Cela fait plusieurs années qu’une déconstruction de toutes les dominations a été entreprise et qu’un monde culturel plus ouvert à la diversité – plus inclusif comme « déparle » la novlangue qui y prolifère – apparaît aussi souhaitable qu’inévitable. Or que constate-t-on avec toujours plus de tristesse et d’impuissance ? Un déluge croissant d’atteintes à la liberté d’expression et de lynchages provoquant la fermeture du débat dans un climat de pleutrerie générale. Cette réification de l’humain au nom de l’identité de genre, de race ou de sexualité a accouché d’un monstre nommé « cancel culture », et c’est une sacrée diablerie puisque la correction des inégalités via l’effacement des « oppresseurs » par les « opprimés » débouche sur une nouvelle oppression, de nouvelles injustices. Dernier exemple en date dans le domaine jusqu’ici préservé de la poésie : la polémique consécutive à l’éviction de deux traducteurs européens d’Amanda Gorman, la gracieuse poétesse afro-américaine qui accéda à la célébrité planétaire en déclamant l’un de ses textes – « The Hill We Climb » – lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden et qui, depuis, est devenue la coqueluche de l’édition mondiale.
On sait qu’adoubée comme traductrice par Gorman elle-même et son agent qui se félicitaient de ce choix, Marieke Lucas Rijneveld, nouvelle « sensation » des lettres néerlandaises car plus jeune romancière lauréate du Booker Prize en 2020, a renoncé à ce travail à cause des pressions déclenchées par un article d’une militante et journaliste noire, Janice Deul, qui évoquait une décision « incompréhensible » susceptible de provoquer « douleur, frustration, colère et déception » au motif que Rijneveld n’est pas noire. On sait aussi que Meulenhoff – le Gallimard hollandais –, après avoir soutenu sa traductrice, s’est incliné devant ces arguments communautaristes et excusé, avant de se mettre en quête d’une traductrice noire. Ce qu’on sait moins, c’est qu’après cette affaire le traducteur catalan engagé par l’éditeur barcelonais Univers pour traduire Gorman, Victor Obiols – président d’un éminent festival de poésie, plurirécompensé pour ses propres recueils et considéré comme l’un des meilleurs traducteurs de Shakespeare et Wilde – a été évincé lui aussi. On lui a fait savoir qu’on cherchait un « profil différent, celui d’une femme jeune, activiste et, de préférence, noire ». Depuis, a été engagée comme traductrice la poétesse María Cabrera, activiste du mouvement des Indignés, et c’est également une femme qui assurera cette tâche en castillan, pour le compte des éditions Lumen.
Ces faits ont déclenché, à juste titre, une polémique importante. Car, naturellement, en matière de traduction littéraire, l’enjeu n’est pas l’identité mais la capacité à entrer dans la pensée, les affects et les mots d’un autre en sacrifiant sa propre subjectivité et son ego. Tout bon traducteur est avant tout un linguiste qui se livre, précisément, à un processus de désidentification pour mieux célébrer la différence et la voix d’autrui. D’ailleurs, chacun sait qu’il existe autant de traductions possibles d’un texte que de traducteurs, mais s’ils sont compétents et empathiques, toutes seront bonnes. C’est pourquoi un angle mort me chiffonne dans cette dispute au sujet de la traduction de Gorman : le fait que Rijneveld a été choisie comme traductrice parce qu’elle était une jeune auteure talentueuse, se définissant comme « non binaire » et sensible aux problématiques de l’inclusion culturelle. De même que la traductrice de l’édition française, Marie-Pierra Kakoma, rappeuse belgo-congolaise de 24 ans qui écrit, compose et interprète ses textes sous le nom de Lous and the Yakuza, a été désignée par Fayard en raison de son profil. Autant dire deux traductrices non professionnelles, mais conformes à la nouvelle doxa (c’est aussi le sens du veto de Gorman au choix de Victor Obiols). Comme quoi, une instrumentalisation identitaire peut en cacher une autre dans ce vrai palais des glaces idéologique qu’est devenue la culture.
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Roue libre (Flammarion, 2020) est le dernier livre qu’elle a publié.
[post_title] => Un palais des glaces idéologique
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => un-palais-des-glaces-ideologique
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 08:12:31
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 08:12:31
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101800
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Marcher, dans la neige, sur la glace. Marcher, trente, quarante kilomètres par jour. Marcher, pieds nus, dans des chaussures trop petites ou trop grandes. Marcher, autour de la place d’appel, devant la potence. Marcher, marcher encore, marcher pour sa vie. Marcher jusqu’à la chute. Quiconque tombait était abattu par les SS.
Dans le camp de concentration de Sachsenhausen, ce que les nazis appelaient la « piste de test des chaussures » était l’une des pires corvées du camp. Les prisonniers devaient tester des semelles et des talons pour l’industrie allemande de la chaussure. En les usant. L’usure des matériaux était notée au millimètre près ; l’usure des hommes, leur mort, n’intéressait personne. Même pas le leader du marché des semelles et des talons, le groupe Continental de Hanovre, et sa filiale de chaussures Schwelmer Gummiwaren.
À l’automne 1940, un ingénieur de chez « Conti » (le surnom de la marque), après s’être présenté au commandant du camp de Sachsenhausen, y envoya dix paires de talons en caoutchouc. Celles-ci arrivèrent le 26 novembre, et, moins de quatre semaines plus tard, on lui retournait les résultats : en moyenne, les talons avaient tenu 274 kilomètres, et quelques-uns jusqu’à 427 kilomètres. On décida de programmer d’autres tests dès qu’il aurait neigé et gelé afin d’évaluer la tendance du caoutchouc à glisser.
Les marches de la mort de Sachsenhausen ne sont pas les seules compromissions avec les SS que décrit l’historien Paul Erker dans son travail sur l’entreprise Continental. Les pneus qui devaient rouler pour la victoire, par exemple, étaient souvent fabriqués avec le caoutchouc de Hanovre. En tant qu’important fournisseur de l’insatiable machine de guerre allemande, la firme engrangea des profits considérables. Aujourd’hui, Conti est l’un des plus grands équipementiers automobiles du monde et compte 240 000 employés. C’est le groupe lui-même qui a commandé l’étude et engagé Erker, un historien qui n’a pas la réputation d’être accommodant. Son travail sur l’histoire de la marque de liqueur Jägermeister a suscité une longue controverse parce que l’enseigne a refusé de publier ses conclusions dans leur intégralité et les a ensuite escamotées pendant des années1.
Dans son introduction, Erker accuse le groupe Conti de s’être lui aussi « longtemps dérobé à une véritable analyse de son rôle sous le IIIe Reich ». Son livre de plus de 800 pages retrace non seulement l’histoire de l’entreprise à l’époque nazie, mais aussi celle des firmes principales que le groupe a absorbées après la guerre : le fabricant de freins Alfred Teves (Ate), le fabricant de composants automobiles VDO, les fabricants de pneus Phoenix et Semperit.
Erker considère ces fournisseurs de pièces détachées comme « la véritable épine dorsale de l’économie de guerre national-socialiste ». Une publicité de Conti montre des véhicules de transport de troupes accompagnés du slogan : « Expert sur tous les fronts. » Qu’il s’agisse de pneus, de freins ou d’instruments de mesure, qu’il s’agisse de camions, d’avions de chasse, de chars, de sous-marins ou de missiles V1, sans les entreprises qui travaillent aujourd’hui sous l’égide de Conti, la guerre d’Hitler aurait tourné court à peine la frontière allemande franchie.
Au cours de son enquête sur l’industrie allemande sous le iiie Reich, Erker a été confronté à tout l’éventail des comportements humains : certains eurent une attitude criminelle et sadique, d’autres firent preuve de courage. La plupart des gens, semble-t-il, n’étaient ni des résistants ni des nazis zélés, mais plutôt des opportunistes : lorsque l’occasion de faire des affaires se présente, Conti et les autres la saisissent. Lorsque les ministères du Reich exigent toujours plus – plus de pneus, plus de freins, plus de compteurs de vitesse –, on met les bouchées doubles pour atteindre les objectifs. Et si la machine de guerre doit tuer encore plus efficacement, même les ingénieurs du courageux et récalcitrant Alfred Teves relèvent le défi technique.
Sous la plume d’Erker, Continental et les firmes qui ont rejoint le groupe plus tard ne sont pas l’incarnation du mal. En ce qui concerne les travailleurs forcés, des entreprises ont évidemment fait bien pire. Le cas du groupe Conti est typique de l’attitude des industries allemandes de l’époque – accepter de se compromettre avec le régime, « s’aryaniser » rapidement, courir après les commandes d’armement et finir par se soumettre plus ou moins volontairement aux diktats de la « guerre totale ». Le patron de Conti, Willy Tischbein, avait promis dans une déclaration du 1er mai 1933 que son entreprise servirait l’ambition du « Führer Adolf Hitler » de donner au peuple allemand « la position dans le monde qui lui revient de droit ». Des drapeaux à croix gammée flottaient devant le bâtiment de l’administration. Tischbein obligea tous les membres du conseil d’administration, les fondés de pouvoir et les directeurs à adhérer au parti. Le même mois, les membres du conseil de surveillance issus de familles juives furent poussés vers la sortie – à une exception près : le président dudit conseil, Julius Caspar. Il put siéger au conseil d’administration jusqu’en 1938, sans doute parce qu’il avait également un passeport suédois et qu’il détenait d’importants brevets dont dépendait Continental.
Cette série de purges fut soutenue par les principaux actionnaires de l’époque, les membres de la famille Opel, au premier rang desquels figurait Fritz Opel, le frère du fondateur. Mais cet actionnaire grippe-sou ne tarda pas à se brouiller avec Tischbein et le fit remplacer, non pour des raisons idéologiques mais parce qu’il était surtout intéressé par une chose : tirer le plus d’argent possible de l’entreprise. Malgré des profits à la hausse et bien qu’il fût membre du parti, Fritz Opel exhorta le conseil d’administration à réduire la donation au Secours d’hiver nazi – 100 000 marks par an, c’était trop.
Le conseil d’administration ne l’entendit pas de cette oreille et doubla la somme. De même, le budget consacré à la propagande hitlérienne au sein de l’entreprise augmenta fortement. La société investit sans compter pour fournir les pneus des « Flèches d’argent », ces voitures de course qui dominèrent les Grands Prix de 1935 à 1939 et dont s’enorgueillissaient tant les nazis. Et, bien entendu, le leader du marché fabriqua aussi les pneus spéciaux de la « Super Mercedes » du Führer, avec le meilleur caoutchouc naturel. Mais Hitler se plaignit de petites secousses désagréables pendant ses trajets – et les représentants de Conti et Daimler-Benz durent aller s’expliquer à la chancellerie du Reich.
En 1938, Fritz Könecke prit la direction du groupe. En bon opportuniste, le nouveau directeur sut jouer de toute la gamme offerte par l’économie planifiée et corrompue de l’Allemagne nazie. Il se fit élire à des postes de lobbyiste, à l’interface entre l’industrie et le régime, afin de garantir à Conti sa position de plus grand transformateur de caoutchouc du pays. En lui, les nazis trouvèrent un auxiliaire consentant. En 1942, sous sa houlette, Conti fut même élue entreprise nazie modèle. De façon générale, le nouveau patron ne renâclait que lorsque les projets du régime risquaient de mettre à mal ses profits ou sa domination du marché – par exemple lorsque, après l’Anschluss, on lui demanda d’aider son concurrent d’alors, le fabricant autrichien Semperit2, en partageant avec lui son savoir-faire. Comme Conti, l’industriel VDO « aryanisa » son réseau de distribution européen pour se faire bien voir du ministère de l’Économie du Reich et devenir son fournisseur d’armes. Le cofondateur de VDO, Adolf Schindling, avait connu des années difficiles et frôlé plusieurs fois la faillite. Il vit dans le réarmement de l’Allemagne une opportunité et, en 1934, prit sa carte du parti, si utile pour garnir un carnet de commandes.
Pendant la guerre, la société Teves [fabriquant les freins Ate, NDLR] devint elle aussi une entreprise d’armement clé. Le patron, Alfred Teves, et ses deux fils conservèrent néanmoins la dangereuse réputation d’être des non-conformistes. Le vieux Teves refusa de licencier les juifs ; menacé de se voir privé du drapeau doré décerné par le Front du travail allemand aux usines modèles, il aurait déclaré : « Qu’ils accrochent leur chiffon où bon leur semble, je n’en suis pas. » En 1936, devant des notables nazis, il ponctua trois fois son discours de tonitruants saluts à l’« auguste Hitler », surenchère derrière laquelle on peut soupçonner une pointe d’ironie. Beaucoup de ses ouvriers étaient d’anciens membres du SPD et du KPD [les partis social-démocrate et communiste allemands, NDLR], et certains, jouant sur le nom de la marque Ate, se disaient « atéistes ».
Teves, qui avait envoyé ses fils étudier aux États-Unis, vivait dans l’esprit des self-made men américains qui n’entendaient pas laisser la politique interférer dans leurs affaires. Pour lui, seule l’excellence technique comptait, et non les convictions politiques. Tant qu’il livrait en temps et en heure les quantités requises, il pouvait conserver une certaine marge de manœuvre vis-à-vis des nazis. Les prisonniers des camps de concentration n’étaient pas les bienvenus dans ses usines.
Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945. Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers. Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.
Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945. Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers. Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.
Les travailleurs forcés qui se retrouvèrent dans les usines de mélange du caoutchouc eurent néanmoins une tout autre expérience. Ils étaient sous l’autorité de Hans Odenwald, alors directeur adjoint de Conti, qui fut décrit après la guerre, même par les travailleurs allemands, comme un « exploiteur brutal et sadique ». Il poussait, dit-on, les travailleurs forcés jusqu’à l’épuisement. Un jour, il ordonna à un directeur d’usine de menacer les étrangers d’être envoyés en camps de concentration : « Alors, ils travailleront. » Et, à propos des prisonniers de guerre russes, il aurait eu ces mots : « Quand ils seront morts, on en prendra d’autres. » Ce n’était qu’un avant-goût de la brutalité qui s’accrut chez Conti à mesure que la fin de la guerre approchait. À cause des lourdes destructions dues aux raids aériens, du nombre croissant d’ouvriers qualifiés contraints de partir au front et, en même temps, des demandes toujours plus absurdes de la bureaucratie, il devint difficile de maintenir la production. Et la direction de Conti se montra impitoyable.
En juin 1944, les SS envoyèrent à l’une des usines de Hanovre les premiers prisonniers des camps de concentration – des prisonnières, en l’occurrence, de Ravensbrück. Conti paya pour le logement et la nourriture et versa en plus 4 marks par prisonnière et par jour aux SS. Mais, surtout, il fut convenu que les surveillantes devaient provenir du personnel de l’entreprise. Un Hauptsturmführer SS se rendit à l’usine pour les recruter. Il n’eut aucun mal à enrôler comme sbires 25 femmes de chez Conti. Les détenues devaient assembler des masques à gaz douze heures par jour, par 35 degrés et dans un air saturé de benzène. Les mauvais traitements infligés par les gardiennes SS furent leur lot quotidien jusqu’à ce que la direction interdise les coups dans l’enceinte de l’usine. En septembre 1944 arrivèrent des hommes du ghetto de Łódź qui avaient été déportés à Auschwitz. Un ingénieur de Conti s’y était rendu et n’y avait trouvé que 300 hommes aptes au travail, bien que tous les détenus l’aient supplié de les sortir de l’enfer du camp.
Finalement, 1 000 prisonniers furent envoyés à Hanovre. Les SS construisirent pour eux une annexe du camp de Neuengamme et y instaurèrent la terreur – avec le concours des employés de Conti, selon des témoignages de l’après-guerre. Après quelques semaines de mauvais traitements, 55 prisonniers moururent et 80 à 85 furent renvoyés au camp principal de Neuengamme parce qu’ils étaient inaptes au travail, ce qui équivalait à une condamnation à mort.
En novembre 1944, le camp fut démantelé, et on transféra les prisonniers au camp d’Ahlem. Là, ils durent creuser une galerie et bon nombre y succombèrent. Chez Conti, « beaucoup savaient ce qui se passait dans le camp d’Ahlem, estime Erker. La direction de l’entreprise aurait certainement pu exercer une influence sur les conditions de vie des détenus. Mais personne n’a rien fait. » En 1946, 16 anciens détenus d’Ahlem écrivirent au gouvernement militaire britannique afin d’empêcher l’ex-patron de Conti, Könecke (congédié l’année précédente), d’en reprendre la direction. Könecke ne retourna finalement pas chez Conti. Lors de la dénazification, il parvint à se présenter comme un farouche et tenace opposant au régime. Il fit carrière chez le concurrent Phoenix, puis chez Daimler-Benz, où il prit, en 1953, la direction du conseil d’administration. Peu de temps après, le président de la république Theodor Heuss lui décernait la grand-croix de l’ordre du Mérite de la République fédérale.
— Jürgen Dahlkamp a été journaliste au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Depuis 1998, il officie comme reporter au Spiegel. — Ce texte est paru dans leSpiegel le 29 août 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Ça use, Ça use, Ça use les souliers
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => ca-use-ca-use-ca-use-les-souliers
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 14:34:34
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 14:34:34
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101794
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Au printemps 2018, le photojournaliste Nicolas Boyer quitte son domicile parisien pour Tokyo, lesté de son fidèle Canon et de ses abondantes lectures sur l’archipel qu’il allait fouler pour la première fois. Trois mois durant, il s’était gavé de Japon. Il avait lu les récits de voyage du Suisse Nicolas Bouvier, l’enquête minutieuse de l’anthropologue Ruth Benedict sur les codes sociaux, les réflexions du grand maître romancier Tanizaki sur l’ombre et la patine. Il avait plongé dans l’histoire des dynasties, des mafias, de l’érotisme, du bouddhisme, de l’art japonais ; il avait absorbé des centaines de reportages photo, des dizaines de films. « Je suis parti de zéro », dit-il. Et pourquoi le Japon ? « J’aime la géopolitique, c’est mon côté Sciences-Po. J’avais fait un reportage à Détroit, dans l’Occident familier. Le Japon, c’est l’Occident lointain, l’Extrême-Occident : les Japonais ne se considèrent pas comme asiatiques. »
Il s’envole pour deux mois, puis il y reviendra encore trois semaines, l’année suivante. Il arpente les villes, descendant l’« axe de “la ceinture pacifique”, sorte d’amibe métropolitaine regroupant 80 % de la population sur 6 % du territoire, (1 300 kilomètres depuis Tokyo jusqu’à Fukuoka) », écrit-il dans le texte très instruit publié dans ce beau livre. Il pratique le « bura bura, cette forme japonaise de flânerie ». Son désir : échapper aux clichés convoyés depuis l’ouverture du Japon aux étrangers. « Le Japon, rappelle-t-il, est resté fermé pendant plus de deux siècles à la suite de la politique imposée par la dynastie Tokugawa – expulsion des missionnaires chrétiens autour de 1640 puis limitation des ports ouverts aux étrangers et finalement interdiction d’entrer ou de sortir du territoire pour tout Japonais sous peine de mort. Les premiers photographes occidentaux comme Felice Beato ou Adolfo Farsari sont arrivés au Japon au moment de l’ouverture forcée du pays, au tournant des années 1860. […] Ils ne firent que prendre le relais des auteurs japonais d’estampes qui avaient pour finalité la célébration des lieux les plus emblématiques du Japon. »
Lui, au contraire, cherche les tensions qui modèlent cette société hyper-hiérarchisée et normative, où l’adjectif « fou » est formé des mots « esprit » et « différent ». Il est à l’affût du Giri Giri, titre de son livre désignant ce moment où « deux choses s’entrechoquent, où une situation est au bord de la rupture ». S’il « shoote » des élèves qui pratiquent le kendo (escrime au sabre) au quasi-garde-à-vous, c’est au moment où l’un d’eux se courbe sur un balai-serpillière, répondant à l’injonction de propreté. Il se poste sur les voies d’échappement à la pression sociale : l’ébriété, encouragée par l’entreprise, qui délie les corps ; la sexualité monnayée, également normée, chaperonnée par les mafias – sous l’éclairage du flash et de la galerie commerciale où un yakuza surveille ses prostituées, on est au-delà du réel. Ce qui a le plus surpris Boyer, c’est le silence ouaté des villes japonaises. Il est là, presque palpable, dans cette image de bâche flottant entre les immeubles tokyotes. « La notion d’espace, en japonais, est liée à celle de silence et de vide, ou plus exactement à celle d’interstice », explique le photographe pour qui « le Japon n’est pas un pays incompréhensible ».
— Books
[post_title] => Au Japon, sur les lignes de tensions
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => au-japon-sur-les-lignes-de-tensions
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 08:04:46
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 08:04:46
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101775
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
« Les nez ont été faits pour porter des lunettes »
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. « Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux. » — Extrait de Candide, chapitre i
« Quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe »
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : “Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère”. Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. — Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam. — Extrait de Candide, chapitre xix
« Le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles »
Quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes ; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut-être encore d’autres créatures raisonnables ; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une infinité d’espèces, le mal surpasse le bien ; et, quoiqu’on n’ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu’une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n’a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c’est une suite de la suprême perfection du souverain de l’univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu’il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s’y trouve. — Extrait des Essais de Théodicée de Leibniz, 1710
«Nous considérons notre époque comme une période troublée, un âge de l’anxiété. Les fondements de notre civilisation et de nos certitudes s’écroulent sous nos pieds. Les idées et les institutions qui nous étaient familières s’évanouissent sous nos yeux comme des ombres dans le crépuscule vacillant. » Ce constat fait en 1949 par l’historien américain Arthur Schlesinger Jr. lui avait été inspiré par un long poème de W. H. Auden, « L’Âge de l’anxiété » (1947). Schlesinger Jr. écrivait ces mots au cours d’une période tendue, où l’on entrevoyait la possibilité d’une apocalypse nucléaire et où le désenchantement face à l’histoire récente disqualifiait tout optimisme politique. Ils n’ont rien perdu de leur actualité1.
Depuis la crise financière de 2008, il règne en Europe et aux États-Unis un « sentiment de fin », pour reprendre l’expression du critique littéraire britannique Frank Kermode. Les doctrines progressistes ont été radicalement remises en question. Les mouvements populistes se sont dressés contre l’ordre politique et économique en place depuis cinquante ans. Des électorats entiers ont fait un saut vers l’inconnu. Les fondements de notre civilisation ne s’effondreront pas sous nos pieds mais ils se fissurent au fil de la fonte des glaces et de la montée des eaux, tandis que dans de nombreuses régions du monde des indices de progrès comme l’espérance de vie, l’égalité, le bonheur ou la confiance dans les institutions se sont dégradés. Les gros titres de la presse internationale résument bien l’air du temps : « Le bonheur est en baisse aux États-Unis, selon un rapport mondial de l’ONU » ; « La confiance s’effondre en Amérique » ; « L’espérance de vie aux États-Unis a diminué pendant deux années consécutives ». La Banque mondiale a également signalé que, si le nombre de personnes dans le monde vivant dans l’extrême pauvreté a bien diminué, le rythme de la baisse du taux de pauvreté a ralenti. Ces sons de cloche déclinistes coexistent avec des visions plus positives d’une trajectoire pacifique et éclairée de l’humanité – témoin Steven Pinker [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p. 19]. Mais les optimistes se sont montrés moins persuasifs et se révèlent incapables d’endiguer la vague apocalyptique.
Ces discours catastrophistes ne devraient pas nous étonner outre mesure. Dès les années 1990, tout un chœur d’intellectuels et de commentateurs a commencé à sonner l’alarme sur les tempêtes à venir – clameur certes assourdie par le triomphalisme d’une Amérique hégémonique. Certains, comme le politologue John Mearsheimer, craignaient le retour de rivalités nationales longtemps refoulées par la configuration bipolaire de la guerre froide. D’autres, à l’instar de l’historien Paul Kennedy, ravivèrent les angoisses malthusiennes sur les « déséquilibres démographiques à travers le monde ». Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, annonça une foule de dangers planétaires : « le changement global » était « hors de contrôle », l’humanité s’acheminait à grande vitesse vers « le désordre politique et la confusion philosophique ». Chacun dans son registre, le philosophe John Gray, le géopolitologue Edward Luttwak et le milliardaire George Soros s’en sont pris aux effets délétères du libre marché. Le journaliste conservateur Robert Kaplan, tout en ridiculisant la foire aux vanités du capitalisme américain, a prophétisé « l’anarchie qui vient », un monde à la Mad Max miné par la criminalité et le saccage écologique.
L’avertissement le plus troublant – et le moins bien compris – vint de Francis Fukuyama. Publié dans la revue The National Interest en 1989, son article « La fin de l’Histoire ? » (transformé en livre en 1992, le point d’interrogation du titre ayant été ostensiblement abandonné) est devenu le texte de référence de l’ère ouverte par la fin de la guerre froide. Sa thèse – selon laquelle la démocratie libérale est le « terminus de l’évolution idéologique de l’humanité » – est d’ordinaire interprétée comme une apologie du capitalisme sauvage et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient. Son terminus libéral n’invite pourtant pas aux réjouissances. À ses yeux, le futur post-historique risquait de devenir une « vie d’esclavage sans maître », un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, expurgé de toute contingence et complication. Les « derniers hommes » ne seraient plus guère que des Homo economicus, guidés seulement par les rituels de consommation, dépouillés des ressorts de dynamisme et d’héroïsme qui sont les moteurs de l’Histoire. Soit les gens se résigneraient, soit – et c’est l’hypothèse la plus probable –, ils se révolteraient contre l’ennui de leur existence, prévenait Fukuyama. « Je sens en moi et chez d’autres autour de moi une puissante nostalgie pour le temps où l’Histoire existait, écrit-il. Peut-être est-ce précisément la perspective de siècles d’ennui dus à la fin de l’Histoire qui permettra à l’Histoire de redémarrer. »
À l’époque, l’Amérique moderne montrait déjà des signes de l’asservissement à la vacuité déploré par Fukuyama, et d’autres États, y compris la Grande-Bretagne, ne tardèrent pas à lui emboîter le pas. Le déclin des idéologies de gauche et de droite amorcé dans les années 1970 atteignit son nadir dans les années 1990. Les grandes questions de répartition du pouvoir et des richesses ou de lutte pour l’égalité n’occupaient plus guère que des politiciens marginaux, les débats se concentrant sur des ajustements techniques et administratifs. Dans l’un des rares moments où sa rhétorique se fait précise, Slavoj Žižek écrit, en 1999, dans Le Sujet qui fâche : « Le conflit des visions idéologiques globales incarné dans différents partis en compétition pour le pouvoir se trouve remplacé par la collaboration de technocrates éclairés (économistes, spécialistes de l’opinion publique…) et de multiculturalistes libéraux. Par le biais du processus de négociation, on parvient à un compromis qui prend l’aspect d’un consensus plus ou moins universel. »2 Le concept de « centrisme radical » prôné par Tony Blair est, selon Žižek, la parfaite illustration de ce changement de paradigme.
Le déclin des grands récits et des antagonismes politiques, le brouillage des frontières entre gauche et droite, tout cela a mis fin à l’adhésion aux vertus et aux valeurs propres à inspirer les citoyens. La société sembla bientôt vidée de sa Sittlichkeit, le cadre moral et spirituel qui favorise la cohésion et l’engagement politique. Comme l’explique Frank Furedi dans How Fear Works, la place dominante que la peur occupe désormais dans notre vie est intimement liée à cette « crise motivationnelle due au faible statut de l’autorité morale ». L’absence d’idéaux politiques positifs tels que le courage, le sens du devoir, l’espoir, l’idéologie, l’amour et la solidarité a engendré « une conception négative de l’autorité fondée sur la peur » – un phénomène sur lequel la campagne présidentielle d’Obama de 2008 a mis le doigt.
Furedi explore ce sujet depuis longtemps. Dans un livre précédent, « La culture de la peur », publié en 19973, il écrivait : « Les sociétés qui, il n’y a pas si longtemps, célébraient leur triomphe sur l’Union soviétique » sont désormais « profondément affectées par un sentiment de malaise social ». Partout, on voit « les inquiétudes liées aux risques s’emparer davantage des esprits » ; la sécurité est devenue « la vertu cardinale de la société ». Cela affecte toutes les facettes de notre existence, depuis notre attitude à l’égard des nouvelles technologies jusqu’à notre relation à autrui. Dans son nouveau livre, Furedi garde ce ton légèrement exaspéré, tant il est irrité de voir à quel point nos sociétés apeurées se sont affaiblies. Ce monde fragilisé, aux valeurs confuses – celui prophétisé par Fukuyama –, explique pourquoi la peur est « partout », entretenue par les menaces apocalyptiques du changement climatique et de la guerre nucléaire, par les inquiétudes liées aux dettes, à l’alimentation, à l’éducation, à la pédophilie. Furedi diagnostique et inscrit dans un contexte historique les sources de cette peur généralisée. Il montre que, dans les temps anciens et jusqu’à l’entre-deux-guerres, la peur, vue comme un problème moral lié au bien et au mal, pouvait être vaincue par des vertus comme le courage. À partir des années 1920, l’emprise de la psychologie sur le monde intellectuel a conduit à une « démoralisation de la peur » et « contribué à l’élaboration d’un discours présentant la peur comme une force incontrôlable, autonome et paralysante ». Dans son adresse inaugurale de 1933, Franklin Roosevelt affichait son adhésion à cette interprétation : « La seule chose que nous avons à craindre […], c’est la peur elle-même […], une terreur irraisonnée et injustifiée qui paralyse. »
« La peur elle-même », pour reprendre la formule de Roosevelt, fut naguère perçue comme constitutive de la vie politique. Le théorème de Salluste, l’historien romain, selon lequel la peur de l’ennemi favorise la cohésion sociale ; le conseil adressé par Machiavel aux républiques d’opérer un retour à leurs commencements pour les rendre vulnérables à la menace extérieure ; l’idée de Hobbes que la peur est la passion originelle de l’État ; et, au xxe siècle, les philosophies de Carl Schmitt, Hans Morgenthau et Judith Shklar : l’Histoire est là pour rappeler que la peur a été conceptualisée comme source de vitalité politique ou, comme le dit John Locke, comme « le principal, sinon le seul aiguillon du progrès humain ». Aujourd’hui, la politique de la peur consiste moins à établir un repoussoir servant à fonder le vivre-ensemble qu’à asseoir l’emprise croissante de séducteurs qui nous promettent de vivre en sécurité. Songeons au discours d’investiture de Donald Trump, en janvier 2017, dans lequel il assurait que « la sécurité sera[it] rétablie » et qu’« [il rendrait] l’Amérique à nouveau sûre ».
L’idée selon laquelle c’est la peur, plutôt que l’espoir ou la confiance, qui pousse les personnes à agir a été adoptée dans certains milieux, et notamment par de nombreux experts et militants du climat. L’article-fleuve de David Wallace-Wells publié en 2017 dans le magazine New York, « La Terre inhabitable », qui décrit ce qui pourrait advenir de la planète d’ici à la fin du siècle – famines, effondrement économique, épidémies et canicules – est emblématique du ton apocalyptique dont usent les activistes du climat pour effrayer l’opinion publique et ainsi faire changer les mentalités et les comportements4. L’un des débats importants entre les experts du climat ne porte pas tant sur la science que sur la rhétorique à employer. Il oppose des personnalités comme Wallace-Wells et Guy McPherson (un « écologiste apocalyptique », selon The New York Times) à d’autres comme le climatologue Michael E. Mann qui soutiennent qu’il est « dangereux de gonfler les données scientifiques au point de présenter le problème [du changement climatique] comme insoluble, ce qui alimente un sentiment de catastrophe inévitable et de désespoir »5. Furedi est du même avis. Il souligne que le catastrophisme écologique, tout comme les autres discours de fin du monde, est la preuve que « la foi optimiste des Lumières en la capacité de l’humanité à dompter l’inconnu a laissé place à la conviction qu’elle est impuissante à affronter les dangers qui l’attendent ».
Dans quelle mesure nos peurs sont-elles générées par les médias ? Moins qu’on le dit souvent, affirme Furedi. Associer la peur aux médias n’a rien de nouveau. Au xixe siècle, les commentateurs tenaient la diffusion massive des journaux, des penny dreadfuls6, des tabloïds et des romans-feuilletons pour responsable de l’émergence d’hystéries et de peurs collectives. Ceux qui accusent les médias de semer la panique morale en propageant des rumeurs alarmistes recourent souvent à la même rhétorique alarmiste qu’ils critiquent chez les autres, faisant des médias une autre force malveillante à redouter. Furedi ne nie pas que les médias et les réseaux sociaux se servent de nos peurs pour capter notre attention. Mais il juge un peu facile de les pointer du doigt. C’est ne pas tenir compte des expériences vécues, des idiosyncrasies et des caractéristiques socio-culturelles qui façonnent les peurs de chacun d’entre nous. « Les variables socioculturelles, écrit-il, entraînent tout un éventail de réactions devant les menaces évoquées dans les médias. » Ces réactions varient selon l’âge, le sexe, la classe sociale, le niveau d’instruction. Il arrive qu’une panique soit générée par des journaux à sensation, mais les médias créent moins la peur qu’ils ne la renforcent – capitalisant sur un fatalisme latent. Leur vocation première, écrit Furedi, est de « normaliser une langue et un système de symboles et de significations de manière à interpréter ce qui se produit dans une société ». Il cite les récents emballements au sujet de la pédophilie pour montrer que les médias ne sont pas à l’origine de nos inquiétudes, mais « ont joué un rôle important en produisant les symboles et les images qui hantent notre imaginaire ».
Furedi souligne également l’aspect déterminant des interactions entre les images et les mots. Les sentiments de désespoir ou de danger imminent résultent de figures de style et de métaphores comme « la bombe à retardement » ou « la boîte de Pandore ». Ces formules convoquent l’idée d’un avenir incertain et « poussent la société non seulement à avoir peur mais à redouter le pire ». Par-dessus tout, la métaphore de la bombe à retardement – tout comme l’« horloge de l’apocalypse » [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p.19], conçue l’année où paraissait le poème d’Auden – illustre notre tendance à imaginer le pire. Non seulement elle suggère l’idée d’une déflagration imminente, mais elle présente le temps qui passe comme une progression inexorable vers un avenir explosif. La vie semble être une course contre la montre où il s’agirait d’intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Furedi appelle « téléologie du désastre » cette manière de percevoir le temps. La formule décrit bien comment nous pensons la relation entre le présent et l’avenir.
La culture de la peur se perpétue par un mécanisme de culpabilisation : ceux qui ne tiennent pas compte des avertissements des experts sont réprouvés pour leur inconséquence, voire leur immoralité. Se couvrant de l’autorité de la science pour dire vertueusement le bien et le mal, la société fustige ceux qui fument, prennent des bains de soleil, picolent, utilisent du lait maternisé, mangent mal et ne font pas assez d’exercice. Furedi attire notre attention sur un point essentiel, à savoir que ce sentiment de supériorité morale vise à entretenir la peur et à condamner les déviants, faisant que la moindre de nos expériences du quotidien – comme boire un café dans un gobelet jetable – est désormais scrutée à l’aune des risques qu’elle présente pour nous et pour la planète. Il identifie la peur comme une sorte de vérité négative, où la politique puise sa raison d’être, et appelle à ranimer des vertus telles que « le courage, l’imagination et l’idéalisme » afin de faire renaître une conception plus positive de la vie.
— Gavin Jacobson est rédacteur au New Statesman, spécialiste de l’histoire et de la politique européennes. Il contribue régulièrement à diverses publications telles que The New York Review of Books, The London Review of Books, The New Yorker ou The Times Literary Supplement.
— Cet article est paru dansThe Times Literary Supplement le 8 février 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => Nos sociétés sont malades de la peur
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => nos-societes-sont-malades-de-la-peur
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-10 06:37:30
[post_modified_gmt] => 2021-05-10 06:37:30
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101761
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Mon opinion sur le changement climatique – et, plus généralement, sur l’avenir de l’humanité – n’a jamais été arrêtée. En fonction de ce que je lis, et peut-être des variations de ma météo neuronale, j’alterne entre optimisme et effroi.
Au printemps dernier, je me sentais plutôt morose à propos d’à peu près tout lorsque le militant écologiste iconoclaste Michael Shellenberger m’a envoyé les épreuves de son livre Apocalypse Never. Avant de me prononcer sur l’ouvrage, une petite mise en perspective. Shellenberger est un personnage controversé. Depuis des années, il exhorte ses amis écologistes à adopter une vision plus optimiste, attitude selon lui plus efficace que celle qui consiste à jouer sur la peur. Dans un livre influent écrit en 2007 avec Ted Nordhaus, autre figure de l’écologisme, il accusait ses pairs d’être hostiles à la science, à la technologie et au progrès économique1.
Nous avons besoin du développement économique et technologique pour surmonter le changement climatique et les autres menaces sur l’environnement, assuraient Shellenberger et Nordhaus. Il est peu probable que les gens se soucient des ours polaires s’ils peinent à nourrir leurs enfants. Les auteurs reprochaient également au mouvement écologiste de ne guère communiquer sur ses propres succès, comme si cela pouvait l’amener à trop de complaisance. Le livre a irrité certains écologistes, mais j’ai apprécié son esprit volontariste et j’ai pensé que ce serait également le cas de mes étudiants. En 2008, j’ai donc invité Shellenberger et Nordhaus à venir parler là où j’enseignais – à l’Institut de technologie Stevens –, et je leur ai remis un prix que j’ai créé, le Green Book Award, doté de 5 000 dollars (prix que j’ai également décerné au biologiste Edward O. Wilson, à la biologiste marine Sylvia Earle et au climatologue James Hansen, avant que mes financements ne soient épuisés).
J’ai discuté avec Shellenberger sur Bloggingheads.tv en 2008 et je l’ai interviewé, ainsi que Nordhaus, dans les pages de Scientific American en 2011. Plus tard, j’ai assisté à des conférences organisées par leur groupe de réflexion, le Breakthrough Institute. Ces rencontres ont questionné la pensée écologiste conventionnelle d’une manière que j’ai trouvée saine et stimulante. Certains intervenants ont critiqué les positions de Shellenberger et Nordhaus – notamment leur soutien à l’énergie nucléaire. Lors d’une réunion en 2014, le spécialiste de l’énergie Arnulf Grubler a soutenu que le nucléaire aurait du mal à concurrencer les autres sources d’énergie, car, suivant une sorte de courbe d’apprentissage inversée, son coût tend à augmenter avec le temps.
Dans son nouveau livre, Shellenberger affirme que le changement climatique provoqué par l’activité humaine est certes bien réel mais moins menaçant que ne le prétendent de nombreux journalistes et militants. Il présente des données solides montrant que les risques de phénomènes météorologiques extrêmes, de feux de forêt et d’extinction d’espèces ont été exagérés, et que l’humanité est capable de s’adapter à l’élévation du niveau des mers et des températures [lire « SOS biodiversité », Books n°109, juillet-août 2020].
Dans un extrait en ligne de son ouvrage, Shellenberger note que, selon une étude de 2019, le taux de mortalité et les dommages économiques liés aux phénomènes météorologiques extrêmes ont « chuté de 80 à 90 % au cours des quatre dernières décennies ». [Comme Lomborg, voir l’article précédent], il pointe que la faible réduction du PIB annoncée par le Giec pour la fin de ce siècle en raison du réchauffement climatique n’est pas la « fin du monde ».
Apocalypse Never m’a remonté le moral à un moment où j’en avais cruellement besoin. Il contrebalance par exemple les affirmations du journaliste David Wallace-Wells, un alarmiste autoproclamé, qui, dans son récent best-seller, La Terre inhabitable (Robert Laffont Canada, 2019), soutient, avec force arguments, que le changement climatique est « pire, bien pire que vous ne l’imaginez » [lire « L’enfer, c’est demain », Books n°104, février 2020].
Shellenberger m’a demandé de rédiger quelques mots pour la promotion de son livre, et voici ce que j’ai écrit : « Apocalypse Never fera enrager certains progressistes écolos. Mais je le considère comme un contrepoint utile et même nécessaire à l’alarmisme colporté par certains militants et journalistes, dont moi. Que la discussion s’engage ! » Shellenberger a également reçu des éloges de personnalités de premier plan telles que les psychologues Steven Pinker et Jonathan Haidt et le climatologue Tom Wigley.
Comme je l’avais prédit, Apocalypse Never a suscité la colère des écologistes progressistes. Et un texte ironique publié par Shellenberger, dans lequel il s’excuse au nom des écologistes d’avoir contribué à propager l’alarmisme a irrité certains de ceux qui avaient accepté d’en faire la promotion. Le livre a été critiqué même par des membres du Breakthrough Institute, que Shellenberger a récemment quitté. « S’il est utile de réfuter les affirmations selon lesquelles le changement climatique conduira à la fin du monde ou à l’extinction de l’humanité, écrit Zeke Hausfather, directeur du programme climat et énergie de l’institut, le faire en minimisant exagérément les risques climatiques réels est profondément problématique et contre-productif. »
À l’inverse, Apocalypse Never a été salué par des médias conservateurs, comme le Daily Mail et le Wall Street Journal. Dans ce dernier, le journaliste John Tierney écrit : « Shellenberger présente un argumentaire convaincant et clair, mêlant les données de la recherche et l’analyse politique à une histoire du mouvement vert et à des portraits de personnes qui vivent dans des pays pauvres et subissent les conséquences du “colonialisme écologiste”. »
Ce clivage me rappelle celui suscité par John Ioannidis, l’épidémiologiste de Stanford qui, au début de l’épidémie, avait fait valoir que notre réaction face au Covid-19 était peut-être disproportionnée. Les gens jugent les affirmations de Shellenberger et de Ioannidis moins sur leur valeur réelle que sur leurs implications politiques supposées. L’optimisme, que ce soit à l’égard de la pandémie ou du réchauffement climatique, est considéré comme une position conservatrice, pro-Trump. L’actuelle polarisation politique fait qu’il n’a jamais été aussi difficile d’avoir un débat raisonné sur les questions scientifiques.
Je maintiens mon avis sur Apocalypse Never, même si certaines parties du livre m’ont fait grimacer. Shellenberger plaide si agressivement en faveur de l’énergie nucléaire qu’un de ses anciens collègues du Breakthrough Institute, Alex Trembath, l’accuse de « fétichisme nucléaire ». Il va même jusqu’à défendre les armes nucléaires, réfutant l’idée de les bannir et suggèrant que, à la manière d’un memento mori, elles nous poussent à chérir nos vies si éphémères.
Ses positions sur l’énergie et les armes nucléaires me semblent en contradiction avec son optimisme et sa foi dans l’ingéniosité humaine. Si l’énergie nucléaire n’est pas relancée aux États-Unis – ce qui sera probablement le cas, non en raison de l’opposition des écologistes mais parce que les coûts sont trop élevés –, nous serons certainement assez intelligents pour nous adapter et répondre à nos besoins par d’autres technologies. Et nous sommes sans doute capables de trouver un moyen de nous débarrasser des armes nucléaires dans le cadre d’un mouvement mondial de démilitarisation. En bref, le principal reproche que je fais à Shellenberger, ce n’est pas qu’il est trop optimiste, mais qu’il ne l’est pas assez.
— John Horgan dirige le Centre de littérature scientifique à l’Institut de technologie Stevens. Il a notamment publié The End of Science, The End of War et Mind-Body Problems.
— Cet article est paru dans Scientific American le 4 août 2020. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
Les gens s’étonnent souvent de m’entendre rêver d’un futur radieux en harmonie avec l’intelligence artificielle alors que le réchauffement climatique menace de nous tuer tous. Un livre qui vient de paraître remet pourtant en perspective certaines des allégations extrêmes dont fourmillent les médias. Le Danois Bjørn Lomborg, auteur de L’Écologiste sceptique et de Cool It, est économiste et s’intéresse au changement climatique depuis près de vingt ans1. Dans False Alarm, son dernier ouvrage, il fait le point sur ce que les données et les modèles les plus récents et les plus largement acceptés nous disent de ce phénomène. Je ne suis ni climatologue ni économiste du climat, je ne prétends donc pas trancher la question de savoir si, oui ou non, Lomborg fait fausse route dans son interprétation des données. Je soutiens néanmoins que ce livre est un travail de recherche fouillé qui mérite qu’on s’y attarde.
Soyons clairs : Lomborg ne nie pas l’existence du réchauffement climatique. Il partagerait sans doute le constat de la chercheuse en développement durable Kimberly Nicholas :
La planète se réchauffe.
Nous en sommes la cause.
C’est une certitude.
C’est un problème.
Nous pouvons le résoudre.
Lomborg est un lukewarmer, comme on dit [un tiède]. Il pense que le réchauffement climatique est réel, qu’il résulte de l’activité humaine et que c’est un sérieux problème que nous pouvons, et devons, prendre à bras-le-corps. Ce dont il doute, c’est qu’il s’agisse du plus grand défi que nous ayons à relever et que la survie de l’humanité soit menacée. Il tire ses données de deux sources principales : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) rattaché à l’ONU, et le rapport d’évaluation sur le climat de l’administration américaine (National Climate Assessment). Les modèles qu’il utilise sont ceux qu’a élaborés le professeur William Nordhaus, de l’Université Yale, devenu en 2018 le seul économiste du climat récompensé par le prix Nobel d’économie [lire : « Climat : qui va payer ? », Books n° 3, mars 2009]. Difficile de pinailler sur de telles sources.
Depuis les débuts de la révolution industrielle, la planète s’est réchauffée d’un peu moins de 1,1 °C. Si aucune action significative n’est mise en place pour enrayer ce phénomène, le Giec estime que la hausse des températures pourrait atteindre 4°C d’ici à 2100. D’après le modèle de Nordhaus, ce niveau de réchauffement ferait chuter le PIB mondial de 2,9 %. Par précaution, Nordhaus a augmenté de 25 % chaque mesure de prédiction des dégâts, ce qui porte la réduction globale du PIB à 4 %.
D’ici à 2100, les économistes prévoient une augmentation du PIB mondial d’environ 450 %. Si l’on prend en considération le coût estimé des dégâts climatiques à venir, l’augmentation du PIB mondial ne serait donc plus que de 434 %. C’est un écart important, mais pas catastrophique. Le Giec le dit lui-même : « Dans la plupart des secteurs économiques, l’impact du changement climatique sera moindre que celui d’autres facteurs » comme la croissance démographique, la hausse des revenus, etc. [Lire notre entretien avec l’économiste britannique Richard Tol, Books n° 75, avril 2016].
D’après Nordhaus, il ne faut pas se figurer le réchauffement climatique comme « un énorme astéroïde fonçant droit sur la Terre », mais plutôt comme « une maladie chronique de longue durée, une sorte de diabète ». Dernièrement, un communiqué catastrophiste a fait la une des journaux : à cause du réchauffement climatique, le sud du Vietnam serait en passe d’être « quasi rayé de la carte », car il sera bientôt « sous l’eau à marée haute ». Ce que le communiqué oublie de rappeler, c’est que c’est déjà le cas. Le sud du Vietnam est déjà « sous l’eau », c’est-à-dire au-dessous du niveau de la mer, à l’instar d’une grande partie des Pays-Bas.
Au cours des cent cinquante dernières années, le niveau des mers a augmenté d’une trentaine de centimètres en moyenne. Le Giec, au terme d’une minutieuse enquête sur les inondations à l’échelle mondiale, a conclu que « rien ne permet ni d’affirmer ni d’infirmer que leur fréquence soit en cours d’augmentation, ni que l’homme en soit la cause ». Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la valeur en dollars des dommages causés par les inondations a bondi de façon spectaculaire, à la fois en termes absolus et en pourcentage du PIB. Cela s’explique par le fait que nous persistons à construire à tour de bras des résidences hors de prix en zone inondable. Mais les inondations tuent beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a un siècle.
Les études sur la sécheresse et les tempêtes parviennent à des résultats similaires. « À l’échelle planétaire, la Terre n’est pas confrontée à davantage de sécheresses » et « aucune tendance significative n’a été observée dans la fréquence des cyclones tropicaux dans le monde ». Dans son scénario le plus plausible, le Giec estime que les cyclones seront « moins nombreux mais d’intensité plus élevée ». Là encore, le coût des ouragans américains s’est envolé, car nous leur offrons des cibles de plus en plus ruineuses : la population des côtes de la Floride a ainsi été multipliée par 67 depuis 1900.
Les médias se prennent régulièrement d’une passion brûlante pour les histoires de forêts en flammes, surtout lorsqu’il s’agit de la forêt amazonienne, décrite (à tort) comme le poumon de la Terre [lire le numéro spécial de Books sur la forêt, juillet-août 2019]. Dans les faits, la superficie de forêts brûlées dans le monde a diminué de 25 % depuis le début du siècle. La raison : ce sont les plus pauvres qui abattent les arbres pour les brûler, ce qui génère localement une pollution atmosphérique dangereuse et souvent fatale. Mais, à mesure qu’ils s’enrichissent, ils utilisent des combustibles plus efficaces et commencent à replanter des forêts, quoique cela se fasse parfois aux dépens de la biodiversité.
Le dioxyde de carbone est le principal gaz à effet de serre, mais il est aussi, bien sûr, essentiel à la photosynthèse : les plantes utilisent l’énergie lumineuse du Soleil pour convertir du CO2 et de l’eau en sucre et en oxygène. La plus grande étude d’images satellites menée à ce jour, publiée en 2016, permet de constater que, depuis trois décennies, plus de la moitié des terres végétalisées dans le monde sont en train de verdir, alors que seulement 4 % ont perdu en couverture foliaire. Au cours des dernières décennies, les émissions de dioxyde de carbone nous ont donné l’équivalent d’un continent vert de deux fois la taille des États-Unis – et presque personne n’en a entendu parler.
Le temps chaud a mauvaise presse. Pourtant, à l’échelle mondiale, pour chaque décès provoqué par la chaleur, on compte 17 morts par le froid. C’est encore pire dans les pays comme le Royaume-Uni, où la crise du logement fait des ravages : pour chaque décès lié à la chaleur, le pays en dénombre 33 causés par le froid.
Lomborg reproche aux médias de se jeter sur n’importe quel événement négatif pour l’attribuer au réchauffement climatique, dressant ainsi un tableau de l’état du monde bien plus sombre qu’il ne l’est en réalité. Ils négligent aussi le rôle énorme de l’adaptation. Plus les sociétés s’enrichissent, moins elles sont vulnérables aux aléas climatiques.
Dans les années 1920, les catastrophes climatiques tuaient 500 000 personnes par an. De nos jours, ce chiffre est tombé sous la barre des 20 000. Cet effet ne se cantonne pas aux pays développés. De 1970 à 2000, les cyclones provoquaient chaque année la mort d’environ 15 000 personnes au Bangladesh. Depuis 2010, grâce à l’effet d’adaptation, on compte 12 décès par an en moyenne.
Pour beaucoup, toute mention de notre capacité d’adaptation est taboue : on craint qu’elle ne sape notre volonté de nous attaquer au problème du réchauffement climatique. Il n’est pourtant pas raisonnable d’évaluer les avantages et les inconvénients d’une quelconque politique environnementale sans examiner objectivement les faits, surtout lorsque les mesures en question ont un coût faramineux et affectent en profondeur la vie des gens.
Si Lomborg dit vrai, alors pourquoi tout cela reste-t-il si largement incompris ? D’une part, pour les patrons de presse, le catastrophisme écologique est bien évidemment beaucoup plus lucratif que l’écologie positive. Plus l’histoire est dramatique, plus elle passionne les foules. D’autre part, il est plus facile pour les universitaires et les ONG de susciter l’adhésion et de collecter des fonds lorsqu’ils insistent sur le négatif. Enfin, il n’est pas rare que la lutte contre le réchauffement climatique serve de prétexte aux politiciens pour glisser en catimini une nouvelle taxe dans leur budget.
La plupart des politiques climatiques actuelles se résument à limiter l’accès aux énergies bon marché et à promouvoir les sources d’énergie alternatives. Lomborg explique que les gouvernements du monde entier dépensent plus de 140 milliards de dollars de subventions (environ 119 milliards d’euros) chaque année en faveur des énergies solaire et éolienne. Or de telles mesures sont inefficaces, estime-t-il, parce que ces sources d’énergie renouvelable ne fournissent à l’heure actuelle que 1 % environ des besoins énergétiques de la planète. En outre, selon les calculs de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le solaire et l’éolien devraient couvrir moins de 5 % de ces besoins en 2040.
Nous avançons ici en terrain miné. Certains experts, comme Ramez Naam, affirment que l’AIE a sous-estimé à de multiples reprises le recours croissant aux énergies renouvelables. Ce qui est tout de même incontestable, c’est que les énergies renouvelables ne seront pas en mesure de réaliser leur plein potentiel tant que les technologies de stockage n’auront pas été foncièrement améliorées. Si le Soleil déverse chaque jour une grande quantité d’énergie sur la planète, il ne brille pas toujours lorsque nous en aurions besoin. Lomborg propose plusieurs pistes intéressantes pour remédier à cette difficulté.
Les politiques énergétiques actuelles posent un problème majeur : elles font peser de manière disproportionnée le coût des subventions accordées aux énergies renouvelables sur les épaules des plus démunis. Ces derniers consacrent une part plus importante de leurs revenus à l’énergie, et ce sont donc eux que l’augmentation des prix pénalise le plus. Les subventions dont bénéficie le renouvelable devraient être financées par l’impôt, qui est progressif, plutôt que par l’augmentation du prix de l’énergie, qui ne l’est pas.
Comme la plupart des économistes qui se sont penchés sur la question, Lomborg plaide en faveur de la taxe carbone. Il estime qu’elle devrait être fixée dans un premier temps à environ 20 dollars par tonne d’émissions (ce qui équivaut à une taxe de 18 cents par gallon d’essence)2 et augmenter peu à peu au cours du siècle. Il considère que nous devrions largement investir dans la recherche de sources d’énergie alternatives et le développement de nouvelles technologies de stockage, telles que le stockage par air comprimé – système consistant à comprimer de l’air ambiant qui sera stocké dans une cavité saline, puis relâché au moyen d’un générateur. Lomborg milite aussi en faveur d’une réhabilitation du nucléaire. Il propose toute une série d’idées pour atténuer l’impact de la hausse des températures, en particulier dans les villes, où la majorité d’entre nous habite désormais. Il suggère par exemple d’éclaircir la couleur des toits et des routes, de manière à réfléchir la chaleur au lieu de l’absorber comme le font les surfaces noires actuelles.
Une autre de ses suggestions, plus polémique, consiste à se lancer dans la recherche de technologies de géo-ingénierie permettant d’éliminer rapidement le CO2 de l’atmosphère et de réfléchir la chaleur du Soleil dans l’espace ; pour cela, on pourrait par exemple pulvériser des aérosols dans la haute atmosphère ou interférer dans la formation des nuages. Il reconnaît que le déploiement de telles technologies n’est pas indispensable dans l’immédiat et qu’on peut espérer qu’il ne le sera jamais. Cependant, si les partisans d’une réduction drastique des émissions de carbone ont vu juste quant à l’existence d’un point de non-retour climatique, alors nous pourrions avoir besoin d’urgence de solutions radicales. Pas seulement à cause du CO2 que nous allons émettre dans les années et les décennies à venir, mais surtout à cause de nos émissions passées.
On nous répète sans cesse que chacun, à son niveau, doit contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, mais essayer de réduire ses émissions personnelles soulève trois problèmes. D’abord, les réductions qu’on peut faire à l’échelle individuelle sont infimes. Par exemple, de plus en plus de gens se reconnaissent dans l’« avihonte » – ou flygskam, mouvement né en Suède et fondé sur la culpabilité de prendre l’avion dans un contexte de réchauffement climatique. Or Lomborg cite une étude qui montre que, si les 4,5 milliards de personnes qui montent à bord d’un avion chaque année restaient sur le plancher des vaches et n’en décollaient plus jusqu’en 2100, la hausse des températures n’en serait diminuée que d’une petite fraction de degré, ce qui ne ralentirait la progression du réchauffement climatique que de moins d’une année d’ici à 2100.
Ensuite, les mesures que nous prenons pour réduire notre empreinte carbone ont tendance à nous faire économiser de l’argent… que nous nous empressons de dépenser ailleurs, ce qui engendre encore plus d’émissions. Ajoutons enfin que, après avoir consenti un effort, nous nous autorisons souvent une récompense qui réduit précisément le fruit de cet effort à néant : c’est ce qu’on appelle l’« effet de compensation morale ». Lomborg ne plaide pas en faveur de l’attentisme, mais il nous invite à mieux mesurer les conséquences réelles de nos actes.
En 2019, le prince Charles annonçait qu’il ne nous restait plus que dix-huit mois pour résoudre le problème du changement climatique. Ce qu’il oubliait de rappeler, c’est que, dix ans plus tôt, il avait déjà « calculé que nous n’avions plus que quatre-vingt-seize mois pour sauver le monde ». En 2006, Al Gore estimait lui aussi que, si nous ne prenions aucune mesure drastique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre dans les dix années à venir, la planète atteindrait un point de non-retour. Ce ne fut pas le cas. Mais Gore ne s’est pas rétracté. La liste des prédictions catastrophistes qui se sont révélées infondées est longue. L’heure est peut-être venue de prêter l’oreille à des opinions plus mesurées.
— Calum Chace est un essayiste et conférencier anglais, auteur de plusieurs livres sur l’intelligence artificielle, qui, selon lui, va bouleverser l’existence humaine. — Ce texte est paru dansForbes le 3 août 2020. Il a été traduit par Charlotte Navion.
[post_title] => Changement climatique : pas de panique !
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => changement-climatique%e2%80%89-pas-de-panique%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 07:52:03
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 07:52:03
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101741
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Si vous lisez ceci en ligne, c’est que vous profitez du réseau mondial d’information que nous appelons Internet et d’un appareil électronique connu sous le nom d’ordinateur. Pour une grande partie du monde, l’accès à ces technologies est suffisamment courant pour être tenu pour acquis, et pourtant, elles n’ont émergé qu’au siècle dernier. Il y a quelques centaines de milliers d’années, l’humanité est née dans un état d’indigence hobbesienne, nue au sens littéral comme au figuré. Nous sommes toutefois parvenus à résoudre une énorme série de problèmes pour atteindre les sommets du monde moderne et nous continuons de le faire (à l’échelle mondiale, l’extrême pauvreté n’a jamais été aussi basse : elle ne touche plus que 9 % de la population). Quels sont les ingrédients nécessaires pour résoudre ces problèmes, pour améliorer la condition humaine ? Dans How Innovation Works, Matt Ridley étudie la nature du progrès en dévoilant les histoires cachées derrière certains des développements qui ont rendu nos vies modernes possibles [lire notre entretien avec Matt Ridley, Books n° 16, octobre 2010].
Au début de son livre, il écrit que « l’innovation, comme l’évolution, est un processus consistant à découvrir sans cesse des moyens de réarranger le monde en des formes peu susceptibles de survenir par hasard […]. Les entités qui en résultent sont […] plus ordonnées, moins aléatoires que leurs ingrédients ne l’étaient auparavant. » Ridley souligne que la simple invention ne suffit pas pour qu’un produit ou un service nouvellement créé atteigne le stade de la consommation de masse – il faut qu’on le rende « suffisamment pratique, abordable, fiable et omniprésent pour qu’il vaille la peine d’être utilisé ». Cette distinction n’a rien d’intuitivement évident, et Ridley poursuit en étayant son propos d’exemples historiques tirés des transports, de la médecine, de l’alimentation, de la communication et d’autres domaines.
L’histoire de l’humanité est souvent présentée comme une succession de héros et de génies singuliers, alors que la plupart des innovations sont à la fois progressives et impossibles à attribuer à une personne ou à un instant déterminé. Ridley prend l’exemple de l’ordinateur, dont on ne peut faire remonter l’origine à aucun moment précis. Si l’Eniac (Electronic Numerical Integrator and Computer) a commencé à fonctionner à l’Université de Pennsylvanie en 1945, il était décimal plutôt que binaire. En outre, l’un de ses trois créateurs, John Mauchly, a été reconnu coupable d’avoir « volé » l’idée d’un ingénieur qui avait construit une machine similaire dans l’Iowa des années auparavant. Juste un an avant que l’Eniac ne soit opérationnel, un ordinateur numérique programmable – le célèbre Colossus – avait été mis en service, bien qu’il n’ait pas été conçu pour l’usage du grand public.
Par ailleurs, ni l’Eniac ni le Colossus ne furent eux-mêmes les produits d’un seul esprit – il s’agit de créations clairement collaboratives. Attribuer à quelqu’un en particulier l’invention de l’ordinateur se complique encore quand on sait que l’idée même d’une machine capable de calculer avait été théorisée par Alan Turing, Claude Shannon et John von Neumann. Comme le montre Ridley, la généalogie ne s’arrête pas là. Il n’existe tout simplement pas d’inventeur ou de penseur unique à qui l’on puisse attribuer la naissance de l’ordinateur et son origine ne peut pas non plus être fixée à un moment quelconque.
Chose intéressante, Ridley soutient que les inventions précèdent souvent la compréhension scientifique des principes physiques qui les sous-tendent. En 1716, lady Mary Wortley Montagu vit des femmes en Turquie pratiquer ce qu’elle qualifia de « greffe » – le prélèvement d’une petite quantité de pus provenant de pustules d’une personne atteinte de variole légère et son introduction dans le sang d’une personne saine via une égratignure sur le bras ou la jambe. Cette forme de vaccination extrêmement rudimentaire, avait-on découvert, permettait de réduire le nombre de personnes atteintes de variole. Lady Mary eut l’audace de « greffer » ainsi ses propres enfants, ce qui ne plut guère à certains de ses concitoyens britanniques. Parallèlement à cette découverte, une compréhension similaire du principe d’inoculation émergea aux États-Unis en 1706, lorsque le médecin Zabdiel Boylston l’expérimenta sur 300 personnes. Son initiative lui valut de passer à deux doigts du lynchage.
Ces pionniers de la vaccination moderne nous montrent à quel point l’innovation est affaire de tâtonnements. Ni lady Mary ni Zabdiel Boylston ne comprenaient la véritable nature des virus, laquelle ne serait percée à jour que plus d’un siècle plus tard. Ils ne savaient pas non plus pourquoi le fait d’injecter aux gens une petite quantité de quelque chose les immunisait. Néanmoins, cela semblait fonctionner et c’était suffisant. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que Louis Pasteur parvint à expliquer comment fonctionne la vaccination.
Ridley souligne qu’il y a toujours eu des opposants à l’innovation. Ces personnes ont souvent intérêt à maintenir le statu quo mais justifient leurs objections en invoquant le principe de précaution. Même la margarine fut jadis qualifiée d’abomination par un gouverneur du Minnesota – en 1886, sous la pression de l’industrie laitière, le gouvernement américain vota une taxe prohibitive sur la margarine afin d’en réduire les ventes. La popularité grandissante du café aux xvie et xviie siècles fit l’objet d’une condamnation féroce et moralisatrice de la part des gouvernants et des viticulteurs, quoique pour des raisons différentes. Charles ii, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, n’aimait guère l’idée que les clients des cafés se réunissent et critiquent l’élite dirigeante. Les vignerons, quant à eux, voyaient à juste titre un concurrent dans cet étrange et sombre breuvage, et ils apportèrent leur soutien aux érudits qui affirmaient que le café donnait à ceux qui en buvaient une « énergie violente ». Ridley considère la croisade contre le café comme emblématique de la résistance à la nouveauté. En elle se retrouvent « tous les traits caractéristiques de l’opposition à l’innovation : un appel à la sécurité, un certain degré de conflit d’intérêts et une paranoïa parmi les puissants ».
Autre caractéristique de nombre des innovations examinées dans le livre de Ridley : elles ont souvent été conçues simultanément par des acteurs indépendants. Thomas Edison n’est pas le seul inventeur de l’ampoule électrique. Avant 1880, 21 autres personnes avaient, semble-t-il, eu l’idée de l’ampoule à incandescence ou y avaient apporté des améliorations déterminantes. Il ne s’agit pas là du seul exemple d’inventions convergentes : « Six personnes ont inventé ou découvert le thermomètre, cinq le télégraphe électrique, quatre les fractions décimales, trois l’aiguille hypodermique, deux la sélection naturelle. » C’est la règle plutôt que l’exception, postule Ridley. Il poursuit en l’appliquant aux théories scientifiques. Même la théorie de la relativité d’Einstein, selon lui, aurait pu être découverte peu de temps après par Hendrik Lorentz. Et, bien que Watson et Crick soient mondialement célèbres pour leur découverte de la structure de l’ADN, tout porte à croire qu’ils ont devancé de justesse d’autres scientifiques qui suivaient des pistes similaires.
Aussi fondamentale que soit l’innovation pour l’histoire de l’humanité, Ridley prétend qu’elle est antérieure de quelques milliards d’années à l’apparition de notre espèce. « L’émergence de la vie sur Terre a été la première innovation : le premier agencement d’atomes et d’octets en des formes improbables, capables d’exploiter l’énergie dans un certain but », écrit-il dans un élan presque mystique. Bien sûr, il y a des différences entre la créativité de l’esprit humain et celle de la biosphère, mais beaucoup de principes identiques les régissent l’une comme l’autre : une progression par tâtonnements, une tendance à l’amélioration graduelle, l’imprévisibilité et une évolution vers la complexification et la spécialisation.
Quelle est la relation entre nos attentes vis-à-vis d’une innovation et les effets qu’elle produit concrètement ? Ridley adhère à la loi d’Amara, selon laquelle « on a tendance à surestimer l’impact d’une nouvelle technologie à court terme mais à le sous-estimer à long terme ». Il retrace l’intense enthousiasme suscité par Internet dans les années 1990, qui a été quelque peu douché lorsque la bulle a éclaté au début des années 2000, mais qui s’est ensuite trouvé justifié par l’incontestable explosion numérique des années 2010. Le séquençage du génome humain a suivi le même schéma : après des débuts décevants, la technologie pourrait être mûre pour une période de succès. Si nous surestimons bel et bien au départ l’impact de l’innovation et finissons par le sous-estimer, alors, comme le déduit Ridley, il faut bien que nous tombions à peu près juste quelque part entre les deux. Il rattache cette situation à l’une de ses thèses centrales, qui stipule qu’inventer quelque chose n’est qu’une première étape – la création doit ensuite subir des transformations jusqu’à devenir accessible à la consommation de masse. Appliquant la loi d’Amara aux tendances contemporaines, Ridley estime que l’intelligence artificielle est dans la phase « sous-estimée », tandis que la blockchain1 est dans la phase « surestimée ».
Ridley dissipe de nombreuses idées fausses sur l’innovation, comme « la réglementation permet de protéger les consommateurs » ou « telle ou telle innovation entraînera un chômage de masse » [lire « Les robots vont-ils nous remplacer ? », Books n°62, février 2015]. On n’a pas l’impression qu’il aborde ces questions d’un point de vue idéologique, mais plutôt qu’il a commencé par étudier l’Histoire et qu’il a ensuite jugé que ces croyances communes étaient infondées. De même, How Innovation Works explore la relation entre l’innovation et la formation d’empires. Il conclut que, à mesure que les élites dirigeantes étendent leur territoire et centralisent leur contrôle, le moteur créatif de la population cale et le progrès technologique stagne. Ce qui finit par contribuer à la chute de ces empires. Contrairement à ces mastodontes ossifiés, les régions aux cités-États multiples et fragmentées ont souvent été d’intenses foyers d’innovation. Qu’on songe à l’Italie de la Renaissance, à la Grèce antique ou à la Chine des Royaumes combattants. En bref, les grands États ont eu tendance à être plus gaspilleurs, bureaucratiques et restrictifs sur le plan des libertés. Or la liberté, comme l’indique le sous-titre du livre, est essentielle au progrès.
Dans How Innovation Works, Matt Ridley tente de résoudre un paradoxe, à savoir que « l’innovation est le phénomène le plus important du monde moderne, mais aussi l’un des moins bien compris. C’est grâce à elle que la plupart des gens vivent aujourd’hui une vie de prospérité et de relative sagesse par rapport à leurs ancêtres, [elle est] la cause principale du grand enrichissement des siècles passés. » Beaucoup de gens ignorent tout simplement que des générations de créativité ont été nécessaires à l’humanité pour parvenir à son état actuel (et, bien sûr, il restera toujours des problèmes à résoudre).
Le livre de Ridley est une courageuse tentative pour faire évoluer les esprits. Il y a de nombreux autres modèles, leçons et histoires exposés dans How Innovation Works que je n’ai pas abordés, et Ridley les tisse ensemble pour composer une sorte de lettre d’amour à notre espèce. Il ajoute sa contribution à la liste croissante de livres récents qui proposent une défense rationnelle de l’optimisme et du progrès. Citons notamment « L’arc moral », de Michael Shermer [lire « Peut-on parler d’un progrès moral ? », p 23], Le Triomphe des Lumières, de Steven Pinker, et Le Commencement de l’infini, de David Deutsch2. Contrairement à ces auteurs, Ridley s’intéresse avant tout au progrès technologique, et la passion mêlée de gratitude qu’il éprouve pour celui-ci est contagieuse : « Du début de l’histoire de l’humanité aux années 1820, personne n’avait voyagé plus vite qu’un cheval au galop, et encore moins en transportant une lourde cargaison. Pourtant, dans les années 1820, sans le moindre animal en vue, avec juste un tas de minéraux, du feu et un peu d’eau, des centaines de personnes et des tonnes de choses se déplacent à une vitesse folle. Les ingrédients les plus simples – qui ont toujours été là – peuvent produire le résultat le plus improbable s’ils sont combinés de manière ingénieuse […], simplement par le réagencement des molécules et des atomes selon des modèles éloignés de l’équilibre thermodynamique. » La vision de l’Histoire que présente Ridley est enthousiasmante en ce que nous n’y sommes pas simplement les bénéficiaires passifs de milliers d’années d’innovations. Il ne tient qu’à nous de contribuer à cette chaîne sans fin de progrès.
— Logan Chipkin est un jeune auteur vivant à Philadelphie. Il écrit pour de nombreux journaux en ligne sur des sujets philosophiques, économiques, culturels aussi bien que scientifiques.
— Ce texte est paru initialement sur le site Quillette le 29 mai 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Quelques idées fausses sur l’innovation
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => quelques-idees-fausses-sur-linnovation
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 07:51:02
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 07:51:02
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101730
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Le monde va-t-il de mieux en mieux ou de mal en pis ? Les deux, semble-t-il. En janvier 2018, le magazine Time publiait un dossier intitulé « Les optimistes ». Rédacteur en chef invité du numéro, Bill Gates constatait que, dans l’ensemble, les choses s’amélioraient. Le même mois, le Bulletin of Atomic Scientists rapprochait de trente secondes les aiguilles de son « horloge de l’apocalypse » : la fin du monde était plus proche que jamais. Ladite horloge a été créée à la fin des années 1940 pour mettre en évidence le risque d’un holocauste nucléaire. D’autres menaces y ont été ajoutées depuis : le changement climatique en 2007, le bioterrorisme et l’intelligence artificielle en 2015. La liste n’est sûrement pas close. Les aiguilles de l’horloge ont été déplacées vingt-trois fois depuis 1947, le plus souvent en direction du pire. Mais ce n’est bien sûr qu’un gadget : la seule chose qu’elle mesure, c’est le degré d’inquiétude éprouvé par un groupe de scientifiques et d’universitaires.
À l’inverse, les optimistes intervenant dans le dossier du Time entendaient fonder leur vision plus riante sur une quantification précise, « étayée par des données », écrivait Gates – comme la réduction de moitié, depuis 1990, du nombre d’enfants morts avant leur cinquième anniversaire, la diminution de la proportion de la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté – passée de plus d’un tiers en 1990 à environ un dixième aujourd’hui –, ou encore l’augmentation, au cours du siècle dernier, du nombre de pays où l’homosexualité est un droit reconnu – passé de vingt à plus d’une centaine.
Il se peut aussi que le nombre de livres recensant les avancées positives ait augmenté. Au moins quinze sont parus en anglais depuis la publication, en 2000, de l’ouvrage de l’économiste Julian Simon, mort deux ans plus tôt, au titre éloquent : « Cela va sans cesse de mieux en mieux. Les 100 plus fortes tendances des 100 dernières années »1. Personne n’a encore inauguré une « horloge du paradis », qui marquerait nos progrès mesurables vers l’utopie, mais beaucoup de ces auteurs semblent entendre son tic-tac.
D’autres sont moins enthousiastes, car il n’y a pas de méthode évidente pour mettre en balance les bonnes et les mauvaises nouvelles. Le livre de Simon s’ouvre sur une préface discordante de sa veuve, Rita Simon, que l’optimisme de son mari mettait mal à l’aise2. Malgré les 146 graphiques qui regorgent de données encourageantes – allant de l’augmentation de l’espérance de vie à celle du nombre de dents dans la bouche des adultes et d’orchestres dans les villes américaines –, elle rappelait que le siècle dernier avait aussi vu la montée du nazisme, du stalinisme et du maoïsme, et la mort d’au moins 170 millions de personnes du fait de leur propre gouvernement.
Même quand les bonnes nouvelles sont légion, l’optimisme peut sembler dénoter un manque de cœur et une certaine naïveté, observe Hans Rosling dans son livre instructif Factfulness : « Parce que vous savez que d’énormes problèmes subsistent […], vous avez le sentiment que lorsque je dis que le monde s’améliore cela revient à dire que tout va bien. » Médecin et professeur de santé publique suédois décédé en 2017, Rosling préférait se qualifier de « possibiliste » : « Quelqu’un qui n’espère pas sans raison, pas plus qu’il ne craint sans raison […]. En tant que possibiliste, je vois tout le progrès qui a été accompli, et cela me donne la conviction et l’espoir que plus de progrès est possible. Ce n’est pas être optimiste […]. C’est avoir une vision du monde constructive et utile. » 3
Bill Gates ne renie pas le qualificatif d’optimiste, mais le redéfinit à sa façon : « Être optimiste, c’est s’inspirer de ceux qui contribuent au progrès […] et chercher à diffuser ce progrès plus largement. » Un tel pragmatisme avait été anticipé par George Patrick, philosophe et psychologue américain, dans un article de 1913 paru dans Popular Science. Il l’avait baptisé le « nouvel optimisme ». Selon lui, l’ancien optimisme disait : « Ne vous laissez pas abattre, car le monde est bon et beau » ; le nouveau dit plus modestement : « Ne vous laissez pas abattre, car vous pouvez rendre le monde bon et beau. » Sa formule n’a pas pris, peut-être parce que la Première Guerre mondiale a éclaté juste après et que l’optimisme n’était plus de saison.
Les optimistes d’aujourd’hui ont bien souvent du mal à convaincre que l’humanité connaît de grands progrès. Le problème n’est pas seulement qu’il y a débat sur ce qu’on peut considérer comme un progrès, ni que certains redoutent d’imminentes catastrophes. C’est aussi que presque tout le monde se trompe sur les données de base permettant d’évaluer l’état du monde. Rosling illustre ce fait surprenant avec brio et montre qu’il ne saurait s’expliquer par la simple ignorance.
Des décennies durant, il a distribué des questionnaires simples à divers publics dans le monde entier. En 2017, deux instituts de sondage ont soumis une version de son quiz à 12 000 personnes, dans 14 pays. Voici quelques-unes de ses questions à choix multiples :
Comment le nombre de décès par an dus aux catastrophes naturelles a-t-il évolué au cours des cent dernières années ? (A) il a plus que doublé ; (B) il est resté à peu près le même ; (C) il a chuté à moins de la moitié.
Combien d’enfants de 1 an dans le monde sont vaccinés contre une maladie quelconque ? (A) 20 % ; (B) 50 % ; (C) 80 %.
Au cours des vingt dernières années, la proportion de la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté… (A) a presque doublé ; (B) est restée à peu près la même ; (C) a presque diminué de moitié.
Sur 12 questions de ce type, portant également sur l’espérance de vie moyenne, l’instruction des femmes, les espèces menacées et l’accès à l’électricité, une personne sur 12 000 a obtenu 11 bonnes réponses, aucune n’a eu tout bon et 15 % d’entre elles ont eu tout faux. Le nombre moyen de bonnes réponses était de 2,2 : c’est dire que la plupart des gens ont fait moins bien que s’ils avaient choisi leurs réponses au hasard (ce qui aurait donné une moyenne de 4 bonnes réponses). Comme l’écrit Rosling, des chimpanzés auraient fait mieux !
Le quiz de Rosling est conçu de façon que la bonne réponse à chaque question corresponde aussi à la manière dont toute personne bien intentionnée voudrait voir le monde (dans les trois exemples ci-dessus, la bonne réponse est C) Sur ces sujets, nous souffrons visiblement d’un biais contre les bonnes nouvelles – penchant contre lequel le savoir des experts ne semble pas être d’un grand secours. Rosling rapporte qu’un public de scientifiques de la santé a obtenu des scores encore plus mauvais que ceux des profanes à la question sur la vaccination. Ses résultats rejoignent ceux d’études similaires, dont une enquête couvrant 38 pays réalisée par Ipsos MORI en 2017.
Rosling impute nos perceptions erronées à une vision du monde « exagérément dramatique ». Il identifie dix habitudes de pensée qui y contribuent. La première est un « instinct de négativité » qui nous incite à prêter davantage attention aux choses désagréables qu’à celles agréables. Cet instinct résulte de trois facteurs principaux, nous dit Rosling : les mauvaises nouvelles sont fortement médiatisées et marquent les esprits ; nous gardons un meilleur souvenir du passé qu’il ne l’était ; et nous jugeons quelque peu inconvenant de s’attarder sur ce qui va bien alors que tant de choses vont mal. Il propose une série d’astuces utiles pour surmonter les habitudes mentales susceptibles de nous fourvoyer, et de conseils pour mieux interpréter et assimiler les données.
Dans Le Triomphe des Lumières, Steven Pinker se dit aussi mal à l’aise que Rosling avec l’étiquette d’« optimiste ». Mais alors que ce dernier entendait calmement réfréner notre « passion pour le drame », Pinker trépigne de colère. Il ridiculise les « pessimistes culturels moroses » qui répugnent à admettre l’existence du progrès, et vilipende de nombreux ennemis supposés des sciences et de l’humanisme, selon lui à l’origine de cette attitude. Il est si révolté par le « déclinisme » et la « progressophobie » de notre époque qu’il a tendance à se laisser emporter. Les « intellectuels détestent le progrès », écrit-il sans préciser sa cible. Les « gens » – le lecteur ne saura pas qui exactement, mais les « élites » littéraires et la « classe bavarde » sont ses boucs émissaires – trouveraient que sauver des milliards de vies et nourrir ceux qui ont faim est simplement « barbant ».
Le Triomphe des Lumières est à ce jour le livre le plus ambitieux dans le genre et il est tout sauf barbant. Truffé de graphiques, il documente les améliorations apportées à l’existence humaine, principalement depuis le xixe siècle. Thomas Gradgrind, le personnage des Temps difficiles de Dickens, se disait « prêt à peser ou à mesurer le premier colis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge ». Comme Gradgrind, Pinker met sur les plateaux de son impitoyable balance la santé, la richesse, l’alimentation, le bonheur, l’environnement, la paix, les droits de l’homme… Sa conclusion : quantité de choses se sont améliorées un peu partout dans le monde.
Même les hasards du destin en ont pris un coup. Aux États-Unis, le risque d’être tué par la foudre a été divisé par 37 depuis le début du xxe siècle. Ce, grâce à divers types de progrès : traitements médicaux, prévisions météo, formation en matière de sécurité – auxquels s’ajoute l’exode rural. D’autres changements positifs sont moins faciles à expliquer, mais bien réels, comme l’effet Flynn, une augmentation significative des scores de QI au cours du xxe siècle – même si ces scores ont récemment diminué dans certains endroits [lire « Sommes-nous de plus en plus bêtes ? », Books n°112, novembre 2020].
Malgré sa portée plus large, Le Triomphe des Lumières est, d’un certain point de vue, mieux étayé que le précédent ouvrage de Pinker, La Part d’ange en nous, consacré au déclin de la violence au cours de l’histoire humaine [lire « Le désir de violence », Books n°38, décembre 2012]. Son nouveau livre se focalise sur la période récente, pour laquelle les données sont plus faciles à interpréter.
Reste que son enthousiasme à prêcher la bonne nouvelle l’aveugle de temps à autre. Un chapitre sur l’inégalité économique relève du tour de passe-passe rhétorique. Pinker entend réfuter l’idée que l’augmentation des inégalités dans certains pays est « le signe que la modernité n’a pas réussi à améliorer la condition humaine ». Sa réponse est qu’il ne faut pas confondre l’inégalité avec la pauvreté ou l’injustice. C’est un argument raisonnable. Mais lorsque les gens soutiennent que l’inégalité croissante est le contraire d’un progrès, ils contestent surtout la façon dont la richesse des nouveaux super-riches a été accumulée et l’excès de pouvoir politique qu’elle leur confère. Que le mot « inégalités » soit bien choisi ou non pour désigner ce problème est une question secondaire : l’important est qu’il s’agit d’une évolution regrettable.
Pour Pinker, la raison pour laquelle l’existence humaine a changé pour le meilleur au cours des deux derniers siècles est simple : « Les Lumières ont produit leurs effets – c’est peut-être là l'histoire la plus belle et la plus rarement racontée. » Il entend les Lumières au sens large : si le dernier tiers du xviiie siècle en a été le cœur, il inclut deux cent cinquante ans d’histoire européenne, depuis les pionniers intellectuels du début du xviie jusqu’aux aux libéraux de la première moitié du xixe siècle. Ce que ces penseurs avaient en commun, selon lui, c’était la conviction que nous pouvons et devons « exercer notre raison et nos facultés d’empathie pour favoriser l’épanouissement de l’homme ».
Voilà un bon slogan pour le long siècle des Lumières, mais Pinker n’entre guère dans les détails. Il brandit une bible qu’il ouvre rarement. Et lorsqu’il l’ouvre, il a tendance à y voir son reflet. Lui-même psychologue et athée, il voit en Montesquieu, Adam Smith, Kant, Diderot et autres penseurs du xviiie siècle des « neuroscientifiques cognitifs » et des « psychologues évolutionnistes » avant la lettre – tous avaient le projet d’une forme de science de l’homme. Il admet que « tous les penseurs du siècle des Lumières n’étaient pas athées » ; mais il serait plus juste de dire que presque aucun ne l’était.
Si Pinker n’explique pas précisément comment « les cadeaux du siècle des Lumières » ont été livrés, il est persuadé qu’on lui doit l’amélioration de notre condition. On peut pourtant se demander ce que les grands penseurs ont à voir là-dedans. Si Adam Smith a fait l’éloge de l’économie de marché, il ne l’a pas inventée. Quand Pinker observe que la révolution industrielle « a inauguré plus de deux siècles de croissance économique », on est tenté de se dire qu’elle mériterait, elle aussi, notre reconnaissance. Faut-il supposer que les Lumières sont responsables de la révolution industrielle ?
Les subtilités de l’Histoire ne sont pas l’affaire de Pinker. Son but est de promouvoir les valeurs des Lumières, à savoir « la raison, la science, l’humanisme et le progrès ». La science est décrite comme « le raffinement de la raison pour comprendre le monde ». Il fait un compte rendu bref mais stimulant des travaux des psychologues sur nos facultés de raisonner. Il définit ainsi l’humanisme : « l’objectif de maximiser l’épanouissement de l’homme ». Le caractère quelque peu nébuleux de ce qu’il promeut saute aux yeux dans le dernier tiers du livre, sorte de terrain de chasse où il traque ses bêtes noires, les ennemis réels ou supposés des Lumières.
Qui sont ces ennemis, selon lui ? La foi religieuse, le populisme autoritaire, le nationalisme, le moralisme théiste, le tribalisme, le mysticisme et jusqu’au mouvement romantique, trop détaché du réel pour accepter que « la paix et la prospérité [soient] des objectifs souhaitables ». Les intellectuels d’aujourd’hui représentent une menace à ses yeux, même quand ils ne sont pas nationalistes, religieux ou indûment romantiques. Ils ont tendance à être non seulement pessimistes et « progressophobes » mais aussi ouvertement hostiles aux autres valeurs des Lumières. Au lieu d’une évaluation sereine, sobre et chiffrée des données étayant sa documentation sur le progrès, il nous livre des jérémiades faiblement argumentées.
Il écrit que la raison, la science et l’humanisme sont traités par les penseurs d’aujourd’hui avec « indifférence, scepticisme et parfois mépris ». Ce sont les sciences humaines qui sont les plus malmenées dans cette trinité d’idéaux bafoués. Dans de « nombreux » établissements, elles sont enseignées comme « un récit ou un mythe de plus », et les programmes sont « souvent conçus pour en dégoûter » les étudiants. Qui plus est, de « nombreux » historiens des sciences pensent qu’il est « naïf de traiter la science comme la recherche d’explications vraies ». Incapable de produire des preuves tangibles de ce fléau antiscientifique, Pinker s’en prend aux bibliographies remises aux étudiants. Il évoque l’analyse de 1 million de supports de cours qui montre que La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn est le deuxième ouvrage sur la science le plus recommandé aux étudiants. Il est vrai que ce livre a été exploité par certains pour promouvoir l’idée que la science est irrationnelle. Mais ce n’était pas le propos de Kuhn. Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx est la deuxième lecture sur la politique la plus souvent imposée aux étudiants : les universités sont-elles pour autant truffées de communistes ?
Il dénonce aussi les intellectuels « furieux » de l’intrusion de la « science » dans les humanités. « Pas encore remises du désastre du postmodernisme », celles-ci refusent, selon lui, l’intégration de disciplines dont l’apport pourrait constituer l’« une des plus grandes contributions potentielles de la science moderne ».
Selon Pinker, la diabolisation de la science compromet ses progrès, ce pour deux raisons principales. D’abord, les bureaucrates soucieux d’éthique la corsètent. Il reprend à son compte les spéculations d’après lesquelles les rayons X et d’autres percées de la médecine n’auraient jamais franchi les barrières aujourd’hui érigées par les autorités de réglementation. Seconde raison invoquée : des étudiants brillants qui auraient pu faire des découvertes servant l’humanité préfèrent se lancer dans la finance, car on leur a enseigné que la science est une « rationalisation du racisme, du sexisme et du génocide ». Pinker ne cite aucune enquête à même d’étayer cette affirmation, oubliant le précepte qu’il professe aux déclinistes : « Regardez les chiffres : une anecdote n’est pas une tendance. »
Derrière les mouvements intellectuels récents « hostiles à la science », Pinker perçoit l’ombre portée de leur « parrain », Friedrich Nietzsche, qui incarne à ses yeux le « contraire de l’humanisme » et des valeurs des Lumières. Les écrits de Nietzsche ont en effet été invoqués par les fascistes, les nationalistes blancs et les antisémites, comme le rappelle Pinker, mais ils l’ont aussi été par les libéraux classiques, les socialistes, les féministes et les sionistes. Dans un de ses livres, Nietzsche a déclaré qu’il se rangeait du côté de l’« esprit des Lumières » ; dans un autre, il a attaqué les penseurs allemands pour leur avoir tourné le dos. Vers la fin de sa vie, il lui est arrivé de rendre les philosophes du xviiie siècle responsables de la Révolution française et d’autres maux, mais il restait un fervent admirateur de Voltaire.
Il n’est pas toujours facile ni utile de répartir les grands auteurs en pro et anti- Lumières, comme Pinker aime à le faire. Dans une librairie, j’ai vu Rousseau présenté comme un « penseur clé des Lumières », dans une autre, comme un « penseur clé des anti-Lumières ». Les deux assertions sont justes, et pas seulement parce que Rousseau était un homme complexe. Comment qualifier les auteurs qui partagent tout ou partie des idéaux des Lumières mais pour qui la façon dont ils sont mis en œuvre laisse encore à désirer ?
Un bon exemple est La Dialectique de la raison, un livre influent commencé pendant la Seconde Guerre mondiale par deux Allemands en exil aux États-Unis, Max Horkheimer et Theodor Adorno. Témoins de la montée de la barbarie dans l’Europe supposée éclairée, ils se sont demandé ce qui avait mal tourné. Ils ont appelé « les Lumières à réfléchir sur elles-mêmes si l’humanité ne veut pas être totalement trahie » et engagé une critique visant à formuler « un concept positif des Lumières capable de les libérer de leur compromission avec la domination aveugle ». On peut contester leur analyse, pas leur attachement au bien de l’humanité. Pinker ne fait pas suffisamment la distinction entre les valeurs des Lumières et les tentatives concrètes menées ici ou là pour les mettre en œuvre, de sorte que, pour lui, ce type de critique ne fait qu’illustrer un parti pris anti-Lumières.
Il est loin d’être le seul à penser que les critiques de la modernité ont sapé la foi de l’Occident dans le progrès. Dans son « Histoire de l’idée de progrès »4, le sociologue américain Robert Nisbet soutenait déjà en 1980 que les intellectuels avaient plus ou moins abandonné cette foi. Il pensait aussi avoir détecté que les jeunes des classes moyennes tournaient le dos à la science et à la raison ; une évolution de « mauvais augure ».
Pinker fait l’éloge du livre de Nisbet sans faire observer qu’il a été écrit il y a quarante ans. Les trois décennies qui ont suivi sa publication ont connu le progrès matériel le plus spectaculaire de l’histoire de l’humanité. Des centaines de millions de personnes en Inde, en Chine et ailleurs sont sorties de la pauvreté. Comme le montrent les graphiques de Rosling, la mortalité infantile, le travail des enfants, l’esclavage et bien d’autres maux ont continué à décliner après 1980, tandis que l’alphabétisation, l’immunisation, l’instruction des jeunes filles, l’accès à l’eau potable et bien d’autres bonnes choses ont continué à augmenter. Cela donne à penser que le type de scepticisme intellectuel à l’égard du progrès que Nisbet déplorait – et Pinker à sa suite – est sans effet notable sur le progrès lui-même. Alors, pourquoi en faire tout un plat ?
Quels sont ceux qui contribuent le plus à rendre les gens plus riches, plus sains, plus heureux et moins susceptibles d’être tués par la foudre ? Ceux qui soulignent ce qui va bien ou ceux qui soulignent ce qui va mal ? Rosling note que les progrès en matière de droits de l’homme, d’instruction des femmes, de secours en cas de catastrophe, et dans de nombreux autres domaines, sont souvent dus en grande partie aux militants persuadés que les choses empirent – même s’il pense aussi qu’ils pourraient obtenir encore plus de résultats s’ils étaient davantage disposés à admettre ce qui va mieux. Dans son invitation à l’optimisme, Bill Gates reconnaît que, pour améliorer le monde, « il faut que quelque chose vous rende furieux ». Se focaliser sur ce qui va mal n’est pas forcément un dysfonctionnement cognitif. Voltaire n’aurait pas mené ses campagnes contre les abus de pouvoir du clergé s’il s’était contenté d’observer que, statistiquement parlant, la plupart des prêtres étaient des personnes parfaitement décentes.
Lorsqu’il a concocté son « nouvel optimisme », George Patrick a fait valoir que l’insatisfaction devant l’état du monde n’est pas un défaut. Il y voyait au contraire « la voix du progrès proclamant son mécontentement face au présent et exigeant des améliorations ». Les nouveaux optimistes ne devraient peut-être pas oublier de remercier les vieux pessimistes pour les fruits de leur mécontentement.
— Anthony Gottlieb est un historien des idées. Ancien rédacteur en chef de The Economist, il a notamment publié The Dream of Reason (« Le rêve de la raison », 2000) et The Dream of Enlightenment (« Le rêve des Lumières »,2016).
— Cet article est paru dansThe New York Review of Books le 7 février 2019. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
[post_title] => Préférez-vous les lunettes roses ou les lunettes sombres ?
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => preferez-vous-les-lunettes-roses-ou-les-lunettes-sombres%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-05-07 07:50:21
[post_modified_gmt] => 2021-05-07 07:50:21
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=101714
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Experts compris, tout le monde croit savoir mais se trompe sur les données de base permettant d’évaluer l’état du monde. Sait-on que le nombre de décès par an dus aux catastrophes naturelles a diminué de plus de moitié depuis un siècle ? Une ignorance préoccupante, car elle illustre la facilité avec laquelle l’opinion publique peut être manipulée. Nous montrons aussi que dans la sinistrose ambiante, les arguments les plus sérieux en faveur d’un optimisme raisonné ne sont pas entendus. Oublieux du passé, nous avons tendance à occulter les effets positifs du progrès pour ne relever que ses « dégâts ». Le premier article de notre dossier (ci-contre) met cependant en garde contre la tentation de fustiger à l’excès les pessimistes : sans leur action passée, le monde serait encore pire… L’article suivant invite à réfléchir sur la manière dont Sapiens a innové au fil de son histoire. Un peu comme l’évolution biologique, le progrès est le produit de dynamiques qui échappent largement aux individus. « C’est une force qui va ! », aurait pu dire Victor Hugo. Deux livres qui mettent en cause le catastrophisme climatique sont ensuite analysés. Pour finir, et avant de laisser la parole à Voltaire, nous proposons une méditation sur le nouveau rôle que joue la peur dans nos sociétés et sur l’obsession sécuritaire qui en découle.
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok