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Dans l’Inde médiévale, les grands ingénieurs étaient pour la plupart des shudras. Les membres de la plus basse des quatre grandes castes ont fourni un apport régulier d’architectes, de maçons, de tailleurs de pierre, de sculpteurs de bronze et d’orfèvres. Réunis au sein de guildes héréditaires, ils étaient formés à la conception des structures, aux mathématiques, à la science des matériaux et aux conventions artistiques de leur époque. À la demande de souverains, de commerçants et de brahmanes qui ­méprisaient le travail manuel, et avec l’aide d’« intouchables » exclus de la hiérarchie des castes, ils ont bâti tous les joyaux architecturaux de l’Inde.

Les shudras ont continué à dominer les métiers d’art jusque dans la période coloniale britannique. Mais, à la fin du xxe siècle, la situation était tout autre. En 1985, à l’Institut indien de technologie (IIT) de Kharagpur – l’une des cinq grandes écoles d’ingénieurs fondées entre 1951 et 1961 –, où j’ai fait mes études, les brahmanes étaient, de loin, la caste la mieux représentée 1 . La plupart des neuf étudiants de ma résidence universitaire étaient des brahmanes, et tous étaient issus des castes dominantes, auxquelles appartiennent pourtant moins de 20 % des Indiens. On ne comptait quasiment pas de shudras, qui constituent environ la moitié de la population. Les membres des hautes castes expliquaient leur sur­représentation dans les écoles d’ingénieurs par le « mérite », laissant entendre qu’ils étaient plus doués que d’autres pour l’ingénierie. Comment une telle mutation a-t-elle pu se produire ?

C’est ce que cherche à comprendre Ajantha Subramanian dans The Caste of Merit, un ouvrage d’anthropologie historique original, incisif et rigoureux. Cette professeure d’anthropologie de l’université Harvard en situe les prémices dans l’Inde britannique du xixe siècle, moment où, à la faveur de la nouvelle dynamique socioéconomique, le savoir technique a été transféré « des corporations à l’administration, de l’atelier à la salle de classe, des basses castes aux hautes castes ». En l’espace d’un siècle à peine, explique l’auteure, les métiers de l’ingénieur, qui étaient du ressort des artisans des basses castes, sont passés aux mains des hautes castes sous l’égide d’un État planificateur.

Pendant les années où j’ai travaillé dans la Silicon Valley, j’ai souvent entendu des anciens élèves des IIT raconter qu’ils avaient fait fortune en partant de rien, qu’ils ne devaient leur réussite qu’à eux-mêmes. Je trouvais drôle qu’ils oublient leur place au sommet de la hiérarchie sociale indienne et le capital social qu’ils avaient acquis à la naissance. « La réussite de ces patrons non blancs dans un secteur très en vue les a confortés dans l’idée qu’ils étaient d’origine humble et qu’ils s’étaient élevés par la seule force de leur intellect », écrit ­Subramanian. Or les Américains d’origine indienne sont très majoritairement issus des hautes castes. « Le système des castes est incompréhensible aux États-Unis, ce qui a facilité l’amalgame entre l’appartenance à une caste supérieure, l’origine indienne et le “mérite”, ajoute l’anthropologue. Le privilège de caste y passe pour une volonté d’ascension sociale et pour un don inhérent à un peuple », de sorte que les diplômés d’IIT sont considérés « simplement comme des Indiens travailleurs et doués ». Vu le mépris qu’avaient leurs ancêtres pour les métiers techniques, comment les membres des hautes castes ont-ils opéré cette transformation ?

Au xixe siècle, des administrateurs coloniaux et des réformateurs indiens plaident, pour des raisons différentes, pour un enseignement plus moderne et ouvert au plus grand nombre, notamment en droit, en médecine et en ingénierie (l’élite étudiait alors la littérature classique et les arts). À l’époque, la formation des ingénieurs fait l’objet d’un vif débat. L’État doit-il s’appuyer sur la tradition technique locale comme l’a fait la Grande-Bretagne, où les grands ingénieurs d’alors sont passés par le système de compagnonnage des corporations ? Cette approche privilégie la formation pratique. Mais, dans ce pays comme ailleurs en Europe, une autre optique gagne du terrain qui met l’accent sur un apprentissage théorique préalable à l’acquisition d’un savoir-faire. Cette méthode a natu­rellement favorisé les classes instruites et scindé la formation d’ingénieur en une filière professionnelle et une filière universitaire, même si les ingénieurs euro­péens ont continué à valoriser la formation sur le tas.

La filière universitaire s’impose en Inde à partir de la fin du xixe siècle sous la houlette de l’État colonial : « En érigeant la salle de classe en nouveau lieu du savoir technique, observe ­Subramanian, les planificateurs de l’enseignement ont marginalisé ceux qui possédaient la technique au profit de ceux qui avaient de l’instruction. » Attirés par la perspective d’obtenir un poste prestigieux et bien ­rémunéré dans l’administration coloniale, les rejetons de l’élite se tournent vers l’ingénierie. Une première école d’ingénieurs en génie civil voit le jour à Roorkee, dans le nord du pays, en 1847. Trois autres suivent dans les années 1880 à Pune, à Madras et à Calcutta.
Mais les nouvelles cohortes de diplômés ne donnent pas entière satisfaction. « Il leur manque le cran et la jugeote qui caractérisent l’ingénieur », déplore un fonctionnaire britannique. Il ne s’agit pas d’un simple préjugé raciste. Cette critique vise les castes supérieures et non les arti­sans, dont le sens pratique ne fait pas de doute. « Le désintérêt que manifeste généralement l’Indien instruit pour les travaux de force est le principal problème de l’enseignement technique de l’Inde actuelle », notent deux administrateurs coloniaux dans un rapport de 1911.

De l’avis de nombreux fonctionnaires britanniques, « les affinités de caste et l’encastrement social mettaient à mal le professionnalisme des ingénieurs indiens », écrit Subramanian. Un ingénieur britannique se plaint ainsi que ses collègues et supérieurs indiens « n’écoutent que les membres de leur caste » lors des tournées d’inspection.
En dépit de leurs réserves, les Britanniques se sentent socialement plus proches des ingénieurs de hautes castes que des artisans shudras. Parce qu’elle lui sert de relais local, l’élite indienne jouit des faveurs de l’administration ­coloniale. Les deux grands corps techniques de l’Empire britannique, le génie civil et le génie mécanique, ne comptent parmi leurs membres indiens que des hommes de haute caste, des brahmanes pour l’essentiel. Dans la province de Madras, ces derniers, qui ne représentent que 3 % de la population, constituent 70 à 80 % des ­diplômés et des fonctionnaires autochtones. À la fin des années 1910, un dirigeant shudra, ­Daivasikhamani Achari, se plaint que les castes supérieures soient favorisées au détriment des artisans, une injustice d’autant plus flagrante que « la classe intellectuelle de ce pays est complètement coupée du travail manuel ».

Ces critiques n’auront guère d’effet. En 1947, au moment de l’indépendance de l’Inde, l’ingéniérie, qui garantit un poste dans la fonction publique, est « une profession prestigieuse et recherchée, réservée aux hommes bien nés et jugée indispensable à la construction nationale », écrit Subramanian. Un statut « découlant directement du fait qu’elle a été dissociée du travail technique “sale” des basses castes ».

Avec le recul, je me rends compte que cet état d’esprit était encore de mise à la fin des années 1980, pendant mes études à l’IIT de Kharagpur : on prisait les connaissances théoriques, on méprisait les compétences techniques. Peu habitués ou peu enclins à travailler avec des outils, réticents à se salir les mains, la plupart des étudiants voyaient peu d’utilité aux travaux pratiques en atelier et n’en percevaient souvent pas l’intérêt pédagogique.

Dans les années suivant l’indépendance, beaucoup de dirigeants nationalistes, dont Jawaharlal Nehru, envisagent une industrialisation dirigée par l’État pour assurer le développement économique du pays. L’enseignement technique et la recherche sont considérés comme des piliers de cette stratégie. Nehru va jusqu’à ériger l’ingénieur en nouveau « bâtisseur de la nation ». Les métiers de l’ingénieur sont alors à ce point dominés par des brahmanes comme lui qu’il idéalise la profession en y voyant l’expression du « sens brahmanique de l’État ».
En 1945, une commission dirigée par l’industriel et homme politique bengalais Nalini Ranjan Sarkar est chargée de faire un état des lieux de l’enseignement technique. En 1948, son rapport d’étape relève « les lacunes des élèves des écoles d’ingénieurs » et préconise de créer un nouveau type de formation « alliant ­enseignement théorique et ­enseignement pratique » afin de produire des diplômés sachant exercer « l’esprit comme la main », c’est-à-dire à la fois « de bons citoyens, des ingénieurs qualifiés capables d’initiative et de réflexion, et des professionnels susceptibles et désireux d’appliquer les principes de l’ingénierie », résume Subra­manian. La commission Sarkar prend pour modèle le Massachusetts Institute of Technology (MIT)  2.

Sur la base de ces préconisations, l’État fonde, en marge du système d’enseignement supérieur, cinq IIT administrés de façon centralisée et bénéficiant chacun du financement et du savoir-faire technique d’une ou plusieurs instances internationales. Ainsi, le premier d’entre eux, créé à Kharagpur en 1951, reçoit l’aide des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Union soviétique et de l’Unesco. Les IIT sont dotés de moyens conséquents et fixent eux-mêmes leurs examens d’entrée et leurs cursus. Cela leur confère un prestige et une stature internationaux.
Le rapport de la commission Sarkar s’attire lors de sa publication des critiques qui se révéleront par la suite fondées. Certains pressentent que les IIT deviendront des établissements élitistes, fonctionnant en vase clos et indifférents aux enjeux de développement de l’Inde. Il s’est avéré effectivement que les enseignants et les étudiants appartenaient à des familles ­urbaines de la classe moyenne et de haute caste (encore en 2018, c’était le cas de 96 % des professeurs à l’IIT de ­Kharagpur). La proportion d’étudiantes ne dépassait jamais 10 % et restait souvent bien en deçà. La majorité des étudiants comptaient au moins un ingénieur ou un haut fonctionnaire dans leur famille. Et, pour la plupart, ils avaient été scolarisés soit dans des écoles privées qui dispensent leur enseignement en anglais, soit dans des établissements publics destinés aux enfants d’agents de la fonction publique d’État. Ils avaient hérité de leur milieu social une hantise du travail manuel.
L’IIT de Madras, fondé en 1959 avec l’aide de l’Allemagne de l’Ouest, tente d’emblée d’en finir avec cette répugnance à mettre les mains dans le cambouis. Les Allemands élaborent un programme d’études « très orienté vers la formation pratique à des savoir-faire tels que la ferronnerie et le travail du bois ». Mais l’établissement ne parvient pas à insuffler une culture manuelle et abandonne discrètement ces enseignements au bout d’une décennie.

Les responsables allemands de l’aciérie Krupp de Rourkela mettent les problèmes opérationnels de l’usine sur le compte de « l’absence d’éthique moderne du travail » chez les ingénieurs indiens, qui sont « incapables d’accomplir le travail, ni même d’en comprendre la valeur intrinsèque, et n’ont pas l’ambition professionnelle que l’on attendrait d’eux ». Avec de telles carences, les membres des hautes castes semblaient particulièrement mal placés, et peu méritants, pour mener le développement industriel de l’Inde – ce qui contribue sans doute à expliquer des décennies de performances médiocres. De l’avis du diplomate allemand Walter Scheel, qui maîtrisait le travail du bois, l’Inde ne réaliserait son potentiel industriel que le jour où ses ingénieurs assimileraient « la valeur du travail et de l’artisanat et l’importance de la pensée personnelle et dynamique » et se déferaient de « leur façon de vivre statique et féodale ».
Mais rien de tout cela n’empêchera les diplômés d’IIT de considérer leurs écoles « comme des îlots d’excellence dans un océan de médiocrité » qui n’acceptent que des génies comme eux, « la crème de la crème ». Ils sont convaincus d’avoir réussi le concours d’entrée très sélectif du fait de leur seul mérite personnel. Aveuglés par leurs privilèges de caste et leurs avantages hérités, ils ne se sont jamais demandé dans quelle mesure leur réussite était imputable à leur milieu social. Subramanian évoque les travaux de deux sociologues qui avaient montré dès 1966 que les IIT contribuaient peu à la promotion sociale et étaient essentiellement des vecteurs de reproduction des élites.

Sans doute parce que leur modèle et leurs programmes d’études étaient d’inspiration étrangère, les IIT ont été dès le départ très tournés vers l’international. Ils ont produit peu de connaissances ou de réflexions sur le fonctionnement de ­l’Inde et n’ont pas créé d’innovations ­locales. Est-ce surprenant quand on connaît le profil de ceux qui ont fréquenté ces établissements ? Dans les années 1960, écrit Subramanian, « les études dans un IIT coûtaient l’équivalent du revenu par habitant de près de 40 personnes ». Mais, après avoir récolté les bénéfices d’un ensei­gnement public de qualité, les anciens élèves des IIT en viennent pour la plupart à dénigrer le modèle étatique de développement. En l’espace d’une vingtaine d’années, ajoute l’auteure, les gagnants du système se feront « ses plus virulents détracteurs ». Dans les années 1990, la plupart des diplômés d’IIT que je connaissais prônaient les privatisations massives et récusaient l’idée même de ­régulation.

Avec l’adoption de la loi sur l’immigration et la nationalité de 1965 aux États-Unis, qui lève les restrictions à l’immigration en provenance des pays asiatiques, les IIT deviennent une passerelle menant à la mobilité internationale. Au lieu de faire décoller l’industrie en Inde, les IIT envoient un flux régulier de ternes carriéristes issus des hautes castes urbaines vers les États-Unis, qui recherchent des travailleurs qualifiés pour faire tourner leur économie et surpasser l’Union soviétique. Par chance, le génie informatique exige des compétences théoriques plutôt que pratiques, ce qui dissimule les handicaps des ingénieurs de haute caste. Pendant mes études à Kharagpur, les étudiants les plus studieux étaient ceux qui envisageaient de partir aux États-Unis ; les autres se la coulaient douce. Les procédures de candidature auprès des universités américaines étaient bien rodées. Dans ma spécialité, 80 % des étudiants se sont expatriés, et la plupart ont décroché des postes dans des entreprises de la Silicon Valley dont ils ont brillamment gravi les échelons. L’Inde n’avait rien à leur proposer qui soit à la mesure de leur talent, se justifiaient les diplômés sur le départ. Moi aussi, j’ai pris part à cet exode. Si les IIT, financés sur fonds publics, n’ont pas réussi à former des bâtisseurs de la ­nation, ils ont manifestement répondu aux attentes des castes supérieures. Au point que le système peut à bon droit apparaître comme le racket institutionnalisé d’une caste sur les autres, comme une expropriation légale. La résistance, inévitable, a surgi sur deux fronts.

À partir des années 1970, les propriétaires terriens shudras enrichis par la révolution verte prennent conscience de leur poids politique. Beaucoup se mobilisent pour améliorer leur accès à l’éducation et aux emplois publics, où ils sont notoirement sous-représentés. En 1979, le gouvernement charge la commission Mandal  3 de « recenser les catégories de la population reléguées sur le plan socio­économique et éducatif ». Parallèlement, la vie politique indienne se réorganise ­autour des clivages de caste, selon des lignes de partage très différentes de celles qui ont permis aux hautes castes de contrôler les ressources publiques. Il était désormais avéré que les dirigeants issus des hautes castes avaient échoué à représenter les intérêts des castes inférieures. Désormais conscientes de leur poids électoral, ces dernières se fédèrent dans de nouveaux partis politiques qui combattent la politique de caste des élites avec leur propre politique de caste. Les électeurs s’y retrouvent, non par un phénomène d’identification communautaire, mais parce que l’appartenance à une caste détermine encore les ­perspectives de chacun et les discrimi­nations subies.

Cette effervescence démocratique bouscule le statu quo. En premier lieu, elle conduit à étendre les mesures de discrimination positive en faveur des basses castes aux IIT et à d’autres d’établissements publics d’enseignement supé­rieur. Un quota de 22,5 % d’étudiants des « castes répertoriées » [le terme officiel pour désigner les dalits] et des « tribus répertoriées » [le terme officiel pour désigner les aborigènes] avait déjà été instauré en 1973. Mais ces places réservées n’étaient généralement pas attribuées. Vu le faible nombre de ­dalits et d’aborigènes dans l’enseignement secondaire, rares étaient parmi eux les candidats en mesure de se présenter au concours, sans même parler de le réussir. En revanche, le nouveau quota de 27 % pour les membres des « autres classes défavorisées », parmi lesquels les shudras, apparaît autrement plus déstabilisant. Instauré pour les emplois dans la fonction publique en 1991, il a été étendu aux universités publiques à partir de 2006 – même si, dans les faits, les IIT peuvent fixer leurs propres seuils d’admission et prennent soin de mettre la barre suffisamment haut pour que le quota ne soit pas rempli, de sorte que les places censément réservées soient pourvues, comme le prévoit la loi, avec les candidats de la « catégorie générale ».

À partir des années 1980, les étudiants des IIT ont abandonné l’idée d’intégrer la fonction publique et n’aspirent plus qu’à faire carrière dans le secteur privé en Inde ou à l’étranger. Si bien qu’il n’y a plus que les quotas dans leur établissement qui suscitent leur mécontentement. En 2006, étudiants et anciens élèves font du raffut dans le monde entier, signant des pétitions enflammées et organisant des manifestations, dont une chaîne ­humaine à New Delhi. Pourtant, pour tenir compte du quota réservé aux membres des « autres classes défavorisées », les IIT, comme les autres établissements publics d’enseignement supérieur, ont augmenté le nombre de places ouvertes, de façon à ce que les étudiants de la « catégorie générale » aient autant de chances d’être admis (de fait, la hausse du nombre de places ouvertes a augmenté leurs chances). Désormais, comme aux États-Unis, les résultats au concours d’entrée ne constituent plus le seul critère d’admission.

Loin de susciter une remise en cause, la politique de discrimination positive a provoqué une réaction de rejet de la part des hautes castes. « Elles y ont vu non pas un mécanisme redistributif mais une ­façon de se plier aux exigences des basses castes et une grave injustice faite aux méri­tants », observe Subramanian. Qui plus est, arguaient-elles, « des étudiants qui se pensaient avant tout comme des individus étaient désormais obligés de se définir en fonction de leur caste », ce qui était une régression. Toute cette rhétorique antiquotas décrit ainsi « un monde à l’envers où les castes supérieures sont stigmatisées et discriminées, et où la discrimination positive enfreint les normes de justice, d’équité et d’égalité ».

Comme a pu le constater l’auteure lors de ses entretiens avec des diplômés d’IIT, les membres des hautes castes élaborent des stratégies visant à affirmer leur supériorité par rapport aux étudiants admis grâce au système des quotas, jugés par définition non méritants, contrairement à eux. Ils estiment aussi que les quotas font baisser le niveau de la formation, une idée que les sociologues ont réfuté. Les élites au pouvoir depuis l’indépendance se sont pourtant révélées incapables de fournir les services sociaux de base à la majorité des Indiens : que vaut dès lors leur « mérite » ? D’autres encore affirment que l’égalité des chances devrait être instaurée plus en amont, à l’école primaire. Mais ce beau raisonnement empeste la mauvaise foi. Car, depuis des décennies, la classe dominante ne s’est jamais indignée face aux discriminations ; elle n’a ­jamais déployé pour promouvoir une réelle égalité des chances entre tous les enfants ne serait-ce qu’une fraction de l’énergie dirigée contre les quotas.

Une autre astuce consiste à condamner la politique des quotas au motif qu’elle ravive la conscience de caste – un reproche qui épargne en revanche la hiérarchie stratifiée du système des castes. Un ami brahmane du Tamil Nadu m’a affirmé sans ciller qu’il n’existait « pas de problème » de caste à Madras, jusqu’à ce que « ces gens s’excitent et commencent à dénigrer les brahmanes ». L’élite a toujours eu intérêt à évacuer de la scène ­publique toute considération de caste (« On appartient à la caste des Indiens », disent les privilégiés), tandis que les castes inférieures doivent inlassablement mettre le sujet en avant pour en dénoncer les profondes injustices et prendre davantage part au débat public. En raison de cette asymétrie, ajoute Subramanian, les membres des hautes castes peuvent appa­raître aux yeux d’un observateur exté­rieur comme « les héritiers légitimes de la modernité », et les castes inférieures comme « vecteurs illégitimes des intérêts communautaires ». Mais en réalité, ­observe-t-elle, les étudiants des IIT issus des hautes castes ont simplement substitué le terme « admis sur quota » à celui d’« intouchable », tout en valorisant la tradition intellectuelle brahmane, censée avoir produit un remarquable « vivier génétique ».

À partir des années 1990, les castes supérieures doivent affronter un deuxième choc : le développement à grande échelle des cours préparatoires aux IIT ébranle leur idée d’un « mérite » inné. Deux « usines à concours » notamment, à Kota et à Hyderabad, accueillent des dizaines de milliers d’étudiants et les soumettent à un épuisant entraînement pluriannuel pour réussir le concours. (Chaque année, nombre de ces adolescents sous pression mettent fin à leurs jours : on dénombrait 19 suicides à Kota en 2018). Un bachotage qui se révèle efficace. En 2016, par exemple, 44 % des admis sortaient de ces prépas. Ces étudiants sont souvent originaires de petites localités et appartiennent à des castes de propriétaires terriens nouvellement dominantes telles que les kammas et les reddys, qui, souligne l’anthropologue, « ne disposent ni du patrimoine culturel, ni de l’aisance en anglais des castes supérieures urbaines ». Ces dernières ont aussitôt délégitimé les nouveaux entrants en distinguant les « doués » des « entraînés ». Elles ont même envisagé de modifier le concours pour barrer la route aux « intrus », comme s’ils manipulaient indûment un système de sélection par ailleurs irréprochable.
En analysant l’évolution de la formation d’ingénieur en Inde à travers le prisme des castes, Subramanian fait preuve d’une originalité bienvenue. Un autre livre récent sur la question fait entiè­rement l’impasse sur cette dimension : les ingénieurs y sont simplement des « Indiens » débrouillards qui parviennent à se frayer un chemin parmi les obstacles et à « indianiser » petit à petit la profession 4.

En 2003, le magazine télévisé américain 60 Minutes consacre un sujet aux IIT. Ce reportage excessivement élogieux adresse le message suivant aux Américains : les IIT sont des « îlots de méritocratie dans un pays communiste et à la traîne, et ses meilleurs éléments se tournent naturellement vers des carrières à l’étranger, où ils pourront réaliser pleinement leur potentiel », résume Subra­manian. Le reportage élude complètement « l’héritage de caste et le soutien de l’État », souligne-t-elle, pour faire des diplômés « des produits de la sélection naturelle sachant intuitivement surfer sur la vague du capitalisme contemporain ». Les ingénieurs de la Silicon Valley diplômés d’un IIT, qui partagent ce point de vue, se sont chargés d’ériger leurs écoles en « marque » synonyme d’« excellence indienne », en présentant les Indiens de la diaspora qui ont réussi comme le signe de l’émergence de l’Inde sur la scène internationale. Ce faisant, observe l’anthropologue, « les ingénieurs de haute caste font passer la lutte pour les droits des basses castes pour un combat d’arrière-garde ».

De surcroît, les IIT (autant les écoles elles-mêmes que les associations d’anciens élèves) ne font rien pour promouvoir des valeurs égalitaires, laïques et démocratiques. De fait, en raison de leur sociologie, de leur pédagogie et de leur prestige auprès d’une classe moyenne cupide, les IIT en sont venus à afficher des positions réactionnaires, nationalistes et proches du pouvoir. En 2015, par exemple, l’IIT de Madras a interdit le cercle d’étudiants Ambedkar-Periyar [du nom de deux partisans de l’abolition du système des castes], au motif qu’il incitait à la haine contre le Premier ministre natio­naliste hindou Narendra Modi, alors que l’établissement accepte la présence sur le campus d’associations d’étudiants de l’extrême droite nationaliste hindoue. En janvier dernier, alors que la nouvelle loi sur la citoyenneté 5 déclenchait une vague de protestations dans le pays, le directeur de l’IIT de Bombay a ­demandé aux professeurs et aux étudiants de se s’abstenir de toute critique envers le gouvernement Modi. L’IIT de Kharagpur en a fait ­autant en juin. Et la lutte contre les discriminations de caste n’est pas la priorité de ces établissements, comme l’a montré en 2019 le mouvement étudiant sur le campus de l’IIT de Madras.

L’hypocrisie est également de mise dans la diaspora. Comme j’ai pu le constater, la majorité des anciens élèves d’IIT établis aux États-Unis rejettent le système indien des quotas, alors qu’eux-mêmes et leurs enfants bénéficient des mesures de discrimination positive en vigueur dans les établissements américains, ­publics ou privés. Ils adhèrent visiblement aussi dans l’ensemble au nationalisme hindou hostile aux minorités professé par le Premier ministre indien tout en soutenant le Parti démocrate américain, progressiste et favorable aux minorités, dans un pays où eux-mêmes forment une minorité ethnique et religieuse. Les ­anciens des IIT de la diaspora les plus en vue ­dénigrent Donald Trump mais orga­nisent des ­dîners de gala en l’honneur de Modi lorsqu’il est en visite aux États-Unis.
Les IIT et leurs diplômés ne sont certes pas les seuls à afficher une telle dissonance cognitive. Mais, comme ces établissements sont considérés comme les fleurons de l’enseignement scientifique et technique en Inde, ils se prêtent plus à la critique. Partout dans le monde, les principaux bénéficiaires des inégalités structurelles sont souvent aussi les moins enclins à les regarder en face. Parmi mes anciens camarades d’IIT, beaucoup ­refusent délibérément de voir leur privilège de caste et de comprendre qu’il n’y a pas de méritocratie sans mobilité sociale. Ils ont une vision caricaturale et intéressée du mérite, qui ne fait que perpétuer les avantages dont ils ont hérité et dessert l’égalité des chances. « Dans quelque direction que vous alliez, vous croiserez toujours le monstre de la caste sur votre chemin », disait Ambedkar, père de la Constitution indienne et figure du mouvement dalit. Subramanian montre à quel point cela reste vrai dans les écoles d’ingénieurs. 

Namit Arora est un écrivain indien. Diplômé de l’Institut indien de technologie de Kharagpur, il a travaillé dans la Silicon Valley avant de quitter le monde de la tech pour se consacrer à des projets personnels. Il vit à nouveau en Inde depuis 2013.

Cet article est paru dans le mensuel indien The Caravan le 1er août 2020. Il a été traduit par Ève Charrin.

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Depuis près d’une décennie, notre planète est découpée en 193 États membres des Nations unies. D’un point de vue cartographique, le monde est extraordinairement statique : un seul nouveau membre, le Soudan du Sud, a été admis dans le concert des nations ces dix dernières années, et trois l’ont été au cours de la décennie précédente.
Cette stabilité n’est qu’apparente. En plusieurs points du globe, la cartographie ne reflète pas la réa­lité sur le terrain. Certains cas sont bien connus. Ainsi, la Pales­tine est reconnue par plus des deux tiers des pays membres des Nations unies mais n’a pas de statut d’État à part entière. Google Maps délimite sa frontière avec Israël par une ligne en pointillé. La République turque de Chypre du Nord a droit à un traitement identique : elle n’est reconnue que par la Turquie. Il en va de même pour le Kosovo, dont la souve­raineté a été reconnue par plus de 100 pays 2.

Ces bizarreries cartographiques se sont multipliées dans les ­années 1990, à la faveur d’une vague de violents conflits séces­sionnistes. Dans le Caucase, ­l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud se sont séparées de la Géorgie après la dissolution de l’Union soviétique, en 1991. La Transnistrie, une étroite bande de terre située entre la Moldavie et l’Ukraine, a fait sécession à peu près au même moment, tout comme la région du Haut-­Karabakh, en Azerbaïdjan. Le Kurdistan irakien et le Somaliland jouissent également d’un certain degré de souveraineté, mais sans reconnaissance juridique.
Ces pays de facto ont tous les attributs d’un État – passeport, monnaie, drapeau, élections, ­Parlement – mais sont en marge de la communauté internationale. Exclus des institutions et des circuits d’échange officiels, ils sont systématiquement considérés comme des territoires parias ravagés par la guerre et le crime organisé. Et, comme on supposait leur existence éphémère, ils n’ont guère suscité l’intérêt des chercheurs. Mais, avec le temps, il est devenu évident qu’ils n’allaient pas disparaître.
Dans When There Was No Aid: War and Peace in Somaliland, la spécialiste du développement Sarah Phillips s’intéresse au cas du Somaliland. En 1960, l’ancien protectorat britannique devient un État indépendant sous le nom de Somaliland avant de fusionner une semaine plus tard avec son voisin du sud, l’ex-Somalie italienne, pour former la république de Somalie. Le mariage tourne mal. La famine et l’oppression au sud entraînent le pays dans une guerre civile et, en 1991, le Somaliland proclame unilatéralement son indépendance.

La plupart des régions séparatistes ont bénéficié de la protection d’un État qui leur a assuré un soutien financier et logistique et un minimum de reconnaissance. L’Abkhazie, par exemple, a été reconnue officiellement par Moscou après la guerre ­russo-géorgienne de 2008, puis par plusieurs États alliés du Kremlin. Les Somalilandais n’ont pas eu cette chance : leurs appels à la reconnaissance n’ont trouvé aucun écho. Alors que la plupart des pays ou des territoires qui sortent d’un conflit bénéficient d’une aide mondiale considérable, le Somaliland n’a pas reçu un kopeck.

Coupé de la communauté internationale, privé d’aide, le nouvel État ne démarrait pas sous les meilleurs auspices, d’autant que des milliards de dollars et des nuées de conseillers du monde entier affluaient en parallèle chez le voisin du Sud. Or, malgré toute l’aide dont elle a bénéficié, la Soma­lie reste à ce jour ravagée par la violence, la piraterie et le terrorisme. Le Somaliland, lui, est devenu une lueur d’espoir dans la Corne de l’Afrique – un pays stable, relativement démocratique et globalement fonctionnel.
Pour Phillips, le Somaliland offre donc un exemple rare de développement sans intervention extérieure. « On se demande souvent si l’aide internationale sert vraiment la paix et le développement, mais, puisque quasiment tous les pays du Sud en reçoivent, on ne dispose guère d’éléments de comparaison », écrit-elle. C’est en ce sens que le Somaliland est précieux. La paix y a été « laborieusement négociée sous l’arbre à palabres lors de dizaines de conférences associant les différents clans qui constituent le pays », tandis qu’en Somalie « les pourparlers ont eu lieu dans des hôtels cinq étoiles financés par les Nations unies » dont un seul est encore debout.

When There Was No Aid est le fruit d’une vaste enquête de terrain. Phillips s’est entretenue avec des centaines de personnes de différents secteurs et disciplines pour comprendre comment le Somaliland est parvenu à la stabilité alors que son voisin du sud restait enlisé dans la violence. Bien que manifestement écrit à l’intention d’un public universitaire, When There Was No Aid est un ouvrage vivant et facile d’accès.

Sarah Phillips montre de ­façon convaincante les avantages insoupçonnés de la non-­reconnaissance. Comme le lui confie un ministre, l’isolement du pays a été un mal pour un bien. En l’absence de feuille de route imposée par les bailleurs de fonds internationaux, les Somalilandais, explique l’auteure, ont pu mener leur processus de paix comme ils l’entendaient, piocher « ce qui leur convenait dans les modèles institutionnels locaux et internationaux et expérimenter ». Cela a permis au pays de fonder un système politique ­hybride ­incorporant des éléments de gouvernance occidentaux et du droit coutumier local. Le Somaliland s’est ainsi doté d’un système de représentation proportionnelle des clans (le beel), d’un Parlement bicaméral – constitué d’une chambre des sages non élue (la Guurti) et d’une chambre des députés –, d’un exécutif présidentiel et d’un système judiciaire indépendant. Si ces structures ne sont pas exemptes de défauts, leur pérennité contraste avec la crise de gouvernance persistante de la Somalie.
Phillips constate que la stabilité du Somaliland passe par le discours plus que par les actes. Selon elle, si les institutions du pays restent fragiles et entachées de corruption, l’épouvantail de la violence endémique qui sévit en Somalie et le désir de reconnaissance internationale ont encouragé la paix. Les Somalilandais, estime-t-elle, « compensent la faiblesse de leurs institutions par une affirmation de leur identité ». Elle en veut pour preuve l’élection présidentielle très serrée de 2003, qui avait fait craindre des violences à de nombreux observateurs. Il n’en fut rien. Le candidat de l’opposition, qui n’avait perdu qu’à 80 voix près, rejeta publiquement l’idée de former un gouvernement parallèle : « Je n’emprunterai pas cette voie, car personne ne peut garantir que nous ne finirons pas comme Mogadiscio. » Phillips évoque aussi l’absence de piraterie au Somaliland, qu’elle met là aussi sur le compte d’un consensus social. Comme le dit un observateur local : « La population est attentive à ce que la communauté internationale a besoin de voir pour reconnaître le Somaliland. Elle ne veut pas hypothéquer ses chances. »

L’auteure souligne le rôle ­majeur qu’ont joué les femmes, qui peu­vent « franchir les barrières de clan » pour faciliter le dialogue, en raison de leur double allégeance clanique – la leur et celle de leur mari. Et elle relève l’importance qu’a eue dans la vie politique du pays la Sheikh Secon­dary School, un établissement scolaire d’élite financé par le privé mais gratuit : sur la cinquantaine de personnalités politiques les plus influentes des années 1990, la moitié avait fréquenté ce lycée interclanique qui sélectionne ses élèves au ­mérite. Le réseau des anciens élèves fait office de « clan secondaire », ce qui a contribué à la cohésion au cours de cette décennie troublée, raconte un diplômé à Sarah Phillips.
Certains spécialistes tels que l’ethnologue allemand Markus Virgil Höhne voient dans le ­Somaliland un cas unique en son genre dont on ne peut guère tirer d’enseignements. Sarah Phillips n’est pas de cet avis. L’expérience du pays est certes particulière, mais « cela ne veut pas dire que les facteurs qui ont déterminé sa trajectoire ne sont pas valables ailleurs ».

À ses yeux, le Somaliland donne à penser que les institutions de développement ne se posent pas les bonnes questions en matière d’intervention extérieure. « L’aide au développement joue un rôle moins important qu’on le pense, car elle ne modi­fie pas les asymétries qui font qu’il est difficile pour les pays du Sud de s’extraire de la violence et de la pauvreté. » Ces observations ­judicieuses auraient mérité d’être développées.
Le Somaliland n’est plus aussi isolé que par le passé. Vingt-deux agences onusiennes y opèrent dans le cadre plus vaste de leurs activités en Somalie, et le Royaume-Uni et le Danemark ont trouvé un moyen de lui faire parvenir de l’aide indirectement. Les Émirats arabes unis y ont ­investi dans les infrastructures et y ont établi une base militaire. En juin, les présidents de la Somalie et du Somaliland se sont même rencontrés à Djibouti pour des pourparlers de paix. « Le Somaliland est à un tournant », observe Sarah Phillips – même s’il ne ­figure pas encore sur la carte. 

Kieran Pender est un journaliste et juriste australien établi à Londres. Il contribue régulièrement au quotidien britannique The Guardian et aux magazines australiens The Saturday Paper et Australian Book Review.

Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 7 août 2020. Il a été traduit par Isabelle Lauze.

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Par une chaude journée d’été, je m’entretiens dans mon cabinet avec un patient. C’est un homme noir d’une petite quarantaine d’années dont les cheveux grisonnent aux tempes. Avec son tee-shirt noir et son bermuda en jean, il fait plus jeune que son âge. Il est venu consulter pour un problème de peau et, lorsqu’il soulève son tee-shirt pour me montrer son torse, je suis stupéfait de voir qu’il est parsemé de plaques squameuses de couleur argentée.
Je ne sais pas quoi en penser. Je m’inquiète et imagine toutes sortes de causes, graves pour certaines. Mais il me rassure : « J’ai souvent ça. » Voyant mon regard vide, il m’explique gentiment : « J’ai du psoriasis. » Je reprends son dossier médi­cal. Le diagnostic y est bien mentionné, mais il m’avait échappé : psoriasis en plaques chronique. Il fait une nouvelle poussée et se demande s’il ne pourrait pas essayer un nouveau traitement. Au bout du compte, c’est un cas banal, il suffit de lui prescrire une autre pommade. Mais cela me travaille : si ça avait été sa première éruption, j’aurais sans doute fait un mauvais diagnostic.

Je repense à la formation en dermatologie que j’ai reçue durant mes études de médecine. Dans mon souvenir, les peaux noires n’ont été évoquées qu’à trois ­reprises : une fois à propos des cica­trices chéloïdes, qui se caractérisent par un épaississement du derme ; une autre pendant un cours consacré à la syphilis et aux autres ulcérations génitales ; et une dernière lors d’un exposé sur le vitiligo, qui se traduit par la dépigmentation de la peau à certains endroits. Il n’a été question de carnations foncées que pour illustrer ces affections rares, jamais dans le cadre de l’enseignement des affections cutanées les plus courantes.
Je ne suis pas le seul à m’interroger sur cette lacune. En juin, Michael ­Mackley, un étudiant en troisième année de méde­cine au Canada, estimait sur son fil Twitter ne pas avoir été formé à détecter des altérations de la peau sur des patients noirs : « Comment leur assurer une égalité de traitement alors que le système est entièrement bâti sur les peaux blanches ? » déplorait-il. Mais ce qui me perturbe le plus, c’est que, jusqu’ici, je n’avais pas conscience du problème malgré le fait que j’ai moi-même la peau foncée.

Lors d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter à Brighton cet été, j’ai vu un adolescent noir qui arborait fièrement un tee-shirt avec l’inscription « MELANINAIRE » 1. Si cette marque de vêtements a un nom accrocheur, c’est justement parce que, le plus souvent, le taux de mélanine que l’on a dans la peau est directement proportionnel aux ­discriminations que l’on subit au quotidien. De fait, depuis plus de quatre siècles, la mélanine est l’un des critères, avec les traits du visage et le type de cheveux, qui servent à hiérarchiser les groupes humains.
La mélanine – du grec, melas, « sombre » – est un ensemble de pigments que l’on trouve dans la nature et qui donnent les taches brunes sur les bananes, la couleur de l’encre de seiche ou encore celle des fourmis. Le corps humain présente trois types de mélanine, dont le plus courant est l’eumélanine, un pigment brun foncé à noir responsable de la couleur de la peau, des cheveux et des yeux. L’eumélanine est produite par des cellules spécialisées, les mélanocytes, où elle est empaquetée dans des organites appelés mélanosomes qui sont ensuite transmis aux autres cellules de l’épiderme afin de protéger notre ADN des dégâts du soleil. Les mélanosomes entourent le noyau cellulaire et bloquent, à la manière de minuscules parasols, le rayonnement ultraviolet.

La différence entre les peaux claires et les peaux foncées tient simplement à la quantité d’eumélanine et à sa répartition dans les cellules de l’épiderme, la couche superficielle de la peau. Bien que l’on puisse augmenter temporairement la quantité d’eumélanine en bronzant, son taux de base est déterminé par nos gènes. Mais alors, pourquoi tous les humains n’ont-ils pas la même couleur de peau ?
La meilleure réponse à cette question nous est apportée par Nina Jablonski, professeure d’anthropologie à l’Université d’État de Pennsylvanie, dans son livre ­Living Color: The Biological and ­Social Meaning of Skin Color. Ses travaux montrent que le taux d’eumélanine a évolué différemment selon les populations, en fonction du besoin d’optimiser la quantité de deux vitamines essentielles : l’acide folique, ou vitamine B9, et la vitamine D. L’acide folique permet de régénérer les tissus à renouvellement rapide, comme ceux qui sont présents dans le sperme et chez les embryons ; une carence en vitamine B9 peut provoquer l’infertilité masculine et des anomalies du tube neural chez l’embryon. La vitamine D favorise quant à elle l’absorption du calcium présent dans notre alimentation ; une carence peut entraîner des malformations du squelette ou des dysfonctionnements du système immunitaire.

Or le rayonnement ultraviolet détruit l’acide folique présent dans notre corps, d’où l’intérêt de l’eumélanine pour bloquer ce rayonnement. Mais la subtilité, c’est que les rayons UV sont également indispensables à la synthèse de la vitamine D. Pour que nous puissions vivre et nous reproduire, notre peau doit laisser passer juste ce qu’il faut de rayons UV, de manière à produire suffisamment de vitamine D sans que notre taux d’acide folique baisse trop. Près de l’équateur, il y a davantage de rayons UV à bloquer, ce qui explique pourquoi les individus dont les ancêtres ont évolué dans cette région du monde produisent davantage d’eumélanine. En revanche, les populations humaines qui ont migré près des pôles, où la peau est moins exposée aux rayons UV, ont évolué de manière à produire moins d’eumélanine, pour prévenir les carences en vitamine D – leur peau est donc plus claire.

La couleur de peau n’est qu’une des nombreuses divergences génétiques qui se sont produites au fil du temps entre des populations éloignées géographiquement. Elle n’a pas plus d’importance que d’autres variations génétiques qui ont pu servir à classer les populations, comme l’aptitude à digérer le lactose ou le type de cérumen. Pendant des millénaires, les différences de couleur de peau n’étaient pas nécessairement assor­ties d’un traitement différencié. C’est en Europe, à l’époque moderne, qu’elles ont été investies d’une signification nouvelle. Avec l’essor du capitalisme et du colonialisme, la couleur de peau est devenue un moyen pour les Blancs de diviser le monde en deux catégories : ceux qui trimaient et ceux qui récoltaient les fruits de ce dur labeur. Les Espagnols furent les premiers au xviie siècle à diviser le monde en fonction de la couleur de peau : « Blanc, noir, indien [devinrent] des synonymes de ­colon, esclave et colonisé », explique Irene Silverblatt, professeure d’anthropologie culturelle à l’université Duke, en Caroline du Nord.
Les dermatologues se servent aujour­d’hui de la classification de Fitzpatrick, qui répartit les peaux en six catégories selon leur sensibilité au soleil, du phototype I (les peaux très claires, qui ne bronzent pas et attrapent facilement des coups de soleil) au phototype VI (les peaux très foncées, qui n’ont jamais de coups de soleil). Cette échelle a été conçue par le dermatologue américain Thomas B. Fitzpatrick, qui fut très influent dans la seconde moitié du xxe siècle et l’un des premiers à s’intéresser au mélanome. Cet outil, qui se veut objectif, trahit toutefois les préjugés de son inventeur : sur les six phototypes, trois concernent ce que nous appelons couramment les peaux blanches, deux se rapportent aux peaux mates et un seul englobe les nombreux types de peaux noires.
Les jeunes générations d’étudiants en médecine, plus sensibles aux questions de couleur de peau, se sont plaintes dernièrement du fait que les supports visuels qui leur sont fournis représentaient presque exclusivement des personnes à la peau claire. Des planches anatomiques qu’ils punaisent au-dessus de leur lit aux mannequins sur lesquels ils s’exercent au massage cardiaque, le patient type est presque toujours le même : un homme à la peau blanche, au corps glabre et aux cheveux châtain clair avec une raie de côté. Et cela, alors même que les Blancs sont une minorité dans le monde.

Une étude de 2018, portant sur plus de 4 000 photos et illustrations tirées de quatre grands traités de médecine américains, montre que seulement 4,5 % d’entre elles représentent des sujets à la peau foncée. C’est un problème dans toutes les spécialités médicales parce que cela conforte l’idée que la peau blanche est la norme, mais cela l’est plus encore en dermatologie, puisque chaque pathologie s’exprime différemment selon le type de peau. Ademide Adelekun et Ginikanwa Onyekaba, de la faculté de médecine de l’Université de Pennsylvanie, ont publié en avril dernier une étude analogue mais portant cette fois sur les manuels de dermatologie. Seulement 11,5 % des illustrations montraient des peaux foncées (phototypes V et VI de Fitzpatrick). Au début de l’année, j’ai donné une conférence sur les affections cutanées les plus fréquentes à la faculté de médecine de Brighton, où j’enseigne. J’avais beau vouloir intégrer dans ma présentation des photos de différents types de peau, j’ai eu toutes les peines du monde à en trouver dans les bibliothèques médicales en ligne.

«Une maladie ne se manifeste pas de la même manière chez tous les patients, faisait observer le généraliste Subash Jayakumar lors d’une conférence en 2018 à la faculté de médecine de l’University College de Londres, où il enseigne. On constate des différences sensibles entre patients de différentes origines. » Jayakumar exerce à Brent, un arrondissement de Londres où 65 % de la population est non blanche. Il est ­facile de passer à côté d’un changement de colo­ration de la peau quand on ne sait pas ce qu’on cherche, expliquait-il. Avoir le bout des doigts bleus est le signe d’un manque d’oxygène dans le sang ; la jaunisse peut être le symptôme d’une lésion hépatique irréversible ; et un patient qui fait une hémorragie interne peut être sauvé par un médecin attentif à la pâleur non pas sur les joues, mais sous les yeux et à l’intérieur de la bouche. Comment peut-on attendre d’un médecin qu’il inter­prète correctement un changement de teinte sur une peau sombre s’il n’en a jamais observé auparavant ?

Cela me fait penser à un problème avec lequel les photographes se débattent depuis des décennies. De même que la médecine, la photographie moderne a été conçue avec des Blancs comme critère. En l’occurrence, le portrait d’une femme blanche surnommée Shirley a longtemps servi de norme pour l’étalonnage des couleurs et le calibrage de l’exposition des pellicules Kodak. Plusieurs mannequins se sont succédé au fil des années, mais c’étaient toujours des femmes brunes au teint ivoire.
Le problème, c’est que les visages noirs ressortaient à peine sur les photos : leurs nuances et les contours étaient gommés, et on ne voyait qu’une grosse tache sombre avec des yeux et des dents éclatants de blancheur. En 1977, Jean-Luc Godard, qui s’apprêtait à tourner au Mozam­bique, refusa d’utiliser une pellicule Kodak au motif qu’elle était raciste. Mais il fallut que des fabricants de chocolat et de meubles en bois se plaignent dans les années 1980 auprès de Kodak du mauvais rendu de leurs produits pour que l’entreprise mette au point une nouvelle pellicule, la Gold Max, qui allait permettre de « photographier avec précision un cheval noir dans la pénombre ».
Le problème persiste de nos jours, quoique à un degré moindre, avec la photographie numérique. Malgré des réglages colorimétriques plus fins, « sous un éclairage artificiel, les appareils numé­riques ne restituent pas bien les peaux foncées », observe Sarah Lewis, maîtresse de conférences en histoire de l’art à l’université Harvard et auteure d’un livre à paraître sur la photographie et la ­pigmentation de la peau.

La médecine, de même que la photographie, semble s’être construite avec la peau blanche comme seule réalité. Par exemple, les oxymètres de pouls – ces petits appareils que l’on vous pince sur le doigt pour mesurer le taux d’oxygène dans le sang – ont été calibrés sur des patients blancs et surestiment régulièrement ce taux chez les non-Blancs dans une proportion allant jusqu’à 7 %. « Si nous ne corrigeons pas les biais de la médecine avant de recourir à l’intelligence artificielle, nous ne ferons que les perpétuer », alertait Roxana Daneshjou, dermatologue à l’université Stanford, sur les ondes de la radio publique américaine NPR en 2019.
Plusieurs applications mobiles dotées d’intelligence artificielle se disent capables de reconnaître les affections cuta­nées. L’une d’elles, Skin Image Search, compare la photo que vous téléchargez avec celles d’une base de données dont moins de 10 % concernent des peaux foncées. Des chercheurs ougandais l’ont testée auprès de 123 patients africains et ont établi que le diagnostic n’était exact que dans 17 % des cas. Nous voyons comment les insuffisances de la photographie et celles de la médecine se rejoignent : même si les manuels et les applications s’appuient un jour sur un corpus iconographique plus représentatif, les peaux sombres seront moins conformes à la réalité si les appareils photo ne sont pas en mesure de restituer toutes leurs nuances.
Encore mortifié de ne pas avoir su déce­ler le psoriasis de mon patient, j’interroge d’autres personnes non blanches qui ont eu de mauvaises expériences quand elles ont consulté pour des affections cutanées. Afia Ahmed Chaudhry, professeure d’histoire à Londres, me confie que sa mère a eu le sentiment de ne pas avoir droit au bon traitement du fait de sa couleur de peau. « Ces patients se font souvent envoyer balader. Et puis ils tournent en rond jusqu’à ce qu’ils jettent l’éponge ou qu’ils se résignent à consulter dans le privé », me dit-elle. Chaudhry est furieuse qu’il ait fallu quinze ans pour que l’acné sévère de sa mère soit traitée correctement. « Elle n’aurait pas dû avoir à attendre si longtemps. Ils n’auraient pas dû la mener en bateau en continuant à lui prescrire toujours la même crème qui n’a jamais donné de résultats. »

Pendant des siècles, les sociétés africaines ont maîtrisé les traitements adaptés aux peaux riches en mélanine. Elles utilisaient des infusions, des cata­plasmes et des pommades à base de plantes : l’huile de figue de Barbarie comme émollient, l’aloe vera comme cica­trisant, le rooibos pour traiter l’ec­zéma. Mais une bonne partie de ce savoir traditionnel s’est perdu. « Peu de travaux sont publiés en Afrique sur la dermatologie de la peau noire », regrette ­Mohamed Maciré Soumah, dermatologue au CHU Donka de Conakry, en Guinée. Les méde­cins africains, m’explique-t-il, se forment encore avec des traités rédigés par des Occidentaux, si bien qu’ils en sont réduits à apprendre sur le tas au contact de leurs patients.
Afin de pallier les lacunes de la médecine occidentale en matière de peaux très pigmentées, des consultations spécialisées ont vu le jour. Dans la plupart des grandes villes occidentales, on trouve désor­mais des praticiens de ce qu’on appelle la dermatologie ethnique. Le premier service du genre fut fondé aux États-Unis par John A. Kenney Jr, un dermatologue né en 1914 dans l’Alabama. Son père, qui fut l’un des premiers chirurgiens noirs, militait pour faire embaucher davantage de médecins afro-américains dans les hôpitaux locaux. Une nuit de 1922, alors que John A. Kenney Jr avait 8 ans, la famille découvrit que le Ku Klux Klan avait planté une croix enflammée devant la maison. Après des menaces de mort à répétition, dont une émanant d’un ­patient de Kenney père, la famille finit par s’exiler dans le New Jersey.

Kenney Jr devient l’un des premiers dermatologues noirs des États-Unis. Il crée le premier service de dermatologie de la peau noire à l’hôpital de l’université Howard, un établissement de ­Washington destiné aux Afro-Américains. À sa mort, en 2003, il aura formé un tiers des dermatologues noirs exerçant aux États-Unis.
Ces services de dermatologie spécialisés se fondent sur le postulat que la peau très pigmentée diffère de la peau claire d’un point de vue clinique. Mais quelles sont au juste ces différences et quelle est leur portée ? Les avis restent partagés. Et certaines idées reçues ont la vie dure. En 1851, Samuel Cartwright, un médecin esclavagiste, affirmait que les Noirs avaient une peau plus épaisse et moins sensible. Il y voyait le symptôme d’une prétendue maladie, la ­dysaesthesia ­aethiopica, qui expliquait selon lui leur manque d’ardeur au travail. Le seul ­remède était un bon coup de fouet : « La meilleure manière de stimuler la peau, écrit-il, est de l’enduire d’huile que l’on fait pénétrer avec une large lanière de cuir. Puis de mettre le patient à travailler dur sous le soleil. » Une étude de 2016 montre qu’un tiers des médecins américains croient ­encore à certains mythes sur la peau noire, comme le fait qu’elle serait plus épaisse et aurait moins de terminaisons nerveuses.

DermNet NZ est une plateforme de ressources en dermatologie administrée par la dermatologue néo-­zélandaise Amanda Oakley et consultée par des médecins du monde entier. À l’entrée « dermatologie ethnique », on peut lire ceci : « La peau foncée a généralement un derme plus épais », une idée qui a pourtant été mise à mal. (J’en ai parlé à Oakley, qui s’est dite prête à corriger l’article2. À ma demande, elle s’est aussi engagée à illustrer les autres articles avec davantage de photos de peaux ­foncées.)
C’est une bonne chose qu’il y ait à présent davantage de dermatologues formés aux peaux foncées. Mais ces consultations spécialisées amènent à s’interroger. Nombre d’entre elles se consacrent visiblement à des problèmes de peau ­mineurs, d’ordre cosmétique, et proposent souvent des « traitements » d’éclair­cissement de la peau. Au Royaume-Uni, presque tous ces cabinets sont privés et à but lucratif. L’objectif du Dr Kenney, qui était de procurer aux patients noirs des soins d’aussi bonne qualité que ceux dont bénéficient les Blancs, est ainsi dévoyé par l’appât du gain. Le danger est que ces consultations finissent par persuader certaines personnes que leur peau pose un problème simplement parce qu’elle est foncée. Si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de voir apparaître une branche de la médecine qui médicalise la pigmentation et fait son beurre en créant chez les patients le sentiment d’être malades.
Les affections cutanées ne sont pas qu’un désagrément – elles peuvent être mortelles. La mort prématurée de Bob Marley d’un cancer de la peau est à cet égard emblématique, et pas seulement parce que c’était un grand musicien. Son histoire témoigne des multiples écueils auxquels se heurtent les personnes noires lorsqu’elles cherchent à se faire soigner et montre que nos systèmes de santé, tels qu’ils sont conçus, ont fait des progrès dans la prise en charge des patients blancs mais pas des autres.

Marley fait part de son problème à ses amis durant l’été 1977. Au cours d’un match de foot à Paris, il s’est blessé au gros orteil droit, et son ongle est devenu douloureux. Il leur confie que ce n’est pas la première fois – il avait eu une tache sous l’ongle pendant quelques années et pensait que ce n’était qu’un petit hématome. Il devra consulter deux médecins avant qu’on lui prescrive une biopsie qui permet de diagnostiquer un mélanome acrolentigineux, le cancer cutané au pronostic le plus défavorable. Contrairement aux trois autres formes de mélanome, qui se développent généralement sur une peau exposée au soleil, le mélanome acrolentigineux apparaît dans des endroits où il est moins détectable, sur la plante des pieds ou sous les ongles, par exemple.

Ce type de mélanome, qui est de loin le plus répandu chez les patients à peau foncée, était à l’époque méconnu de la plupart des médecins. Dans sa 13e édition, parue en 1977, le Manuel Merck de diagnostic et thérapeutique évoquait les trois types de mélanomes les plus répandus chez les sujets à peau claire mais pas le mélanome acrolentigineux. Aujourd’hui encore, c’est la forme de ­mélanome la plus difficile à soigner.
Le rayonnement ultraviolet endommage des petits fragments de l’ADN contenu dans les cellules de l’épiderme. Ces lésions sont normalement corrigées presque instantanément par un méca­nisme naturel, mais il arrive qu’elles soient trop importantes pour être répa­rées, ce qui provoque le cancer. C’est la raison pour laquelle les peaux claires, qui ont moins de mélanine pour protéger leur ADN, ont environ vingt fois plus de risques que les foncées de développer un cancer. Mais ce qui est frappant, c’est de voir comment le taux de survie à cinq ans des personnes atteintes d’un mélanome a évolué aux États-Unis au sein de ces deux populations au cours des cinquante dernières années. Il s’est amélioré chez les patients blancs, passant de 68 % à 90 %, alors qu’il a régressé de 67 % à 66 % chez les patients noirs. Cet écart contribue à expliquer les résultats d’une étude ­publiée en 2007 dans la revue American Journal of Public Health et montrant que les patients noirs font moins confiance au corps médical que les patients blancs.

Ils ont de bonnes raisons d’être méfiants, quand on connaît la longue tradition de racisme de la médecine américaine. Les enfants de Henrietta Lacks, une jeune femme noire décédée d’un cancer du col de l’utérus, n’ont appris qu’en 1975 que des cellules qui avaient été prélevées à leur mère sans son consentement en 1951 étaient toujours utilisées par des laboratoires biomédicaux à des fins commerciales [lire « La femme aux cellules immortelles », Books no 19, février 20113 . Et puis il y a l’étude de Tuskegee, une expérience scandaleuse conduite aux États-Unis entre 1932 et 1972. Près de 400 hommes noirs du comté de Macon, dans l’Alabama, s’étaient vu refuser un traitement contre la syphilis pour que les chercheurs puissent étudier comment la maladie évolue lorsqu’elle n’est pas traitée.
Ces abus, ainsi que l’attitude souvent condescendante des médecins – j’en ai entendu se plaindre que les patients noirs consultent trop tard pour être guéris, ­refusent de participer à des programmes de dépistage du cancer ou sont prisonniers de croyances ascientifiques –, font que beaucoup de Noirs ont cessé de consulter. Ce phénomène, que les sociologues qualifient de « prudence méfiante », pousse certains à se tourner vers les médecines alternatives, voire à refuser purement et simplement toute forme de traitement.

Bob Marley lui-même ne se présentait pas toujours à ses rendez-vous de contrôle et préféra essayer un régime controversé promu par le charlatan allemand Josef Issels. Lorsqu’on finit par lui faire une greffe de peau, le cancer s’était déjà ­étendu en profondeur et avait commencé à se généraliser. Marley donna son dernier concert en septembre 1980, avant de tenter un ultime traitement alliant radiothérapie et chimiothérapie. Sans succès. Il mourut à Miami le 11 mai 1981, à l’âge de 36 ans. Un an après son décès, l’État de Floride se mit à collecter des données sur le cancer.
Shasa Hu, spécialiste des cancers de la peau au CHU de Miami ­(celui-là même où Bob Marley est mort), s’est intéressée aux écarts de mortalité entre patients blancs et non blancs atteints d’un méla­nome et a pu constater que rien n’avait changé depuis les années 1980 : à Miami, les patients noirs sont beaucoup moins susceptibles d’être diagnostiqués à temps pour être guéris.
Je ne suis pas dermatologue, mais, en tant que généraliste, je suis la première personne à qui l’on vient montrer ses éruptions cutanées. Presque tous les médecins examinent régulièrement la peau de leurs patients, mais, leur formation étant terriblement lacunaire, ils sont incapables de prendre correctement en charge leurs patients non blancs.
Un mouvement est en train de se créer pour faire bouger les lignes. En septembre 2019, lorsque son fils métis a eu une éruption cutanée, Ellen ­Buchanan Weiss a cherché à se renseigner sur Inter­net. N’ayant rien trouvé de pertinent, elle a décidé de créer Brown Skin ­Matters, un site à l’intention des médecins et des parents inquiets qui montre la forme que prennent les affections cutanées, courantes ou rares, sur les peaux foncées. Une pétition lancée en juin au Royaume-Uni et adressée à l’ordre des médecins exige que les non-Blancs soient représentés dans les supports de cours des écoles de médecine. Plus de 200 000 personnes l’ont signée à ce jour. Et Malone Mukwende, étudiant de deuxième année à la faculté de médecine St George’s, à Londres, vient de corédiger une brochure sur la façon dont certaines maladies se manifestent sur les peaux foncées afin d’en finir avec cet angle mort des études médicales. Diversifier les types de peaux sur lesquels se fonde l’enseignement de la médecine est une chose importante, mais ce n’est que la première étape, et la plus facile, d’un combat plus vaste visant à transformer la pratique de la médecine afin d’éliminer les écarts de traitement entre patients blancs et non blancs.
J’ai beau compter une bonne dizaine ­d’années d’expérience, j’en ai beaucoup appris en parcourant le site Brown Skin ­Matters – ce qui est une bonne chose, non seulement pour mes futurs patients mais aussi pour moi. J’ai réalisé que j’avais l’habitude d’examiner la peau des autres mais je n’avais jamais véritablement observé la mienne. J’ai été surpris de découvrir que plusieurs photos montraient des affec­tions que j’avais eues moi-même mais que je n’avais jamais songé à diagnostiquer : la peau sèche et écailleuse que je remarque sur le bas de ma jambe pourrait bien être de l’ichtyose ; et j’ai parfois des plaques ­rugueuses qui sont peut-être de l’eczéma ­nummulaire, souvent difficile à déceler sur une peau sombre.

À l’instant où j’écris, j’ai un prurit étrange qui me démange au niveau de la cheville. J’ai entendu parler d’éruptions similaires chez des personnes atteintes du Covid-19, et c’est parfois le seul symptôme. Mais, une fois de plus, je n’ai pas pu trouver d’informations me permettant d’en avoir le cœur net. Jenna Lester, chercheuse en dermatologie à l’Université de Californie à San Francisco, a récemment analysé avec des collègues les articles décrivant les manifestations cutanées du Covid-19. Sur les 130 photos de son corpus, 92 % montraient une peau claire (phototypes I à III), 6 % une peau mate (phototype IV), et aucune une peau foncée ou noire. Je n’ai donc même pas cherché à montrer mon prurit à mon médecin. Parce que je sais que, pas plus que moi, il ne saura quoi en penser. Pour l’instant, nous sommes dans le flou le plus complet. 

Neil Singh est un médecin généraliste britannique d’origine indienne. Il enseigne à l’université de Brighton, au Royaume-Uni.
Cet article est paru dans The Guardian le 13 août 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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En voici un qui, en plein confinement imposé par la pandémie de Covid-19, a fait un beau voyage. Il a sillonné le territoire de l’ancienne Union ­soviétique, des abords de grandes villes russes telles que Volgograd, Ekaterinbourg et Moscou jusqu’à l’île de Sakhaline. Il est aussi allé traîner du côté de localités beaucoup plus improbables. Alekseïvka, par exemple, où il a surpris des policiers en train de discuter le bout de gras (probablement le montant d’un pot-de-vin) avec le conducteur d’une petite voiture rouge arrêtée sur le bord de la route, ou Griazi, petite ville de la région de Belgorod dont le nom signifie littéralement « saleté ». Il a poussé jusqu’aux confins de l’ex-URSS, au ­Kazakhstan, au Kirghizistan (qui connaît le bourg de Tüp ?) et en Ukraine ; il est même allé dans le sud de la Bulgarie, près de Kardjali, la principale ville de cette région turcophone, sur la route de la Grèce.

Il a rapporté de ce périple extraordinaire des photos d’étonnants monu­ments érigés à l’entrée de ces localités – des faucilles, des marteaux et des étoiles, bien sûr, mais aussi des avions de chasse recyclés, un hélicoptère fraîchement repeint, des navires de guerre et des chars juchés sur des plateformes en fonte, des fusées et même une locomotive perchée sur une immense ­colonne en béton. Tout un art des routes et des ronds-points qui évoque la « grande époque » soviétique.

Architecte de formation, Jason Guilbeau a certainement été attiré par les lignes à la fois futuristes et désormais désuètes de ces vestiges d’un monde englouti, un modernisme brutaliste qui oscille sans cesse entre grandeur et kitsch. La pastèque géante du côté de Kherson, en Ukraine, cohabite ainsi avec le monument en granit signalant l’entrée de la « ferme-usine avicole de la 62e armée de l’Union soviétique », à Gorodichtche, en Russie, et les quatre flèches de béton montant vers le ciel de la centrale nucléaire d’Ignalina, en Lituanie.


Il faut ici préciser que Jason Guilbeau a fait tout ce beau voyage sans décoller de la chaise de son bureau. L’œil rivé à l’écran de son ordinateur, il a découvert tous ces lieux grâce à Google Street View, l’outil de navigation virtuelle lancé en 2007, en complément de Google Maps et Google Earth. Et ses images sont en fait celles de la caméra dont Google a équipé des milliers de voitures dans le monde. C’est ce qui explique que les visages des (rares) passants soient floutés. Mais, à part ce détail, l’illusion fonctionne bien quelques instants tant le jeune photographe s’est appliqué à « gommer » de ces images toutes les traces laissées par l’application.
La démarche a séduit le quotidien britannique The Guardian qui, lors de la parution de l’ouvrage, en mai dernier, a publié une sélection d’images de ces « trésors » dénichés par un photographe « qui a réussi à contourner le confinement ». Pour le quotidien The Independent, ces reliques illustrent ­aussi les « obsessions » de l’ancien empire soviétique : parvenir à nourrir son immense population (d’où l’abondance de tracteurs et moissonneuses-batteuses), ­« réé­duquer » ses paysans et tenir tête mili­tairement au « camp capitaliste » tout en promouvant la paix et la conquête spatiale.
L’ironie de l’histoire, c’est que leurs commanditaires n’imaginaient pas qu’un jour le communisme s’effondrerait et que ses vestiges seraient minutieusement cartographiés par un géant américain du Web, rappelle dans la préface du livre Clem Cecil, qui a été jusqu’en mai la directrice de la Maison Pouchkine, à Londres. 

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C’est en effet une famille innombrable, celle des imbéciles.
Simonide, cité par Platon, Protagoras, 346c (ive siècle avant notre ère).

Ainsi, au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter les idées toutes faites.
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, 1, 2 (ive siècle avant notre ère).

Si nos écoles crétinisent la jeunesse, à mon avis, c’est à cause de ça : on n’y voit ni n’y entend rien de la vie de tous les jours.
Pétrone, Satyricon, I, 1 (65).

Immense est la foule des imbéciles.
Saint Augustin, Contre les académiciens (386).
Amis vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes, et de ce vous souvienne.
Rabelais, Le Cinquième Livre, VII (1564).

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.
La Rochefoucauld, Maximes, 89 (1665).

Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable.
Pascal, Pensées VI, 3 (1669).

Un sot savant est sot plus qu’un sot ­ignorant.
Molière, Les Femmes savantes, IV, 3 (1672).

M. l’évêque de Beauvais, plus idiot que tous les idiots de votre connaissance, prit la figure de premier ministre.
Cardinal de Retz, Mémoires (1675-1677).

Tel est le fanatisme des pays d’Inquisition, où la science est un crime, l’ignorance et la stupidité la première vertu.
Saint-Simon, Mémoires (1691-1701).

C’est une chose assez plaisante qu’aucune personne d’esprit ne voudrait d’un bonheur fondé sur la sottise ; il est clair pourtant qu’on ferait un très bon marché.
Voltaire, Lettre à Mme du Deffant, 3 octobre 1764.

Voltaire : « Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté des hommes. » (J’ajoute : et par leur sottise.)
Schopenhauer, Petits écrits français (1820-1856).

[Gringoire] estimait qu’il n’est rien de tel que le spectacle d’un procès criminel pour dissiper la mélancolie, tant les juges sont ordinairement d’une bêtise réjouissante.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris,VIII, 1 (1831).

Il y a des gens, se dit Antoine, qui se sont fabriqué, une fois pour toutes, une conception satisfaisante du monde… Après, ça va tout seul…Leur existence ressemble à une promenade en barque, par temps calme : ils n’ont qu’à se laisser glisser au fil de l’eau.
Roger Martin du Gard, Les Thibault (1922-1940).

L’autosatisfaction du fils de bourgeois le porte à se fermer à toute instance extérieure, à ne rien écouter, à ne pas remettre en question ses opinions, à ne pas compter avec les autres. L’intime conviction de sa supériorité l’incite constamment à exercer sa prévalence.
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1930).

La grande et peut-être seule consolation d’être une femme est que l’on peut toujours prétendre être plus stupide que l’on n’est et que cela ne surprend personne.
Freya Stark, La Vallée des assassins (1934).

Un poète qui perd sa réputation, à tort ou à raison, un théoricien esthétique dont on s’aperçoit qu’il s’égare, le snobisme les abandonne, et tout est dit. Mais il est plus pénible d’admettre qu’un professeur à la Sorbonne est un imbécile, quand on sait qu’il est en fonction pour encore au moins vingt ans.
Jean-François Revel, La Cabale des dévôts (1957).

Il existe une sottise d’époque, à laquelle tous les contemporains, grands et petits, et eussent-ils du génie, participent.
François Mauriac, Mémoires intérieurs (1959).

Le sot ne pardonne ni n’oublie jamais ;
le naïf pardonne et oublie ; le sage pardonne mais n’oublie pas.
Thomas Szasz, Le Péché second (1973).

L’exploitation de la bêtise n’est pas à la portée du premier imbécile venu.
Yvan Audouard, Les Pensées (1991). 

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L’annonce que George W.Bush avait un QI estimé de 120 provoqua la stupeur. Chez ses adversaires et détracteurs mais aussi dans son ­entourage. Car, même si ses fidèles lui accordaient une solide « street intelligence » (un gros bon sens), aucun ne se serait douté que son intelligence telle que la mesurent les tests de QI ou leurs équivalents était nettement supérieure à la moyenne.

Mais, pour le psychologue Keith ­Stanovich, cette stupeur traduisait surtout notre méconnaissance des réa­lités de l’intelligence. Le QI ­mesure efficacement certains aspects du fonctionnement intellectuel, mais pas tous, et ­notamment pas les facultés de juge­ment, ce que Stanovich appelle la « pensée rationnelle ». Le psychologue ne cautionne pas pour autant l’approche de Howard Gardner et sa théorie des intelligences multiples (lire p. 28). Car, pour lui, la notion d’intelligence doit être réservée aux facultés proprement cognitives, dont ne font pas partie, à ses yeux, des notions comme l’intelligence intrapersonnelle ou interpersonnelle, sans parler de l’intelligence ­émotionnelle.

C’est dire que poser la question « Sommes-nous de plus en plus bêtes ? » ne saurait se résumer à analyser l’évolution des tests de QI. Pour tenter d’y répondre sérieusement, il faudrait être en mesure d’analyser l’évolution des facultés de jugement et de la pensée rationnelle en général, ce que nous ne savons pas faire.

Si, cependant, on laisse pour l’instant cet aspect de côté pour revenir à la signification de la hausse du QI au xxe siècle puis de sa baisse récente, quels enseignements en tirer ? En dépit ou peut-être en raison de l’abondance de la littérature spécialisée, il faut admettre que l’on aboutit surtout à un faisceau de constatations et d’interrogations qui n’admettent pas de réponse tranchée.
Ainsi, l’évolution du QI varie sensiblement selon les pays, sans que l’on comprenne bien pourquoi. Au xxe siècle, sa hausse a été nettement plus forte en France et en Allemagne qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Au xxie siècle, les contrastes sont encore plus marqués. Le QI n’évolue pas non plus forcément au même rythme ni même dans le même sens selon les tranches d’âge.
Si l’on se penche maintenant sur les différents types de tests utilisés, on constate dans l’ensemble une hausse plus marquée pour certains tests que pour d’autres. Que ce soit pour les jeunes ou pour les adultes, la hausse la plus forte concerne les tests dits d’intelligence fluide, qui évaluent des facul­tés d’abstraction considérées comme peu liées aux connaissances scolaires, comme les matrices de Raven (lire « Ce que mesure le QI », p. 21) ou les tests de similitude (voir l’exemple des lapins dans « Peut-on expliquer l’effet Flynn ? », p. 20).

C’est au contraire pour les tests les plus liés à l’intelligence dite cristallisée, la plus dépendante de la culture générale et scolaire, que la hausse est la plus faible ; certains tests accusent même une légère baisse (voir le graphique). Mais dans les pays de langue allemande, par exemple, la hausse de l’intelligence cristallisée est comparable à celle de l’intelligence fluide. Il faut en outre observer que les tests de similitude font en réalité clairement appel à la culture générale et que les matrices de Raven ne semblent pas si éloignées que cela de l’univers scolaire.

Et, curieusement, la hausse ne concerne pas spécialement les tests les plus complexes (énoncer une suite de nombres dans l’ordre inverse de celui qui est présenté, par exemple). Il n’y a même aucune corrélation, voire une corrélation négative. Autrement dit, si la hausse concerne les tests les plus simples, indique-t-elle une réelle hausse de l’intelligence ou autre chose ? Cette question donne lieu à une polémique nourrie, qui fait intervenir l’éternelle controverse entre le poids des gènes et celui de l’environnement.
Beaucoup de spécialistes estiment que la hausse du QI reflète seulement les effets conjugués de diverses évolutions environnementales (alimentation, scolarisation, etc.) et que, loin de reflé­ter une hausse de l’intelligence, elle masque une tendance lourde : la baisse des capa­cités cognitives générales. Celles-ci sont désignées par la lettre g. Un test complexe est considéré comme plus chargé en g qu’un test plus simple. Pour un individu ­donné, les tests de QI permettent en principe d’affecter à g une grandeur, et l’on pourrait faire la moyenne des g au sein d’une population. Pour plusieurs spécialistes, dont le très brillant ­Cosma Shalizi, professeur de statistiques à l’université Carnegie Mellon, g n’est qu’un « mythe statistique »1.

Cela n’empêche pas certains de considérer que l’intelligence ainsi définie, après avoir sensiblement ­grimpé à la faveur de la révolution indus­trielle, est en baisse depuis le milieu du xixe siècle. Cette thèse a été avancée par Michael Woodley, aujourd’hui chercheur à l’Université libre de Bruxelles, et plusieurs spécialistes tels qu’Edward Dutton et Richard Lynn, professeur émérite à l’Université d’Ulster, l’ont reprise à leur compte.
En cause, la « fécondité dysgénique ». Qu’entend-on par là ? Entre la Renaissance et les lendemains de la révolution industrielle, les plus intelligents avaient plus d’enfants qui arrivaient à l’âge adulte et se reproduisaient. Compte tenu de la part des gènes dans l’héritabilité du QI (part qui fait l’objet d’estimations diverses), l’intelligence moyenne de la population avait tendance à augmenter. Depuis le milieu du xixe siècle, la tendance s’est inversée : les familles les plus intelligentes ont eu de moins en moins d’enfants, tandis que celles qui l’étaient le moins, bénéficiant des progrès de la médecine et des services sociaux, ont vu leurs nombreux enfants arriver à l’âge adulte. Si l’on y ajoute les effets de ­l’immigration, il en serait résulté une baisse de g dans les pays développés, et cette baisse serait en train de se manifester dans l’arrêt de la hausse, voire la baisse du QI constatée aujour­d’hui. CQFD.

Pour le moins spéculative, cette thèse introduit l’idée que la hausse du QI aurait atteint un plafond. Mais la ­notion de plafond, si elle se vérifie, peut s’expliquer tout autrement. Certains comparent l’évolution du QI à celle de la stature : les conditions sani­taires et autres s’étant améliorées, la taille moyenne a augmenté ; mais l’augmentation atteint un plateau, car, d’une part, l’environnement ne s’améliore plus qu’à la marge et, d’autre part, nos gènes ne favorisent pas des tailles plus élevées. On pourrait en dire autant du QI, surtout si l’on considère l’effet de l’éducation. Il est établi que chaque année supplémentaire de scolarité dans le secondaire accroît le QI de 2 à 4 points en moyenne. Or, dans les pays développés, presque toute la population va jusqu’à la fin des études secondaires ; et la proportion de ceux qui obtiennent un diplôme universitaire tend à ne plus guère augmenter.

Ce qui nous ramène à notre point de départ : dans quelle mesure la hausse ou la baisse du QI reflète-t-elle l’évolution de l’intelligence ou de la bêtise, si l’on admet avec Keith Stanovich que de toute façon le QI ne mesure pas nos facultés de jugement ? Sans surprise, les deux types de facultés ne sont pas corrélés. Nul ne doute qu’un prix Nobel de physique dispose d’un QI et, a fortiori, d’un facteur g très élevés. Il n’en va pas forcément de même de ses facultés de jugement.

Se fondant sur les travaux de spécialistes du QI, William Shockley – le découvreur de l’effet transistor – considérait comme démontré que celui des Noirs était génétiquement inférieur à celui des Blancs. Il l’affirmait haut et fort, comme lors d’une interview à la télévision, en 1974 : « Mes recherches m’amènent inéluctablement à penser que la cause des déficits intellectuels et sociaux du Nègre américain est essen­tiellement héréditaire et d’origine racialement génétique et qu’on ne peut donc guère y remédier par des améliorations concrètes apportées à l’environnement. » Chose curieuse, aucune étude ne semble jamais avoir comparé le QI d’individus blancs et noirs nés et élevés dans un environnement socio-économique, ­sanitaire et culturel équivalent. 

[post_title] => Tant de questions sans réponse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => tant-de-questions-sans-reponse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:00:27 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:00:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101235 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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De mon point de vue, l’intelligence peut être définie de trois manières différentes.

Une propriété commune tous les animaux
Tous les êtres humains disposent de certaines capacités qui leur permettent de résoudre les problèmes, comme le font les singes, les chiens, les souris et même les invertébrés. C’était le sens donné à l’intelligence telle que Jean Piaget l’a étudiée au milieu du xxe siècle.

Un caractère propre à tel individu
Pour une compétence donnée, certains d’entre nous sont dits « plus doués » que d’autres. C’est le sens donné à l’intelligence telle qu’elle a été d’abord étudiée par Alfred Binet il y a un peu plus d’un siècle, lorsqu’il a mis au point les premiers tests. C’est ce sens que j’ai remis en cause dans mes recherches. Tandis que Binet (et d’ailleurs Piaget) pensaient étudier l’intelligence dans sa totalité, je crois qu’ils se penchaient essentiellement sur deux de ses formes – langagière et logico-mathématique. Mes recherches m’ont montré que nous disposons de beaucoup d’autres formes d’intelligence : musicale, corporelle, interpersonnelle, intrapersonnelle, spatiale ou encore émotionnelle (c’est celle qu’a étudiée Daniel Goleman) 1. Une aptitude personnelle forte pour une des formes d’intelligence, la musique par exemple, n’a pas de valeur prédictive en ce qui concerne les autres formes – langagière ou interpersonnelle, disons.

Une façon d’appréhender un problème ou un projet
Soit deux personnes douées d’une intelligence langagière équivalente. Elles réussiront aussi bien à un test de compréhension ou d’expression. Mais l’une peut parler à tort et à travers, interrompre les autres, écrire des lettres absurdes, choisir de ne jamais apprendre une langue étrangère. Et l’autre réfléchir soigneusement avant de parler, composer des lettres avec soin, écouter les autres attentivement et s’appliquer à étudier des langues étrangères.

Compte tenu de ces trois perceptions de l’intelligence, que peut-on dire de la bêtise ? Au regard du premier sens, nous ne pouvons pas parler de la bêtise d’une personne ou d’un animal en particulier. Ce que l’on peut dire, c’est que les oiseaux sont moins intelligents à certains égards que les humains (moins capables de réparer une machine…), mais plus doués à d’autres (trouver leur chemin dans un espace inconnu).
Au regard du deuxième sens, on ne dit plus que A est plus stupide que B. Nous disons plutôt que pour deux formes d’intelligence, A est plus doué que B ; que pour trois autres formes d’intelligence, B est plus doué que A ; et que pour d’autres formes encore, ils sont tout aussi intelligents ou stupides.
Et, au regard du troisième sens, je dirais que la première personne utilise son intelligence langagière de manière idiote, tandis que la seconde le fait intelligemment.
Autrement dit, nous ne pouvons utiliser le mot « stupide » qu’en prenant en considération les formes d’intelligence dont il s’agit et le degré dont en jouit la personne, pour juger si elle les utilise intelligemment ou sottement. Je présume que c’est là le sens du mot « stupide » que les gens ont habituellement à l’esprit.
Mais nous pouvons beaucoup varier notre appréciation de l’usage d’une capa­cité. Pour prendre un exemple tiré de la vie politique française, certains peuvent juger que Marine Le Pen utilise ses capacités langagières intelligemment, d’autres qu’elle le fait stupidement. Ce qui est en jeu ici est le système de valeurs de la personne qui utilise les mots « intelligent » et « stupide ».
Pour ceux d’entre nous qui ont reçu un enseignement en psychologie, le mot « intelligence » a une histoire et une connotation spécifiques. Pendant près d’un siècle, l’usage du mot est largement resté l’apanage des psychométriciens. Ils élaborent, administrent et évaluent des tests d’intelligence à réponse rapide qui exigent que le sujet réussisse des tâches associées à l’école : définir des mots, ­sélectionner des antonymes, mémoriser des extraits de texte, répondre à une question de culture générale, manipuler des formes géométriques, etc. Ceux qui réussissent systématiquement ces évaluations (souvent appelées tests de QI) sont considérés comme intelligents – et, en effet, tout le temps que durera leur scolarité, il est probable que cette caractérisation se verra confirmée.

Cette information d’apparence objective est souvent entourée d’un halo d’assertions diverses. Comme il est dit de manière brutale dans le best-seller The Bell Curve, les individus sont supposés naître avec un certain potentiel intellectuel ; il est difficile de changer ce potentiel ; et les psychométriciens peuvent nous dire dès notre jeune âge quel est notre niveau d’intelligence. Les auteurs, Richard Herrnstein et Charles Murray, ont voulu établir un lien entre ceux qui ont un faible niveau d’intelligence et diverses maladies sociales ; ils ont insinué que le niveau de QI pourrait être lié à la couleur de peau. Ce qui a dopé les ventes et alimenté la polémique2.
Depuis deux décennies, l’hégémonie des psychométriciens sur l’intelligence est de plus en plus remise en question. Des informaticiens ont mis au point des applications d’intelligence artificielle dont certaines permettent de résoudre des problèmes généraux. Les chercheurs en neurosciences et les généticiens ont mis l’accent sur les origines évolutives et les représentations neuronales des diverses facultés mentales. Dans le champ même de la psychologie, des perspectives nouvelles ont été introduites. Daniel Goleman a beaucoup écrit, et de façon convaincante, sur l’intelligence émotionnelle. Robert Sternberg a ajouté l’intelligence pratique et créative au concept plus familier d’intelligence analytique. Et j’ai moi-même développé une théorie des « intelligences multiples »3.
Selon ma théorie, il est erroné de penser que les humains ne possèdent qu’une seule capacité intellectuelle, ­laquelle se ­résume presque ­toujours à un amalgame de compétences langagières et logico-­mathématiques. En se plaçant plutôt dans une perspective évolutionnaire, il est plus logique de conceptualiser les êtres humains comme disposant de facultés mentales relativement autonomes.
Lorsque nous faisons appel au premier sens de l’intelligence évoqué plus haut, nous nous rattachons à une caractérisation générale des capacités humaines (ou non humaines). Nous pourrions, par exemple, parler d’intelligence humaine en tant que capacité à résoudre des problèmes complexes, ou à envisager l’avenir, ou à analyser des modèles, ou bien à effectuer la synthèse d’éléments d’information disparates. Une discipline majeure, qui a vu le jour avec les travaux de Darwin sur la lignée humaine et dont la tradition s’est poursuivie avec les investigations de Jean Piaget sur le cerveau des enfants, vise à saisir ce qui est unique et générique en matière d’intelligence.

Le deuxième sens est celui qui a été le plus employé par les psychologues. Ceux qui appartiennent à la tradition psychométrique considèrent que l’intelligence est un trait, comme la taille ou l’extraversion. Une personne peut être comparée à une autre dans la mesure où elle manifeste ce caractère ou cet ensemble de caractères. C’est ce que j’appelle l’examen des différences individuelles selon le caractère considéré. Une grande partie de mon travail sur les intelligences multiples a consisté à décrire divers profils d’intelligence.

Le troisième sens a été le moins bien étudié, bien qu’il soit peut-être le plus intéressant. On peut l’appréhender dans cette phrase : ce qui distingue le jeu d’Alfred Brendel au piano est moins sa technique que l’intelligence absolue de ses interprétations. L’accent est ici mis sur la manière dont une tâche est réalisée. Nous nous demandons souvent si une décision été prise de manière intelligente ou stupide, si une passation de pouvoirs a été gérée intelligemment ou de façon inepte.
Qu’est-ce qui distingue ce troisième sens ?
On ne peut pas qualifier une action ou une décision d’intelligente sans avoir quelques notions de l’objectif visé, des choix générés par le genre d’activité et du système de valeurs des participants. Techniquement, le jeu d’Alfred Brendel peut ne pas paraître de la plus grande exactitude. C’est plutôt au vu de ses ­visées propres, de ce qui est possible de faire au piano et des valeurs de l’auditeur que l’on peut valablement parler de l’intelligence ou du manque d’intelligence de ses inter­prétations. De plus, je pourrais ne pas les aimer et convenir néanmoins qu’elles étaient intelligentes, si vous pouviez me convaincre de ce à quoi il voulait parvenir et pourquoi cela faisait sens de son point de vue. Ou bien je pourrais vous convaincre que l’interprétation du même morceau par Glenn Gould était intelligente, que vous l’ayez aimée ou non. Il n’existe pas de critère abstrait pour juger de ce qui constitue une décision sage ou stupide, un processus de planification, une passation de pouvoir, la manière d’introduire un sujet face à une classe, et ainsi de suite. Pourtant, bien informés sur les objectifs, le type d’activité et les valeurs, nous pouvons émettre un jugement sur le fait de savoir si la tâche a été menée intelligemment – même si nous ne sommes pas d’accord sur les conclusions à en tirer.
De quelle manière ce troisième sens se rattache-t-il aux intelligences multiples ? Je subodore que différentes tâches font appel à différentes intelligences ou combinaisons d’intelligences. Pour jouer intelligemment de la musique il faut un autre ensemble d’intelligences que pour confectionner un repas, préparer un cours ou résoudre un conflit.
Maintenant, que tirer de cet exercice de « sémantique de l’intelligence » ? On peut suggérer trois bénéfices possibles.
Le premier est bien sûr lexical. Il est utile et important de savoir distinguer les trois définitions, sans quoi nous risquons d’engager un dialogue de sourds, un épistémologue à la Piaget affrontant inutilement un psychométricien, un ­commentateur critique croyant qu’il se livre à la même sorte d’activité qu’un ­psychologue scolaire.
Le deuxième concerne la recherche. Nul doute que les chercheurs continueront à travailler sur la nature de l’intelligence. Nous entendrons vraisemblablement parler de la mise au point de nouveaux tests, de nouveaux outils d’intelligence artificielle et même de gènes de l’intelligence. Certains chercheurs seront très précis sur le sens qu’ils donnent au mot « intelligence », mais nous pouvons craindre aussi que règne une confusion considérable s’ils ne prennent pas le soin de dire quel aspect de l’intelligence ils étudient et comment (ou dans quelle mesure) il se rattache aux autres.

Enfin, et c’est pour moi le plus important, cela a des conséquences en matière d’éducation. Quand un éducateur parle d’intelligence au premier sens du terme, il se réfère à une capacité dont on peut considérer qu’elle existe chez tous les humains. En revanche, l’intelligence au sens de caractère propre à tel individu implique un jugement sur le potentiel de la personne et sur comment chacun pourrait être formé de la façon la plus efficace. Si, suivant en cela Herrnstein et ­Murray, on considère que tel enfant a peu de ­potentiel intellectuel en général ou, selon la théorie des intelligences multiples, qu’il a un faible potentiel pour l’intelligence spatiale, on se trouve placé devant des choix éducatifs clairs, allant du renoncement pur et simple à la recherche obstinée de moyens alternatifs pour l’instruire.
Mais c’est pour le troisième sens, faire quelque chose intelligemment ou bête­ment, que peuvent intervenir les plus grands progrès en matière d’éducation. Trop souvent, nous négligeons les buts, le genre d’activité ou les valeurs – à moins que nous ne les jugions trop évidents pour qu’il faille les mettre en lumière. Les élèves ne comprennent souvent pas le jugement que l’on porte sur leur travail. Or une appréciation qui n’est pas comprise ne sert pas à grand-chose. Expliciter les critères sur lesquels se fonde le jugement sur la qualité d’un travail peut ne pas suffire à améliorer la qualité des travaux suivants ; mais, en l’absence d’une telle clarification, il n’y a guère de raison d’attendre de nos élèves qu’ils fassent leur travail intelligemment. 

Howard Gardner est un psychologue américain.

Cet article est paru en français dans la revue Le Philosophoire (no 42, 2014). Une partie a été publiée à l’origine dans la revue Dædalus, en 2002. Il a été traduit par Sylvie Taussig et Patrice Lucchini et adapté par Books.

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Nous sommes de plus en plus bêtes. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait. Le ­découvreur de « l’effet Flynn » le concède lui-même : dans de nombreux pays, les scores de QI ont commencé à baisser. Bien que l’on se pose des questions légitimes sur le rapport entre le QI et l’intelligence, et qu’il soit largement ­reconnu que la réussite dépend tout autant d’autres qualités comme le cran, les tests de QI utilisés de nos jours dans le monde entier rendent manifestement compte de quelque chose de concret et de durable. Des décennies de recherche ont montré que les scores de QI individuels permettent de prédire par exemple les ­résultats scolaires ou encore la longévité. Plus généralement, le QI moyen d’un pays est lié à la croissance économique et à l’innovation scientifique.

Si les scores de QI diminuent réellement, cela pourrait signifier non seulement quinze saisons supplémentaires de la série Kardashian, mais aussi la mise à mal du progrès scientifique et économique. À ce jour, les
États-Unis n’ont pas encore été atteints par la baisse du QI – même si le ­niveau du débat politique pourrait laisser penser le contraire. Mais ne célébrons pas trop vite l’exception américaine : si le QI baisse dans d’autres pays développés mais pas ici, c’est peut-être que nous ne sommes pas vraiment un pays développé (trop de pauvreté, trop peu d’aide sociale).
Ou, ce qui est tout aussi préoccupant, si nous suivons le rythme des pays les plus développés, cela signifie que nous allons voir notre QI chuter lui aussi dans un avenir proche. À ce moment-là, les États-Unis seront confrontés aux mêmes dangers de stagnation intellectuelle et économique.

Si nous voulons éviter que les États-Unis connaissent ce sort, nous ferions mieux de comprendre pourquoi le QI chute ailleurs. Mais là, on est en terrain inconnu. Jusqu’à récemment, les scores de QI n’évoluaient que dans une seule direction : vers le haut. Et si vous vous dites : « Le test n’est-il pas conçu pour que 100 soit toujours le score moyen ? », c’est uniquement parce que les chercheurs modifient l’échelle des tests pour corriger l’amélioration des scores bruts.
Ceux-ci ont grimpé pour toute une série de tests de QI standards pendant plus d’un demi-siècle. Cela peut ­paraître étrange si l’on pense que le QI est largement héréditaire. Mais les tests de QI actuels sont conçus pour mesurer des compétences cognitives de base telles que la mémoire à court terme, la vitesse de résolution des problèmes et le traitement visuel [lire « Ce que ­mesure le QI », p. 21]. La hausse des scores montre que ces capacités cognitives peuvent en fait être améliorées par des facteurs ­environnementaux tels qu’une meilleure qualité de l’enseignement et des activités professionnelles plus ­exigeantes.

Pendant un temps, l’augmentation des scores de QI a semblé être un signe évident de progrès social, une preuve palpable que l’humanité devenait de plus en plus intelligente – et pourrait même être capable d’augmenter indéfiniment ses capacités intellectuelles. Mais, depuis le début du xxie siècle, de nombreux pays parmi les plus avancés économiquement commencent à connaître un déclin de leur QI, sous des formes variables. Les détails changent d’une étude à l’autre et d’un pays à l’autre en fonction des données disponibles. En Norvège et au Danemark, la baisse du QI apparaît dans les tests que l’on fait passer de longue date aux conscrits, alors que les données sur la France se fondent sur un échantillon plus restreint et un test différent. Mais le schéma d’ensemble est clair.

Une explication possible était de type quasi eugéniste. Comme dans le film Idiocracy, certains ont fait ­valoir que l’intelligence moyenne baisse parce que les foyers à faible QI font davantage d’enfants (le terme technique est « fécondité dysgénique »). On s’est aussi demandé si la hausse de
l’immigration ne se traduisait pas par un afflux de nouveaux arrivants moins intelligents dans des sociétés au QI ­élevé. Une étude menée en 2018 en Norvège a cependant invalidé ces théories en montrant que le QI diminue non seulement dans la société, mais aussi au sein des familles. En d’autres termes, le problème n’est pas que les Norvégiens instruits soient débordés par un nombre croissant d’immigrés au QI plus faible ou par l’abondante progéniture de concitoyens moins instruits. Même les enfants nés de parents ayant un QI élevé descendent les échelons.
Il y a donc un facteur environnemental – ou un ensemble de facteurs – qui entraîne une baisse des scores de QI entre les parents et leurs enfants, entre les aînés d’une fratrie et les enfants plus jeunes. L’une des principales explications avancées est que l’augmentation des emplois tertiaires peu qualifiés a rendu le travail moins exigeant sur le plan intellectuel, laissant le QI s’atrophier à mesure que les gens font moins travailler leurs méninges.

Parmi d’autres hypothèses qui restent à vérifier, il y a celles qui avancent que le changement ­climatique rend les aliments moins nutritifs et que les outils numériques nuisent à notre capa­cité de concentration.
En fin de compte, il serait bon d’établir la raison précise de la baisse des scores de QI avant que nous soyons ­devenus trop stupides pour le faire, d’autant que ces scores sont manifestement liés à la productivité et à la réussite économique à long terme.

Et, si nous pouvons compenser par des compétences autres que l’intelligence, comme la détermination ou la passion, dans un monde où les scores de QI continuent de baisser, il existe aussi un scénario plus sombre : une crise mondiale de l’intelligence qui minerait la capacité de l’humanité à résoudre les problèmes et nous laisserait mal équipés pour relever les défis complexes de l’intelligence artificielle, du réchauffement de la planète et d’autres évolutions que nous n’avons pas encore imaginées. 

Evan Horowitz dirige le Centre d’analyse des politiques publiques à l’université Tufts, à Boston.

Cet article est paru dans « Think », la rubrique idées du site de la chaîne NBC News, le 22 mai 2019. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

[post_title] => De quoi s’inquiéter ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => de-quoi-sinquieter%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 10:38:16 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 10:38:16 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101217 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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La région d’Otago, en Nouvelle-Zélande, est une pénin­sule. Eaux tumultueuses, ­falaises, albatros… C’est là que vit et que continue de travailler, à 85 ans passés, James Flynn, professeur émérite de philosophie à l’université de Dunedin, une ville de 130 000 habi­tants de style victorien.
Flynn est une célébrité. Il doit sa noto­riété à un article qu’il a publié en 1987 dans la revue Psychological Bulletin, après trente ans d’une discrète carrière universitaire. Un jour de 1980, il feuillette le manuel d’un test d’intelligence. Le test et le manuel datent de 1972. Il est expliqué dans les premières pages qu’un groupe d’enfants a passé non seulement ce test, mais aussi, à titre de comparaison, sa version précédente de 1947. Et il y a une autre information : les enfants ont obtenu un score moyen de 108 à l’ancien test – soit 8 points de plus que leurs prédécesseurs de 1947. Que s’est-il donc passé ? se demande Flynn. Les enfants de 1972 seraient-ils plus intelligents que leurs camarades de vingt-cinq ans plus tôt ?
Flynn s’assoit devant sa machine à écrire et rédige un courrier destiné à 165 chercheurs du monde entier : il cherche à rassembler, leur dit-il, des résultats d’études dans lesquelles plusieurs générations d’individus d’âge comparable ont passé les mêmes tests d’intelligence. Des réponses et des données lui parviennent de 35 pays. Flynn les analyse, fait ses calculs et a du mal à y croire : que ce soit au Japon ou au ­Canada, aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en France, en RFA ou en RDA – partout, dans les pays industrialisés étudiés, le score de QI n’a cessé d’augmenter, ­gagnant de 5 à 25 points à chaque géné­ration. Les autres chercheurs sont tout aussi excités. Ils donnent à cette miraculeuse progression de l’intelligence le nom d’« effet Flynn »1.

La découverte de l’effet Flynn plonge le monde occidental dans une véritable eupho­rie du QI. On soumet de plus en plus d’enfants à des tests, car on veut absolument repérer les plus doués. Les livres sur les surdoués deviennent des best-sellers, et les plus intelligents, c’est-à-dire ceux qui ont un QI de 130 et plus, intègrent l’association Mensa, où ils commencent à se rencontrer à l’occa­sion de tournois d’échecs et de débats. Bientôt, il est de notoriété publique que l’actrice Jodie Foster a un QI de 132, la chanteuse Madonna, de 140, le joueur d’échecs Garry Kasparov, de 190 [lire « Que deviennent les “surdoués” ? », p. 18]. Les comparaisons internationales de QI deviennent de plus en plus poussées.
Les éditeurs de tests de QI s’entendent sur des normes communes. Un score moyen sera toujours noté 100 (c’est ­encore le cas aujourd’hui), les moins ­intelligents seront en dessous, les particulièrement intelligents au-dessus. En dessous de 85, on considère que l’intelligence est inférieure à la moyenne, au-dessus de 115, supérieure. En Allemagne, on recommande de renouveler les tests au moins tous les huit ans. Avec chaque normalisation, les tests de QI gagnent en difficulté [lire « Ce que mesure le ­QI », p. 21].

L’Occident se réjouit à l’idée d’atteindre de nouveaux sommets d’intelligence et d’offrir ainsi au monde des idées toujours plus astucieuses. On a la certitude que l’enseignement scolaire ne cesse de s’améliorer et que l’on peut vivre de plus en plus dans ­l’insouciance.

Une bonne alimentation, le temps supplémentaire dont les ­parents disposent pour se consacrer à leurs ­enfants grâce à la réglementation des horaires de travail, des emplois plus exigeants et stimulants intellectuellement, tout cela a été avancé comme explications possibles de l’effet Flynn [lire « Peut-on expliquer l’effet Flynn ? », p. 20].
Et cela dure jusqu’en 2004. Cette année-­là, l’euphorie du QI retombe brutalement. La première mauvaise nouvelle vient de Norvège. Des psychologues de l’université d’Oslo et des forces armées norvégiennes ont comparé des données recueillies entre 1954 et 2002 lors de tests administrés à de jeunes hommes – et une rupture dans la courbe du QI apparaît clairement. Entre 1970 et 1993, ­l’augmentation du QI a ralenti. Et, à partir de 1994, les scores ont baissé.

L’effet concerne tous les ­aspects testés de l’intelligence – aussi bien les questions exigeant une bonne maîtrise du langage que les exercices de réflexion logique. Il appa­raît très vite que le problème n’est pas spécifique à la Norvège. Des études similaires menées en Suède, au Danemark, au Royaume-Uni, en Autriche, en Suisse, en Allemagne, en Australie et en Finlande aboutissent au même résultat : le QI a baissé de l’ordre de 0,25 à 0,5 point par an. Dans certains pays, le QI a été affecté dans son ensemble ; dans d’autres, seuls des aspects particuliers, comme l’intelligence spatiale, l’ont été. Cette baisse du QI a elle aussi un nom. On l’appelle l’anti-­effet Flynn [lire « Une baisse contrastée », p. 22]. James Flynn est donc aujourd’hui doublement célèbre.

Au début, lui-même n’a pas ­voulu croire que le phénomène qui porte son nom s’était inversé. Ses collègues n’avaient-ils pas mal calculé ? N’était-ce pas une simple coïncidence ? Mais, à mesure que les indices s’accumulaient, il se mit à douter de ses propres doutes. En 2017, à 83 ans, il a donc refait ce qu’il avait effec­tué trente ans plus tôt : il a collecté des données sur différents pays. Cette fois, plus besoin d’aller poster des lettres dactylographiées. Il a télé­chargé les données sur Internet. Et il en a acquis la certitude : oui, le QI est en baisse. Du moins dans de nombreux pays ­occidentaux.

Au cours d’un long entretien téléphonique sur la ligne grésillante qui relie la Nouvelle-Zélande à l’Europe, James Flynn nous raconte comment lui, le fils d’immigrés irlandais né en 1934 aux États-Unis, y est devenu un philosophe moral. Dans les États du Sud, il a milité, dans les années 1960, pour les droits ­civiques. Cela ne lui a pas réussi. Plusieurs postes d’enseignant lui sont passés sous le nez et il s’est établi en Nouvelle-Zélande. Pour lui, l’effet Flynn découle de l’idéal de société du mouvement des droits civiques : les États démocratiques donnent aux citoyens la latitude nécessaire pour s’épanouir. Ils leur donnent la liberté, y compris pour les grandes envolées intellectuelles.

Et à présent ? La liberté n’a pas disparu. Que s’est-il passé dans les années 1990 ? Qu’est-ce qui a changé ? « Le principal changement que j’ai observé au fil des ans, dit James Flynn, c’est la disparition des livres exigeants. » Les enfants se perdent dans les jeux vidéo. Et ils peuvent bien devenir des as du clavier et du joystick, cela ne les aide pas à penser de façon logique, bien au contraire. Ses étudiants, note Flynn, ont de plus en plus de mal à lire Schopenhauer.


La thèse de la hausse puis de la baisse du quotient intellectuel ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Il y a des mathématiciens qui la contestent au motif que ce serait une pseudo-vérité, une construction mathématique née de la tentative de traduire les performances des individus testés en un idéal type de courbe en cloche qui déforme la réalité. Des statisticiens objectent que le QI ne nous dit pas à quel point un enfant est intelligent mais seulement à quel point il maîtrise un certain type de tâche et quel est son degré d’implication dans cette tâche. Idée que beaucoup de chercheurs rejettent, à leur tour, avec ­véhémence.

Les deux effets Flynn suscitent donc un débat passionné. Mais il y a aussi, dans tous les pays industrialisés, de plus en plus d’enfants chez qui l’on diagnostique un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Et de plus en plus de cas de troubles du spectre autistique, de troubles de la concentration et d’autres difficultés d’apprentissage. Une petite information parmi tant d’autres : d’après un bilan de 2018 de l’assurance maladie de Bavière, ­jamais autant de familles n’avaient demandé, après un diagnostic médical, à bénéficier d’une allocation d’éducation d’enfant handicapé 2.
Tous ces troubles du développement ont un point commun : ils sont liés à des processus se déroulant précisément dans les zones du cerveau qui façonnent notre intelligence. Seuls ceux qui savent se concentrer peuvent bien apprendre.Tout se passe donc vraiment comme si quelque chose clochait dans nos têtes.

La science n’est pas encore en mesure de dire exactement pourquoi il en est ainsi. Quelques hypothèses ont toutefois été émises à propos de l’anti-effet Flynn. Certaines pourraient provoquer une défla­gration dans la société.
Lorsque l’anti-effet Flynn a été mis en évidence, on n’a pas tardé à dire que les enfants d’immigrés, parce qu’ils étaient issus de familles peu cultivées et qu’ils rencontraient des difficultés linguistiques, tiraient les résultats vers le bas. Les personnes pauvres et d’un faible niveau d’instruction, disait-on, faisaient plus d’enfants que les riches et les instruits. Les imbéciles, en se multipliant, ne détérioraient-ils pas le patrimoine génétique ? Les scientifiques, certes, ne le formulaient pas ainsi, mais ils parlaient d’« effet dysgénique ». Entre les lignes de plus d’une étude transparaissait ce mot d’ordre : nous, les intelligents, ne voulons pas que les idiots entravent le progrès, nous ferions donc mieux de les tenir à l’écart. Des thèses que l’ancien membre du Parti social-démocrate Thilo Sarrazin a faites siennes dans son essai très controversé L’Allemagne disparaît3.

Frank Spinath, 49 ans, est vêtu de noir de la tête aux pieds. Il est professeur de psychologie différentielle à Sarrebruck et, par ailleurs, le chanteur et le parolier de plusieurs groupes. Son genre de musique : la futurepop. C’est un passionné de La Guerre des étoiles et des orgues d’église. On ne ­serait pas trop loin de la vérité en le ­qualifiant de geek.
Spinath s’est lancé dans la recherche sur l’intelligence lorsque, à l’occasion d’un séminaire universitaire, il a appris son score de QI – « quelque part au-dessus de 130 » – et qu’il a voulu savoir pourquoi il était plus intelligent que la plupart des autres. Il s’en réjouissait, bien sûr, mais trouvait aussi cela injuste. Qui a quelles chances et pourquoi ? Sont-ce les gènes ? Est-ce l’environnement – le milieu familial, l’éducation, la ­richesse ? L’interaction de tout cela ? Si l’on demande à Frank Spinath si l’intelligence est héréditaire, il répond : « Dans une large mesure, oui. » Les femmes universitaires produisent-elles naturellement des enfants plus intelligents ? « Oui, statistiquement parlant. » Les personnes peu fortunées ont-elles un QI statistiquement inférieur ? « Oui, c’est vrai aussi. »
Puis il s’excuse, ses réponses semblent le mettre mal à l’aise. Il craint que, sortis de leur contexte scientifique, ses propos puissent être mal interprétés. Il le sait : « La recherche sur l’intelligence est un cocktail difficile à digérer, composé d’ingrédients explosifs. »

Spinath est à la pointe de la ­recherche sur les jumeaux. Depuis de nombreuses années, il étudie les paires de ­jumeaux – car, lorsque des jumeaux dizygotes (ou faux jumeaux) partagent un même foyer, la seule chose qui les différencie en théorie, ce sont les gènes. Et parfois aussi le QI.
Comme la plupart des chercheurs, Spinath estime que les facteurs héréditaires peuvent expliquer jusqu’à 70 % des différences d’intelligence chez les adultes. Cela semble avoir le mérite de la clarté, mais, en réalité, c’est beaucoup plus compliqué. Dans l’une de ses études, Spinath a étudié les conditions de vie et le QI de 3 074 enfants et jeunes adultes âgés de 11, 17 et 23 ans. Plus les parents sont à l’aise financièrement, plus le score moyen de QI des ­enfants est ­élevé. ­Spinath l’explique ainsi : « Quand on grandit dans un foyer aisé, on est plus susceptible d’hériter de gènes favorables et de les stabiliser. » Et, s’ils éprouvent des difficultés, les enfants de parents riches bénéficient d’un soutien scolaire.

Les gènes subissent eux-mêmes l’influence de l’environnement. Dès la conception, certains d’entre eux sont activés ou réduits au silence. Cela peut être dû à toutes sortes de choses : un abus de barres chocolatées, des gifles à répétition ou des événements dramatiques, comme un accident de voiture. On peut retracer le vécu d’une personne en fonction des gènes qui ont été ­activés.
Chez les enfants à qui les parents lisent beaucoup d’histoires, des gènes peuvent être activés qui aident à faire fonctionner le centre de la parole dans le cerveau. Si, au lieu de cela, les enfants regardent la télévision, d’autres gènes peuvent être activés – défavorables, eux, au développement mental. Il est donc faux de dire que nous sommes le pur produit de nos gènes.

Après que les chercheurs norvégiens eurent constaté une baisse de QI chez les recrues de l’armée, certains de leurs collègues ont cherché à savoir si, par hasard, l’origine sociale des soldats n’avait pas changé. N’y avait-il pas plus de jeunes appartenant à des familles socialement défavorisées ou issues de l’immigration ?
Une équipe de mathématiciens est tombée sur une explication complètement différente et inattendue. À partir de données portant sur de longues périodes, ils ont pu reconstituer l’évolution au sein de différentes familles. Et ils ont constaté que le QI avait autant chuté au sein de familles établies de longue date en Norvège. Les fils sont moins intelligents que les pères4 . Cela signifie que la cause de l’anti-effet Flynn n’est pas exclusivement génétique. L’environnement doit aussi y être pour quelque chose.

n lundi après la fin du semestre. Les élèves n’ont pas cours, mais les professeurs du lycée Wilhelm-Busch de Stadthagen, en Basse-Saxe, ne sont pas en vacances, eux. C’est leur journée annuelle de formation, et cette fois, au programme, il y a une révolution. Le lycée s’apprête à proposer des cours sur tablette – ­enfin ! Beaucoup d’enseignants, explique le ­proviseur Holger Wirtz, en exprimaient le souhait. À présent, il leur faut apprendre à utiliser au mieux ces ­outils en classe. Assis dans la grande salle, les profs attendent en chuchotant que Martin Korte, « chercheur de renommée mondiale, spécialiste du cerveau à l’université technique de Braunschweig », ainsi que l’a présenté le directeur, commence sa conférence intitulée « L’école à l’heure du changement numérique ».
Martin Korte a l’air d’avoir passé la nuit sous la tente : cheveux aplatis, veste polaire, chaussures de randonnée. En fait, il débarque tout juste de l’avion. La veille, il était à un congrès à New York. « Qu’est-ce que le QI ? » demande Korte avant de répondre lui-même : « La vitesse de traitement. » Chiffres et concepts se ­déversent sur les enseignants : 400 000 stimuli sensoriels parviennent chaque seconde au cerveau. Il doit opérer un tri parmi eux, car un être humain ne peut traiter que 120 stimuli sensoriels par seconde. Un élève qui jette un coup d’œil sur son téléphone portable, et ce sont 60 mots du professeur qui passent à la trappe. Certains enseignants renoncent à prendre des notes. « Trop de choses à la fois perturbent la réflexion, explique Korte. Les téléphones portables en classe entravent tout le reste. »

Le proviseur Wirtz est assis droit comme un piquet, le visage tendu et immobile. Qu’est-ce que raconte le chercheur ? Une tablette n’est rien d’autre qu’un gros smartphone. Et c’est censé perturber le cours ? Korte projette sur le mur des diagrammes à barres, qui montrent que les résultats au test Pisa en mathématiques sont corrélés négativement à la fréquence d’utilisation d’ordinateurs en classe. Quand des ordinateurs sont utilisés en classe plus d’une fois par semaine, les résultats se détériorent. Les enseignants ont cessé de prendre des notes. Korte s’est mis à parler du « cerveau Google ». Il projette un cliché d’imagerie cérébrale : le cerveau a des nuages rouges partout, au sommet du front, à l’arrière de la tête, devant et derrière les oreilles. Énormément de nuages rouges.

Ces images proviennent de l’Université de Californie à Los Angeles. Les nuages sont remplis de cellules nerveuses qui travaillent dur et sont en train de chercher la réponse à une question. Lorsque le sujet a un livre devant lui, les nuages sont disposés sur deux bandes clairement définies. Dès que le sujet cherche la même information sur Internet, les nuages se gonflent dans toutes les directions comme avant un orage d’été. L’étude date de 2008, un an après le lancement de l’iPhone, et a donc une valeur historique inestimable pour les chercheurs en neurosciences. À l’époque, l’équipe du neuropsychiatre Gary Small avait réussi à trouver un spécimen ­d’Homo sapiens aujourd’hui quasiment éteint : l’individu ne maîtrisant absolument pas les outils numériques et n’étant jamais allé sur Internet. Ils ont ­cartographié son ­cerveau. Les bandes avec les nuages rouges y sont beaucoup plus étroites. Une fois que des informations ont atteint le cerveau, elles sont réorientées par les cellules nerveuses. Plus la direc­tion est claire, plus la pensée l’est aussi. Du point de vue du chercheur, les nuages en bandes étroites sont donc plutôt une bonne chose et les cumulus une mauvaise [lire « Internet et le cerveau », p. 24].
Pour Korte, ces images vieilles d’une décennie montrent surtout une chose : le numérique transforme tout le cerveau. Plus exactement, il l’a déjà transformé. Il lui a volé la clarté de pensée. Devant son public d’enseignants à présent inquiets, Korte poursuit : « Vous avez peut-être l’impression que vos élèves n’arrivent plus à se concentrer. Cela a à voir avec la numérisation des chambres d’enfant. » Selon lui, le cerveau, en étant de plus en plus souvent distrait par des stimuli numériques, s’est habitué à ne plus canaliser son attention. « Nous n’allons plus pouvoir réfléchir sur le monde », prédit Korte. Des tablettes en classe ? À ses yeux, ce n’est vraiment pas une bonne idée.

À Moira, dans l’arrière-pays sicilien, l’heure n’est pas aux classes équipées de tablettes. Le village se situe à 30 kilomètres de la mer. Quand le gynécologue Maurilio Foti s’est établi dans la région, durant les années 1980, il a été frappé par le nombre de personnes atteintes de crétinisme : il en a compté vingt-deux. Des hommes et des femmes de petite taille, certains avec un gros goitre – une bosse de la taille d’un poing à l’avant du cou. Ils accusaient un retard mental, étaient souvent sourds et muets. Si bizarre que cela puisse paraître, les crétins des montagnes de Sicile aident actuellement les scientifiques à résoudre le mystère de la chute du QI dans le monde occidental.
On sait que les gens deviennent des crétins lorsque, à l’état d’embryons, ils ont manqué d’hormones thyroïdiennes. Pour produire ces hormones, l’être humain – la femme enceinte en l’occurrence – a besoin d’iode. Beaucoup de femmes de Moira n’en trouvaient pas suffisamment dans leur alimentation, car, de magnifiques ­forêts de hêtres et de noisetiers ont beau s’épanouir ici, le sol contient peu d’iode, et il en va de même pour tout ce qui pousse dans ce sol. Même le lait des vaches qui paissent dans les hauteurs ne contient pas assez d’iode. Et on ne trouve pas de poissons riches en iode dans les montagnes. Les mères qui avaient une carence en iode ont donné naissance à des enfants au cerveau sous-développé. La thyroïde de ces enfants a augmenté de volume afin de capturer le plus d’iode possible. D’où la bosse sur le cou.
La thyroïde est un organe auquel nous ne prêtons pas assez attention. C’est étrange, car, sans thyroïde, l’être humain n’est rien. Les hormones thyroïdiennes activent toutes les étapes de notre déve­loppement. Elles commandent la croissance du cerveau. Sans elles, pas de formation des os, des muscles, des reins, du foie, de l’intestin. Sans elles, on ne peut apprendre ni à voir, ni à entendre, ni à se déplacer. Une personne adulte qui a trop peu de ces hormones peut devenir dépressive et distraite. Si elle en a trop, elle devient nerveuse et irritable.

La carence en iode pourrait sembler ne concerner qu’un village de montagne reculé dans une région sous-développée. En réalité, il s’agit d’un phénomène en hausse dans de nombreux pays ­industrialisés. Dans l’Union européenne, environ la moitié des enfants ont une ­carence en iode. Cela s’explique par le fait que, dans beaucoup d’États membres, l’adjonction d’iode dans le sel de table n’est pas obligatoire. La Société allemande de nutrition regrette que, depuis quelques années, l’industrie agroalimentaire utilise du sel non iodé davantage qu’auparavant, surtout pour des raisons de coût, apparemment.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) établit un classement des pays en fonction du degré de carence en iode observé dans la population. Dans la catégorie « carence légère » figurent onze pays industrialisés, parmi lesquels la France et le Danemark. La liste est en cours d’actualisation. Lors de sa prochaine publication, la Suède, la Norvège et la Grande-Bretagne y seront sans doute également présents.
« Carence légère » : cela n’a pas l’air si grave. Mais les travaux de l’endocrinologue Francesco ­Vermiglio, de l’université de Messine, en ­Sicile, montrent à quel point le système ­endo­crinien est sensible aux changements et quelles en sont les conséquences sur l’intellect. Même une légère carence en iode peut affecter la formation du cerveau. D’autres chercheurs ont fait des ­découvertes plus effrayantes encore. Il s’agit d’un problème que même le sel de table iodé ne peut résoudre.
Le bureau de la biologiste Barbara ­Demeneix, à Paris, semble tout droit ­sorti du xixe siècle. Du parquet qui craque, de vieilles ­vitrines remplies de livres, une belle table en bois ouvragée sur ­laquelle s’empilent des docu­ments. Par les ­fenêtres, on aperçoit le Muséum ­national d’histoire naturelle, où sont exposés des squelettes de dino­saure, des papillons, des algues, des champignons, l’inventaire du vivant. Le ­Muséum ­raconte comment l’homme et la Terre sont deve­nus ce qu’ils sont. Le bureau de la professeure Deme­neix en fait partie. Pourtant, ici, il ne s’agit pas de savoir d’où nous venons mais où nous allons. Dans un cadre d’hier, des questions d’après-demain.Sur la table, entre un étui de violon, des livres et un ordinateur portable, un manuscrit d’une centaine de pages. C’est le rapport que Barbara Demeneix présentera devant le Parlement européen dans quelques jours5.
La chercheuse a découvert que de nombreux produits chimiques contenus dans les pesticides, les retardateurs de flamme, les emballages et les cosmétiques interfèrent avec les récepteurs du corps humain auxquels s’arriment les hormones thyroïdiennes. Ces produits font partie de ce qu’on appelle les perturbateurs endo­criniens, des substances qui déstabilisent l’équilibre hormonal.
Nous absorbons des perturbateurs endocriniens avec l’air que nous respirons, avec la nourriture que nous mangeons, avec l’eau que nous buvons, avec la crème que nous utilisons pour notre peau. Un corps sans cesse approvi­sionné en perturbateurs endocriniens qui agissent sur les hormones thyroïdiennes se comporte comme un corps en manque d’iode : il engendre des enfants dont le quotient intellectuel est inférieur aux capacités de leurs gènes.
Barbara Demeneix pense avoir ­trouvé pourquoi le QI baisse dans le monde occi­dental. Elle pense du moins détenir une bonne partie de la réponse, ce qui lui vaut d’être critiquée aussi bien par certains de ses collègues que par l’industrie chimique. Ses livres, publiés en français et en anglais, s’intitulent Le Cerveau ­endommagé et Cocktail toxique6.

«Venez, je vais vous montrer les têtards et vous comprendrez. » Barbara Demeneix nous emmène au sous-sol, dans un labyrinthe de pièces remplies d’aquariums. Cela sent comme chez le poissonnier. Derrière une vitre, des xénopes du Cap – une espèce ­d’amphibiens – se tiennent tout droits dans l’eau, comme des statues ; un instantané de l’évolution. D’autres nagent avec ardeur dans l’aquarium, étirant leurs petites pattes devant le visiteur éberlué.
Pourquoi des têtards révéleraient-ils quoi que ce soit sur les humains qui perdent leurs facul­tés mentales ? « Ils constituent un ­modèle, explique Barbara Deme­neix, un modèle absolument merveilleux. » Comme tous les vertébrés, les têtards ont une thyroïde qui utilise l’iode pour produire les mêmes hormones que tous les vertébrés – les oiseaux, les poissons, les humains. Un têtard qui n’a pas assez d’hormones thyroïdiennes nage plus lentement que la normale et reste un têtard à vie. Il ne se métamorphose ­jamais en grenouille. C’est ce qui arrive aux têtards qui évoluent dans une eau contenant des pesticides. Exactement comme dans un plan d’eau naturel qui contiendrait des ­perturbateurs endo­criniens.

Aux États-Unis, des collègues de Barbara Demeneix ont analysé les données de plusieurs centaines de mères dans le sang desquelles on avait détecté des traces de retardateurs de flamme bromés (PBDE) pendant la grossesse. Les enfants de ces femmes ont été soumis à des tests de QI à l’âge de 5 et de 7 ans. Les enfants de celles qui avaient été très exposées aux PBDE ont obtenu 4 à 5 points de moins que les enfants dont la mère présentait peu de traces de retardateurs de flamme dans le sang. Des essais en laboratoire ont montré que les PBDE bloquent la production d’hormones thyroïdiennes. Agneaux, rats, souris, animaux sauvages – tous y sont sensibles. Il en va de même pour les femmes enceintes.
Les PBDE sont désormais interdits dans de nombreux pays, dont les États-Unis et l’Allemagne. Mais des canapés, des tapis et des rideaux traités avec ces retardateurs de flamme ont été vendus pendant plus de cinquante ans, et on les retrouve encore dans d’innombrables foyers aujourd’hui. Tout comme d’autres substances qui ont un effet similaire. Le revêtement des poêles, les emballages en plastique, le revêtement intérieur des boîtes de conserve, la peinture anti­tache, les antiparasitaires pour chiens et chats – toutes ces merveilles de la vie moderne contiennent des perturbateurs endocriniens qui dérèglent la production d’hormones thyroïdiennes.
Comme ses homologues d’Europe et des États-Unis, la Société allemande d’endocrinologie estime qu’il a été ­prouvé que les perturbateurs endocriniens jouent un rôle dans le développement des mala­dies thyroïdiennes. L’OMS estime que ces substances qui altèrent les fonctions du système endocrinien représentent une « menace mondiale » pour la santé et ­l’environnement.

Après tout, pourrait-on se dire, qu’importe qu’une personne ait un QI de 112 ou de 108, de 99 ou de 93 ? Le QI fluctue selon la forme dans laquelle on se trouve. Il varie selon que le sujet est stressé ou détendu, selon la qualité de son sommeil et ce qu’il a mangé au petit déjeuner. La marge de fluctuation est comprise entre 5 et 8 points. Une perte de QI de quelques points dans la population à l’échelle d’une décennie pourrait donc sembler sans grande importance. Or ce n’est pas le cas. Si on élargit sa perspective et qu’on réfléchit à ce qu’une perte de 4 ou 5 points de QI signifie pour la société dans son ensemble, le tableau est différent.
Un collègue de Barbara Demeneix, qui est pédiatre et spécialiste de santé publique à New York, a un jour fait le calcul avec un groupe de chercheurs – des médecins, des statisticiens, des épidé­miologistes, des économistes. La biologiste était également du nombre. Rien que dans l’Union ­européenne, le coût socio-économique induit par la baisse du QI et les troubles ­neurologiques du ­développement ­qu’entraînent les perturbateurs endo­criniens s’élèverait à 150 milliards d’euros par an.

Si le QI de tout un pays baisse de 5 points, cela a surtout un effet sur les franges de la société. Cela signifie que les extrêmes changent. Qu’il y a beaucoup moins de surdoués, moins d’Einstein et de Mozart. Moins de génies, moins de gens capables de penser l’impensé. Et, à la place, beaucoup plus de moins doués. Des personnes incapables de se prendre en charge. Qui ont besoin d’une attention particulière à l’école. Qui vivent dans des institutions spécialisées. Dont les parents travaillent moins (et paient donc moins d’impôts) parce qu’ils doivent s’occuper d’eux. Des personnes qui seront au ­chômage ou à qui l’État devra fournir un emploi adapté.

Même à l’échelle individuelle, le drame de la déperdition d’intelligence peut être chiffré. Selon une étude, à chaque point de QI perdu, on réduit ses revenus ­potentiels de 2 %. Ce ne sont là que des données statistiques, mais elles correspondent toutes à la vie réelle.
Les scientifiques continuent de débattre sur la cause exacte de la baisse du QI. Les gènes. La formation. L’éducation. Le numérique. La carence en iode. Les perturbateurs endocriniens. Le problème est très vraisemblablement multifactoriel. De même que Frank Spinath, le chercheur de Sarrebruck qui s’intéresse aux jumeaux, n’irait pas jusqu’à dire que seuls les gènes entrent en ligne de compte, Barbara Demeneix ne prétend pas que les perturbateurs endocriniens sont la seule cause.
L’être humain est beaucoup plus complexe que son QI, lequel est déjà fort complexe. Nous allons encore avoir ­besoin de beaucoup de personnes très intelligentes pour élucider peut-être un jour ce qui se passe à l’intérieur de nos têtes. 

Nataly Bleuel et Nike Heinen sont des journalistes scientifiques qui collaborent à plusieurs grands journaux allemands. Tanja Stelzer est responsable des grands dossiers à l’hebdomadaire Die Zeit.

Cet article est paru dans Die Zeit le 27 mars 2019. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Pour prendre de la hauteur sur un sujet particulièrement complexe, on peut lire ce dossier en commençant par la fin. Notre « petit florilège sur la sottise » est une bonne mise en bouche. Surtout, il permet d’emblée de voir à quel point le sujet préoccupe les esprits forts depuis la nuit des temps. Et l’on appréciera à leur juste valeur quelques formules à l’emporte-pièce, comme cette maxime de La Rochefoucauld : « Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement ».

Toujours pour garder de la hauteur, on pourra lire ensuite l’article du psychologue américain Howard Gardner sur la multiplicité des formes de l’intelligence et donc de la bêtise. Et se livrer entre amis à un petit exercice de réflexion : combien de catégories d’intelligence pourriez-vous définir ? Après quoi vous aurez le recul nécessaire pour vous plonger dans la problématique ­actuelle. Elle est fondée sur la constatation d’une forte hausse du QI au xxe siècle, suivie d’une tendance à la baisse. Les deux premiers articles s’appuient sur les travaux de spécialistes pour qui l’évolution récente du QI traduit ou confirme une baisse de l’intelligence. Le troisième met en garde contre une telle conclusion et laisse le lecteur sur sa faim. La photo ci-dessus, elle, donne du grain à moudre.

Dans ce dossier :

L'intelligence en berne, par Nataly Bleuel, Nike Heinen et Tanja Stelzer (Die Zeit)

De quoi s’inquiéter ?, par Evan Horowitz (Think)

Les mille et une facettes de l’intelligence, par Howard Gardner (Le Philosophoire)

Tant de questions sans réponse, par Olivier Postel-Vinay

Petit florilège sur la sottise

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