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Roberto Lobeira, écrivain en manque d’inspiration, s’échoue sur Ons, une petite île au large de la côte atlantique galicienne, coupée du monde pendant l’hiver. Il ne peut rejoindre la terre ferme ni communiquer avec le monde extérieur à cause de la tempête qui semble être le prélude à une tragédie. Lorsqu’il découvre sur le rivage un paquet rejeté par les vagues, son contenu déclenche chez les quelques habitants de l’île de vieux ressentiments, de vieux comptes à régler, des jalousies et une soif de vengeance. Il y a aussi une présence mystérieuse qui laisse une offrande sanglante sur le pas de la porte de Roberto, un message énigmatique. Lobeira et le lecteur plongent dans un tourbillon de haines, de secrets inavouables et d’ambitions débridées, jusqu’à ce que… 

Déjà un best-seller, le roman a reçu le prix Lara 2024, un prix décerné depuis plus de vingt ans, récompensant le meilleur roman en espagnol. Lui-même originaire de Galice, Loureiro explique dans une interview au journal El País que sa principale motivation pour écrire ce thriller a été sa fascination pour les conflits ruraux qui surgissent de nulle part.  

Avocat de profession, il se consacre maintenant pleinement à l’écriture. Plusieurs de ses œuvres ont été des best-sellers, en particulier sa première création, la trilogie Apocalypse Z, qui a reçu un accueil exceptionnel aux États-Unis et a été publiée en France en 2014.

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Professeur de psychologie clinique à Oxford, Daniel Freeman fait part au lecteur de son inquiétude devant la prévalence de la paranoïa, qu’il définit comme « la peur infondée que d’autres veulent vous nuire ». Ancien praticien de la thérapie cognitivo-comportementale, il a conçu et mis en pratique deux méthodes censées soigner cette névrose. Son livre a fait l’objet d’un bref éloge dans Nature, qui présente Freeman comme étant « le leader mondial de la recherche sur la paranoïa » et en recommande la lecture obligatoire à ceux qui s’intéressent à l’emprise des théories du complot. Il est moins du goût d’Andrew Scull, historien de la psychiatrie, professeur à l’université de San Diego en Californie, dont Books a publié plusieurs textes. 

Freeman s’inscrit selon lui dans la mouvance très actuelle d’inflation inconsidérée des diagnostics des maladies psychiatriques. Dans le Times Literary Supplement, Scull donne quelques chiffres. Considéré dans les années 1940 comme un phénomène rare, l’autisme a vu son incidence passer à 5,5 pour 100 000 au début des années 1980, à 44,9 pour 100 000 en 1995, à un enfant sur 110 en 2006 puis à un enfant sur 44 en 2023 selon le US Centers for Disease Control and Prevention. De même le trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) a vu son diagnostic augmenter de 42 % entre 2003 et 2011, et aux États-Unis les dernières études montrent que le diagnostic a été posé sur un lycéen mâle sur cinq. En 1987 selon l’Oxford Companion to the Mind, cité par Freeman, « la vraie paranoïa est heureusement rare ; son pronostic est mauvais et la maladie n’a pas de traitement connu ». En étendant largement le diagnostic et en promouvant ses propres méthodes de traitement, dont l’efficacité est loin d’être établie, Freeman fait doublement fausse route, estime Scull. 

[post_title] => Paranoïaque ou juste parano ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => paranoiaque-ou-juste-parano [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:44:53 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:44:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130237 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans l’histoire européenne, ils se comptent sur les doigts d’une main et même d’une main amputée de plusieurs doigts, les monarques tout puissants qui ont volontairement renoncé au pouvoir. Il y a Dioclétien, le seul de tous les empereurs romains à avoir jamais abdiqué. Et, plus proche de nous, il y a Charles Quint, qui, de la Flandre et du Saint-Empire romain germanique à l’Espagne et à ses colonies américaines, gouvernait, selon la formule fameuse, un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais ». En 1556, après avoir partagé ses possessions entre son frère et son fils, il se retira au monastère de Yuste, en Estrémadure – geste fascinant, s’il en est. 

C’est à ce vieil homme s’étant dépouillé de son pouvoir et attendant la mort que l’écrivain autrichien Arno Geiger consacre son dernier roman. « Charles est affligé de la goutte, de varices et d’hémorroïdes, quelque chose le brûle ou le fait saigner en permanence, si bien que le lecteur ne tourne les pages qu’avec une extrême prudence, de peur d’aggraver encore l’état du malade. Comme si cela ne suffisait pas, le Habsbourg est en proie à une crise d’identité aiguë : Charles ne sait plus qui il est », rapporte Thore Rausch dans le Süddeutsche Zeitung

Geiger n’est pas un novice dans le portrait des hommes en fin de vie. En 2011, dans Le Vieux Roi en son exil (Gallimard, 2012), il faisait le portrait de son père atteint d’Alzheimer. Cette fois, il imagine pour l’empereur déclinant un ultime voyage avec un jeune garçon du monastère qui se trouve être son fils naturel. Le vrai Charles Quint est décédé au monastère. Celui de Geiger s’évade, sans que l’on sache très bien si cette évasion est davantage qu’un rêve suscité par l’opium. Voilà en tout cas l’ex-plus puissant monarque d’Occident parti à l’aventure sur des routes dangereuses, qui fait le coup de pistolet pour secourir des innocents, séjourne dans des auberges inquiétantes, parvient finalement à Laredo, sur la côte Atlantique. 

« En chaque homme il y a un roi qui a abdiqué », écrit Geiger dans une phrase souvent citée par les critiques allemands. Son tour de force, selon Rausch, réside précisément là : réussir à faire « de l’empereur en exil un homme de tous les jours, sans pour autant lui ôter aucun de ses traits individuels ».

[post_title] => Vivre après l’abdication [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => vivre-apres-labdication [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:50:03 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:50:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130234 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Placide, le monde universitaire des études judaïques ? Pas vraiment, surtout depuis qu’il a été secoué en 1947 par le séisme Qumran. Cette année-là, un jeune bédouin découvre dans une grotte au-dessus du site archéologique de Qumran, près de la mer Morte, des jarres contenant des fragments d’anciens textes judaïques. L’étude des bientôt célèbres manuscrits de la mer Morte est confiée à un dominicain français, le père de Vaux, qui en propose vite une explication catho-compatible, la théorie dite « sectaire » : il s’agirait d’écrits produits par les scribes d’une secte proto-chrétienne quasiment monachique, les Esséniens, qui comptait parmi ses 4 000 membres saint Jean-Baptiste et peut-être même Jésus (Renan écrit dans sa Vie de Jésus : « le christianisme est une secte essénienne qui a largement réussi »). Pendant quatre décennies, le père de Vaux maintiendra dans ses locaux à Jérusalem-Est un ferme embargo sur les fragments dont il restreindra la consultation aux chrétiens. 

En 1989, nouvelle secousse sismique. Norman Golb, un éminent professeur d’histoire juive à l’université de Chicago a pu tout de même en découvrir assez sur les textes qumraniens pour en proposer une nouvelle interprétation, révolutionnaire : ils ne seraient nullement une production essénienne. Issus de bibliothèques de Jérusalem précipitamment évacuées à Qumran pour les protéger des attaques des Romains en 70 de notre ère, les 25 000 fragments (de quelque 8OO manuscrits) reflèteraient une multiplicité de tendances coexistant au sein d’un judaïsme en pleine effervescence. Cette théorie « bibliothécaire » repose d’abord sur les données philologiques : les textes sont de la main de centaines de scribes de différentes époques et de différentes parties d’Israël ; les passages bibliques sont parfois amendés, supprimés ou surajoutés ; enfin on n’y trouve pas la moindre référence au célibat, précepte pourtant central chez les Esséniens. L’archéologie vient elle aussi contredire la théorie « sectaire » : les fouilles de Qumran révèlent en effet de puissantes fortifications et un donjon, ainsi que les traces d'une violente bataille – et surtout d’inexplicables tombes de femmes et d’enfants. Le tout semble plutôt insolite dans un supposé monastère peuplé d’ascètes chastes et ultra-pacifistes…

Cette nouvelle théorie qumranienne soulève l’indignation des catholiques, ulcérés « que le christianisme puisse être l’émanation d’une culture dynamique en rapide évolution et non pas d’une branche unique et minoritaire du judaïsme », écrit Joseph Berger dans The New York Times – une branche qui faisait très bonne figure dans l’arbre généalogique du christianisme. La théorie soulève aussi le courroux des juifs orthodoxes, peu favorables à la mise en avant d’un judaïsme tâtonnant et volontiers schismatique. Et bien sûr elle exaspère les autorités universitaires américaines adeptes de l’hypothèse « sectaire », notamment du professeur Schiffman, titulaire de la chaire d’histoire judaïque à la New York University.

Vont alors s’enchaîner des répliques presque aussi violentes que le séisme originel. Le professeur Schiffman et la plupart des qumranologistes se mobilisent contre Norman Golb, aussitôt ostracisé, interdit de conférences (cancellé !), de publication et même d’enseignement. Du coup – deuxième réplique – le fils de Golb, Raphael, monte au créneau. Emporté par la piété filiale et la colère, ce juriste va franchir quelques lignes rouges en envoyant 70 e-mails satiriques et parodiques faussement signés de noms d’universitaires, dont celui du professeur Schiffman. Ce qui déclenche une nouvelle réplique : Schiffman alerte le FBI et Raphael Golb, accusé de harcèlement et d’usurpation d’identité, est brièvement jeté dans la terrible prison de Tombs à New York. 

Le débat va alors se transposer du terrain scientifico-théologique au terrain juridique. Dans son livre, Raphael Golb décrit par le menu ses péripéties judiciaires, qui s’ouvrent sur un premier procès, en 2010, aux audiences parfois surréalistes face à une juge pas franchement impartiale. Le lecteur est désormais confronté aux étonnantes particularités du système américain, tandis que les procès se focalisent sur des questions d’interprétation du Premier Amendement (liberté d’expression), de définition du plagiat et de la captation d’identité sur le net, enfin de caractérisation de la satire (il faut qu’au moins une personne puisse comprendre qu’il s’agit d’une blague !). 

Alors que les parties s’acharnent l’une contre l’autre, les enjeux ne cessent de grimper. Il ne s’agit plus désormais du bon renom de quelques universitaires et de leurs théories fétiches, mais de géopolitique et de fric. Après la guerre des Six Jours et l’annexion de Jérusalem-Est, les manuscrits de Qumran sont en effet devenus propriété israélienne, donc à portée d’intervention des juifs orthodoxes enchantés de pouvoir mettre les extravagances théologiques des fragments sur le dos de la petite secte déviante des Esséniens. Et sur le plan financier, le business Qumran développé par les tenants de la théorie « sectaire » prend également de l’ampleur. Projets d’un centre d’études des manuscrits de la mer Morte et de musées, conférences, expositions tournantes... La vindicte universitaire se double d’alarmes financières. In fine, Raphael Golb est condamné à six mois de prison, fait appel, est re-condamné en 2013, refait appel, demeure insatisfait et re-refait appel, est re-re-condamné, puis, en 2018, absous. Le séisme est aujourd’hui endormi – mais pas les tensions tectoniques sous-jacentes. La théorie « sectaire » est encore en vogue, mais davantage dans les cercles religieux que dans le milieu universitaire qui, lui, semble s’être complètement rangé du côté Golb. Silencieusement, car personne n’a trop envie de réveiller la dangereuse polémique.

[post_title] => Chasse aux sorcières théologico-universitaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chasse-aux-sorcieres-theologico-universitaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:49:27 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:49:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130230 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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L’intérêt pour Tocqueville dans le monde anglo-saxon ne diminue pas. En 2022 est parue une excellente nouvelle biographie par l’historien américain Olivier Zunz. L’ouvrage de son collègue britannique Jeremy Jennings, publié un an plus tard, examine sa vie sous un angle, sinon tout à fait inédit, à tout le moins jamais exploité de manière systématique : ses voyages. Le plus fameux est bien sûr celui qu’il effectua aux États-Unis, à l’origine du premier de ses deux grands chefs-d’œuvre, De la démocratie en Amérique. Mais il s’est aussi rendu dans d’autres pays – le Canada, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Algérie – d’où il ne ramena pas de livres mais dont la visite a nourri sa réflexion. Comme Zunz, Jennings s’appuie largement sur sa riche correspondance (18 volumes sur 32 de ses œuvres complètes) et ses carnets de notes.     

Alexis de Tocqueville est né dans une famille de la noblesse normande cruellement frappée sous la Terreur : cinq de ses membres furent guillotinés et cinq autres échappèrent de peu à la mort. Au moment où les Bourbons, remontés sur le trône avec la Restauration, furent chassés du pouvoir par la révolution de 1830, il était un jeune magistrat au Tribunal de Versailles. Bien qu’ayant prêté allégeance au régime de monarchie constitutionnelle, il n’envisageait pas de poursuivre une carrière judiciaire dans la France de Louis-Philippe. Pour s’en éloigner, lui et son ami Gustave de Beaumont,également juriste, demandèrent un congé de 18 mois pour aller étudier le système pénitentiaire américain. Le 2 avril 1831, ils embarquaient sur un brick à destination de Newport. Leur séjour aux États-Unis ne dura finalement que 9 mois, le gouvernement les ayant rappelés au bout de cette période. Il leur permit de visiter 17 États sur les 24 qui existaient alors, ainsi que plusieurs territoires appelés à le devenir : un tour dans l’État de New York avec une pointe vers les Grands Lacs et le Québec, la Nouvelle-Angleterre, puis un périple de New York à la Nouvelle-Orléans en passant par Cincinnati et Pittsburgh, avec retour par Baltimore et Washington. Ils se déplaçaient en bateau à vapeur, en diligence, en canoë et à cheval, souvent dans des conditions difficiles. Alors qu’ils naviguaient sur le fleuve Ohio, le bateau à bord duquel ils se trouvaient fit naufrage. 

Outre un rapport sur les prisons locales signé de leurs deux noms (ils y soulignaient les vertus du travail obligatoire et de l’isolement pour la réforme des délinquants), les deux amis tirèrent de leur séjour, Beaumont un roman de critique sociale stigmatisant l’esclavage et décrivant la séparation des races, Tocqueville De la démocratie en Amérique. De cet ouvrage, il est commun d’affirmer qu’il est le meilleur livre jamais écrit sur les États-Unis et un des meilleurs portant sur la démocratie. Ceci n’est vrai qu’en un sens particulier. Sous le nom de démocratie, Tocqueville n’entendait pas la forme de régime politique que nous désignons par ce nom, mais « l’état social » caractérisé par l’égalité des conditions, qu’il voyait réalisé en Amérique et dont il prévoyait le développement en Europe : non l’absence d’inégalités économiques, mais l’inexistence de ces différences d’état, de rang ou d’ordre qui structuraient traditionnellement la société. Son intention n’était pas de rédiger un livre de voyage au sens habituel de l’expression, et pas davantage un ouvrage sur les États-Unis, mais un livre de réflexion politique basé sur les enseignements qu’on pouvait tirer du fonctionnement, dans ce pays, d’une « société démocratique ». 

En 2004, dans un article de The New York Review of Books, l’historien américain Garry Wills accusa Tocqueville de n’avoir pas du tout compris les États-Unis. Parce que ses principaux informateurs étaient des membres de l’élite politique de la côte Est, soutenait-il, et qu’il traversa l’Amérique à toute vitesse, il est passé à côté de ce qui faisait la réalité du pays. Le formidable essor technique et industriel en cours lui a échappé et, dans l’ensemble, il s’est forgé une image basée sur ses premières impressions et les préjugés qu’il avait apportés avec lui de France. Jeremy Jennings ne partage pas ce jugement. Pour une part, fait-il remarquer, la cécité de Tocqueville n’est qu’apparente. Sur l’importance du développement économique et commercial, par exemple, on trouve dans ses carnets un certain nombre d’observations. S’il ne les a pas incorporées dans son livre, suggère-t-il, c’est notamment parce que cette question n’en était pas le sujet central. Comme Olivier Zunz, Jennings n’en reconnaît pas moins la présence d’omissions et d’inexactitudes dans De la démocratie en Amérique. Si Tocqueville a très bien analysé la Constitution et les effets du fédéralisme, le fonctionnement du Congrès n’a guère retenu son attention et il n’a pas vu l’importance des partis politiques. Il a par contre parfaitement saisi celle des associations locales. Il a aussi raté le phénomène du « second grand réveil » du protestantisme et son appréciation du poids des différentes dénominations protestantes est erronée. Mais son analyse du rôle central de la religion dans la vie publique américaine et de la manière dont « l’esprit religieux » fonctionne comme un complément et un contrepoids à « l’esprit de liberté » est d’une grande justesse. 

Tocqueville se montre par ailleurs extrêmement lucide au sujet, pour reprendre le titre d’un chapitre de son livre, de « l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis ». Quelques rencontres avec des Indiens, dont celle d’une tribu expulsée sur la rive ouest du Mississipi, lui ont suffi pour prendre la mesure du mélange de brutalité et d’hypocrisie avec lequel les Américains les traitaient et prédire l’extinction prochaine des populations autochtones. Sans avoir eu l’occasion de visiter les plantations du Sud, il n’avait pas de doutes sur le sort misérable des esclaves noirs. Une fois devenu député, il défendra sans succès une proposition d’abolition immédiate de l’esclavage sur le territoire français. Il pensait toutefois qu’en Amérique sa suppression dans les États qui le pratiquaient ne suffirait pas pour rapprocher des groupes séparés par les préjugés et les mœurs autant que par les lois. Pessimiste, il prévoyait l’éclatement d’une guerre civile. Non, toutefois, celle qui eut effectivement lieu entre les États du Nord et les États esclavagistes du Sud, mais une guerre entre les Noirs et les Blancs.

De la démocratie en Amérique se compose de deux parties, publiées à cinq ans d’intervalle (1835 et 1840). D’une teneur plus abstraite que le premier, le second volume contient davantage de considérations générales sur les sociétés démocratiques. On y trouve notamment des réflexions sur la naissance, dans ces sociétés, d’une « aristocratie  industrielle » moins tenue par des principes moraux que l’ancienne. Elles n’ont pas été inspirées à Tocqueville par son voyage aux États-Unis, mais par deux séjours qu’il fit plus tard en Angleterre. Visitant Manchester, Birmingham et Liverpool, il eut l’occasion d’y observer, à côté d’un formidable dynamisme industriel et commercial, une misère ouvrière dont il fait dans ses lettres un tableau saisissant. Ce spectacle, comme celui de l’extrême détresse des paysans irlandais, alimenteront ses réflexions sur les inégalités économiques et le paupérisme, un problème qui le tracassait sans qu’il parvienne à lui trouver une solution. Celles proposées par le socialisme lui apparaissaient utopiques et nocives, ainsi qu’il le déclarera avec force lors des émeutes populaires de 1848 à Paris. En Angleterre, il fit la connaissance de John Stuart Mill, avec lequel il noua une amitié basée sur une forte admiration mutuelle. Elle se refroidit quelque peu lorsque les intérêts et les visées de leurs pays respectifs en Méditerranée se trouvèrent en conflit. 

Tocqueville était très nationaliste, une position qui explique son attitude au sujet de la colonisation de l’Algérie, où il se rendit à deux reprises. Son soutien à la présence française sur ce territoire n’était pas le produit de la croyance en la « mission civilisatrice » de l’Occident partagée par la quasi-totalité de ses contemporains, et ne s’accompagnait d’aucun sentiment de supériorité de la race blanche, une idée à ses yeux fausse et dangereuse qu’il reprochait à son ami Arthur de Gobineau de défendre. Il tenait essentiellement à son attachement au prestige et à la grandeur de la France face, plus particulièrement, à l’Empire colonial britannique. L’Algérie lui apparaissait comme une « nouvelle frontière » que son pays pouvait conquérir avec les armes et, si nécessaire, des moyens brutaux, mais se devait d’exploiter en traitant les populations arabes plus respectueusement et humainement que les Américains n’avaient traité les Indiens. 

Tocqueville se rendit aussi en Allemagne, un pays qu’il connaissait mal et dont il apprit la langue avec beaucoup d’efforts. Il s’y trouvait en 1849, au milieu de la période de troubles associés à la révolution de 1848. Ne doutant pas que les princes des différents États finiraient par écraser les révolutionnaires, parce qu’ils pouvaient compter sur l’armée, il s’interrogeait sur les conséquences pour la France d’une éventuelle unification de l’Allemagne. Il les pensait positives, compte tenu de la montée en puissance de la Russie. L’étude de ce pays nourrit sa réflexion sur la question au centre de son deuxième grand livre, L’Ancien régime et la Révolution : pourquoi une révolution a-t-elle eu lieu en France et non dans d’autres pays européens ? On sait la réponse qu’il lui donna : parce que les inégalités, paradoxalement, avaient commencé à y diminuer et que la centralisation y était très avancée. 

Ce que ses voyages dans des pays étrangers lui fournissaient surtout, c’est la possibilité d’effectuer des comparaisons. Une question l’a tourmenté toute sa vie : comment concilier, plus particulièrement dans un pays comme la France, qui ne quittait jamais son esprit, ces deux conquêtes de la modernité que sont l’égalité et la liberté ? Peut-on éviter que les sociétés démocratiques, dont l’avènement était à ses yeux inévitable, ne tombent dans la tyrannie de la majorité, la dictature de l’opinion, le « despotisme doux » de l’État ou l’autocratisme d’un seul, comme celui de l’Empereur Napoléon III, pour qui il n’avait aucune considération et dont il brosse un portrait très sévère dans ses Souvenirs ? Pour y répondre, il combinait les ressources de l’observation, de l’étude comparée et d’une puissante imagination.   

Bien qu’il fût capable de goûter le charme des contrées lointaines – les pages qu’il consacre à la beauté sauvage des forêts américaines ou celle des paysages algériens sont éloquentes –, les voyages n’étaient pas pour lui avant tout une source d’agrément. Il y a une exception. Un séjour qu’il fit en Italie, pays dont il trouvait la vie politique et sociale sans intérêt, avait pour seule motivation, de son propre aveu, la restauration de sa santé. Mort de tuberculose à l’âge de 53 ans, il souffrit toute son existence d’une série de maux divers, qui grevèrent beaucoup ses voyages et le forcèrent même parfois à les interrompre. La santé de sa femme, qui l’accompagna dans certains d’entre eux, n’était pas moins fragile, avec les mêmes conséquences. Mary Mottley était une roturière anglaise qu’il avait épousée contre l’avis de sa famille. En dépit de quelques incartades, il l’aima passionnément toute sa vie. Brillant causeur mais piètre orateur, ce qui le desservit beaucoup en politique, Tocqueville était enclin à la dépression, préoccupé par les questions spirituelles et malheureux d’avoir perdu la foi. Dans sa correspondance, il se montre un homme sensible, fin psychologue et observateur, toujours sincère et intellectuellement honnête et un visionnaire aussi puissant que dans ses livres. Un merveilleux écrivain, aussi, nourri de la langue de Montesquieu, Pascal et Chateaubriand, qu’il admirait. Voyager en sa compagnie est un plaisir constant. « Le temps passé avec lui, résume Jeremy Jennings à la fin de son beau livre,  n’est jamais perdu. »

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Pas perdue pour tout le monde, la « génération perdue »... « Attribuée à Gertrude Stein et exemplarisée par Hemingway, l’expression a nourri le mythe d’un groupe de génies solitaires inventant un art radicalement nouveau après les horreurs de la Première Guerre mondiale », écrit Gioia Diliberto dans The Wall Sreet Journal. Il s’agit d’hommes (américains surtout) arrivés à Paris dans les années 1920 sur les ailes d’un dollar surpuissant, et qui en repartiraient après 1929 avec quelques belles œuvres à leur actif – mais épuisés par l’alcool, la drogue et autres débauches. Or cette génération a aussi eu des gagnants, qui sont pour l’essentiel des gagnantes. Robyn Asleson, conservatrice à la National Portrait Gallery de Londres, en recense dans son ouvrage pas moins de 57, « artistes, écrivaines, éditrices, vedettes de music-hall, designeuses, collectionneuses, “salonnières” », qui ont connu des destinées tout aussi brillantes que leurs collègues masculins mais plus satisfaisantes sur le plan perso. Certaines étaient très riches (Natalie Barney, Nancy Cunard, Gertrude Vanderbilt Whitney, Peggy Guggenheim), d’autres ultra-pauvres. Un bon nombre étaient des lesbiennes auxquelles Paris permettait enfin de vivre au (très) grand jour, comme Gertrude Stein et Alice Toklas, Natalie Barney, Sylvia Beach, l’éditrice de James Joyce… D’autres étaient noires, comme Joséphine Baker, la sculptrice Meta Vaux Warrick Fuller, la peintre Lois Mailou Jones ou la fameuse crypto-noire Belle Greene. Alors qu’en Amérique se mettait en place la ségrégation raciale des lois Jim Crow, elles savouraient en France la possibilité d’aller dans n’importe quel théâtre ou restaurant et même, grâce à la « négrophilie » ambiante, de connaître le succès. Car blanches ou noires, hétéros ou homos, riches ou pauvres, rien n’empêchait toutes ces dames venues de loin d’être reconnues artistiquement ou professionnellement à Paris, tandis qu’« at home » ce n’était pas encore l’heure. Elles allaient même dans ces années-là carrément dominer le milieu des expatriés en France et « avoir un impact considérable sur le modernisme artistique à Paris », explique l’auteure. Hélas, tout rentrerait bientôt dans l’ordre – l’ordre nazi. 

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Spécialiste du monde militaire, l’Américaine Annie Jacobsen a monté un scénario jugé crédible de l’apocalypse nucléaire qui risque de se produire, reléguant nos autres sujets d’anxiété au rang de peccadilles. Au terme de douzaines d’entretiens avec des hauts gradés, elle expose l’engrenage infernal que pourrait provoquer un coup de folie de Kim Jong-un. En deux mots : il envoie une bordée de missiles nucléaires intercontinentaux (qu’il possède effectivement) sur les États-Unis. Ceux-ci les détectent et envoient des contre-missiles mais ils ratent leurs cibles. Le Pentagone est annihilé, en quelques secondes un million de personnes meurent ou s’enflamment. Paniqués, les États-Unis ripostent, entraînant l’intervention de la Russie et une guerre nucléaire globale, laissant des centaines de millions de morts et créant un durable hiver nucléaire. 

Si le scénario est jugé crédible par ceux qui ont lu le livre, c’est que la doctrine de la dissuasion nucléaire est fondée à tort sur la croyance en la rationalité des acteurs, écrit par exemple Tim Hornyak dans la très britannique Literary Review. Comme l’Histoire le montre à l’envi, cette croyance est absurde. Or les États-Unis et la Russie maintiennent en état d’alerte des centaines de missiles nucléaires intercontinentaux et entretiennent de surcroît des centaines d’autres armes nucléaires à bord de leurs sous-marins et avions, qui peuvent être lancés en quelques minutes. Les États-Unis projettent de consacrer 1,5 trillion de dollars à la modernisation de son arsenal.Une traduction doit paraître à l’automne prochain chez Denoël.

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Les huit traducteurs de leur idole, une célébrissime romancière polonaise, arrivent à sa maison aux abords de la forêt de Bialowieza, en Pologne, pour travailler sur son dernier livre, Szara eminencja (« éminence grise »). La maison est « une merveille de jigoku-gumi, un chef-d’œuvre en trois étages de chêne vierge ondulant ». Le jigoku-gumi (littéralement « enfer entrelacé ») est une technique de construction sophistiquée, entremêlant des tiges de bois, sans clou ni colle. Mais voilà que la romancière se conduit de façon étrange, les entraînant dans la forêt où elle leur distribue de bizarres jetons rituels, flirtant ouvertement avec le dernier venu de ses traducteurs, un Suédois. Après quoi elle disparaît, laissant un email contenant son manuscrit, avec pour objet : « Ne pas ouvrir ».

La suite, résume Jonathan Gibbs dans le Times Literary Supplement, s’enroule autour du mystère de la disparition de Rey, qu’il s’agit de retrouver, et des tensions qui montent dans la maison entre les traducteurs, qui « régressent vers une sorte d’adolescence braillarde », alcool, sexe et commérages à l’appui.

Le récit est rédigé par l’une des traductrices, une Espagnole, puis est traduit par une Anglaise. Jennyfer Croft, l’auteure de ce roman en jeu de miroirs, est elle-même une célèbre traductrice dans le monde anglophone, notamment d’Olga Tokarczuk, la prix Nobel polonaise. Elle a publié un premier roman en espagnol, qu’elle a ensuite retravaillé en anglais. Jonathan Gibbs se sent un peu perdu, dit que cela lui fait penser à Nabokov puis à Orwell, et décide qu’il lui faut le relire…

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Harcelée par ses jeunes collègues pour ses opinions jugées non conformes, Nellie Bowles a quitté The New York Times pour rejoindre son épouse Bari Weiss, qui avait elle-même quitté le quotidien new-yorkais, où elle contribuait à diriger la section « idées », pour fonder un média ostensiblement non conformiste, The Free Press. Elle décrit ainsi ses tourmenteurs : « Leurs conceptions politiques sont construites sur l’idée que les gens sont profondément bons, mais dénaturés par le capitalisme, le colonialisme, la blancheur et l’hétéronormativité […]. La police peut être abolie, parce que les gens sont sympas et – une fois sauvés de la pauvreté et du racisme – ne feront de mal à personne. Les drogués sans domicile peuvent créer des communautés durables dans les jardins publics parce qu’ils partageront aimablement l’espace avec les familles locales […]. Les enfants éprouvant une dysphorie de genre recevront les interventions médicales qu’ils réclament, parce que ces enfants se connaissent eux-mêmes parfaitement. » Dans ce livre au ton « souvent sardonique », écrit Jonathan Kay sur le site Quillette, elle analyse après bien d’autres les curiosités du wokisme dans la société américaine. Sans surprise, l’ouvrage a été vilipendé par les médias de gauche. Dans The Guardianl’essayiste Charles Kaiser, par ailleurs auteur d’une histoire appréciée de la famille Boulloche dans la Résistance (traduit au Seuil), estime qu’elle est « la preuve vivante qu’elle est complètement incapable de changer son approche de la profession ». Il en donne quelques exemples à ses yeux révélateurs, comme cette description des femmes trans : « Les meilleures, les plus hardies et les plus farouches des féministes », qui jugent qu’« être une femme est, en règle générale, dégoûtant ». 

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Lorsqu’on songe aux débuts de l’histoire du livre, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Johannes Gutenberg, l’artisan qui, à Mayence, aux alentours de 1450, inventa la presse à imprimer et perfectionna la technique des caractères mobiles métalliques apparue en Asie deux siècles auparavant. Une autre figure de premier plan, moins célèbre mais tout aussi remarquable, est celle de l’imprimeur et éditeur anversois Christophe Plantin (Christoffel Plantijn en néerlandais). Français d’origine, Plantin s’établit en 1549 à Anvers, qui était alors une des villes les plus peuplées et le foyer commercial le plus important d’Europe. L’imprimerie qu’il y créa devint rapidement l’entreprise de ce type la plus prestigieuse du continent. Il n’a rien inventé. Mais en combinant les talents et les ressources techniques disponibles à son époque et en appliquant à la production de l’écrit et sa diffusion l’esprit et les méthodes du capitalisme commercial alors en plein essor, il a jeté les bases de l’imprimerie et de l’édition modernes. 

Prise dans les remous des guerres de religion, les conséquences de la Réforme et de la Contre-Réforme et les conflits entre la monarchie espagnole et ses provinces des Pays-Bas, sa vie a été mouvementée. En 2014, Sandra Langereis la racontait dans un ouvrage très documenté qui fut salué par la critique et les historiens. Elle en publie aujourd’hui une nouvelle édition, revue à la lumière des résultats des recherches qu’elle a menées entretemps sur les trois traductions de la Bible par, respectivement, Luther, le théologien hollandais Geert Groote et Érasme, pour préparer une biographie de ce dernier.    

On a conservé quelque 1500 lettres de Plantin ou adressées à lui. Grâce aux siennes et à ce que l’on connaît de son comportement professionnel et de sa vie privée, on peut se faire une certaine idée de sa personnalité. C’était à l’évidence un homme doté d’une grande force de caractère et d’une volonté de fer, extrêmement déterminé et opiniâtre, dur en affaires, mais capable de beaucoup de souplesse pour atteindre ses objectifs, n’hésitant pas à recourir à la flatterie lorsque c’était nécessaire. Les portraits qu’on a de lui, dont un par Rubens, montrent un homme au visage mince et austère orné de la courte barbe en pointe à la mode à l’époque, avec un nez puissant et un regard pénétrant. Benito Arias, dit Montanus, l’érudit espagnol qui supervisa la réalisation de son ouvrage le plus célèbre, la Bible polyglotte, disait de lui : « Cet homme n’est pas de ce monde ; tout est esprit chez lui ; il ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas. » Possédant une foi profonde, de tempérament conservateur, il était très attaché à sa famille, qu’il dirigeait en patriarche. Ses qualités personnelles et son sens des affaires lui ont permis de survivre en des temps agités et dangereux, de se relever chaque fois que les circonstances l’abattaient. Il a créé et géré avec une efficacité peu commune la première véritable entreprise proto-industrielle dans le domaine de l’imprimerie et de l’édition. 

Né près de Tours aux environs de 1520, Plantin perdit très tôt sa mère, victime de la peste qui restait endémique en Europe après la terrible épidémie du XIVe siècle. Avant d’arriver à Anvers, il était passé par Lyon, Paris et Caen, parcours au cours duquel il avait étudié le latin et appris le métier de relieur. À Paris, il s’était fait un réseau de relations qui allait lui être très utile tout au long de sa carrière. À Caen, il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Il l’épousa en 1545 et elle lui donna de nombreux enfants. Cinq filles survécurent jusqu’à l’âge adulte. Toutes travailleront pour lui, notamment en corrigeant dès leur plus jeune âge les épreuves des livres qu’il imprimait, qu’elles pouvaient lire parce qu’il avait veillé à ce qu’elles étudient les langues. Deux d’entre elles, Martine et Catharine, s’occuperont du commerce de produits vestimentaires de luxe – le lin, la soie mais surtout la dentelle – avec lequel il se lança dans les affaires à Anvers et qu’il maintint toujours à côté de ses activités d’impression et d’édition, pour survivre dans les moments de mauvaise conjoncture et lorsque les commandes baissaient.  

Devenu citoyen d’Anvers, officiellement enregistré, d’abord comme relieur, ensuite comme imprimeur, il ouvrit en 1555 sa propre officine qui prit très rapidement de l’ampleur. Le nombre de presses qu’il utilisait s’accrut continuellement. Au pic de ses activités, il en possédait plus d’une vingtaine, et son entreprise employait une soixantaine de personnes. Sandra Langereis consacre tout un chapitre à la description des techniques d’impression utilisées au XVIe siècle (les presses, les encres, les multiples polices de caractères de plusieurs alphabets, les poinçons et les matrices pour les fabriquer, les plaques en cuivre gravées pour les dessins et l’ornementation des pages), ainsi que du fonctionnement de l’imprimerie elle-même : les différents corps de métier auxquels il faisait appel (ouvriers chargés de la composition, relecteurs, correcteurs, traducteurs), l’art qu’il avait de se procurer les meilleurs papiers et les polices de caractères les plus élégantes, comme celles de Garamond, encore utilisée aujourd’hui et restée un modèle pour tous les caractères romains. Le rythme de production était très soutenu. L’impression d’une page prenait vingt secondes. À raison de douze ou treize heures quotidiennes, on pouvait atteindre 2500 pages par jour, chiffre qui retombait à 1000 lorsque des encres de couleur étaient également employées. Dans les périodes financièrement difficiles, les ouvriers devaient parfois attendre longtemps avant d’être payés. Plantin baptisa son imprimerie De Gulden Passer (« Le Compas d’Or »). Le logotype était un compas tenu par une main qui pouvait être celle de Dieu, accompagné de la devise « Labor et Constantia » (« Travail et Persévérance ») : le point central figurait la persévérance, le cercle le travail. 

Un des plus fameux exploits éditoriaux de Plantin, dont la réalisation prit plusieurs années, de 1568 à 1573, fut l’impression de l’ouvrage connu sous le nom de Bible polyglotte d’Anvers : une édition en latin, grec, hébreu, araméen et syriaque. L’ensemble comprend huit volumes. Le texte est généralement présenté en colonnes parallèles. Dans le sixième volume, le texte en hébreu est toutefois traduit ligne après ligne en latin, ce qui constitue une véritable prouesse typographique. Plantin pensait qu’un ouvrage de ce type était de nature à apaiser les esprits qui, en pleine guerre de religion, se déchiraient autour des versions de la Bible. Mais il obéissait aussi à d’autres motivations. Soupçonné de sympathies calvinistes, pour prouver sa loyauté envers le catholicisme il avait proposé à Philippe II d’Espagne, souverain des Pays-Bas, de commanditer l’entreprise. Le roi accepta, demanda qu’on imprime pour lui plusieurs exemplaires de luxe sur parchemin mais se révéla un très mauvais payeur. 

Le titre de la biographie de Sandra Langereis, De Woordenaar, qu’on pourrait traduire par « l’artisan des mots », fait référence à une autre contribution importante de Plantin. En 1562, il publia un dictionnaire quadrilingue latin, grec, français et néerlandais et, en 1573, un dictionnaire explicatif du néerlandais (titre français : Thresor du langage Bas-alman dict vulgairement Flameng). Plantin lui-même correspondait en français et en latin et ne maîtrisa jamais qu’imparfaitement le néerlandais. Mais ces deux ouvrages s’avérèrent déterminants dans l’histoire de cette langue, notamment parce que c’est sur eux que s’appuyèrent les rédacteurs de la Bible des États, qui joua dans la formation du néerlandais un rôle comparable à celui de la King James Bible pour l’anglais et la Bible de Luther pour l’allemand. Il ne s’agit là que de deux exemples particulièrement notables au sein d’une production extraordinairement abondante et variée. Des presses du Gulden Passer sortirent bien d’autres ouvrages prestigieux ou particulièrement complexes et délicats à fabriquer : 600 exemplaires de planches anatomiques de Vésale, l’atlas géographique d’Abraham Ortelius, des écrits du mathématicien Simon Stevin et de l’humaniste Juste Lipse, notamment. 

Dans l’Europe du XVIe siècle, imprimeur n’était pas un métier paisible et de tout repos. Les publications étaient soumises à la censure religieuse et politique et on risquait même sa vie : en 1545, Jacob van Liesvelt fut exécuté à Anvers pour avoir imprimé une version en néerlandais de la Bible de Luther. Plantin échappa toujours à ce sort grâce à sa prudence et son opportunisme. Durant les années où le duc d’Albe exerçait impitoyablement son pouvoir sur les 17 Provinces, il imprima l’index des livres interdits par l’Église, dans lequel figurait paradoxalement un livre sorti de ses propres presses. Mais il lui arriva aussi de travailler pour les calvinistes. Après le concile de Trente, ses affaires fleurirent parce qu’il s’était vu confier l’impression des missels, bréviaires et psautiers conformes aux nouvelles recommandations de l’Église catholique. 

Les conflits politico-religieux qui ravagèrent les Pays-Bas ne furent pourtant pas sans conséquences pour lui. À quatre reprises, il fit quasiment faillite : en 1562 après la persécution des hérétiques, en 1566 lors de la vague iconoclaste (il se transporta à Paris mais ses amis rachetèrent ses machines et il les leur racheta), en 1576 en conséquence de la « Furie espagnole », le sac d’Anvers par les troupes de Philippe II (il se replia sur Leyde), et en 1585 lors de la chute d’Anvers face aux mêmes soldats espagnols. Mais chaque fois il reconstitua ses ateliers et ce qui était devenu un véritable empire d’envergure mondiale : ses missels se retrouvaient en Amérique du Sud, sa Bible en hébreu à Fez, Marrakech et Alger, et un exemplaire de sa Bible polyglotte atteint même la Cité interdite de Pékin. En 1589, il mourait en bon chrétien après avoir confié par testament la gestion du Gulden Passer à un de ses gendres, Jan Moerentorff, dit Moretus. Restée dans les mains de la famille, l’entreprise poursuivit ses activités jusqu’à la fin du XIXsiècle. Ses anciens locaux sont aujourd’hui le Musée Plantin-Moretus où l’on peut notamment admirer, exceptionnellement bien conservées, des presses d’imprimerie vieilles de 400 ans, mises en service quelques années seulement après la mort de Christophe Plantin.

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