigeant et son parti pouvaient démanteler la démocratie tout en servant à la population un cocktail de nationalisme et de haine. C’est, je le crains, ce que donnera un deuxième mandat de Trump, à moins que les électeurs ne le reconduisent pas en novembre. Ce scénario optimiste, pour les États-Unis comme pour la Hongrie, augurerait d’une réaction de rejet plus vaste à l’égard d’un type de politique dangereux qui a échoué dans la crise actuelle et n’offre qu’un avenir plus sombre.
— Ben Rhodes a été l’un des conseillers de Barack Obama en matière de sécurité nationale. Il copréside le think tank National Security Action. Il a publié en 2018 Obama confidentiel. Dix ans dans l’ombre du président (Saint-Simon, 2019, lire Books no 95, mars 2019).
— Cet article est paru dans le mensuel américain The Atlantic le 15 juin 2020. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
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