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Dans Bunker, le géographe américain Bradley Garrett part à la rencontre de ces gens qui construisent ou achètent des abris fortifiés. « Il s’intéresse aux états-Unis surtout, où le prepping, le fait de se préparer aux catastrophes et à la fin du monde, donne lieu à une véritable sous-culture, mais il se rend aussi en Australie, où la précarité écologique alimente le marché du ­bunker, ainsi qu’en Nouvelle-­Zélande et en Thaïlande, destinations de repli préférées de l’élite », précise Will Wiles dans la Literary Review.

Dans le Dakota du Sud, il visite le plus grand ensemble de bunkers du monde. Construits pendant la Seconde Guerre mondiale pour y stocker des munitions, ces 575 igloos de béton semi-­enterrés ont été transformés en 2016 par un homme d’affaires, Robert Vicino. Il a baptisé l’endroit « The xPoint », suggérant que c’est d’ici que l’humanité – ou ce qu’il en reste – prendrait un nouveau départ après la fin du monde.

Ce que vendent les « marchands d’angoisse » comme Vicino, ce ne sont pas des murs, si solides soient-ils, mais du temps, soutient Garrett. Plusieurs mois à l’abri de la catastrophe de la surface. Et certains des acheteurs « semblent impatients de pouvoir avoir un retour sur leur investissement souterrain », remarque Will Wiles.

[post_title] => Bien à l’abri [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => bien-a-labri [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:40:35 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:40:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101418 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Harmaguédon (Armageddon en anglais) est une déformation de l’hébreu Har Megiddo, « la montagne de Megiddo ». Dans le livre de l’Apocalypse, Harmaguédon est le lieu de l’ultime bataille entre les forces du bien et du mal. Voilà qui explique l’utilisation de ce mot pour parler de la fin du monde et l’afflux de touristes sur le site archéologique de ­Megiddo, situé à 90 kilomètres au nord de Jérusalem. 

Cette colline, que les spécialistes fouillent depuis le début du xxe siècle, est le résultat de l’empilement d’une vingtaine de cités d’époques différentes. Fin connaisseur du site, l’archéologue et anthropologue américain Eric Cline s’intéresse dans Digging up Armageddon aux archéologues qui y ont travaillé. Il mêle « l’analyse détaillée des strates et des objets à l’excavation héroïque d’informations biographiques, d’anecdotes personnelles et de guerres intestines depuis la première campagne de fouilles de 1903-1905 », note le journaliste scientifique Andrew Robinson dans la revue Nature.

Le livre porte particulièrement sur la période 1925-1939, durant laquelle le chantier fut placé sous la responsabilité de l’Institut oriental de l’université de Chicago. Son directeur, l’égyptologue James Henry Breasted, et son mécène, le magnat John D. Rockefeller, étaient fascinés par les références bibliques qui relient le site au roi Salomon.
En 1928, leur équipe croit avoir trouvé les écuries du roi mythique décrites dans les textes. « Mais, comme souvent en archéologie, le débat n’est pas clos », précise Robinson. À ce jour, quatre strates différentes ont été surnommées « cité de Salomon ». 

[post_title] => Sur les traces de Salomon [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => sur-les-traces-de-salomon-2 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:39:56 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:39:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101415 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Coqueluche du cinéma indépendant américain, Charlie Kaufman passe pour avoir révolutionné l’art du scénario en créant des histoires complexes et métafictionnelles (Dans la peau de John Malkovich et Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Il s’essaie à présent à la littérature avec Antkind.

Il raconte dans ce roman les tribulations de B., un critique de cinéma entre deux âges, prétentieux et dogmatique. Lorsque B. rencontre un vieillard qui a ­passé l’essentiel de sa vie enfermé chez lui à tourner un film en stop motion, il est persuadé d’avoir déniché la pépite qui lui apportera enfin la renommée. Hélas, le film est détruit dans un incendie. Le reste du roman – près de 600 pages – retrace les tentatives de B. pour reconstituer le film de mémoire.

« Quiconque a déjà vu un film de Kaufman se sentira ici en terrain familier », note le scénariste et romancier américain Matthew Specktor dans The New York Times. L’auteur ne se départit pas de son goût pour la métafiction, faisant de son protagoniste un pourfendeur acharné de ses propres films, et exploite un thème qui lui est cher : l’impossibilité de se fier à sa mémoire ou à sa perception de la réalité.

Si Matthew Specktor voit dans Antkind un livre à la fois « extrêmement bizarre » et « extrêmement réussi », le critique Kevin Power, lui, l’a trouvé pour le moins indigeste : « Il m’a fallu trois ou quatre ans pour lire le roman de Charlie Kaufman. Du moins c’est l’impression que j’ai eue », raille-t-il dans la Literary Review.

[post_title] => De mémoire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => de-memoire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:38:39 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:38:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101412 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Acclamé par la presse lors de sa parution en juillet dernier, Gli ­Affamati, premier opus d’un jeune Sicilien, est selon le critique du Corriere della sera Alessandro Beretta un « roman de formation cru et insolite, débordant de vie et dévoilant une réalité en équilibre entre perdition et salut ».

Le livre met en scène deux frères au destin poignant : ­Paolo, 22 ans, ouvrier du bâtiment dont le quotidien est rythmé par des explosions de violence servant d’exutoire à sa colère, et Antonio, 19 ans, à la recherche d’un emploi, qui vit dans l’ombre de son aîné. Livrés à eux-mêmes, ils s’agrippent l’un à l’autre depuis la mort de leur père, alcoolique et violent, que leur mère avait fui des années auparavant.

À Camporotondo, petit village imaginaire du Sud profond de l’Italie où l’ennui règne, ils tentent de se construire un avenir sur le fil du désespoir. Les journées, torrides, se répètent, les soirées ­aussi, mélange d’alcool, de drogue et de sexe. Jusqu’au jour où leur mère débarque…

Nadia Terranova n’hésite pas, dans La Stampa, à comparer ce récit sur la solitude, la pauvreté et la frustration à certains livres de Niccolò Ammaniti, chef de file du mouvement des Cannibales auquel l’auteur a justement consacré sa thèse. « Mattia Insolia n’a que 25 ans, mais il a déjà écrit un roman presque parfait dont la rage, bien que le mot ne soit pas prononcé, est indiscutablement le principal protagoniste, assure également Giulia Ciarapica dans le quotidien Il Foglio. Il nous le fait comprendre peu à peu, en construisant une histoire dévastatrice et magnifique car il écrit divinement bien. »

[post_title] => À la dérive [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => a-la-derive [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:37:50 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:37:50 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101409 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Situé à près de 5 000 mètres d’altitude, le plateau tibétain couvre une superficie équivalente à presque cinq fois la France. Il fait partie intégrante de la Chine. Sa partie occidentale, un peu plus de la moitié du territoire, est la Région autonome du Tibet, où les autorités ne ­tolèrent que rarement la venue de journalistes. La partie orientale se répartit entre quatre provinces chinoises.

La journaliste Barbara Demick, qui a longtemps dirigé le bureau du Los Angeles Times à Pékin, livre un récit bouleversant, fait de conversations avec des habitants de la petite ville de Ngaba, en bordure du plateau, dans la province du Sichuan. Déjà auteure d’un livre sur le siège de Sara­jevo et d’un autre sur la vie quotidienne en Corée du Nord, elle pratique avec rigueur une forme de journalisme anthropologique ancré dans l’histoire longue.

En l’occurrence, Nagba a été le premier point de rencontre entre les Tibétains et le communisme. C’était dans les années 1930, quand les soldats de la Longue Marche, fuyant les forces natio­nalistes, affamés, pillèrent les monastères, brûlant livres et manuscrits et s’alimentant de peaux de tambour bouillies et de statuettes de Bouddha en beurre (d’où le titre du livre).

La deuxième rencontre avec le communisme, qui reste vive dans la mémoire des Tibétains, fut la terrible année 1958, où le régime de Mao leur imposa la collectivisation et massacra leurs yaks, source de leur nourriture, de leurs vêtements et des bougies qui les éclairaient : 20 % de la population fut arrêtée et « placée dans des prisons qui n’étaient souvent que des fosses creusées dans le sol, remplies de centaines de personnes », écrit Parul Sehgal dans The New York Times. Bilan estimé : 300 000 morts.

Au fil de ses récits, Barbara Demick retrace les étapes de ce qui a suivi. Après s’être montré rela­tivement tolérant dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, le régime chinois a durci la répression, au point de provoquer en 2008 une grande révolte dont Ngaba fut l’épicentre. Les Chinois encerclèrent le grand monastère de Kirti aux abords de la ville, dans l’intention manifeste d’affamer les 3 000 moines jusqu’à ce qu’ils se soumettent. Les troupes chinoises finirent par entrer et placer 600 d’entre eux en détention. Entassés dans un espace si exigu qu’ils n’avaient pas la place de s’asseoir, obligés d’uriner et de déféquer sur place, ils furent contraints de faire des déclarations d’allégeance, certaines filmées, et de désavouer le dalaï-lama.

Depuis lors, plus de 150 Tibétains, dont près du tiers à Ngaba, se sont immolés par le feu : des moines, des nonnes et des laïcs. Pour éviter d’être sauvés, ils s’enroulent dans des couvertures qu’ils fixent avec du fil de fer et prennent soin d’avaler de l’essence afin d’être sûrs de brûler aussi de l’intérieur. Ngaba est « sans conteste la capitale mondiale de l’immolation », écrit ­Barbara Demick.

Aujourd’hui, il est presque aussi difficile d’accéder à Nagba que dans la Région autonome, et la journaliste a dû user de stratagèmes pour y pénétrer, à trois reprises. Le nombre de soldats excède celui de la population. Les caméras de surveillance balaient l’artère principale. « Le niveau de peur est comparable à ce que j’ai vu en Corée du Nord », écrit-elle. Les Chinois tentent d’amadouer les Tibétains en améliorant le ­niveau de vie et y parviennent en partie. Barbara Demick a interviewé un riche entrepreneur qui ne se plaint que de son manque de liberté (il n’a pas le droit de voyager). Mais la plupart des entreprises et des magasins sont la propriété de Chinois. La dernière école qui enseignait encore en langue tibétaine est en train de passer au chinois. Et le dalaï-­lama, qui vit en exil en Inde, est toujours qualifié de « chacal en habit de moine ». Les Tibétains ne réclament plus l’indépendance. Tout ce qu’ils veulent, c’est le retour de la tolérance religieuse et de la reconnaissance culturelle. 

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Comme de nombreux artistes britanniques, le musicien Bernard ­Sumner a publiquement exprimé, dans une tribune parue en 2016 dans l’hebdomadaire The New European, le dépit que lui inspirait le Brexit. Si ce membre fondateur des groupes Joy Divi­sion et New Order se sentait européen, c’est notamment parce que lui et les autres inventeurs du post-punk britannique ont moins été influencés par leurs homologues d’outre-Atlantique que par des groupes du Vieux Continent, à commencer par les Allemands de Kraftwerk : « C’est un groupe unique en son genre. Je ne pense pas qu’ il aurait pu naître ailleurs qu’en Europe […]. ­Kraftwerk et d’autres groupes de rock alle­mands comme Can et Neu!, dont Ian Curtis et notre batteur Stephen Morris ont été des fans de la première heure […], ont été à mes yeux des acteurs majeurs du grand chambardement qui s’est produit dans la musique, de ce mouvement qui a rompu avec les guitares et les États-Unis pour aller vers des sonorités nouvelles, synthétiques et européennes. »

Comme Sumner, nombreux sont les professionnels de la ­musique et les amateurs de pop à considérer que Kraftwerk est le groupe musical le plus ­influent de ces cinquante dernières ­années. La disparition, le 6 mai, de son cofondateur Florian ­Schneider a entraîné une nouvelle vague d’hommages unanimes. Certes, les ventes de Kraftwerk n’ont ­jamais atteint le niveau stratosphérique de leurs contemporains Boney M. ou Abba, mais ­Schneider et ses collègues ont inventé l’électro qui domine aujour­d’hui la production musi­cale mondiale et, à partir de 1975, ils étaient vénérés par des artistes aussi importants que ­David Bowie et Iggy Pop.

Reste un point à éclaircir : comment Kraftwerk, considéré par la critique musicale britannique du début des années 1970 comme du krautrock (« rock choucroute », terme péjoratif signifiant à peu près « rock de Boche »1), a-t-il réussi à définir en moins d’une décennie un son « européen » ­capable d’influencer la pop anglo-­saxonne qui régnait sans partage depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Ce succès est d’autant plus surprenant que, dès sa fondation, en 1970, le groupe de Düsseldorf revendique d’être allemand sur tous les plans. Pour commencer, Florian Schneider et Ralf Hütter refusent de donner à leur entreprise un nom anglais, contrairement à la majorité des rockeurs allemands. De même, ils font le choix de chanter dans leur langue maternelle et déclarent que c’est son côté « mécanique » qui inspire la structure de leur musique. 
Enfants du miracle économique ouest-allemand et originaires de la prospère et industrielle capi­tale de la Ruhr, Schneider et Hütter n’ambitionnent en fait rien de moins que de participer à la reconstruction culturelle de leur pays. Ce programme est bien résumé dans les deux phrases suivantes, couramment attribuées à Hütter : « La culture de l’Europe centrale s’est brisée net dans les années 1930, et beaucoup ­d’intellectuels sont partis pour les États-Unis et la France ou ont été éliminés. Kraftwerk reprend ce mouvement là où il a été ­interrompu. »

Paradoxalement, c’est hors des frontières de la RFA qu’Autobahn (1974), quatrième album du groupe, rencontre le succès critique. Alors que des journalistes ouest-allemands déplorent l’image stéréotypée que ­Kraftwerk donne de leur pays, les critiques musicaux du reste de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis saluent leur usage innovant, pop et hypnotique du synthétiseur.

Prenant acte de leur audience plus continentale que nationale, les membres de Kraftwerk sortent leurs albums suivants en deux versions, l’une allemande et l’autre internationale. Ils font également le choix à partir de Radio-Activity/­Radio-Aktivität (1975) de ne recourir qu’à des instruments électroniques. Le single éponyme ne fut pas un succès en Allemagne (où il passa à tort pour une apologie de l’énergie nucléaire), ni en Grande-­Bretagne ou aux États-Unis, mais devint un tube en France et l’indicatif d’une émission de variétés très suivie sur Europe 1. Pour certains aficionados euro­péens de Kraftwerk, l’inégal succès du groupe dans le monde s’expliquait à cette époque par le fait que tous les publics nationaux n’étaient pas également réceptifs à l’avant-garde et à l’ironie.
Il fallut encore deux albums à Kraftwerk pour s’établir comme influence et référence à l’échelle mondiale. Il y eut d’abord en 1977 Trans-Europe Express/Trans-Europa Express, qui, comme son nom le laisse supposer, se révéla le plus européen de tous les albums du groupe. Cet album-concept était dédié à un réseau de trains de luxe qui reliait entre elles les principales villes ouest-européennes entre 1957 et 1983 et dont Düsseldorf constituait l’un des principaux nœuds ferroviaires.

Dans son récent essai Kraftwerk: Future Music from Germany, Uwe Schütte propose de caractériser Trans-Europe Express comme un sommet de « nostalgie futuriste ». D’un côté, à rebours de l’explosion punk, Kraftwerk adopte une iconographie empruntant au modernisme européen des années 1920 et décide de célébrer un réseau de transports déjà en perte de vitesse du fait de la concurrence de l’avion et du développement d’une nouvelle génération de trains à grande vitesse. De l’autre, le groupe propose une musique toujours plus avant-gardiste.

L’album est de ce fait assez riche pour qu’on lui prête plusieurs sens. Il peut être interprété comme une utopie autant issue du passé (celle d’un premier xxe siècle européen épargné par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et d’un futurisme qui n’aurait jamais été associé aux fascismes) que tournée vers le futur (celle d’une Europe sans frontières, huit ans avant les accords de Schengen).

L’année suivante, ­The Man-­Machine/Die Mensch-Maschine juxtapose de même une esthétique évoquant l’entre-deux-guerres européen et un son électronique inouï. Quadrilingue, la pochette à dominante rouge est explicitement « inspirée by El Lissitzky2 ». Cet album est considéré comme l’origine de la new wave, mouvement musical qui se développe au tournant des années 1980 dans l’Europe entière sous différents noms (nouveaux romantiques en Grande-Bretagne, jeunes gens modernes en France). Certains groupes poussent le mimé­tisme kraftwerkien particulièrement loin. En France, c’est vêtus de chemises rouges que les membres de Taxi Girl interprètent en 1980 leur morceau « Mannequin ». Les paroles et les sonorités électroniques sont assez évidemment inspirées par « Les Mannequins », version française que ­Kraftwerk a enregistrée de son titre « Showroom Bodies » en 1977.

La new wave n’est que le premier mouvement musical à revendiquer l’héritage de Kraftwerk. « Planet Rock », single ­d’Afrika Bambaataa & the Soulsonic Force (1982) et morceau fondateur du hip-hop, est tout entier construit sur un sample du morceau « Trans-Europe Express ». Les premiers artistes se revendiquant des scènes techno et house affirment eux aussi leur dette à l’égard du groupe de Schneider et Hütter.

Depuis les années 1980, Kraft­werk n’a donc pas cessé d’être un des groupes les plus samplés et les plus remixés dans le monde, avec ou sans autorisation. Soucieux de protéger leur création, les membres du groupe se sont depuis lors investis dans de nombreuses batailles juridiques contre les artistes samplant leurs œuvres sans les consulter. La procédure la plus longue a opposé Ralf Hütter et Florian Schneider au producteur de rap allemand Moses Pelham. Bien qu’elle ait concerné la réutilisation d’un extrait de deux petites secondes, cette bataille ­juridique a duré près de vingt ans et est remontée jusqu’à la Cour de justice de l’Union ­européenne (CJUE). En juillet 2019, la CJUE est allée à l’encontre de la décision de la Cour constitutionnelle fédé­rale allemande en considérant que le sampling sans autorisation préalable pouvait constituer une atteinte aux droits d’auteur et ne pouvait pas se justifier au nom de la liberté de création. Même si elle inquiète les défenseurs de la liberté de création, l’existence d’une « jurisprudence ­Kraftwerk » à l’échelle européenne prouve ­encore une fois, s’il en était ­besoin, la place centrale et singulière ­qu’occupe ce groupe dans la culture de notre continent depuis les années 1970. 

— Lucie Rondeau du Noyer est historienne. Elle est professeure agrégée d’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis.

— Cet article est paru dans Le Grand Continent le 7 mai 2020.

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Dans le ciel de Cambridge, où scintillaient les astres de quelques-uns des plus brillants esprits du début du xxe siècle, passa brièvement une étoile filante d’un éclat exceptionnel. L’œuvre de Frank Ramsey, mort prématurément en 1930 à l’âge de 26 ans, ne comprend qu’une trentaine d’articles et textes de circonstance, dont plusieurs publiés à titre posthume.

Mais la plupart d’entre eux sont des contributions de première importance à un large spectre de disciplines : logique, mathématiques, philosophie, épistémologie, théorie des probabilités, théorie de la décision, économie.
Encore étudiant, Ramsey discutait d’égal à égal avec l’économiste John Maynard Keynes et les philosophes Bertrand Russell, G. E. Moore et ­Ludwig ­Wittgenstein, dont il critiquait les théories avec une tranquille audace et une surprenante sagacité. À Cambridge, il était unanimement considéré comme un génie, de l’espèce la plus aimable en raison de ses manières simples et de son caractère jovial. Éclipsée un certain temps par la légende de Wittgenstein, sa réputation n’a fait que croître à mesure que l’on découvrait la fécondité de ses travaux. Aujourd’hui, dans une grande variété de domaines, une vingtaine de termes techniques portent son nom (théorie de Ramsey, théorème de Ramsey, principe de Ramsey, nombre de Ramsey, règle de Ramsey, problème de Ramsey…), auxquels il convient d’ajouter ce que le philosophe américain David Davidson appelait « l’effet Ramsey » : croire que l’on a fait une découverte et se rendre compte que Ramsey nous a précédés.

Parce que sa vie fut brève et que ses travaux ont un caractère très technique, aucune vraie biographie ne lui avait été consacrée jusqu’ici. En dehors de témoi­gnages recueillis dans une émission radiophonique de la BBC et des indications figurant dans diverses notices biographiques et préfaces, on ne disposait jusqu’à récemment que du livre de souvenirs de sa sœur Margaret Paul 1 et d’une courte monographie de Karl Sabbagh, parue uniquement au format numérique 2. Le remarquable ouvrage de Cheryl Misak vient heureusement combler cette lacune en offrant la première biographie en bonne due forme.

Le père de Frank Ramsey était professeur de mathématiques à Cambridge, où il présidait le Magdalene Col­lege. Contrairement à son fils, c’était un homme dur, sévère et peu cordial. Dans une famille très religieuse qui comptait de nombreux ecclésiastiques (son frère cadet deviendra archevêque de Canterbury), le jeune Ramsey se signala dès l’adolescence par son athéisme affirmé. Il se distinguait aussi par l’étendue de sa curiosité et de ses intérêts et une précocité intellectuelle hors du commun.

À l’âge de 17 ans, il entama des études de mathématiques à Cambridge, où il ne tarda pas à être repéré par Keynes, qui le décrivait dans une lettre comme « sans aucun doute et de loin l’étudiant le plus brillant apparu depuis de longues années à la lisière de la philosophie et des mathématiques ». Un de ses premiers exploits fut pourtant de se livrer à une critique dévastatrice de la théorie des probabilités de Keynes. Dans son « Traité de probabilité », Keynes, en alternative à la théorie « fréquentielle » utilisée en physique, qui définit la probabilité comme le rapport du nombre de cas favorables au nombre de cas possibles, avait élaboré une théorie « logique » des probabilités fondée sur l’idée qu’elle exprime une relation objective entre propositions. Après avoir démoli ce modèle d’une manière si convaincante que Keynes ­renonça à le défendre, Ramsey exposa sa propre théorie « subjective » des probabilités, fondée sur les notions de croyance et de degrés de croyance. Ses idées dans ce domaine seront redécouvertes dans les années 1940, avec l’invention de la théorie des jeux par Oskar Morgenstern et John Von Neumann.

Un des premiers articles de Ramsey, rédigé à l’âge de 20 ans, est un compte rendu du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, petit livre dense et hermétique qu’il avait traduit et avec lequel son auteur prétendait résoudre définitivement tous les problèmes de la philosophie. Ce texte demeure aujourd’hui, aux yeux de Ray Monk, biographe du philosophe autrichien, « l’un des meilleurs exposés et l’une des critiques les plus pénétrantes » des idées contenues dans cet ouvrage. Ramsey et Wittgenstein passèrent beaucoup de temps ensemble : à Cambridge lorsque Wittgenstein y était étudiant, à deux ­reprises dans le petit village d’Autriche où il était allé exercer le métier d’instituteur, à Cambridge de nouveau lorsqu’il y ­retourna. Ramsey admirait Wittgenstein, dont les idées l’influencèrent profondément. Ce dernier, même s’il lui arrivait de trouver déplaisante la manière de réfléchir de Ramsey, fut perturbé par ses remarques au sujet du Tractatus. Leurs discussions, ainsi que certaines observations de l’économiste Piero Sraffa, incitèrent Wittgenstein à développer ce qu’on a appelé sa « deuxième philosophie », dans la présentation de laquelle il reconnaîtra sa dette à l’égard de Ramsey.

Difficile d’imaginer deux personnalités plus différentes. Doté d’un regard intense et de manières brusques, sombre, torturé par l’angoisse métaphysique, intransigeant, porté à tout prendre au tragique, facilement irritable et arrogant, Wittgenstein est passé dans l’histoire comme l’exemple parfait du génie tourmenté, inaccessible et de commerce difficile. À l’opposé, grand et corpulent, doté d’un corps imposant qu’un de ses amis décrivait comme « un croisement entre un phare et un ballon », si maladroit d’apparence qu’il donnait, dit-on, trompeusement l’impression qu’il allait se cogner contre les meubles, bon joueur de tennis et pratiquant avec plaisir la natation en rivière et la randonnée en montagne, Ramsey était réputé pour son caractère joyeux, avenant et sociable, sa gaieté, sa bonhomie et pour ce que son frère ­Michael appelait son « absence totale de sentiment de supériorité ». Keynes, dans l’hommage posthume qu’il lui a rendu, évoque « son rire gargouillant et spon­tané, la simplicité de ses sentiments et de ses réactions, parfois un peu alarmantes et à l’occasion presque cruelles par leur côté direct […], son honnêteté d’esprit et de cœur, sa modestie, et la stupéfiante efficacité de la machine intellectuelle qui travaillait derrière ses vastes tempes et son large visage souriant » 3.

Une dizaine d’années plus tôt, Bertrand Russell et Alfred ­North Whitehead avaient tenté d’établir dans leur ouvrage en trois volumes Principia mathematica que toutes les propositions mathématiques peuvent être réduites à des propositions de logique formelle. Dans plusieurs textes, Ramsey ­s’efforça de sauver cette thèse en l’améliorant grâce à une révision de la théorie des types mise au point par Russell pour résoudre certains paradoxes. Cette révision impliquait de distinguer entre vrais paradoxes ­logiques et paradoxes sémantiques d’origine linguistique. (Dans un texte sur la théorie ­logique des universaux et des particuliers, Ramsey reproche de même à celle-ci de « prendre à tort pour une caractéristique de la réalité ce qui est une caractéristique du langage ».)

Huit ans plus tard, avec ses deux ­célèbres théorèmes d’incomplétude, le logicien Kurt Gödel portera un coup fatal au programme de réduction des mathé­matiques à la logique. Entre-temps, à la fin de sa vie, Ramsey s’était rapproché de l’intuitionnisme de Hermann Weyl et de L. E. J Brouwer, qui voyaient dans les mathématiques une pure construction de l’esprit humain. Un de ses articles sur les fondements des mathématiques contient, en quelques pages, sa seule contribution aux mathématiques pures : la démonstration d’un théorème de calcul combinatoire établissant que le désordre complet est impossible dans une structure assez grande, toute structure de ce genre contenant nécessairement des sous-structures possédant un certain ordre. Ce théorème était proposé comme une étape vers la résolution de ce que l’on connaît sous le nom de « problème de la décision ». Il a été prouvé en 1936 que celui-ci était inso­luble. Mais le théorème de Ramsey a donné naissance à une nouvelle branche des mathématiques.

Davantage porté à écouter qu’à prendre la parole, Ramsey défendait volontiers ses idées dans les différents cercles de Cambridge dont il était membre : le club des sciences morales, le club d’économie politique et, surtout, les Apôtres, le cercle de discussion qui rassemblait les meilleurs esprits de l’université et dans lequel Keynes l’avait fait entrer. Le même Keynes avait manœuvré pour lui obtenir une charge d’enseignement au King’s College. Cétait un professeur un peu désorganisé mais apprécié pour sa constante disponibilité et, jusqu’à un certain point, pour ses talents pédagogiques. Ce qui caractérisait Ramsey, observait G. E Moore, c’était « non seulement une extraordinaire capacité à tirer des conclusions d’un ensemble compliqué de faits, mais aussi un don exceptionnel pour expliquer aux autres ce qu’il pensait et les raisons pour lesquelles il le pensait ». Mais, reconnaissait-il, « il a parfois du mal à expliquer les choses aussi clairement qu’il l’aurait pu, pour la simple et bonne raison qu’il n’estime pas qu’une explication est nécessaire ».

Entre le puritanisme de ses parents et la liberté de langage et de mœurs des personnes qu’il fréquentait, et qui étaient, pour certaines, membres du groupe de Bloomsbury, son apprentissage de la vie amoureuse ne se fit pas sans difficultés. Dans ses carnets de jeunesse, il se plaint en termes très crus de sa condition de célibataire. À l’âge de 20 ans, il s’éprit follement d’une femme mariée qui avait dix ans de plus que lui, Margaret Pyke, à qui il fit un jour, dans des termes étonnamment directs, des propositions qu’elle déclina. Profondément déprimé, il se persuada que la psychanalyse pouvait l’aider à guérir de son obsession pour elle. Il partit pour Vienne dans l’espoir de se faire psychanalyser par Freud ou Otto Rank. Finalement, c’est sur le divan de Théodore Reik qu’il s’allongea. Son séjour en Autriche fut l’occasion de longues discussions avec Wittgenstein et de contacts avec plusieurs membres du groupe de savants et philosophes connu sous le nom de cercle de Vienne. Quelques mois plus tard, estimant son analyse terminée et se considérant guéri, il revint à Londres.

Peu de temps après, il tombait amoureux de celle qui allait devenir sa femme. De cinq ans son aînée, très intelligente et cultivée, Lettice Baker possédait une forte personnalité. (Wittgenstein, qui l’estimait et l’appréciait, conserva des liens avec elle après le décès de Ramsey.) Leur union, dont naquirent deux filles, fut riche et solide, mais non dépourvue de tensions et de soubresauts. Dans l’esprit de Bloomsbury, les deux époux formaient un couple libre. Au bout d’un certain temps, Ramsey entama une liaison durable avec Elisabeth Denby, une spécialiste du logement social qui avait neuf ans de plus que lui. La façon dont il relate à sa femme les détails de leurs rapports dans certaines de ses lettres ne témoigne pas d’une grande délicatesse. Lorsque Lettice eut elle-même une aventure, il réagit de la manière la plus classiquement masculine et le prit très mal. Ramsey, dit très justement Alex Dean dans le mensuel Prospect, était « fondamentalement un homme ordinaire doté d’un esprit extraordinaire ».

Parmi les textes qu’il a rédigés après son mariage figurent deux articles d’économie politique. Ils lui valent la réputation d’être l’un des quelques mathématiciens, avec John Von Neumann et John Forbes Nash, qui ont fourni à la science économique des apports de premier plan. De son article de 1928 sur le taux d’épargne public optimal (quelle part de son ­revenu un pays doit-il épargner ?), Keynes affirmait qu’il était « l’une des plus remarquables contributions à l’économie mathématique de tous les temps, tant pour ce qui est de l’importance intrinsèque et de la difficulté du sujet que de la puissance et l’élégance des méthodes techniques utilisées ». Jetant les bases à la fois de la théorie de la croissance optimale et de la réflexion sur la justice intergénérationnelle, il y démontrait que, moyennant certaines idéalisations, « le niveau d’épargne multiplié par l’utilité marginale de la monnaie doit toujours être égal à l’écart entre le niveau net total d’utilité et le niveau de satisfaction le plus élevé possible ».

Un an auparavant, dans un autre article devenu tout aussi célèbre, il s’efforçait de déterminer la meilleure manière de fixer les taux de taxes proportionnelles sur différents produits de manière à minimiser la perte d’utilité pour le consommateur. Sur la base d’hypothèses simplifiées, il concluait que « les taxes devraient être telles qu’elles réduisent la production de tous les produits dans les mêmes proportions ». En conséquence, moins la demande d’un produit est élastique, plus ce produit devrait être taxé. L’économiste Paul Samuelson a affirmé à propos du modèle de taxation de Ramsey qu’il constituait un « apport considérable à la théorie l’optimum faisable » et son confrère Joseph Stiglitz le qualifiait de « premier exercice réussi en matière d’optimum de second rang », ce qui revient à dire la même chose autrement.

De manière générale, comme Keynes et ses confrères de Cambridge Arthur Cecil Pigou et Piero Sraffa, qu’il a tous trois aidés à résoudre certaines questions mathématiques liées à leurs travaux, Ramsey s’intéressait au fonctionnement réel de l’économie. « Contrairement aux économistes et théoriciens du choix rationnel qui se sont appuyés sur ses travaux, souligne Cheryl Misak dans The Times Literary Supplement, Ramsey n’était pas à la recherche de la rationalité idéale. Il ne pensait pas que l’on puisse comprendre les décisions en étudiant des modèles de conflit et de coopération entre individus rationnels choisissant en fonction de leur intérêt. […] [Car] les hommes sont loin de l’idéal. La faillibilité et la psychologie individuelle […] font inextricablement partie de la condition humaine. » Les réflexions économiques de Ramsey sont indissociables de sa collaboration avec les trois économistes cités, plus particulièrement Pigou, ainsi que de ses convictions socialistes, qui le conduisaient à être favorable à l’intervention de l’État dans l’économie.

Ramsey se méfiait des notions que l’on ne peut définir. « Le plus grand danger, pour la philosophie, disait-il, outre la paresse et la verbosité, est la scolastique, dont l’essence est de traiter ce qui est vague comme si c’était précis et d’essayer de le faire entrer dans une catégorie logique ». Il est frappant de constater à quel point ses idées sur tous les sujets auxquels il s’est intéressé consistent presque toujours à revenir, par le détour de déve­loppements très techniques, à ce bon sens et ce sens commun que la pensée anglaise a souvent privilégiés. On le voit avec cette remarque au sujet de l’induction, la démarche qui consiste à tirer une règle d’une série d’observations ou d’expériences : « On a beaucoup écrit sur la justification de l’inférence inductive depuis l’époque de Hume. Hume a montré qu’elle ne peut être ni réduite à l’inférence déductive, ni justifiée par la logique formelle […] Mais croire que la situation ainsi engendrée est philosophiquement scandaleuse est, je crois, une erreur. Nous sommes tous convaincus par des arguments inductifs et notre conviction est raisonnable parce que le monde est ainsi fait que les arguments inductifs mènent, tout compte fait, à des opinions vraies. »

Influencée par le pragmatisme du philosophe américain C. C Pierce, sa théorie de la connaissance ne tombe ni dans le subjectivisme, l’idée que nos croyances ne seraient que des états subjectifs, ni dans l’utilitarisme, qui ne définit leur vérité que par leur seule utilité. C’est un pragmatisme réaliste, ou un réalisme pragmatiste : selon lui, nos croyances sont vraies si elles conduisent à des actions réussies, mais elles ne peuvent conduire à des ­actions réussies que si elles reflètent la manière dont les choses sont dans la réalité.

On se rend compte aujourd’hui que ses apports dans divers domaines sont autant d’expressions d’une philosophie globale cohérente. Toutes les idées qu’il a défendues reflètent une vision du monde et de la vie pratique, positive, confiante dans les capacités de la raison, résolument hostile à toutes les formes de scepticisme, de dogmatisme et de mysticisme, animée par cet optimisme foncier dont il faisait état dans une intervention devant les Apôtres. Délibérément provocateur dans une enceinte dont la raison d’être était de stimuler les échanges d’idées, à moitié par plaisanterie, il y défendait la thèse que, avec les progrès de la science et le déclin de la religion, il n’y avait plus de véritable discussion possible sur les questions d’ordre général, le débat se réduisant à comparer ses notes et ses expériences ou, en matière d’art et de littérature, ses sentiments. Il concluait toutefois en ces termes : « Avec le temps, le monde se refroidira et tout mourra, mais c’est dans longtemps. […] L’humanité, […] je la trouve intéressante et dans l’ensemble admirable. Je trouve, en ce moment du moins, que le monde est un lieu agréable et passionnant. Vous pouvez le trouver déprimant ; j’en suis désolé pour vous, et vous me méprisez pour cela. […] D’un autre côté, je vous plains à juste titre, parce qu’il est plus agréable d’être ravi que déprimé, et pas seulement plus agréable mais aussi meilleur pour tout ce que l’on entreprend. » Dans les premières pages de sa biographie, Cheryl Misak cite cette phrase du philosophe Johann Gottlieb Fichte : « Le type de philosophie que l’on choisit dépend du type d’homme que l’on est. » Cela n’a jamais été aussi vrai que dans le cas de Frank Ramsey. 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

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Bien avant la quarantaine, le confinement et l’isolement volontaire, on se voyait déjà mal vivre sans ces moyens d’évasion électroniques que sont les casques et écouteurs antibruit, les smartphones et les tablettes. Aujourd’hui, cela semble tout bonnement impossible. Quelque chose a forcément marqué un avant et un après, un point de bascule à partir duquel nous nous sommes branchés à un appareil pour nous déconnecter du monde. Ce quelque chose, c’est le Walkman, le baladeur audio inventé par la firme japonaise Sony en 1979. À compter de ce jour de juin 1980 où il a débarqué aux États-Unis sous le nom de Soundabout, notre existence n’a plus jamais été la même.

Jusque-là, l’écoute de la musique était essentiellement une expérience collective : les familles se rassemblaient autour du gros poste de radio dans la salle de séjour ; les jeunes mettaient l’autoradio à plein tube dans la voiture ou se trémoussaient au son du transistor ; dans les bars, on glissait une pièce dans le juke-box ; les smurfeurs dansaient sur les rythmes d’un ghetto-blaster. Avec le Walkman, la musique ne devient audible que pour une seule personne isolée dans le cocon de son univers sonore. L’effet est saisissant, même pour ses inventeurs : « Aujourd’hui, tout le monde sait ce que cela fait d’écouter de la musique au casque. Mais, à l’époque, on n’en avait pas idée. D’un coup, on avait la Cinquième Symphonie de Beethoven enfoncée entre les oreilles », confie Yasuo Kuroki, le concepteur du Walkman, dans ses Mémoires publiés en 1990.

Le tout premier Walkman, le TPS-L2, est conçu comme un jouet destiné aux lycéens et aux étudiants japonais afin qu’ils puissent écouter de la musique tout en faisant leurs devoirs. (Les fans les plus attentifs reconnaîtront le boîtier bleu et gris métallisé du TPS-L2 entre les mains de Peter Quill, le héros des films Marvel Les Gardiens de la galaxie.)
Le génial Akio Morita, patron de Sony à l’époque, doute tellement du succès de l’appareil qu’il n’en fait fabriquer que 30 000 exemplaires, une quantité dérisoire. Au départ, sa prudence semble justifiée, puisque le lancement du Walkman au Japon passe quasiment inaperçu. Mais, très vite, la jeunesse tokyoïte apprend par le bouche-à-oreille l’existence d’un drôle d’appareil qui permet ­d’emporter partout la musique que l’on écoute dans l’intimité de sa chambre. En l’espace d’un an et demi, Sony va écouler quelque 2 millions d’appareils.

Le Walkman est beaucoup plus compact et léger que tous les autres lecteurs de cassettes existants, mais il reste encombrant. Les ingénieurs de Sony, connus pour être des as de la miniaturisation, n’ont pas à l’époque les moyens techniques de créer un appareil portatif plus petit qu’un livre de poche. Le Walkman ne tient pas dans la poche, si bien qu’on doit le porter à la main ou à la ceinture dans un étui conçu à cet effet. Encore plus surprenant au regard de ce qui se fait aujourd’hui en matière de baladeur audio, le premier modèle possède deux sorties casque et un micro intégré afin que l’appareil puisse être utilisé à deux : en appuyant sur le bouton « hot line », on met la musique sur pause et on active le micro, ce qui permet à deux personnes de se parler tout en gardant leur casque sur les oreilles. C’est Morita, houspillé par sa femme parce qu’il n’arrivait pas à faire la conversation tout en testant les premiers prototypes chez lui, qui avait insisté pour ajouter cette fonctionnalité.

Morita, qui n’était pas né de la dernière pluie, avait raison de se méfier de l’isolement qu’induisait le Walkman. Mais ce qu’il n’avait pas anticipé, c’est que cet isolement était justement ce qui faisait l’intérêt de l’appareil aux yeux de ses utilisateurs. « L’avènement du Walkman a signé la fin du lien social, déplore en 1981 Susan Blond, directrice générale adjointe du label discographique CBS Records, dans The ­Washington Post. C’est comme une drogue : on met son Walkman en marche et le reste du monde disparaît. » Les chercheurs ne tardent pas à mettre un mot sur ce phénomène : c’est « l’effet Walkman », décrète le musicologue Shuhei Hosokawa dans un article de 1984.

Hosokawa a remarqué que le Walkman sert à apprivoiser l’espace urbain avec son lot de nuisances sonores et d’intrusions inopinées. Porter un casque sur les oreilles, c’est à la fois brandir symboliquement la pancarte « Merci de ne pas déranger » et opposer sa propre bande-son à la cacophonie de la ville. C’est une expérience humaine inédite, une mise à distance des autres, un bouclier technologique pour se protéger du monde et un anti­dote à l’ennui. Quand on est sur le point de craquer ou que la lassitude guette, il suffit d’appuyer sur « marche » pour que la vie reparte. L’écrivain ­William Gibson, un pionnier de ce sous-genre de la science-­fiction qu’est le cyber­punk, a été l’un des premiers Occidentaux à saisir la portée d’un tel bouleversement. « Le Walkman a davantage trans­formé la perception humaine que n’importe quel gadget de réalité virtuelle », écrit-il en 1993.

Le Walkman s’impose instantanément comme objet du quotidien et, quelques années après son lancement à l’échelle mondiale, il est devenu un moyen d’affirmation sociale et un look en soi. « On revient tout juste de Paris, et tout le monde en a un », s’enthousiasme Andy Warhol dans The Washington Post. Dans des grands magasins comme ­Bloomingdale’s, il faut patienter plusieurs mois avant de pouvoir s’en procurer un. Paul Simon porte le sien en évidence sur scène lors de la cérémonie des ­Grammy ­Awards en 1981. Il devient le cadeau de Noël de rigueur des célébrités, à l’instar de la reine du disco Donna ­Summer, qui en offre à des dizaines de ­personnes.

Il y a certes eu des appareils électroniques en vogue par le passé, comme la radio de poche des ­années 1950, 1960 et 1970. Mais le Walkman ne joue pas dans la même catégorie. Jusqu’alors, le casque audio était associé aux malentendants, aux techniciens radio ou aux fanas de hi-fi. Et voilà qu’une entreprise japonaise transformait un objet technique en un accessoire branché.

Au début des années 1980, Steve Jobs, le jeune PDG d’une start-up naissante de la Silicon Valley nommée Apple, rapporte d’un voyage d’affaires au Japon un Walkman que lui a offert ­Morita. Il ne prend même pas la peine d’écouter une cassette sur son appareil : il s’empresse de l’ouvrir et de le démonter pièce par pièce. Il lit dans les minuscules roues dentées, les courroies d’entraînement et les cabestans comme dans des feuilles de thé, espérant y voir comment il pourrait un jour, lui aussi, créer quelque chose ­d’aussi révolutionnaire. « Sony était la référence de Steve à l’époque, ­raconte John Sculley, qui lui a succédé à la tête d’Apple. Il voulait être Sony. Il ne voulait pas être IBM. Il ne voulait pas être Micro­soft. Il voulait être Sony. »

Jobs voit son vœu exaucé avec le lancement de l’iPod, en 2001. Ce n’est pas le premier baladeur numérique – une entreprise sud-coréenne en a commercialisé un en 1998. (Que Sony n’ait pas su exploiter le filon, alors que la marque avait inventé le baladeur et possédait même sa propre maison de disques, montre à quel point la retraite anticipée de ­Morita à la suite d’un AVC en 1993 lui a porté un coup.) Mais le modèle d’Apple est de loin le plus stylé. Dépourvu des interfaces complexes et des chapelets de boutons de ses concurrents, il est moulé dans un plastique nacré, et son poids plume laisse présager la puissance de l’électronique qui turbine à l’intérieur.

Apple invente également une nouvelle manière d’écouter de la musique : la lecture aléatoire, qui permet de remixer à l’infini des discothèques entières. Une fois de plus, la rue est le terrain d’essai de ce baladeur d’un genre nouveau : « J’étais sur Madison Avenue, raconte Jobs dans Newsweek en 2004. C’était comme si, à chaque coin de rue, il y avait quelqu’un avec des écouteurs blancs dans les oreilles, et je me suis dit : “Ça y est, c’est parti !” »
Et cela ne s’est jamais plus arrêté, même si l’avènement, en 2007, de l’iPhone – un descendant ­direct de l’iPod et du Walkman – a rendu obsolètes les appareils portables ne servant qu’à écouter de la musique. Car l’iPhone offre de surcroît la possibilité d’avoir les yeux rivés en permanence sur ­Internet – autre façon de s’abstraire de la cacophonie ambiante. Les écouteurs, eux, restent. En 2014, les ventes d’iPod ont tellement chuté qu’Apple cesse d’en communiquer les chiffres, mais l’entreprise rachète la même année la marque de casques audio Beats by Dre pour 3,2 milliards de dollars. À l’époque, c’est la plus grosse acquisition de l’histoire d’Apple – preuve que Sony avait eu du flair en détectant et en attisant notre soif d’évasion ­sonore. Le Walkman n’a pas signé la fin du lien social, mais il nous a montré comment surmonter une période inconcevable où nous n’allions pas pouvoir nous rencontrer du tout. 

Matt Alt est un journaliste et traducteur américain établi à Tokyo.

Cet article est paru dans The New Yorker le 29 juin 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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À peine l’ours Micha s’était-il envolé dans le ciel de Moscou qu’il entrait dans la légende et alimentait toutes sortes de rumeurs. Peut-être parce que personne ne voulait lui dire adieu, même si tout le monde savait que la mascotte des jeux Olympiques d’été de 1980 n’avait plus sa place dans la vie quotidienne des Sovié­tiques. On raconte par exemple que, après avoir survolé le ciel étoilé de la capitale, il s’est écrasé sur la buvette de la gare de Kiev, au grand effroi des fêtards qui s’y attardaient habituellement. Une autre version, plus dramatique (mais là aussi « de source bien informée »), voulait que l’ours gonflable ait été abattu par des rafales de kalachnikov alors que le vent le portait vers l’aérodrome de ­Vnoukovo-2, réservé aux vols officiels. Des légendes urbaines, à en croire ceux qui ont participé à la fabrication de la mascotte olympique et organisé son envol lors de la cérémonie de clôture des Jeux.

L’ingénieur Vladimir Boubynine, qui avait travaillé à la conception de Micha, se souvient parfaitement de cette soirée mémorable : « Non, il n’a pas atterri sur les poivrots de la gare de Kiev : Moscou avait été nettoyé de tous ses “éléments douteux”, des ivrognes aux fartsovtchiki [revendeurs de produits étrangers au marché noir], explique-t-il dans un sourire 1. Il n’a pas non plus été descendu à l’arme automatique, voyons ! À l’époque, des foules de visiteurs étrangers arpentaient les rues. On n’allait tout de même pas ­tirer au-dessus de leurs têtes ! En ­revanche, une brigade motorisée de la police de Moscou avait pour mission de localiser le point d’atterrissage de Micha et de l’“arrêter”. Ils l’ont pris en chasse à moto. Le vent l’a d’abord poussé vers l’avenue Koutouzov puis ramené vers l’avenue Mitchourine. Cela a duré un petit ­moment. Lorsqu’il a enfin ­atterri sur la colline des Moineaux, ils l’ont percé d’un coup de baïonnette afin de faire sortir l’hélium. Ils avaient peur qu’il s’envole à nouveau et aille se coincer dans les lignes à haute tension – ils n’ont pas voulu prendre de risques, en quelque sorte. Puis ils nous l’ont apporté à l’Institut pour qu’on le répare. C’est normal, nous étions ses parents. »

La figure fétiche des Jeux de Moscou est beaucoup plus symbolique qu’il n’y ­paraît au prime abord. L’ours gonflable le plus chou de l’Union soviétique 2 est sorti des laboratoires et usines militaires les plus secrets du pays. Visiblement, la conception, la fabrication et les ­essais d’un ours volant entraient dans les compétences des ingénieurs militaires de l’époque. C’est ainsi que cette mission très spéciale – imaginer et fabriquer une mascotte destinée à faire pleurer dans les chaumières du monde entier sur fond de boycott 3 – a été confiée au personnel du complexe militaro-industriel. Le tout sous le sceau du secret défense, bien sûr.

Le lieu de naissance de l’ours olympique en dit déjà long. Micha a vu le jour à quelques kilomètres à peine du stade Loujniki, où il a pris son envol, dans l’usine pilote de l’Institut de recherche sur l’industrie du caoutchouc (NIIRP), située dans le quartier de Khamovniki. Des résidences de standing occupent aujourd’hui cet ancien site militaire qui abritait derrière de hauts murs des laboratoires secrets enfouis plusieurs mètres sous terre. Le NIIRP développait dans son usine pilote des toiles en caoutchouc pour la marine et des joints pour les vaisseaux spatiaux et les sous-marins.

Les ingénieurs du NIIRP se voyaient aussi confier des missions peu ­banales et parfois délicates, comme la réalisation de coques de protection pour les dépouilles des dirigeants momifiés, Lénine et Hô Chi Minh notamment. Si bien que les employés du laboratoire spécialisé dans la fabrication d’échelles et de canots gonflables ne furent pas particulièrement surpris qu’on leur demande de créer un ours volant pour les jeux Olympiques. Mais l’accouchement de Micha se fit néanmoins dans la douleur.
« Il nous a donné du fil à retordre, ­celui-là ! se souvient Svetlana Nezelenova. Surtout ses pattes avant, mon Dieu, quelle galère pour les monter. Ils avaient décidé qu’il devait pouvoir les agiter pour saluer les spectateurs. » Svetlana est arri­vée au NIIRP pour un stage en 1955 et y a travaillé près de trente-huit ans. Aujourd’hui, elle jouit d’une retraite bien méritée et se souvient parfaitement de ce projet pas comme les autres. « On s’est tous mis à l’ouvrage de bon cœur. C’était un défi de construire un Micha de 8 mètres de haut. Les consignes étaient les suivantes : nous voulons un ours, du genre peluche, avec une tête, des pattes, une bedaine… Mignon, quoi ! Tout ce qu’on nous a donné, c’était un croquis de la mascotte olympique. Nous devions trouver nous-mêmes la façon de le réaliser. On trimait dessus jusqu’à pas d’heure, avec Vladimir Boubynine, Lida Petrenko et les autres. »

Svetlana Nezelenova conserve précieusement sur son vaisselier une photo de Micha entouré de son équipe de créateurs, ses « parents », prise à l’atelier. Elle la prend dans ses mains et nous explique qui faisait quoi. À partir d’un dessin, tous ces scientifiques et ingénieurs devaient donner chair à un véritable personnage, en 3D de surcroît. Et puis, dans les ­années 1970, la production assistée par ordinateur n’existait pas. « On travaillait à la planche à dessin sur du papier vélin, rigole Svetlana. Souvent, lorsque ça collait d’un point de vue technique, esthétiquement c’était affreux… Il fallait tout recommencer. L’ours devait être non seulement fiable mais aussi sympathique ! »

Lorsque la maquette fut prête, les différents morceaux de Micha furent décou­pés et assemblés dans l’usine ­pilote, située un étage plus bas. On les confectionna dans la toile caoutchoutée double couche qui avait fait ses preuves pour la fabrication d’équipements de sauvetage. Quant à l’adhésif, il s’agissait d’une colle spéciale pour bateaux et produits en caoutchouc connue sous le nom de code 4508, dont on disait à l’usine que c’était la plus forte du monde.

L’assemblage de Micha fut confié aux plus expérimentés de l’usine. Afin de ne pas prendre de risques, ils se firent la main sur un modèle de 2 mètres, un prototype aussitôt baptisé « l’ourson » dans les couloirs du NIIRP. Certains se moquèrent de ces hommes et de ces femmes qui avaient abandonné la science pour la fabrication d’un ours en caoutchouc – on les surnomma même « les dresseurs d’ours ». Mais lorsque « l’ourson » fut fin prêt, tous durent admettre que cette créature à peine plus grande qu’un être humain, avec son air à la fois gentil et juvénile, était fort sympathique.
« Il fallait un laissez-passer pour accéder au secteur où l’on travaillait sur Micha dans l’Institut. Mais, avec le temps, il est devenu une véritable curiosité, et les collègues se bousculaient pour le voir, témoigne Polina Tchoutchounova, une autre employée du NIIRP à l’époque. D’ailleurs, le Micha de taille réduite est devenu par la suite la principale attraction de nos fêtes de fin d’année. Les enfants des employés l’adoraient. On l’installait au centre de la salle de réception de l’Institut, on mettait les cadeaux à ses pieds et les petits chantaient en faisant des rondes autour. Il avait détrôné Grand-père Gel et la Fille de neige, mais personne ne les regrettait ! » 4.
Puis on envoya le « petit Micha » au banc d’essai. On le gonfla et le dégonfla des centaines de fois pour vérifier la résistance des points de colle. La commission chargée de superviser les opérations se déclara satisfaite, si bien qu’on donna l’ordre au NIIRP de lancer immédiatement la fabrication du Micha de 8 mètres. Il ne restait plus que quelques mois avant les JO. « Je ne peux pas dire qu’on nous mettait la pression, non. On se contentait de nous répéter : “Vous devez contribuer au succès des Jeux de Moscou”. Et cela suffisait pour qu’on mette les bouchées doubles, se souvient Svetlana Nezelenova. Et, lorsque nous avons eu accompli notre mission, les lauriers sont allés à d’autres. On n’a pas eu un kopeck de prime, juste une lettre de remerciements du directeur du NIIRP. Comment on a réagi ? Personne n’a rien dit, bien sûr. On était formés comme ça à l’époque. »

L’important, c’était que Micha soit prêt à temps. On sait aussi aujourd’hui que, au plus haut niveau de l’État, on ne voulait prendre aucun risque. C’est ainsi que fut prise la décision de fabriquer un deuxième Micha, au cas où. C’est l’usine du NIIRP à Zagorsk (aujourd’hui Serguiev Possad), à 70 kilomètres au nord-est de Moscou, qui se chargea de la doublure à partir des croquis élaborés à Moscou. Pour la petite histoire, le Micha de ­réserve fut fabriqué dans un grand hangar que l’URSS avait obtenu de l’Allemagne au titre des réparations de guerre et qui avait servi pour la construction des dirigeables de la Luftwaffe.
Mais fabriquer Micha et sa doublure n’était que la moitié du travail. Il fallait encore lui apprendre à voler. D’autres ingé­nieurs militaires prirent la relève.

Pour ces Jeux qui se déroulaient pour la première fois en Union soviétique et étaient de surcroît boycottés par la majorité des pays occidentaux, Micha n’avait pas droit à l’erreur. Il fallait qu’il contribue au rayonnement de l’URSS et qu’il tienne son rang ; c’était tout simplement inimaginable qu’il éclate au ­moment de son envol, qu’il s’écrase sur les tribunes ou cause des dégâts pendant la cérémonie de clôture, qui se devait d’être exemplaire. Les dirigeants de l’époque craignaient aussi que la mascotte ne soit emportée par le vent au-delà de l’espace aérien soviétique. Les spécialistes de l’Institut central d’aérodynamique (TsAGI) de Moscou furent mis à contribution. Vadim Eremine se souvient encore du jour où on lui a demandé de superviser le projet : « C’est vous qui veillerez à ce que Micha n’entre pas en collision avec un avion de ligne, qu’il ne se prenne pas dans les lignes à haute tension et qu’il n’ait pas une trajectoire erratique dans l’espace aérien au-dessus de Moscou. Qu’il n’aille pas trop loin non plus ! »
On étudia d’abord la possibilité d’équiper Micha d’une soupape pour laisser s’échapper progressivement l’hélium après son envol. Mais il fallut abandonner l’idée : « Et s’il se mettait à faire des cabrioles devant les caméras de télévision ? Nous aurions été la risée du monde entier », poursuit Vadim Eremine. « Nous avons ainsi envisagé une autre solution pour ne pas qu’il nous échappe. Nous avons calculé tous les paramètres de l’ours gonflable et sommes arrivés à l’idée suivante : puisque, en vertu du principe d’Archimède, la poussée du ballon est égale au poids du volume d’air déplacé, et que la densité de l’air diminue avec l’altitude, nous pouvions calculer le poids que devait avoir l’ours pour qu’il flotte dans le ciel. »

Sur le papier, les calculs étaient bons. Mais, à quelques semaines de l’ouverture des Jeux, on réalisa que l’ours était trop lourd. À en croire Guennadi Zakhariev, à l’époque directeur adjoint du NIIRP, ce fut un choc pour tout le monde. « Nos ingénieurs ayant l’habitude de travailler pour le ministère de la Défense, ils n’ont pas voulu prendre de risques. Ils ont choisi une toile extrêmement résistante mais qui s’est révélée trop lourde. Une fois l’ours peint, il pesait près de 65 kg alors que l’hélium qu’il contenait ne pouvait en propulser que 40 vers le ciel. »

Pour résoudre ce problème, on fit appel aux meilleurs spécialistes : les ingénieurs de l’Observatoire aérologique central (TsAO) de Dolgoproudny, dans la région de Moscou. Créé peu après le début de la Seconde Guerre mondiale, le TsAO avait pris une part active dans la défense aérienne de Moscou face aux raids de l’aviation allemande puis, la paix revenue, s’était spécialisé dans l’étude des hautes couches de l’atmosphère. Dans les années 1960, ses chercheurs avaient mis au point un système révolutionnaire d’envoi de sondes météorologiques. Jusqu’alors, on utilisait un ou plusieurs ballons gonflés à l’hélium pour soulever la nacelle dans l’atmosphère. À mesure que l’air se raréfiait, ces ballons augmentaient de volume, s’entremêlaient et finissaient par éclater. « Un de nos ingénieurs eut l’idée de faire décoller la sonde grâce à une guirlande de ballons. Disposés d’une certaine manière, ils pouvaient monter très haut et résistaient à des températures allant de 40 à – 70 °C. A priori, c’était un procédé tout ce qu’il y a de plus banal, mais cela révolutionna notre travail. Qui aurait pu imaginer que, vingt ans plus tard, on ferait décoller Micha grâce à cette technique ? » raconte Iouri ­Melnitchouk, un ancien du TsAO.

Les essais en vol se firent sur un poly­gone de tir de l’armée de l’air, près de Moscou. On attacha donc Micha à une guirlande de ballons, on étudia leur dyna­mique de vol, on ajusta plusieurs fois leur nombre tout en gardant un œil sur l’étanchéité de l’ours et sa résistance aux changements de température ou de pression atmosphérique. Là aussi, les experts rencontrèrent quelques difficultés inattendues. « L’ours volant était, en soi, un aérostat complexe, au comportement totalement inédit, résume David Chifrine, qui travaillait alors au département d’aérodynamique expérimentale du TsAO. Le plus dur était d’arriver à contrôler ses mouvements une fois dans l’air. Il avait tendance à tourner sur lui-même ou à basculer sur le côté. Et notre tâche ne se limitait pas à faire décoller Micha : encore fallait-il qu’il évolue avec grâce au-dessus de la tête des spectateurs. On a dû ajuster à plusieurs reprises notre dispositif de guirlandes attachées à divers endroits de son corps afin qu’il puisse ­décoller et se maintenir à la verticale, sans dévier de son parcours. »
David Chifrine balaie au passage la ­rumeur selon laquelle l’équipe avait un temps envisagé d’installer un poste de pilotage dans l’une des pattes de l’ours : trop risqué pour la vie du pilote, dit-il. « Nous avons trouvé la bonne formule pour que Micha se tienne droit uniquement grâce à notre dispositif de ballons. On n’avait même pas besoin de lester ses pattes arrière », poursuit-il. C’est ainsi que la mission de faire décoller Michka fut entièrement confiée au département de Chifrine.

Si l’on en juge par les images des dernières minutes de la cérémonie de clôture des JO, tout se déroula à merveille. Le pays tout entier, le monde entier même, fut ému aux larmes. Le plus étonnant toutefois se passa dans les coulisses du stade. Avec sa guirlande de 25 ballons aux couleurs des anneaux olympiques, Micha mesurait 20 mètres ; or le tunnel d’accès au terrain n’en faisait que 4. L’arrivée de l’ours sur le terrain fut minutieusement préparée. Le public vit d’abord apparaître la guirlande de ballons multicolores, puis Micha sortit à moitié incliné de sa « tanière » avec beaucoup d’élégance.

En plus des ballons attachés au corps de la mascotte, il y en avait un autre, de couleur pourpre : c’était le ballon-pilote destiné à indiquer la direction et la force du vent. De lui dépendait que Micha puisse s’envoler ou pas. « Tout s’est joué en quelques secondes. Nous avions la responsabilité totale de la suite des événements après le lâcher du ballon-­pilote. Si nous estimions que les risques étaient trop grands, nous annulerions l’envol de l’ours. Micha se contenterait de tournoyer sur place avant de rentrer au bercail. La tension était à son comble », raconte David Chifrine.

Mais les spectateurs ne virent rien de tout cela. Escorté par une vingtaine de collaborateurs du TsAO vêtus de tenues d’un blanc éclatant, l’ours olympique longea les tribunes, passa à côté des balalaïkas géantes, se fraya un chemin parmi les athlètes et les officiels pour se retrouver au beau milieu de la pelouse du stade. Le ballon pourpre fut lâché et indiqua que les conditions étaient favorables. Les projecteurs s’éteignirent, et Lev Lechtchenko et Tatiana Antsiferova entonnèrent les premiers couplets de la chanson Au revoir, Moscou : « Le silence se fait dans les tribunes/ Le temps des prodiges s’achève/ Au revoir, notre gentil Micha/ Retourne à ta forêt enchantée. » Le stade entier se figea d’émotion. Puis, pile sur les mots « Au revoir, Moscou, au revoir », Micha commença à s’élever majestueusement dans le ciel au-dessus du stade Loujniki.

« Lorsque la cérémonie de clôture a pris fin, tous les spectateurs sont restés à leur place encore une bonne vingtaine de minutes, se souvient Askold Konovitch, l’un des scénaristes et metteurs en scène du spectacle olympique. Tout le monde regardait le ciel. Les jeunes femmes pleuraient comme des madeleines. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que nous avons pris notre courage à deux mains pour annoncer en plusieurs ­langues : “Mesdames et messieurs, les jeux Olympiques sont terminés. Micha ne reviendra pas. Vous êtes priés de vous diriger vers la sortie.” »
Après son « arrestation » par les ­motards de la police de Moscou dans les circonstances que l’on sait, Micha fut raccompagné chez ses géniteurs du NIIRP, qui le remirent en état avant de l’envoyer sur le site de la Foire-exposition permanente des réalisations de l’économie ­nationale (VDNKh), où il fut ­exposé dans le pavillon du Jeune-­Naturaliste. « Nous n’avions pas de budget pour l’hélium, alors on le gonflait tous les matins avant l’ouverture avec un simple aspirateur, témoigne l’ancienne directrice du pavillon, Irina Loutskaïa. Pendant ce temps, une longue queue s’était déjà formée devant l’entrée. Des enfants venaient des quatre coins de l’URSS pour le voir. Les touristes étrangers aussi. Les appareils photo crépitaient sans cesse, tant Micha était une vedette », poursuit-elle.

Sa notoriété, hélas, ne le sauva pas. Bientôt, une autre mascotte, Katioucha, celle du Festival de la jeunesse de 1985, prit sa place dans le pavillon, et on entreposa Micha dégonflé dans un autre bâtiment. À la fin des années 1980, lorsque le site du VDNKh devint un grand marché aux puces, on le renvoya au NIIRP. Au dire de certains, un « nouveau Russe » en fit l’acquisition pour ses enfants. Selon d’autres, il fut dévoré par les rats. Mais sa fin fut beaucoup plus prosaïque. Lors d’une opération de nettoyage des ateliers du NIIRP, des ouvriers tombèrent sur un gros tas de caoutchouc ­déchiré et poussiéreux qu’ils découpèrent et jetèrent à la poubelle.
Plus personne ne s’élancera dans le ciel depuis le stade olympique, et on imagine mal quelqu’un s’atteler aujourd’hui à la fabrication d’un tel ours. Ne restent que ces quelques minutes d’archives de la télévision d’État pour témoigner de ce qui fut l’un des derniers triomphes de l’Union soviétique 5. C’est peut-être mieux ainsi, estime Askold Konovitch : ce conte de fées olympique doit rester ce qu’il est dans nos souvenirs, à savoir un pur moment de magie qui ne peut pas se reproduire. 

Ivan Volonikhine est un journaliste russe.
Cet article est paru dans l’hebdomadaire russe Ogoniok le 27 juillet 2020. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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La dégradation des rela­tions qu’entretient la Chine avec le Japon, l’Australie, les États-Unis, le Vietnam et d’autres pays ne fait qu’accroître l’intérêt pour les faits et gestes passés et présents de Pékin.
La demande suscitant l’offre, le sinologue Timothy Brook vient de publier Le Léopard de Kubilaï Khan, un ouvrage qui associe une érudition de haut niveau et un judicieux emploi des cartes. Il y expose sa vision somme toute classique d’une Chine impliquée dans les affaires du monde ­depuis la haute Antiquité, et celle, plus inhabituelle, des ­véritables origines de l’État chinois actuel.

Le livre est tout sauf une diatribe antichinoise, ce qui ne l’empêchera pas de froisser Pékin, car les Mongols qui envahirent la Chine au xiiie siècle et les Mandchous qui en firent autant au xviie y sont présentés comme tels au lieu de se voir conférer rétroactivement la nationalité han, conformément à la doxa nationaliste chinoise.

S’ils avaient donné à leurs dynas­ties des noms tout ce qu’il y a de plus chinois (respectivement Yuan et Jin), les empereurs mongols et mandchous avaient conservé leur identité et leur langue même après des siècles de présence en Chine.

Il est indélicat de le souligner comme le fait Brook. Et cela l’est aussi de rappeler que les frontières de l’actuelle République populaire de Chine sont celles de l’Empire mandchou (moins les vastes territoires gagnés par la Russie en 1858 et 1860), au sein duquel les Chinois hans étaient des sujets parmi d’autres aux côtés des peuples turciques du Turkestan (l’actuel Xinjiang), des Tibétains, de la plupart des Mongols et de bien d’autres natio­nalités plus modestes.
Si Brook heurte les susceptibilités, il ne le fait pas gratuitement. La thèse centrale de son livre est que la Chine impériale et impérialiste d’aujourd’hui est un avatar moderne des empires mongol et mandchou et non de dynasties plus anciennes remontant à la première dynastie Qin (221-207 avant notre ère).

Le concept de « grand État » est en effet spécifiquement mongol (même si les caractères chinois pour « grand » et « État » servent aujourd’hui à traduire la notion d’« empire »). Les Mongols, tout résolus qu’ils étaient à conquérir le monde, reconnaissaient l’existence au-delà des frontières impériales de puissances souveraines avec lesquelles il pourrait être utile d’entretenir des relations diplomatiques. En revanche, avant l’arrivée des Mongols, l’autorité bienveillante de l’empereur chinois han ne connaissait aucune limite territoriale et s’étendait, au-delà des terres sous administration directe, aux États vassaux et même à toutes les autres puissances, proches ou lointaines.
Ces principes furent réaffirmés avec force lorsque les Mongols furent chassés de Chine en 1368 par le mouvement han des Turbans rouges, mené par Zhu Yuanzhang, un paysan pauvre, moine novice et mendiant occa­sionnel, qui, une fois devenu le grand empereur Hongwu, ­fonda la dynastie Ming (la dernière dynas­tie chinoise han).

Si Hongwu fut à bien des égards novateur, il voulut revenir au concept prémongol d’empire sans limites. Dans son esprit, toutes les puissances non hans voisines étaient ipso facto des vassaux soumis ou, à défaut, des rebelles, ce qui réduisit la diplomatie Ming à l’impuissance.
En toute logique, compte tenu de sa thèse, Timothy Brook fait l’impasse sur tout ce qui précède la période mongole et ne cite donc pas les références à la Chine dans les sources grecques, romaines et byzantines ni les mentions de celles-ci dans les histoires dynastiques chinoises. Il examine avec attention, en revanche, les relations (très négli­gées par les autres auteurs) de la Chine mongole et postmongole avec la Corée ainsi qu’avec l’Occident – notamment les premières tentatives de dialogue interculturel des Jésuites, dont les tableaux de Giuseppe Castiglione (1688-1766) constituent un exemple frappant, avec leur style à mi-chemin entre les traditions picturales chinoise et occidentale.

Il paraît dès lors curieux que Brook ne dise rien, ou presque, des relations de la Chine avec la Russie : non seulement parce que ces relations eurent de l’importance, mais également parce que la Russie a elle aussi été durablement façonnée par les Mongols. On retrouve des traces de cet héritage dans la tolérance à l’égard des minorités ethniques et religieuses (contrairement à la tradition occidentale), dans le refus obstiné de l’État de droit et dans le terme même de « tsar », dérivé du latin caesar mais employé par les hommes d’Église orthodoxes pour qualifier le grand khan des Mongols, chef suprême des princes russes.

Sont également d’origine mongole la culture stratégique indéniablement supérieure de la Russie, où l’État ne se préoccupe guère de nourrir ou d’habiller la population mais exerce un pouvoir disproportionné, ainsi que la manière dont l’Empire russe a su dès le départ administrer un territoire immense, ce qu’aucun État occidental de l’époque n’est parvenu à faire.

En 1650, une garnison russe ­entra en contact avec la Chine – passée récemment sous domi­nation mandchoue – sur le fleuve Amour, à Albazine, à plus de 6 000 kilomètres de Moscou. Après de longs affrontements à l’issue desquels les Mandchous repoussèrent les Russes, des négociations débouchèrent en 1689, à Nertchinsk, sur la signature d’un traité de délimitation des frontières rédigé en latin par un Polonais formé en Russie et deux savants et missionnaires jésuites présents à la cour des Mandchous.
Ce détail aurait dû attirer l’attention de Brook, vu l’intérêt qu’il porte aux individus qui, de part et d’autre, faisaient le lien entre la Chine et le reste du monde. Mais l’importance de ce traité réside dans le fait que cette délimitation des frontières marquait une rupture avec le concept prémongol de « bienveillance impériale » sans limites géographiques, ressuscité par les Ming mais désavoué par le pouvoir mandchou.

La culture des steppes des Russes semblait sans nul doute barbare aux Chinois hans, mais elle intégrait l’idée que même le plus grand des empires possédait des frontières communes avec des puissances souveraines, et qu’il était bénéfique de négocier sur un pied d’égalité avec ces dernières afin de former des alliances fructueuses ou de briser celles qui lui étaient hostiles.

Les Huns d’Attila, les Avars, ­arrivés de Mandchourie au bord de l’Adriatique au viie siècle, les Mongols puis les Mandchous manifestèrent tous un vif intérêt pour les affaires du monde et la diplomatie, même s’ils étaient plus connus pour leurs archers à cheval et leur féro­cité que pour leurs talents de diplomates. Ceux-ci sont pourtant amplement évoqués dans les sources occidentales, depuis l’historien grec Priscus (qui avait dîné dans le camp d’Attila au ve siècle) jusqu’à bien après le récit du franciscain Jean de Plan ­Carpin, qui, en avril 1245, à l’âge de 63 ans, entreprit un ­aller-retour de 15 000 kilomètres entre la rési­dence du pape à Lyon et la capitale de l’Empire mongol, Karakorum, où il assista à l’élection d’un nouveau grand khan et fut surpris de la tolérance religieuse qui régnait à la cour.

Il est difficile de savoir quoi penser de la thèse de Brook, tant on peut trouver d’éléments qui la confirment ou l’infirment. Ainsi est manifestement très mongole la vieille tradition chinoise de tolé­rance de la diversité ethnique et religieuse – Mao, avec son entreprise de broyage des identités, et Xi Jinping, avec sa volonté de détruire tout sentiment d’appartenance chez les Ouïgours, font figure d’exception.

En revanche, quoi de moins mongol que le nombrilisme avec lequel la Chine aborde les questions internationales ? L’exemple récent le plus lourd de conséquences est la réactivation depuis 2009 du différend territorial autour d’un petit archipel inhabité sous souveraineté japonaise que Tokyo appelle les îles Senkaku et Pékin les îles Diaoyu. La revendication chinoise est revenue sur le devant de la scène au moment même où, à Tokyo, un nouveau gouvernement attaché au pacifisme du pays cherchait à prendre des distances vis-à-vis de l’allié américain. Si quiconque à Pékin avait prêté la moindre attention à ce qui se passait au Japon, personne n’aurait mentionné les Senkaku, et Shinzo Abe, devenu Premier ministre en 2012, n’aurait peut-être ­jamais cherché à réarmer son pays mili­tairement, culturellement et poli­tiquement.

L’usage en Chine veut que les diplomates relèvent d’un minis­tère des Affaires étrangères qui se borne à relayer la parole ­venue d’en haut sans jamais avoir un rôle de conseil, alors que le président est déjà passablement ­occupé par les affaires intérieures du pays. D’autant qu’il n’y a plus de direction collective, comme du temps de Hu Jintao, qui était plus un primus inter pares qu’un numéro un.

Résultat, Xi Jinping n’a pas le temps de se tenir informé de la politique internationale, sur ­laquelle il a des idées des plus sommaires. Pis, il croit sans doute y consacrer beaucoup de temps parce qu’il reçoit sans cesse des potentats étrangers avec tout le falbala qui va avec. Cela lui fait perdre un temps précieux et l’empêche de se concentrer sur les vraies questions. Cela non plus n’est pas très mongol. 

Edward Luttwak est un géopoliticien américain. On peut notamment lire de lui en français La Montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie (Odile Jacob, 2012).

— Cet article est paru dans la London Review of Books le 19 mars 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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