WP_Post Object
(
    [ID] => 105123
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:43
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43
    [post_content] => 

Alors que les romans de plage s’alignent sur les tables des librairies, c’est un cahier de vacances qui risque bien de rafler la mise cet été. Son titre ? Burn After Writing, littéralement « Brûler après avoir écrit ». Sorti le 4 mars en France, où son premier tirage à plus de 100 000 exemplaires s’est écoulé en moins de trois semaines, ce phénomène venu d’Angleterre invite à la réflexion – ainsi qu’à une certaine perplexité.
Résumons le concept : il s’agit d’une introspection guidée, une sorte de grand questionnaire de Proust étiré sur 160 pages. Ces dernières sont blanches, puisque c’est au lecteur de les noircir en répondant à des questions plus ou moins existentielles, parmi lesquelles « Quel est ton film préféré ? », « Qu’est-ce qui te rend triste ? » ou, plus directe : « Quelle personne as-tu le plus envie de frapper en pleine tête ? » Confronté à ces interrogations, le lecteur pourra cogiter en mâchonnant son crayon à papier, tandis que les éditeurs du monde entier se féliciteront de faire un tel carton avec si peu de phrases imprimées et des coûts de traduction aussi bas. Si nous passons outre la consternation qui nous guette, il faut bien admettre qu’il s’agit sans doute d’un sujet plus complexe qu’il n’y paraît.
D’abord, ce succès de librairie témoigne des mécanismes à l’œuvre aujourd’hui sur le marché du livre – il faudrait d’ailleurs plutôt parler de succès d’édition, puisque la majorité des ventes s’est faite en ligne, sur Amazon. Ensuite, le nombre astronomique d’exemplaires écoulés tranche avec sa réception dans les médias. Longtemps, aucune recension n’en a été faite, et il a fallu que le livre occupe pendant plusieurs semaines le podium des meilleures ventes pour que les journaux s’y intéressent – et finissent par tous parler en même temps du « livre dont personne ne parle ». De fait, ce carton commercial s’est appuyé sur un bouche-à-oreille un peu particulier, puisque c’est une jeune influenceuse britannique qui a soufflé à ses millions d’abonnés sur la plateforme TikTok de se procurer cet ouvrage « qui a changé [sa] vie ». C’était il y a deux ans, et, depuis, chaque nouveau tirage est l’occasion d’un raz-de-marée de publications sur le Web. En plus des vidéos, on ne compte plus les photos postées sur Instagram de la couverture rose layette du livre, savamment installée entre une bougie et deux pommes de pin. Car ce journal intime d’un nouveau genre est clairement destiné à un lectorat féminin. Pour reprendre les termes de son éditeur français, il s’adresse même à une jeune « femme hyperconnectée, qui saisit là l’occasion de prendre un peu de recul sur son existence ». Notons cependant qu’une déclinaison bleue vient de paraître afin d’élargir le public cible – signe que, en 2021, si le rose n’est toujours pas pour les garçons, ceux-ci ont désormais le droit d’avoir une vie intérieure.
Car c’est au fond de cela qu’il s’agit, et cet appétit des 15-30 ans pour un bête carnet à remplir mérite plus qu’un regard moqueur ou l’impression qu’on réinvente le fil à couper le beurre. Il ­témoigne des manques et des aspirations d’une génération ultraconnectée prise dans le brouhaha incessant des plateformes. Faut-il en déduire que ceux que l’on désigne à l’emporte-pièce comme des « milléniaux », qui ont grandi avec le Web 2.0 et dont le smartphone est une extension d’eux-mêmes sont pris d’un gros coup de ­fatigue ? Pour certains, la possibilité, d’abord grisante, de mettre en scène sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux s’est peu à peu transformée en injonction intériorisée pour exister. Bibe­ronnés aux likes et autres récompenses numériques comme autant de marques de validation, ils sont incités à travailler quotidiennement pour offrir au monde un récit convaincant de ce qu’ils sont. Or, il faut bien le dire, faire de son quotidien des moments partageables sur écran brillant, c’est épuisant. Quel meilleur refuge qu’une page blanche pour s’extraire du monde ? Ce rappel de la valeur de l’intime et ses coulisses est aussi simple que fondamental. Reste à savoir si cette leçon mérite réellement de débourser 12,90 €. 

Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).

[post_title] => Le marketing de l’intime [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-marketing-de-lintime [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105123 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104999
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:43
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43
    [post_content] => 

L’Américaine Sylvia Plath est la poétesse de langue anglaise la plus connue du xxe siècle. Dans les universités et le milieu littéraire, elle est admirée pour la puissance et l’originalité de ses poèmes, qui sont d’une grande maîtrise technique et constellés d’images mémorables. Dans la culture populaire, son statut est celui d’une sorte de Marilyn Monroe de la littérature. À la fois figure tragique et icône du féminisme, elle est l’objet d’un mythe tenace. Sylvia Plath s’est suicidée au gaz à Londres en 1963. Elle avait 30 ans et deux enfants en bas âge, elle venait de publier son unique roman, La Cloche de détresse, et d’écrire une série de poèmes qu’elle considérait comme ses meilleurs. Mais son mariage avec le poète anglais Ted Hughes semblait irrémédiablement détruit, et la dépression dont elle souffrait depuis la fin de son adolescence l’avait rattrapée. L’idée de suicide et de maladie mentale est inéluctablement asso­ciée à son nom. En ajoutant une nouvelle biographie à l’abondante littérature qui lui est consacrée, Heather Clark a voulu proposer d’elle un portrait débarrassé de la « rhétorique sensationnaliste et mélo­dramatique » qui l’entoure et rendre justice à ce qu’elle était vraiment : une artiste extrêmement disciplinée qui, à force de travail et d’acharnement, a produit une œuvre singulière.
En 1994, la journaliste Janet Malcolm a consacré un ouvrage entier aux controverses qui ont fait rage autour des biographies successives de Sylvia Plath1. Aujourd’hui, la plupart des protagonistes sont morts. Une version non expurgée des journaux de Plath – du moins ceux qui ont été conservés, puisque le dernier a été détruit par Ted Hughes – a paru, ainsi que deux épais volumes de correspondance. Heather Clark a pu les exploiter, en plus d’une grande quan­tité de matériel non publié. Le résultat est un récit très détaillé, quasiment au jour le jour, de la vie de Plath, qui montre la façon dont son talent s’est développé et offre un portrait riche et nuancé de sa personnalité.
Sylvia Plath est née et a grandi dans la banlieue de Boston. Elle a passé ses premières années sur la côte atlantique et gardera toute sa vie le souvenir enchanté de l’océan. Son père était un homme austère. Immigré d’origine allemande, professeur de biologie à l’Université de Harvard, c’était un entomologiste spécialisé dans l’étude des bourdons. Sa mort précoce fut pour Sylvia, qui n’avait alors que 8 ans, un choc auquel elle réagit avec stoïcisme. Dans la formation de son caractère, ses rapports compliqués avec sa mère ont joué un rôle déterminant. Aurelia Plath, qui était une femme lettrée, avait sacrifié son avenir professionnel à la carrière de son mari. Devenue veuve, elle se mit à enseigner, reportant sur sa fille ses ­ambitions littéraires. Pour Sylvia, qui avait avec elle une relation intense, sa mère fut toute sa vie une confidente et un modèle, mais aussi une présence étouffante et un repoussoir en raison de son conformisme moral et social.
Sylvia Plath était une enfant exceptionnellement brillante, douée pour le dessin et la littérature. Avant même d’avoir ­atteint l’adolescence, elle maîtrisait parfaitement la prosodie, la métrique et les règles de composition des différentes formes poétiques. Neuf mois après le décès de son père, elle publiait son premier poème dans un journal de Boston. De nombreux autres suivront, ainsi que des textes en prose, qu’elle essayait de placer dans la presse locale, notamment pour s’assurer une source personnelle de revenus (la famille n’était pas riche). Dans certaines de ses œuvres de jeunesse apparaît déjà l’imagerie gothique qui caractérisera souvent ses poèmes de maturité : la lune glaciale, la lumière ténue du soir, les arbres noirs et menaçants, les ciels chargés et le froid de l’hiver. Grâce à un professeur de collège qu’elle admirait, elle découvrit Tolstoï et Dostoïevski, Thomas Hardy et Joseph Conrad, ainsi que D. H. Lawrence et Virginia Woolf, qui demeurèrent ses plus puissantes sources d’inspiration. C’était par ailleurs une jeune fille sociable, qui accordait une grande importance aux amitiés et aux flirts. Elle était aussi terriblement ambitieuse, passionnée et perfectionniste, volontiers jalouse du succès des autres et incapable de ­supporter l’échec.
En 1950, elle entra au Smith College, établissement faisant partie d’un réseau d’universités pour jeunes filles conçu comme l’équivalent de la prestigieuse Ivy League. Dans l’Amérique des années 1950, le destin d’une femme était encore largement perçu comme limité à la vie domestique. Toute son existence, Sylvia Plath luttera contre le préjugé voulant que seuls les hommes puissent vivre de leur plume. Elle avait toutefois des mots cruels pour les femmes qui ne se souciaient que de leur carrière, les femmes « stériles » qui n’ont pas d’enfants ou choisissent d’avorter, et, pour elle, le mariage était sacré. À l’intersection du modèle traditionnel, des idées nouvelles et de ses ambitions personnelles, elle voulait s’accomplir pleinement sur tous les plans à la fois : comme artiste, femme, épouse, mère. « J’aime mes enfants, écrira-t-elle plus tard, mais je veux vivre ma propre vie. Je veux écrire des livres, voir des gens, voyager […]. J’ai eu un terrible plaisir sensuel à être enceinte et à allaiter. Mais, je dois dire, j’ai aussi plaisir à être légère et mince, et à baiser. »
En 1953, à la suite du rejet de sa candidature à l’école d’été de Harvard, elle traversa un premier épisode dépressif. Traitée par électrochocs, à la manière brutale dont on les administrait à l’époque, elle fit une tentative de suicide, avalant une grande quantité de somnifères avant de se cacher dans la cave de la maison ­maternelle. Internée à l’hôpital McLean de Boston, elle y fut prise en charge par une jeune psychiatre, le Dr Beuscher. Ni la psychothérapie d’inspiration psychanalytique qu’elle entama avec elle, ni les injections d’insuline ne donnant les résultats escomptés, le Dr Beuscher prescrivit une nouvelle série d’électrochocs. L’expérience la traumatisa pour le restant de ses jours, sans l’empêcher de rester liée toute sa vie avec cette psychiatre, qu’elle admirait. Son séjour à McLean est raconté dans La Cloche de détresse, qui est autant un roman de critique sociale sur l’univers de la psychiatrie que le récit d’une dépression. Après six mois d’internement à l’hôpital, elle ­retourna au Smith College, d’où elle sortit ­diplômée en 1955 avec la mention summa cum laude. Le sujet de sa thèse était le thème du double chez Dos­toïevski. Peu de temps après, elle obtenait une bourse Fulbright pour l’Université de Cambridge, en Angleterre, où elle allait rencontrer Ted Hughes.
Doté d’un physique puissant, avec une allure sauvage souvent comparée à celle du Heathcliff des Hauts de Hurlevent, Ted Hughes exerçait un effet magnétique sur tous ceux qui croisaient sa route, en particulier les femmes. Entre lui et Sylvia Plath, l’attraction fut immédiate. « Grand, sombre, beau, le seul suffisamment immense pour moi », écrivait-elle, avec « une voix comme le tonnerre de Dieu ». Poète anglais renommé, Ted Hughes était l’incarnation de l’homme de ses rêves : une figure superlativement masculine qui était en même temps un grand écrivain.
Toujours impeccablement habillée, obsédée par l’hygiène, aimant plaire et avide de contacts sociaux, Sylvia Plath avait les manières d’une jeune femme de la classe moyenne de la côte est des États-Unis. Issu d’un milieu pauvre et ­rural, amateur de pêche et de chasse, passionné par le monde animal, peu sensible à son ­apparence, Ted Hughes préférait la solitude dans la nature aux paillettes de la vie mondaine. Rapidement mariés, ils vécurent plusieurs années d’entente totale : physique, intellectuelle, émotionnelle, artistique. Ted Hughes réussit à intéresser sa femme aux signes, à l’astrologie, à l’occulte, à l’hypnose et au spiritisme – croyances et pratiques qui jouaient un rôle considérable dans sa vie. Mais ce qui les unissait fondamentalement, c’était la passion pour la littérature. Avec toutefois une nuance importante, relevée par leur ami commun Lucas Myers : « Ted et Sylvia […] étaient résolus à mettre en mots ce qu’il y avait de meilleur en eux, mais […] de manière assez différente. Sylvia voulait que ses mots soient lus, Ted qu’ils existent. » De fait, rien n’exaltait davantage Sylvia Plath que de voir un de ses textes, en prose ou en vers, paraître dans The Atlantic, Harper’s Magazine ou The New Yorker.
Un an après leur mariage, Ted ­Hughes et Sylvia Plath partaient pour les États-Unis. Ils y restèrent trois ans. Deux épisodes y jouèrent un rôle décisif dans l’évolution artistique de Sylvia. Jusque-là, ses modèles avaient été les poètes modernistes : W. B. Yeats, T. S. Eliot, W. H. Auden, Dylan Thomas, Wallace Stevens et Marianne Moore. À l’occasion d’un séjour de quatre mois dans la « colonie d’artistes » de Yaddo, dans l’État de New York, elle découvrit les poèmes expérimentaux et introspectifs de Theodore Roethke. À Boston, elle fit la connaissance de Robert Lowell et d’Anne Sexton, avec laquelle elle se lia et parlait souvent du suicide2. Comme Roethke et Sylvia elle-même, Lowell et Sexton avaient connu la dépression et l’hôpital psychiatrique, qu’ils évoquaient dans leur œuvre. Dans un entretien radio­phonique accordé en 1962, Sylvia Plath indiquera avoir été influencée par la façon dont ces poètes exploraient des sujets « singuliers, tabous ».
De retour en Angleterre, le couple s’établit à Londres, où Sylvia accoucha bientôt de leur fille Frieda. Deux ans après naissait leur fils Nicholas. La jeune mère profitait de toutes ses heures libres, notamment celles qui précédaient l’aube, pour se consacrer à sa poésie. En 1960 paraissait son recueil de poèmes The Colossus, le seul qui serait publié de son vivant. Sous des dehors encore très sages, son univers fantasmatique et surréaliste y prenait forme. À l’initiative de Ted, ils s’installèrent dans le Devon, un comté du sud-ouest de l’Angleterre. Rétrospectivement, Hughes considérera ce déménagement comme le commencement de la fin de leur ­mariage. De fait, si vivre à la campagne était pour lui un rêve, la vie intellectuelle et ­sociale londonienne manquait cruellement à Sylvia.
En réalité, des tensions se manifestaient dans le couple depuis longtemps. Aux États-Unis, plusieurs disputes violentes avaient éclaté. Des forces fatales étaient à l’œuvre, que Heather Clark décrit ainsi : « Durant les premières ­années de leur mariage, Plath et Hughes se soutenaient mutuellement dans leur travail d’écriture et leur ambition, mais, à la fin, tous les deux en vinrent à regretter le temps consacré à l’autre. Plath était furieuse d’avoir perdu tellement d’heures à faire progresser la carrière de Hughes […]. Hughes se plaignait d’avoir trop longtemps supporté ce qu’il appelait la “détresse” de Plath et ses “humeurs ­tempétueuses”. »

L’élément déclencheur de leur rupture fut la découverte, par Sylvia, de la liaison entamée par Ted Hughes avec une femme mariée de leur connaissance, Assia Wevill. Ce n’est pas le fruit du ­hasard si cet adultère se produisit précisément à ce moment-là. La poésie de Sylvia n’avait cessé de s’améliorer, mais c’est Ted qui connaissait la notoriété. La célébrité vint lui fournir des occasions d’aventures professionnelles et sentimentales au moment où il avait l’impression que sa femme voulait l’enfermer dans une vie casanière.
Le couple se sépara. Dans une série de lettres poignantes au Dr Beuscher, Plath laisse éclater sa rage, sa tristesse, son désespoir : « Ted me ment, il ment tout le temps, il est devenu quelqu’un de petit » ; « Ted est unique […]. Le sexe est pour moi tellement lié à mon admiration pour l’intelligence, la puissance et la beauté masculines qu’il est simplement le seul homme dont j’aie envie. » Parfois, aussi, elle exprime un sentiment de libération : « Vivre séparée de Ted est merveilleux – Je ne suis plus dans son ombre. »
Après être restée seule dans le Devon, Sylvia Plath s’installa à Londres, dans une maison qu’avait occupée Yeats, ce qu’elle voyait comme un heureux présage. Elle n’avait pas tort, au moins s’agissant de son art. En dépit ou à cause du désarroi émotionnel qui l’accablait, elle produisit en quelques mois, à un rythme stupéfiant, la quarantaine de poèmes qui lui garantissent une place dans les anthologies. Le premier témoin de cette explosion de créativité fut Al Alvarez, poète et personnalité très influente dans le milieu littéraire londonien, avec qui elle et Ted Hughes étaient liés. Dans un essai sur le suicide3. Alvarez, qui avait lui-même voulu mettre fin à ses jours, évoquera plus tard en détail les dernières semaines de la vie de Sylvia Plath, avec ce que Hughes dénoncera comme un coupable manque de tact et de discrétion.
Son état psychologique se dégradant, le 11 février 1963, à l’aube, après avoir calfeutré la chambre de ses enfants pour les mettre à l’abri des émanations, ­Sylvia Plath ouvrait le gaz de sa cuisinière. Ce jour-là, elle aurait dû être admise à l’hôpital psychiatrique pour quelques jours de repos. Le souvenir des électrochocs subis durant sa jeunesse, la peur et ­l’humiliation de se retrouver aux mains de médecins, la crainte également, suggère Clark, de faire du mal à ses enfants semblent avoir joué un rôle dans sa décision. Peut-être aussi faut-il incriminer les antidépresseurs qui venaient de lui être prescrits, dont les effets ne semblent pas avoir été maîtrisés. Au bout du compte, il est vain de chercher à démêler les causes. Comme le résume avec une brutale simplicité Diane Middlebrook dans sa biographie du couple4, « la dépression a tué Sylvia Plath ».
Longtemps, Ted Hughes refusera de s’exprimer au sujet de sa vie avec Sylvia et des circonstances de sa mort, qu’il a été accusé d’avoir provoquée5. (À trois reprises, son nom fut effacé de la tombe de son épouse.) Quelques mois avant son propre décès, en 1998, il rendra ­publique sa version des faits dans ­Birthday Letters, recueil de poèmes écrits tout au long de sa vie. Avant cela, il s’était employé à faire paraître les textes inédits de ­Sylvia, à commencer par les poèmes de ses derniers mois, réunis sous le titre Ariel.
Sans rien perdre de la virtuosité technique qui caractérise ses œuvres de jeunesse, Sylvia Plath s’y affranchit de certaines contraintes, gardant le principe de la division en strophes mais abandonnant souvent la rime. L’impression produite par ces textes tient à la force des images qu’ils contiennent, « images de torture, de meurtre, de génocide, de guerre, de suicide, de maladie, de revanche et de fureur, mais aussi de résistance, de renaissance et de triomphe », résume Heather Clark. Dans « Daddy », son poème le plus célèbre, dans lequel elle s’en prend avec violence à la figure paternelle (son père allemand, mais aussi, en filigrane, Ted Hughes), référence est faite au nazisme et à l’Holocauste. Alors que le critique George Steiner hissait « Daddy » au rang de « Guernica de la poésie moderne », l’allusion historique a été jugée inacceptable par d’autres intellectuels juifs comme Irving Howe, Leon Wieseltier ou Adam Kirsch.
Il faut garder à l’esprit l’impact que les affaires du monde avaient sur l’imagination de Sylvia Plath. La Cloche de détresse s’ouvre sur l’évocation de l’exécution des époux Rosenberg, soupçonnés d’espionnage au profit de l’Union soviétique. Et la similitude entre la chaise électrique et les électrochocs subis par la narratrice est un thème implicite du roman. Sylvia Plath était démocrate et pacifiste. L’atmosphère politique aux États-Unis durant les années 1950 – le souvenir frais de l’extermination des juifs, la croisade anticommuniste du sénateur ­McCarthy, la guerre froide, la menace nucléaire – l’affectait intensément.
À ses yeux, la poésie n’avait pas vocation à devenir « une sorte de purge ou d’excrétion publique thérapeutique ». Le poète, disait-elle, « doit être capable de contrôler et manier les expériences, même les plus terribles, comme la folie […]. Il faut savoir manier ces expériences l’esprit avisé et avec intelligence. » Si expressifs qu’ils soient, les textes réunis dans Ariel sont construits avec un art sophistiqué et émaillés de références implicites à la mythologie et la littérature. Pleins de symboles, ils tirent leur étrange pouvoir, écrit Adam Kirsch, de « l’habileté avec laquelle ils transforment l’expérience la plus intime de telle sorte qu’on ne la reconnaît presque pas »6.
Une de leurs caractéristiques est la présence de nombreuses allitérations. Plath a affirmé avoir écrit les textes d’Ariel en les récitant à voix haute. Elizabeth Hardwick témoignera de son saisissement à l’écoute, dans un enregistrement de la BBC, de sa voix dure aux intonations envoûtantes scandant ses poèmes avec une diction anglaise parfaite (son accent était un mélange de ceux de Boston et d’Oxford)7.
La vie de Sylvia Plath fut très courte, mais son œuvre est considérable : plusieurs centaines de poèmes, des dizaines d’articles de critique littéraire, de nouvelles et d’histoires pour enfants. Elle avait un caractère porté à l’excès et n’était assurément pas facile à vivre au quotidien. Elle était égocentrique, et sa propension à la dramatisation est évidente. À la lecture de son journal, de sa correspondance et du livre de Heather Clark, on est surtout frappé par son intelligence, sa lucidité à l’égard d’elle-même, son courage et l’exceptionnelle opiniâtreté dont elle a fait preuve toute sa vie pour développer son art et son talent sans abandonner ses autres rêves d’accomplissement. Pour ceux qui ont d’elle une vision romantique, c’est sa fascination poétique pour la mort qui l’a menée au suicide. On est tenté de penser le contraire : c’est son engagement envers la littérature qui l’a aidée à dompter ses démons, jusqu’au moment fatal où ceux-ci ont eu raison d’elle. 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

[post_title] => Anges et démons de Sylvia Plath [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => anges-et-demons-de-sylvia-plath [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 10:15:38 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 10:15:38 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104999 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 1 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104664
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_content] => 

La bêtise, par sa capacité de résistance et la facilité avec laquelle elle se reproduit, s’apparente à un virus.

Un système social est influencé par nos croyances à son sujet.

Il est inconcevable de voir deux chimpanzés portant ensemble une branche d’arbre.

Le bon sens aurait voulu que Napoléon n’aille pas à Waterloo.

Aucune guerre faite avec les mauvais alliés contre les mauvais ennemis ne peut aboutir à la victoire.

Napoléon a réveillé le nationalisme allemand.

On a recensé plus de 400 chansons anglaises pour moquer « Old Boney »

Le Napoléon de Jacques Bainville (1931) reste la biographie la plus intelligente et percutante.

L’homme moyen a un sein et un testicule.

Beaucoup de chercheurs ne manient pas l’incertitude avec suffisamment de précautions.

Le patron de Netflix prend au moins six semaines de congés par an et le fait savoir.

Un conflit d’intérêts peut être psychologique.

La corrida n’est pas cruelle et garantit la survie d’une espèce unique.

Le premier compositeur jamais recensé est une femme.

Les modèles des climatologues ne s’accordent même pas sur le niveau de la température moyenne.

La plupart des névroses dont parle Freud ont fait leur apparition après Freud.

Ce ne sont pas les réponses que nous trouvons qui nous grandissent, mais les questions que nous posons.

[post_title] => 17 faits & idées à glaner dans ce numéro [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => 17-faits-idees-a-glaner-dans-ce-numero [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:42 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104664 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 105237
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_content] => 

« Cornu parce que copian, me dit-elle. Je le trompe avec toi parce que son optimisme confine à l’obscénité. Avec toi, au moins, je sais que l’humanité n’a plus de carte à jouer. Je le trompe mais je ne me trompe pas. Basta, les cornucopians ! »

D. P.

Cornucopian est un nom anglais désignant un intellectuel pour qui le progrès technologique assurera à coup sûr la poursuite du progrès matériel de l’humanité.

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :
Existe-t-il dans une langue un mot désignant la vacuité de l’existence ?

Écrivez à

[post_title] => Cornucopian [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => cornucopian [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:42 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105237 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 105270
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_content] => 

«Corse de nation et de caractère, il ira loin, si les circonstances le favorisent », note un de ses maîtres à l’École militaire de Brienne, en Champagne, où le petit Buonaparte fut pensionnaire de 10 à 14 ans. Nommé premier lieutenant à Valence en 1791, il y rejoint le club des Jacobins et concourt au prix annuel de l’Académie de Lyon sur cette question : « Quels sont les sentiments qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? » Contrairement à celui de Jean-Jacques Rousseau en 1750, son « discours » est classé bon dernier. Mais, deux ans plus tard, tout juste promu chef de bataillon, il fait merveille au siège de Toulon en dirigeant l’artillerie contre les Anglais. Il n’est pas encore en piste pour autant. La chute de Robespierre lui vaut de la prison ; il ne parvient pas à trouver un commandement militaire à sa dimension et envisage même de proposer ses services à la Turquie. Il en est là quand Barras fait appel à lui pour protéger la Convention, menacée par une insurrection royaliste. C’est à ce moment précis, le 5 octobre 1795, qu’est mise à feu la fusée à étages du « général Vendémiaire ». Quatre ans plus tard, après une époustouflante campagne d’Italie et une stupéfiante incursion en Égypte, le voilà Premier consul et maître du pays. Un parcours proprement fulgurant, dont on comprend rétrospectivement qu’il est pensé sur deux axes : prendre l’avantage sur le plan militaire et réorganiser la France.
À 26 ans, parti en Italie deux jours après son mariage avec une Créole de cinq ans plus âgée et mère de deux enfants, il contraint tour à tour le roi de Sardaigne, les ducs de Parme et de Modène et le pape Pie VI à signer un armistice ; Nice et la Savoie sont officiellement annexées. L’année suivante, l’Autriche doit capituler, cédant les Pays-Bas jusqu’au Rhin et la Lombardie. Des républiques sont proclamées en Italie. Aux yeux des Français, la paix est enfin restaurée. Mais la perfide Albion est toujours là, et Bonaparte part en Égypte pour tenter de l’asphyxier en lui coupant la route de l’Inde. Il arrive avec une cargaison de savants et le projet d’y exporter les institutions républicaines, tout en respectant le Coran. C’est là qu’il connaît ses premiers échecs. Échec politique, car les Égyptiens lui résistent. Échec militaire, car les Anglais lui barrent la route à Saint-Jean-d’Acre. Mais, en Europe, la coalition monarchiste a repris du poil de la bête et Sieyès cherche un « sabre ». Voyant que la poire est mûre, Bonaparte se dit que ce sera lui. Sur le chemin du retour, il manque de se faire intercepter par deux frégates anglaises.
Premier consul, il vient de fêter ses 30 ans. Dans la foulée, tout en assurant les victoires permettant de repousser la Coalition, il institue le Conseil d’État, la Banque de France, les préfets, les lycées, boucle le Code civil et fait signer un concordat au pape Pie VII, qui garantit la liberté de culte et réconcilie l’Église avec la Révolution.
Dans la préface du Coran qu’il avait emporté en Égypte, rédigée par un certain Claude-Étienne Savary, Bonaparte avait pu lire, à propos de Mahomet, qu’il était « un de ces hommes extraordinaires qui, nés avec des talents supérieurs, paraissent de loin en loin sur la scène du monde pour en changer la face et pour enchaîner les mortels à leur char ». De nos jours, parler d’hommes extraordinaires et de génies solitaires est passé de mode. Comme le montre notre dossier, il se trouve même des historiens pour affirmer que Napoléon était, somme toute, un « homme ordinaire ». Après les quelque 200 000 livres pondus à son sujet, on semble à court d’idées nouvelles. 

[post_title] => Bonaparte à 30 ans [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => bonaparte-a-30-ans [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:42 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105270 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104747
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:42
    [post_content] => 

La version anglaise de Wikipédia le constate sobrement : Napoléon Bonaparte « reste l’une des figures politiques les plus célèbres et controversées de l’histoire de l’humanité. » Deux siècles après sa mort, et malgré les centaines de milliers de livres qui lui ont été consacrés (200 000, 300 000 ? s’interroge Douglas Johnson p. 36 de ce dossier), aucun véritable consensus ne se dégage, pas d’apaisement en vue : les actions du petit Corse à la trajectoire fulgurante – lequel, soit dit en passant, n’était pas si petit qu’on a voulu le faire croire (lire p. 22) – continuent d’embraser l’esprit des exégètes. Voilà tout de même un homme qui a pu être comparé aussi bien à Jésus qu’à Hitler. Qui d’autre pourrait prétendre à pareil grand écart dans l’interprétation de sa vie ?
Ce dossier reflète l’état encore incan­descent des études napoléoniennes. Il donne la parole aux admirateurs de l’Empereur comme à ses détracteurs, avec peut-être une petite préférence pour ces derniers, qu’on a moins l’habitude de lire dans les journaux français. Surtout, il tente de décentrer le débat, de le sortir des problématiques trop strictement hexagonales, en croisant les regards extérieurs : celui d’un grand stratège et géopoliticien comme Edward Luttwak (ci-contre), qui exprime bien le point de vue des irréductibles adversaires anglais, ou encore celui des Allemands, à la fois victimes et, à long terme, principaux bénéficiaires des bouleversements de la période (p. 27). Au-delà de toutes les polémiques, une certitude semble se déga­ger : en dépit de son génie, et peut-être même à cause de lui, Napoléon n’avait aucune chance de l’emporter (p. 41). 

B.T.

Dans ce dossier :

Chiens, chats et écureuils contre la grosse bête, Edward Luttwak (The New York Review of Books)

Petit et mégalo, vraiment ?, Thomas Schuler (Der Spiegel)

Un mythe allemand ?, Baptiste Touverey

Une fascination imméritée, Ferdinand Mount (The New York Review of Books)

Une passion anglaise, Jean-Louis De Montesquiou

En finir avec les légendes, Douglas Johnson (The London Review of Books)

Tel Hannibal, un grand perdant de l’Histoire, Baptiste Touverey

[post_title] => Napoléon pouvait-il réussir ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => napoleon-pouvait-il-reussir [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:42 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104747 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104881
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-06-25 07:35:36
    [post_date_gmt] => 2021-06-25 07:35:36
    [post_content] => 

Il semble difficile d’écrire un livre sur Napoléon sans s’en excuser. Alistair Horne évoque les 300 000 livres qui lui ont déjà été consacrés, chiffre qu’Edward Whitcomb nuance de façon substantielle (et bienvenue) en parlant seulement de quelque 200 000 volumes. David Chandler explique que depuis qu’il a écrit son excellent essai sur les campagnes de Napoléon, il y a dix ans, il est inondé de demandes d’informations complémentaires émanant des personnes les plus diverses – toutes, selon ses termes, « saisies par la gamme impressionnante des qualités et des ­talents de Napoléon ». À l’inverse, ­Simon Schwarzfuchs, dans son étude plus spécialisée sur Napoléon et les juifs, fait état d’un changement dans la réputation de Napoléon, laquelle se serait dégradée parmi les historiens1.
Cette modestie affichée par ceux qui écrivent sur l’empereur français n’est peut-être pas anodine. On ne s’attend pas à ce qu’un auteur s’excuse lorsqu’il entreprend de raconter une épopée roman­tique dont le héros connaît une ascension fulgurante, puis la défaite, l’exil, la solitude et une mort précoce. Un biographe comme Emil Ludwig s’était délecté de la symétrie d’une vie qui a débuté sur une petite île, s’est dilatée à travers tout le continent européen puis s’est achevée sur une autre petite île

2. Aucun auteur n’hésite, normalement, quand il s’agit de relater les drames et les gloires des batailles passées, même lorsque le sujet a perdu de son glamour et que l’on considère la guerre comme une triste litanie de marches, d’attentes, de froid, de faim et de mort. La difficulté consiste seulement à décider quel avatar de Napoléon est le plus intéressant à décrire. Est-ce le jeune général des campagnes d’Italie ? Le Premier consul qui dota la France d’institutions d’une longévité inattendue ? Est-ce l’empereur tout-puissant qui rencontra le tsar à Tilsit ? Ou bien l’empereur humilié qui abdiqua en 1814, passa sa garde en revue à Fontainebleau, « [leva] sa tente qui couvrait le monde », selon le mot de Chateaubriand, et partit s’exiler sur l’île d’Elbe ? Puis il y eut l’aventure des Cent-Jours et ce que Michelet appela « les tréteaux si haut placés » de Sainte-Hélène. Aucun auteur ne devrait être gêné d’avoir à choisir un épisode de cette saga si riche, non ?
Puisque les historiens ne dédaignent plus aujourd’hui les anecdotes du passé et croient que c’est à travers elles qu’ils peuvent atteindre une compréhension plus profonde de l’Histoire, ils devraient s’intéresser à Napoléon : ne connaissons-nous pas plus de détails sur sa vie quotidienne que sur celle de quiconque ? Nous savons ce qu’il aimait manger, quand et comment ; nous connaissons ses rêves et ses superstitions, comment il se comportait quand il était en colère, quel genre de compliments étaient susceptibles de le flatter, ce qu’il jouait au piano avec un seul doigt. Et nous pourrions aussi brosser un nouveau portrait de Napoléon en demandant aux linguistes d’étudier cet homme qui gouvernait en parlant et en dictant afin d’échapper à la tyrannie de l’écrit, qui se délectait de la liberté et de la magie de la parole.
Il nous faut donc expliquer la timidité avec laquelle les historiens abordent ce sujet, et il se pourrait bien qu’il y ait des raisons à leur réticence affichée. Parmi elles, il y a sans doute le fait que les années 1970 nous ont fait renouer avec ce type de crises dont l’ampleur est telle qu’elles ne se laissent ni résoudre ni comprendre par un unique individu. Il est de plus en plus difficile d’envisager le passé à travers un seul homme, si considérable qu’ait été son énergie ou sa perspicacité. Une autre raison pourrait être que, si Napoléon a pu autrefois être considéré comme un personnage grandiose et imposant – ne rêvait-il pas de lever une armée arabe, d’être sacré empereur d’Orient et de revenir à Paris en passant par Constantinople ? –, son histoire et celle de son empire semblent aujourd’hui presque clochemerlesques. Un jeune homme issu d’une famille pauvre de Corse s’empare du pouvoir, ses armées envahissent les régions voisines et il place ses frères et ses beaux-frères sur le trône des territoires conquis ; les bourgeois de Rouen l’applaudissent sur la place de la Bourse, Mgr de Rohan cherche à devenir aumônier de la Cour impériale et la duchesse de La Rochefoucauld devient la première dame d’honneur de l’impératrice Joséphine (née Rose Tascher). Mais, très vite, tout s’effondre. Ce ne sont là que quelques années dans l’histoire de la France et de l’Europe, quand bien même Napoléon a livré 60 batailles3 et vécu avec une grande intensité. Étrangement, il en avait conscience, et si, à Sainte-Hélène, il a pu s’exclamer : « Quel roman que ma vie ! », il a dit aussi : « Que de peine à prendre pour avoir seulement une demi-­page dans l’histoire universelle ! »
Il se pourrait aussi que ces différents auteurs, au moment d’entamer l’écriture de leur livre sur Napoléon, aient été impressionnés, non par tout ce que l’on sait déjà de lui et donc par la difficulté de trouver quelque chose de nouveau à dire, mais plutôt par le fait que l’on en sache si peu, à la fois sur l’homme et sur la période de son règne. Il est déconcertant de penser que tant de livres (qu’il y en ait eu 200 000 ou 300 000) ont été consacrés à ce sujet et que tant de choses essentielles ont été négligées. Pour Alistair Horne, dont l’ouvrage richement illustré mérite une large audience, on ne s’est pas suffisamment penché sur ce paradoxe qui veut que Napoléon ait été à la fois un stratège militaire de génie et un homme dépourvu de tact politique et diplomatique. Pour Edward Whitcomb, trop peu de travaux ont été consacrés à l’histoire politique et administrative de la période napoléonienne, ainsi qu’aux institutions diplomatiques. David Chandler, bien que conscient de l’ombre écrasante de Napoléon qui plane sur ses pages, entend faire la lumière sur l’expérience individuelle des officiers qui ont vécu les batailles de l’intérieur. Simon Schwarzfuchs, lui, examine de façon inédite la manière dont Napoléon a tenté de changer le quotidien et les institutions religieuses des juifs français. Jeanne A. Ojala a exploité d’importantes archives familiales afin de découvrir les raisons qui ont poussé Auguste de Colbert, un officier de cavalerie, à rejoindre les rangs de Napoléon et de dépeindre l’enthousiasme et la lassitude de ceux qui ont participé à ses campagnes. (C’est d’autant plus intéressant que Colbert ne fait pas l’objet d’une entrée dans le dictionnaire de David Chandler.)

Ce qui ressort de l’analyse des batailles, c’est leur insignifiance intrinsèque. Ulm et Austerlitz, étudiées en détail par Alistair Horne, furent évidemment de grandes victoires. Napoléon avait de quoi jubiler : après avoir quitté Boulogne, son armée prit le contrôle de l’Europe en quelques semaines ; en trois mois, il avait anéanti la machine militaire la plus dangereuse jamais dirigée contre la France et sérieusement ébranlé les gouvernements autrichien, russe, prussien et britannique. Mais les rues de Paris avaient beau fourmiller de garçons de courses distribuant des tracts de propagande qui vantaient la grandeur de l’Empereur, et les notables obséquieux de la ville se préparer (comme toujours) à ériger des monuments à la gloire de leur chef, tout cela ne pouvait dissimuler la précarité de la situation. Avec des « si », on mettrait Paris en bouteille, mais reconnaissons toutefois que la liste des « si » dressée par Alistair Horne est très impressionnante. Napoléon faillit être capturé ou abattu à plusieurs reprises ; il y eut des erreurs notables dans les plans de bataille et la poursuite de l’ennemi ; bien souvent, les soi-disant coalisés furent désunis, mal informés des mouvements des uns et des autres, incapables de mettre en œuvre une stratégie concertée et orga­nisée, et donc promis à la défaite en dépit de leur supériorité sur le papier. En fin de compte, la marge de manœuvre de Napoléon était très faible.
Il prit des risques parce qu’il y était obligé. Si l’ennemi refusait de livrer bataille, il était perdu ; si la bataille était indécise, il était également perdu ; il n’avait donc d’autre choix que de rechercher un affrontement décisif qu’il gagnerait ou perdrait. Il ne s’intéressait guère à la tactique, et sa stratégie était sommaire. Hormis sa capacité à déplacer rapidement ses troupes – « Napoléon gagne ses batailles avec les jambes de ses soldats », avait-on coutume de dire –, il n’avait que deux stratégies. Il employait la première lorsque ses forces étaient inférieures à celles de l’ennemi : il s’arrangeait pour diviser les armées adverses et en affronter ensuite chaque partie l’une après l’autre, en bénéficiant à chaque fois de la supériorité numérique. Sa seconde stratégie lui servait lorsqu’il disposait de forces plus nombreuses : il encerclait alors l’ennemi, coupait ses lignes de communication et le contraignait à livrer bataille dans une position qu’il avait soigneusement choisie. De toute évidence, ces stratagèmes ne pouvaient pas suffire. Les coalisés apprirent rapidement comment les contrer, soit en refusant carrément de livrer bataille, soit en se repliant. À Sainte-Hélène, Napoléon se vantait de n’avoir, au cours de sa longue carrière, rien appris qu’il ne sût déjà au moment de sa première bataille. Et pour cause : c’était un général prévisible.

Et une fois la victoire remportée ? Invariablement, il apprenait l’effondrement économique de la France, la montée du mécontentement à Paris, le blocus et les victoires navales des Britanniques. Invariablement aussi, on le pressait de faire la paix et de se concilier au moins un de ses ennemis par une offre généreuse. Mais ses victoires le grisaient : une bataille comme celle d’Austerlitz lui donnait l’impression de régner en maître sur le cours des choses. Rien ne pouvait arrêter l’extension de l’Empire. Il continuerait à s’agrandir jusqu’à ce qu’il soit balayé. Napoléon ne pouvait rester à Paris assez longtemps pour célébrer la dernière victoire en date : la campagne suivante l’appelait déjà ; il repartait aussitôt. Ses parlementaires (qui n’en avaient que le nom) étaient convoqués à Paris et obligés d’y demeurer (à leurs frais) jusqu’à ce que l’Empereur revienne de ses guerres et de ses voyages, ce qui empêchait toute possibilité de réforme ou de progrès. Les victoires militaires ne réglaient rien et ne faisaient qu’engendrer d’autres batailles. « Tous les empires ont un terme », fit-il remarquer au général autrichien Mack, venu lui présenter sa reddition après la bataille d’Ulm. Mais savait-il seulement qu’il parlait du sien ?
Si Napoléon n’était pas, sur le champ de bataille, le joueur invétéré qu’on a parfois prétendu, il n’était pas non plus un autocrate irresponsable comme d’innombrables anecdotes le suggèrent. Edward Whitcomb montre comment Napoléon a contribué à créer une bureaucratie efficace qui n’a cessé de s’améliorer. On dit souvent que Napoléon a mis fin à la confusion et au chaos de la Révolution, mais cette affirmation est rarement étayée. Whitcomb, lui, entre dans les détails : son livre explique de quelle façon Napoléon a instauré la stabilité du personnel sans ­laquelle le ministère des Affaires étrangères ne pouvait fonctionner correctement. Malgré les bouleversements induits par les guerres incessantes, le renouvellement des effectifs suivit globalement un rythme normal. On établit des procédures qui furent respectées ; les fonctionnaires furent formés, et toutes les branches des différents services se professionnalisèrent.
Est-ce à dire qu’il faut abandonner un autre cliché très populaire lorsque l’on parle de l’Empire, celui de la « carrière ouverte aux talents » ? Si l’on entend par là que le plus humble des Français pouvait se hisser au sommet de l’échelle sociale grâce à ses seules capacités, cela n’a probablement jamais été vrai, sauf à l’époque où les guerres révolutionnaires catapultèrent de jeunes et brillants soldats aux postes de commandement (beaucoup, comme on le voit bien dans le dictionnaire, ont été injustement oubliés – Suchet en est un bon exemple). Mais si l’on entend par « carrière ouverte aux talents » la possibilité pour de jeunes gens d’être formés et, s’ils se révélaient compétents, de gravir progressivement les échelons, alors, oui, une telle chose était clairement possible sous l’Empire. Mais les heureux élus étaient issus d’un petit nombre de familles. Napoléon les connaissait et ne doutait pas de leur loyauté. Il s’agissait d’un gouvernement clientéliste dans lequel l’Empereur usait de ses pouvoirs pour promouvoir, récompenser, gratifier ou, tout simplement, corrompre. De ce point de vue, Napoléon était un Français très ordinaire, et son gouvernement était typiquement français.
Français ordinaire, Napoléon le fut à d’autres égards. Ses opinions étaient souvent partagées par bon nombre de ses compatriotes. Au sujet des juifs, il se fit l’écho de ceux (principalement dans l’est de la France) qui les considéraient comme des usuriers profitant des ventes de biens nationaux pour prêter de l’argent aux acheteurs à des taux exorbitants. Le gouvernement ne pouvait, selon lui, rester les bras croisés pendant que les juifs dépouillaient l’Alsace. Il s’opposait également à ce qu’ils soient considérés sur le même plan que les catholiques et les protestants puisque, selon lui, les juifs ne constituaient pas une religion mais une nation. Cette nation dans la nation était dangereuse, et l’Alsace, province frontalière, devait être protégée contre ces espions potentiels qui n’avaient pas de véritable attachement pour la France. Il proposa donc de prendre des mesures contre les juifs et leurs activités commerciales, de réduire leur nombre, de surveiller leurs écoles et leurs rabbins. Une fois de plus, l’existence d’une bureaucratie empêcha Napoléon de mettre en place une législation aussi radicale qu’il l’aurait souhaité. Le Conseil d’État voulait procéder de façon légaliste, et Napoléon, qui aimait négocier, accepta que les juifs envoient des représentants à Paris pour plaider leur cause. Il accorda par décret un sursis de paiement d’un an aux paysans de huit départements de l’Est qui avaient des dettes envers des juifs. La mise en application du décret fut confuse, et il semble que, dans certains cas, il ne fut pas appliqué ou que, s’il le fut, cela entraîna parfois des difficultés considérables.
Entre-temps, les délégués juifs étaient arrivés à Paris en juillet 1806 pour constater que rien n’avait été prévu pour eux, pas même des locaux où se réunir. Comme beaucoup ne parlaient pas le français, que d’autres ne parlaient que le français et pas l’allemand ni l’italien (il y avait parmi eux des représentants du royaume d’Italie) et que peu d’entre eux connaissaient les véritables opinions de Napoléon à leur sujet, l’Assemblée des notables juifs, comme on l’appela, prit un très mauvais départ. Une définition et une organisation nouvelles du judaïsme français émergèrent finalement de ce chaos, mais le mérite n’en revient pas à l’Empereur, contrairement aux apparences. Ce sont les historiens qui ont contribué à entretenir ce genre de légende, et nous devons être reconnaissants à ceux qui, aujourd’hui, la déconstruisent si brillamment.
Une autre légende à laquelle Whitcomb tord le cou veut que la défaite ­finale de Napoléon soit due à la détérioration de la qualité de son gouvernement et des conseils qui lui étaient prodigués. Cette idée repose pour l’essentiel sur la vieille hypothèse libérale selon laquelle la dictature (même la dictature bureaucratique ?) a quelque chose d’intrinsèquement mauvais et que le pouvoir corrompt inévitablement. Napoléon avait l’habitude de dire, lorsqu’il était Premier consul, que si l’on voulait bien manger il fallait aller chez le Deuxième consul (Cambacérès), que si l’on voulait mal manger il fallait aller chez le Troisième consul (Lebrun), mais que, si l’on voulait manger vite, il fallait aller chez le Premier consul ; et lorsqu’un jour on lui fit remarquer que le dîner durait depuis déjà vingt minutes, il répliqua que c’était le pouvoir qui tendait à corrompre. Ce commentaire résume cette légende. À la fin de son règne, Napoléon disposait d’une très bonne administration. Il recevait d’excellents conseils de la part d’excellents administrateurs, qu’on ne saurait comparer aux conseils sournois, ambigus et obscurs de Talleyrand, dont la réputation d’habile diplomate a été exagérée par des générations d’historiens. Séduits par ses saillies aristocratiques, si plaisantes à rapporter, ils ont pris pour argent comptant le portrait que l’intéressé avait dressé de lui-même. En réalité, Napoléon a souvent choisi d’ignorer les conseils avisés et fait preuve d’un manque d’intuition politique qui découlait des impératifs égoïstes de sa situation. Il lui fallait continuer d’aller de l’avant, garder l’initiative et apparaître comme le maître des événements.
Il s’en plaignait. À l’instar de son admi­rateur Auguste de Colbert, qui lui enjoignait : « Hâtez-vous, Sire, je n’ai que 30 ans, il est vrai, mais je suis déjà bien vieux », Napoléon n’a jamais cru à la pérennité de son empire. Raison pour laquelle il s’accrocha de façon si pathétique aux symboles de l’Histoire et de la stabilité. Colbert, tourmenté par la frustration, l’inconfort, la faim et l’épuisement, écrivait pendant ses campagnes à sa femme pour lui reprocher de ne pas avoir répondu à ses lettres, de ne pas lui avoir envoyé les bottes dont il avait désespérément besoin, d’être distante et silencieuse. Napoléon, vainqueur d’Austerlitz, écrivait à Joséphine : « Grande Impératrice, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg. […] Ce n’est pas bien aimable, ni bien tendre ! […] Daignez du haut de vos grandeurs vous occuper un peu de vos esclaves. » Napoléon était en harmonie avec ses partisans. Mais ils vivaient comme sur une scène de théâtre, jouant une pièce aussi bâclée et artificielle que tragique. 

Douglas Johnson était un historien britannique éminemment francophile : après avoir fait une partie de ses études à l’École normale supérieure, il a épousé une Française et consacré de nombreux ouvrages à la France moderne. Il est décédé en 2005.

Cet article est paru dans The London Review of Books le 7 février 1980. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => En finir avec les légendes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => en-finir-avec-les-legendes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:03:48 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:03:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104881 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104861
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-06-25 07:28:56
    [post_date_gmt] => 2021-06-25 07:28:56
    [post_content] => 

Napoléon n’avait pas une haute opinion de son père. Il s’en souvenait comme d’un homme bon mais aussi comme d’un « homme de plaisirs » qui avait dilapidé la fortune familiale et joué au grand seigneur à Paris. Il sécha vite ses larmes lorsque Carlo-Maria de Buonaparte mourut en 1785, à l’âge de 38 ans, du même cancer de l’estomac qui devait l’emporter lui aussi en 1821, à 51 ans. Lorsque le conseil municipal de Montpellier lui demanda l’autorisation d’ériger un monument à Carlo, Napoléon, d’ordinaire prêt à saisir toute occasion d’élever sa famille, opposa son veto. En revanche, il vénérait sa mère, Letizia, dont il disait : « C’est à [elle] que je dois toute ma fortune et tout ce que j’ai fait de bien » et pour qui il créa le titre prestigieux de Madame Mère.
Ce portrait de Carlo est passé à la postérité, mais était-il fondé ? Le père était tout ce que le fils n’était pas : grand, beau et bon cavalier. (L’Empereur, lui, était ballotté en selle comme un navire en haute mer, ce qui rend d’autant plus impressionnants les milliers de kilomètres qu’il a parcourus lors de ses campagnes). Mais Carlo n’était pas un simple play-boy. Il travailla dur pour faire fructifier la fortune de sa famille : il grappilla quelques hectares supplémentaires de terres corses poussiéreuses afin d’arrondir l’héritage modeste de Letizia et lutta contre des cousins querelleurs pour obtenir plus d’espace dans le logement délabré qu’ils occupaient à Ajaccio. En 1772, grâce aux faveurs du gouverneur de Corse, le comte de Marbeuf, Carlo s’assura un siège de député à l’assemblée générale des États de Corse. Une rumeur tenace veut que l’un des frères de Napoléon, Louis, soit l’enfant de Marbeuf. Grâce à ce parrainage et à un lobbying diligent à Paris, Carlo parvint à faire reconnaître la fragile prétention de la famille à la noblesse et obtint une bourse royale pour que Napoléon puisse étudier, d’abord à l’École militaire de Brienne, puis à l’École militaire de Paris.
On peut difficilement concevoir deux environnements plus éloignés géographiquement et culturellement que les ruelles malodorantes d’Ajaccio et la splendeur baroque de l’École militaire – ouverte en 1780. Difficile également d’imaginer une éducation plus rigoureuse dans toute l’Europe : les classiques et le catéchisme catholique, mais aussi les mathématiques et la physique, la géographie et la musique, la philosophie et l’art des fortifications. Napoléon, un garçon ­timide, ombrageux et solitaire, avec un effroyable accent corse et des mèches de cheveux qui lui tombaient sur les oreilles comme un épagneul, fut malheureux parmi les cadets aristocrates et sûrs d’eux, prompts à le taquiner sur ses origines modestes. Mais il était un aussi féroce lecteur qu’il serait un féroce combattant, et il s’imprégna de la culture des Lumières, s’entichant aussi bien des rhapsodies larmoyantes de La Nouvelle Héloïse que de l’enivrante vision du Contrat social. Toute sa vie, il eut un goût pour le sentimental aussi bien que pour le brutal : les pages de son exemplaire des Souffrances du jeune Werther, conservé aujourd’hui à la Morgan Library de New York, ont été tournées si souvent qu’elles se détachent.
Tout ce qui deviendra plus tard le signe distinctif de son art de la guerre, Napoléon l’apprend sur les bancs de l’école : la formation en carrés, l’attaque concentrée sur le centre ennemi, la manœuvre dite « sur les derrières », le système de corps d’armée qui permet à une grande unité militaire d’être rapide et réactive. Il a lu le révolutionnaire Essai général de tactique du comte de Guibert, qui met l’accent sur l’importance de la vitesse, de la surprise, de l’esprit de corps et sur l’avantage de vivre sur le pays plutôt que de compter sur des dépôts de ravitaillement dans des villes fortifiées qu’il faut défendre. À cette formation il a apporté son propre génie de l’improvisation, son intense concentration, sa brillante lecture des cartes et des terrains, sa capacité à déployer des troupes et réquisitionner des provisions à une vitesse incroyable. Dès 1794, alors qu’il était commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie, le général Pierre Jadart du Merbion lui écrivait : « Mon enfant, dressez-moi un plan de campagne comme vous seul savez le faire. » À 24 ans, il était général.
Napoléon était très favorable à la Révolution française et, en Corse, en septembre 1789, il avait distribué des cocardes tricolores et accroché au fronton de la maison familiale une bannière portant l’inscription « Vive la Nation ! Vive Paoli ! Vive Mirabeau ! » Mais quelle nation ? Il soutint d’abord Pascal Paoli, le fer de lance de l’indépendance corse, et rédigea un appel demandant l’expulsion de tous les Français de l’île. Mais il en vint bientôt à la conclusion que Paoli était trop mou et faisait trop confiance à la démocratie. Sa tendance à régler les affaires par la force était déjà évidente. Lors de l’élection du lieutenant-­colonel du bataillon des ­volontaires d’Ajaccio, en 1792, Napoléon engagea une poignée de bandits pour enlever l’un des commissaires électoraux, Giovanni ­Peraldi, susceptible de favoriser un candidat rival. Le frère de Peraldi affirma par la suite que la famille de Napoléon n’avait ­jamais eu « sous les divers gouvernements d’autre mérite que l’espionnage, la trahison, le vice, l’impudence et la prostitution ». Sitôt nommé lieutenant-colonel, Napoléon ordonna à ses troupes d’ouvrir le feu sur des civils lors d’une émeute à Ajaccio.
En 1793, l’Assemblée de Corse, réunie à Corte, la nouvelle capitale de l’île, publia une diatribe accusant les Buonaparte d’être des collaborateurs « nés dans la fange du despotisme et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux » (le comte de Marbeuf) et les condamna « à une éternelle exécration et à l’infamie ». Letizia et sa progéniture s’enfuirent en France, dans la plus grande indigence. Napoléon ne tarda pas à déclarer avec indignation qu’il était et avait toujours été français, et il se mit à rudoyer tous ceux qui le traitaient de Corse. Son frère Lucien l’avait accusé l’année précédente, dans une lettre adressée à leur frère aîné Joseph, d’être un renégat potentiel et pire encore : « Il me semble bien penché à être tyran, et je crois qu’il le serait s’il était roi, et que son nom serait pour la postérité et pour le patriote sensible un nom d’horreur. »
C’est le grand mérite de la nouvelle biographie d’Adam Zamoyski, Napoléon. L’homme derrière le mythe, de mettre un point d’honneur à ne traiter son sujet ni comme un surhomme ni comme un monstre, mais comme le produit de son époque troublée :
« Bien qu’il ait fait preuve de certaines qualités extraordinaires, il était à bien des égards un homme très ordinaire. On peut difficilement attribuer du génie à quelqu’un qui, malgré ses nombreux triomphes, a présidé au pire désastre (du reste, entièrement auto-infligé) de l’histoire militaire et a détruit à lui seul la grande entreprise que lui et d’autres avaient eu tant de mal à mettre sur pied. »
En conséquence, Zamoyski accorde plus de place aux années de formation de Napoléon qu’à son règne, et beaucoup moins à ses campagnes militaires que d’autres biographes. Un instant d’inattention et vous manquerez la bataille d’Iéna, celle de Wagram est terminée avant que vous ne vous en rendiez compte, et même celle de Waterloo est réglée en quelques pages. À la place, Zamoyski nous livre un portrait saisissant de Napoléon en aventurier protéiforme, extérieurement plus sûr de lui qu’aucun autre, intérieurement toujours en train de se demander quand sa « bonne étoile » pâlira enfin. Le comte Louis Mathieu Molé, son ministre de la Justice qui deviendra président du Conseil sous Louis-Philippe vingt ans plus tard, dira de lui : « Le fait est qu’à ses yeux la vie humaine était une partie d’échecs – et les hommes, les religions, la morale, les affections, les intérêts, autant de pions ou de pièces qu’il faisait avancer, et dont il se servait selon l’occasion. »
Aussi indifférent aux personnes qu’aux principes, il pouvait travailler avec n’importe qui : avec des hommes honnêtes comme Molé et Alexandre Berthier, qui fut longtemps son chef d’état-major, mais aussi avec des fripons retors comme Charles Maurice de Talleyrand et ­Joseph Fouché, à qui il a pardonné à plusieurs reprises les complots perfides avec l’Angleterre et les royalistes. Il n’était pas vindicatif, simplement pragmatique. Lorsque Talleyrand lui suggéra d’être plus gentil avec la très critique Mme de Staël, qu’il avait fait interdire de séjour en France, il rétorqua : « Je ne sais pas faire preuve de bienveillance envers mes ennemis. La faiblesse n’a jamais mené nulle part. On ne peut gouverner que par la force. »
En tant que Premier consul, Napoléon n’était pas un roi qui a hérité de son titre par la grâce de Dieu ; il ne pouvait se reposer sur ses lauriers sous peine de les voir flétrir. Il avait besoin de guerres perpétuelles et d’une série interminable de victoires pour asseoir sa légitimité. Il ne pouvait se risquer à faire des concessions. En juin 1813, alors que tous ses conseillers l’imploraient de signer un traité de paix avec les armées liguées contre lui, il déclara à Metternich, l’ambassadeur ­autrichien, qu’il ne pouvait céder un pouce de terrain : « Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales : moi je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. »
Il avait hérité cette attitude du Direc­toire, le comité qui avait gouverné la France de 1795 à 1799 et maintenu les finances du pays plus ou moins à flot en faisant la guerre et en exigeant d’énormes réparations des vaincus. Napoléon allait accentuer encore la pression. Le traité de Tilsit de 1807, par exemple, imposait à la Prusse non seulement de céder une large portion de son territoire, mais également de verser une indemnité de guerre de 600 millions de francs par an et d’entretenir une armée d’occupation française de 150 000 hommes. Après chaque victoire, des chefs-d’œuvre de l’art occidental étaient apportés à Paris pour orner ce qui devait devenir la capi­tale de l’Europe unie.

Au sein de l’Empire, les dépenses pour éblouir le peuple ne cessaient de croître. Le budget national passa de 859 millions de francs en 1810 à plus de 1 milliard l’année suivante, le budget de l’armée de 377 millions à 500 millions. La cour de Napoléon accaparait une plus grande part des revenus de l’État que celle de Louis XVI – et pourtant Marie-Antoinette avait été surnommée « Madame Déficit ».
Les défenseurs de Napoléon lui attribuent le mérite du style Empire ; après tout, il insistait pour tout régenter, du papier peint du château de Malmaison aux costumes de la Comédie-Française. Mais le renouveau classique, auquel appartiennent le style Empire et avant lui le style Directoire, battait déjà son plein dans toute l’Europe depuis un demi-siècle. Certains chercheurs soutiennent que le néoclassicisme français avait atteint son apogée avant l’entrée en scène de Napoléon.
Certes, le catalogue de l’exposition « Napoléon. La maison de l’Empereur » est aussi somptueux que le sujet le réclame1. Sur les assiettes en porcelaine de Sèvres, les pendules, les carrosses et les toiles, on voit la silhouette de plus en plus rondouillarde de l’Empereur drapée d’hermine et de velours, de robes brodées d’abeilles impériales. On découvre aussi les vieux briscards qui l’ont accompagné sous la mitraille et dans ses marches effrénées, pomponnés et à peine reconnaissables sous leurs titres flambant neufs, toujours liés à des duchés ou à des victoires à l’étranger – Wagram, Vicence, Montebello – car Napoléon ne voulait pas donner l’impression de ressusciter la noblesse d’Ancien Régime. Versailles était d’ailleurs le seul palais où il évitait de mettre les pieds. Mais l’enthousiasme des textes du catalogue peine à dissimuler le fait que, hormis quelques portraits d’Ingres et d’Isabey, les œuvres exposées sont médiocres et le décor surchargé. On a le sentiment d’avoir affaire à une tradition artistique sur le déclin, et, au bout d’un moment, l’écarlate et l’or deviennent franchement indigestes.
Un argument plus intéressant en faveur de la grandeur de Napoléon, avancé avec éloquence par Andrew Roberts dans Napoleon. A Life mais dont Zamoyski ne fait pas grand cas, est que « les masses de granit » qu’il se vantait d’avoir jetées pour ancrer la société française – son Code civil tant admiré, la centralisation administrative, la Cour des comptes, les lycées, les travaux publics – ont survécu jusqu’à ce jour. Certes, mais ne cesse-t-on pas de répéter, depuis l’époque de De Gaulle, que cette centralisation excessive est un fil à la patte du progrès ? Par ailleurs, de nombreuses réalisations de Napoléon trouvent leur origine non pas dans la Révolution mais dans l’Ancien Régime : les grandes écoles, par exemple (pensez à la superbe éducation qu’il a reçue).
Curieusement, le mythe de Napoléon a véritablement émergé au milieu du xixe siècle. Le livre de Zamoyski s’arrête à la mort de l’Empereur, mais Philip ­Dwyer, dans Napoleon. Passion, Death and Resurrection, 1815-1840 – le dernier volume de sa splendide biographie, paru en 2018 –, raconte l’histoire de sa renommée posthume : tout d’abord, la publication en 1823 du Mémorial de Sainte-Hélène, récit des conversations presque quotidiennes d’Emmanuel de Las Cases avec Napoléon lors de son second exil dans l’une des îles les plus isolées du monde. Ce livre fut l’un des plus grands best-sellers du xixe siècle2. Puis, en 1840, le président du Conseil Adolphe Thiers organisa le rapatriement du corps de Napoléon à Paris, événement qui rassembla près de 1 million de Parisiens. Un tombeau fut construit sous le dôme de l’église des Invalides, où le cercueil de l’Empereur fut déposé en 1861. Rien de tout cela n’aurait été possible sans l’invention – ou la réinvention – d’un Napoléon alternatif. Exit l’ogre Boney des caricaturistes anglais, le dictateur belliciste ; voici le libérateur pacifique dont le seul désir était d’apporter la démocratie à toute l’Europe, Angleterre incluse, et qu’on avait exilé sur un rocher désolé de l’Atlantique Sud pour tout remerciement.

On ne peut que s’émerveiller de la façon dont Napoléon réinvente son passé devant Las Cases, un petit courtisan qui l’avait suivi à Sainte-Hélène et lui servait de secrétaire. L’ex-empereur explique être revenu de son premier exil sur l’île d’Elbe en homme nouveau. S’il avait pu mener à bien son projet d’envahir l’Angleterre, tout se serait déroulé à merveille :
« Je possédais la meilleure armée qui fût jamais, celle d’Austerlitz, c’est tout dire. Quatre jours m’eussent suffi pour me trouver dans Londres ; je n’y serais point entré en conquérant, mais en libérateur […]. La discipline de mon armée eût été parfaite, elle se fût conduite dans Londres comme si elle eût été encore dans Paris : point de sacrifices, pas même de contributions exigées des Anglais ; nous ne leur eussions pas présenté des vainqueurs, mais des frères qui venaient les rendre à la liberté, à leurs droits. »
Vraiment ? Sur l’île d’Elbe, Napoléon n’avait donné aucun signe d’une conversion aussi spectaculaire à la démo­cratie et à l’État de droit. Il bavardait aimablement avec les visiteurs anglais curieux et avec son nonchalant geôlier, sir Neil Campbell (qui passait la moitié de son temps à Florence auprès de sa maîtresse), rénovait des fermes, rassemblait une bibliothèque digne de ce nom, prenait des bains de mer, jouait aux cartes avec Madame Mère (qui le démasquait toujours quand il trichait) et s’offrit une fête pour son quarante-­cinquième anniversaire à grand renfort de feux d’artifice.
Dans The Invisible Emperor (2018), Mark Braude brosse un tableau charmant de ce bref exil et montre combien Napoléon restait à l’affût d’une occasion de s’échapper et de faire son retour. Seul le cynique Fouché avait compris que Napo­léon sur l’île d’Elbe était comme « le Vésuve à côté de Naples » et prédit avec justesse : « Le printemps nous ramè­nera Bonaparte, avec les hirondelles et les violettes. »
Rien, cependant, dans le livre de Braude ne suggère que Napoléon était en train de repenser sa philosophie politique. S’il admettait des erreurs, elles relevaient de la tactique militaire. Même après Waterloo, lorsqu’il revint à l’Élysée bouillonnant de rage, il menaça d’imposer la loi martiale et une dictature temporaire. L’idée d’une conversion sincère à la démocratie libérale n’a aucun sens.
N’avait-il pas, après tout, violé la Constitution tant et plus ? Le 13 vendémiaire (5 octobre 1795), il aida le Directoire à truquer les élections et à disperser la foule en colère avec une « bouffée de mitraille », ce qui lui valut le surnom de « général Vendémiaire ». Il participa également à l’organisation par le Directoire du coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797). Deux ans plus tard, il s’empara du pouvoir lors du célèbre 18 Brumaire, et, en 1804, ce fut au tour de la couronne impériale. En 1813, lorsque le Corps législatif, en temps normal si docile, vota l’impression d’un texte critique envers sa politique militaire désastreuse, il fit saisir le texte, le mit au pilon et décréta l’ajournement du Corps législatif. Enfin, il y eut le coup d’État final après son retour de l’île d’Elbe, qui inaugura les Cent-Jours.
Le seul héritage indiscutable de Napo­léon, c’est bien celui-là : le coup d’État comme réflexe dès que l’on proclame « la patrie en danger ». Son neveu Louis Napo­léon a tenté deux coups d’État avant de faire mouche au troisième ; de Gaulle en est à deux ou trois (selon que l’on compte ou non ses manœuvres avortées après la défaite en Indochine). L’effet a été d’amoindrir l’autorité du Parlement et de la loi et de renforcer le prestige, la taille et la puissance de l’armée. Napoléon n’a pas inventé le service militaire obligatoire, qui est une initiative de la Révolution, mais il s’en est servi pour engloutir chaque année de nouvelles recrues et parvenir à réunir la chair à canon nécessaire à chacune de ses campagnes, malgré les pertes énormes, les désertions généralisées et les refus de la conscription. Il a également exporté la conscription dans les régions qu’il a conquises, comme l’Italie du Nord.

Toute nation qui se respectait était censée être une nation en armes, toute guerre une guerre populaire, et donc une guerre à outrance. Pour de Gaulle, la reconstruction du pays ­devait commencer par l’armée, car « le corps militaire est l’expression la plus complète de l’esprit d’une société ». À l’inverse, Wellington n’a jamais cessé d’être profondément sceptique quant à la place d’une armée permanente en Grande-Bretagne :
« C’est un élément exotique en Angleterre, qui ne figure pas dans l’ancienne Constitution du pays ; requis, ou supposé requis, uniquement pour la défense de ses possessions étrangères, détesté par les habi­tants […]. C’est un mal nécessaire […] et nous serions fous d’en faire un animal de compagnie. »
Comment se fait-il que la moitié de l’intelligentsia européenne – Byron, Shelley, Goethe, Heine, Hazlitt, Manzoni, Nietzsche – ait été une fervente admiratrice de Napoléon ? [Lire « Un mythe allemand », p. 27.] Lorsque l’Empereur traversa Iéna à la veille de la bataille de 1806, où l’armée prussienne allait se faire écraser, Hegel l’aperçut par la fenêtre de son bureau et écrivit à un ami qu’il venait de voir « l’Empereur, cette âme du monde, sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effec­tivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Ce qui enivrait les napoléoniens, c’était l’impression de toute-puissance que dégageait leur héros. Très peu d’intellectuels qui l’admiraient le désavouèrent lorsque l’étendue de son cruel égoïsme devint évidente, et qu’on ne put ignorer le nombre de ses victimes – 3 millions de morts en Europe, à moins que ce ne soit 5 millions ? Beaucoup de ses adorateurs britanniques ont pleuré Waterloo comme un deuil personnel [lire « Une passion anglaise », p. 34]. Ils semblaient oublier que ces petites républiques idéalistes fondées dans le sillage de la Grande Armée étaient devenues, comme le dit le personnage d’Anna Scherer au début de Guerre et Paix, « des apanages, des domaines de la famille Buonaparte ».
La propagande a été cruciale pour le succès durable de Napoléon. Le flux de bulletins et d’ordres du jour qu’il publiait formait un récit continu, inlassablement optimiste et vantard, exagérant sans vergogne les pertes de l’ennemi et minimisant les siennes. Ces bulletins font partie intégrante de la légende napoléonienne et sont fréquemment republiés par des passionnés qui ferment allègrement les yeux sur leurs mensonges.
Dwyer, lui, ouvre sa biographie en trois volumes en montrant à quel point le ­récit de la victoire de Napoléon à ­Arcole, lors de sa campagne d’Italie, fut enjolivé. ­Selon la légende, il aurait saisi le drapeau du porte-étendard et pris d’assaut un pont étroit sous une pluie de balles autrichiennes. La scène a été immortalisée non seulement dans les bulletins mais aussi dans d’innombrables gravures et tableaux, notamment le ­Bonaparte au pont d’Arcole d’Antoine Gros. En réa­lité, Napoléon a commencé à traverser le pont avec le drapeau, mais ses troupes ont refusé de le suivre et ont été repoussées par le feu autrichien. Dans le chaos de la retraite, il est tombé dans un fossé rempli d’eau où il a manqué de se noyer. Deux autres géné­raux ont dû être envoyés pour prendre Arcole par l’arrière. Personne n’a tra­versé le pont. En privé, les commandants français blâmèrent la lâcheté de leurs hommes et louèrent la combativité des Autrichiens. Le caractère mensonger des bulletins devint si notoire que l’expression « mentir comme un bulletin » entra dans le langage ­populaire.
Tous les hommes politiques se soucient de leur communication, mais Napo­léon a été un pionnier de l’approche « vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Cela découlait de son impatience, qui était à la fois sa qualité principale et son pire défaut. Il prenait cinq minutes pour petit-déjeuner, à peine quinze pour dîner et, dit-on, cinq pour le sexe. À la guerre, son mot d’ordre était : « Activité, activité, vitesse ! » Il était impatient de passer à la grande bataille suivante et n’hésitait pas avant de charger : « On s’engage, et puis on voit. » Il fut déconcerté, surtout en Russie, que des adversaires battent en retraite ou attendent le bon moment avant de donner l’assaut. Pourtant, le tsar avait averti son émissaire de la tactique qu’il comptait employer : « L’espace est une barrière. Si, après quelques défaites, je bats en retraite en entraînant la popu­lation dans mon sillage, si je laisse au temps, à la nature sauvage et au climat le soin de me défendre, je peux encore avoir le dernier mot. »
Napoléon n’écouta pas et fut choqué de constater que les Russes avaient incendié leurs propres villages et villes, obligeant ses troupes à fourrager de plus en plus loin pour trouver quelque chose à manger. Il accusa le climat, comme le feront ensuite des historiens compatissants, mais la Grande Armée avait déjà perdu des centaines de milliers de soldats et de chevaux avant la première chute de neige. Le principe de Guibert, qui consistait à se ravitailler localement, ne fonctionnait tout simplement pas dans ces contrées pauvres et peu peuplées. Mais ce n’était pas le premier échec de Napoléon dans le domaine de l’intendance : en Italie, ses troupes n’avaient pas de bottes, et en Syrie, pas d’eau.
Il ne prit pas non plus le temps de constater que la nature de la guerre était en train de changer. Les armées des deux camps devenant de plus en plus importantes, passant de quelques dizaines de milliers d’hommes lors des campagnes d’Italie à des centaines de milliers à Leipzig et à Waterloo, sa ­tactique consistant à fondre par surprise sur l’ennemi ne fonctionnait plus. En outre, les généraux adverses ne cessaient de s’améliorer, beaucoup d’entre eux ayant beaucoup appris de Napoléon lui-même. Les batailles n’étaient plus l’affaire d’un glorieux après-midi, mais s’étalaient sur plusieurs jours d’usure, de repli, de lente et terrible boucherie. Son manque de réflexion est particulièrement flagrant lorsqu’il envahit l’Espagne et le Portugal, puis, quatre ans plus tard, la Pologne et la Russie. Deux décisions mal avisées, censées faire respecter le blocus continental et affamer la Grande-­Bretagne pour la soumettre.
Le blocus – ou système – continental était un héritage de la Convention, qui avait gouverné la France de 1792 à 1795, et du Directoire, qui lui avait succédé. La dernière victoire des partisans du ­libre-échange avait été le traité anglo-­français de 1786, à l’instigation du Premier ­ministre de Grande-­Bretagne ­William Pitt – un fervent disciple d’Adam Smith.
Mais la plupart des élites françaises étaient des mercantilistes convaincus, persuadés que l’afflux de marchandises britanniques avait contribué à la faillite du pays et à la Révolution. Le blocus était la seule solution. Bertrand Barère, l’une des têtes brûlées du Comité de ­salut public, avait déclaré : « Mettons en place un acte de navigation et l’île des boutiquiers sera ruinée. » C’est peut-être par Barère que Napoléon entendit pour la première fois l’expression « nation de boutiquiers », dont la paternité est géné­ralement attribuée à Adam Smith. L’Empereur avait un exemplaire de La Richesse des nations, mais, s’il l’a lu, il ne l’a certainement pas assimilé.

En 1796, le Directoire renforça le blocus, si bien que, lorsque Napo­léon mit officiellement en place son système continental dix ans plus tard, il ne fit que prolonger une politique existante. La paix d’Amiens, signée entre la France et la Grande-­Bretagne en 1802, ne pouvait durer, car aucune des parties n’envisageait d’y adjoindre un accord commercial. Pour paraphraser le stratège prussien Carl von Clausewitz, les campagnes napoléoniennes ne furent jamais qu’un prolongement des guerres commerciales par d’autres moyens. Il ne pouvait se permettre d’offenser ses principaux soutiens : les durs à cuire qui avaient fait main basse sur les biens de l’Église et de l’aristocratie lors de la Révo­lution. Dans le serment prononcé lors de son sacre, Napoléon s’engageait à faire respecter « l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux ». De même, la Constitution du Consulat de 1799 avait été fondée « sur les droits sacrés de la propriété, de l’égalité, de la liberté. » Dans cette nouvelle suprématie bourgeoise, adieu la fraternité.
Concrètement, la France n’était pas en mesure de faire respecter le blocus. Même avant Trafalgar, la marine britannique, mieux équipée, régnait sur les mers. Comme se gaussait le chancelier Thomas Erskine à la Chambre des lords, « Napoléon aurait tout aussi bien pu déclarer la Lune en état de blocus. » Le système continental se révéla être un autoblocus, qui eut toutes les conséquences habituelles du protectionnisme : explosion de la contrebande, essor du marché noir, où étaient impliquées des personnalités haut placées (la propre cour de Napoléon, Joséphine incluse), et recherche éperdue de substituts aux importations – l’Empereur accueillit la betterave sucrière comme une panacée. Fatalement, les recettes douanières de la France s’effondrèrent, passant de 51 millions de francs en 1806 à 11,5 millions en 1809. Pour tenter de renflouer les caisses, Napoléon proclama un « nouveau système » de licences, fort complexe et similaire à celui qui existait déjà en Angleterre.
Zamoyski s’efforce de reconnaître à Napoléon quelques bonnes intentions, tout en détaillant l’ampleur des ­dégâts qu’il a causés à tout un continent pendant deux décennies. À la lecture de sa biographie, j’éprouve en fin de compte la même sensation qu’en lisant le best-seller beaucoup plus admiratif d’Andrew Roberts ou la trilogie férocement caustique de Philip Dwyer. On perçoit soudain un vide étrange dans le cœur de Napoléon, une absence de but réel au-delà de la conquête et de la conservation du pouvoir. À quoi servent exactement ses armées qui piétinent le sable de Syrie et la neige de Russie ? ­Jamais l’expression « ego trip » n’a semblé plus appropriée. 

Ferdinand Mount est un essayiste, romancier et chroniqueur britannique. De 1991 à 2002, il a été rédacteur en chef au Times Literary Supplement. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont aucun n’a été traduit en français.
Cet article est paru dans The New York Review of Books le 4 avril 2019. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => Une fascination imméritée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-fascination-immeritee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:03:48 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:03:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104861 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 104837
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-06-25 07:25:48
    [post_date_gmt] => 2021-06-25 07:25:48
    [post_content] => 

Napoléon était petit. Il glissait toujours une main dans son manteau. Il était par ailleurs mégalomane et voulait conquérir le monde – « comme Hitler », entend-on souvent lors des visites guidées de ses champs de bataille. Ces opinions à propos de l’empereur au célèbre bicorne sont pour ainsi dire gravées dans l’imaginaire populaire. ­Résistent-elles cependant à l’examen des sources historiques ?
La taille, d’abord. Immédiatement après la mort de Napoléon, en 1821, son corps fut mesuré par son médecin de Sainte-Hélène. Résultat : 1,686 m. Soit plusieurs centimètres au-dessus de la taille moyenne des hommes en Europe il y a deux cents ans. D’après des statistiques officielles, la recrue française lambda ne mesurait que 1,62 m en 1835. Le roi de Prusse Frédéric II mesurait précisément 1,62 m. L’amiral Nelson, 1,64 m. Et Goethe, 1,69 m.
Pourquoi n’est-il jamais question de Nelson le Nabot, de Frédéric le Petit ou même de Goethe le Courtaud ? Au contraire, le poète (qui ne dépassait Napoléon que de 4 millimètres) est considéré comme un titan de la littérature allemande, et Frédéric est presque toujours appelé « le Grand ». Qui a fixé la norme, ici ?
Deux théories ont pignon sur rue. La première est que Napoléon aimait s’entourer de gardes de grande taille, ce qui explique pourquoi il paraissait si petit. La seconde prétend qu’il s’agit d’une simple erreur de traduction : on aurait confondu les « pieds » français avec les feet anglais, plus petits.
La vraie explication, toutefois, réside ailleurs. En fait, le « petit Napoléon » apparaît pour la première fois dans des illustrations britanniques, notamment celles de James Gillray (1756-1815). Ce caricaturiste, qui travailla pour le gouvernement anglais à partir de 1797, représentait systématiquement l’ennemi juré sous les traits d’un nain grotesque – diminuant et ridiculisant ainsi aux yeux de l’opinion publique le puissant adversaire de la Grande-Bretagne. Sur les dessins où ils sont tous les deux représentés, le roi George III a l’air d’un géant à côté d’un Napoléon lilliputien qui semble tout droit sorti d’un livre de contes.
Quand « Little Boney », comme on le surnommait en Angleterre, fut finalement battu à Waterloo en 1815, les vainqueurs n’eurent bien entendu aucun intérêt à changer l’image du nain corse. Au contraire : l’effort du gouvernement britannique pour définir ce qui est grand et ce qui est petit trouva son prolongement dans la colonne Nelson, dressée au cœur de Londres.
La construction de ce mémorial était une réponse à la colonne Vendôme de Paris. Napoléon l’avait érigée en 1806 en faisant fondre le bronze de canons pris aux armées autrichienne et russe. Haute de 44,30 m, elle était surmontée de sa statue. Après la chute de l’Empire, en 1814, on retira et fondit la statue, avant que, en 1833, le « roi-­citoyen » Louis-Philippe en fasse replacer une nouvelle de près de 4 mètres.
La réponse de Londres ne se fit pas attendre. En 1840, la construction de la colonne Nelson ­débuta à Trafalgar Square. Les panneaux de bronze du piédestal furent coulés à partir de canons pris aux Français. Une fois achevée, la colonne s’élevait, comme par hasard, à 46 mètres. On plaça à son sommet une statue de l’amiral Nelson, vainqueur de la bataille de Trafalgar, haute de 5,50 m.
En 1926, le fondateur de la psychologie individuelle, l’Autrichien Alfred Adler, a ancré l’idée d’un petit Napo­léon dans l’inconscient collectif avec son concept de « complexe de Napoléon » : selon Adler, les hommes de petite taille chercheraient à compenser leur sentiment d’infériorité en faisant plus d’efforts que la moyenne pour réussir.
Adler aurait pu facilement se renseigner sur la taille réelle du saint patron de son néologisme, mais il est vrai que « complexe de Napoléon » sonne beaucoup mieux que, disons, « complexe de Freud » (Sigmund Freud mesurait 1,72 m).
Grâce à cette formule racoleuse, Adler a atteint son objectif : son concept s’est largement diffusé et reste encore utilisé aujourd’hui. Récemment, lorsque Armin Laschet, nouveau président de la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne) et possible successeur d’Angela Merkel, a été critiqué pour ses prises de position sur la gestion de la crise sanitaire, on lui a tout de suite diagnostiqué un « complexe de Napoléon ».
Mais pourquoi Napoléon glisse-t-il si souvent sa main dans son manteau ou son gilet ? Ce geste n’est mentionné dans pratiquement aucune source écrite – ce qui le rend d’autant plus frappant dans les célèbres tableaux de Jacques-Louis David, Paul Delaroche ou Ernest Meissonier. À l’exception de Bonaparte, ­Premier consul, réalisé par Ingres en 1804, et de Napoléon dans son cabinet de travail, peint par David en 1812, la plupart des portraits de l’Empereur ont été peints après sa mort. Ingres faisait référence à un antique geste de modestie. Quant à la toile de David, c’était une commande d’un dandy écossais ; Napoléon n’a pas posé pour le peintre. Cette posture, devenue depuis iconique, est une mise en scène astucieuse des artistes.
Du reste, David avait tendance à prendre quelques libertés avec le réel, comme le prouve son tableau de Napoléon le plus célèbre, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard. Le général y chevauche un destrier blanc fougueusement cabré sur ses pattes arrière – en réalité, il montait une mule et suivait un guide de montagne suisse.

Ce sont là des détails. Mais Napoléon était bien mégalomane, non ? Sur ce point aussi, les sources, examinées de façon objective, apportent une réponse plus nuancée. Lorsque l’ambitieux général prit le pouvoir par un coup d’État le 9 novembre 1799, la moitié de l’Europe était engagée dans la guerre de la Deuxième Coalition contre la jeune République française. L’un des premiers actes de son mandat fut d’envoyer des propositions de paix à Londres et à Vienne. Elles furent rejetées. Napoléon, qui se vit alors obligé de poursuivre les hostilités, triompha de ses adversaires sur le champ de bataille, puis tira un trait sur une décennie de guerres sanglantes avec les traités de paix de Lunéville (1801) et d’Amiens (1802).
Cette paix, Napoléon aurait préféré qu’elle dure, afin de reconstruire une France ruinée par la Révolution et la guerre. Mais, dans les mois qui suivirent la signature du traité d’Amiens, les élites anglaises – lords, grands entrepreneurs, spéculateurs boursiers, armateurs et banquiers de la City, qui avaient investi des sommes considérables dans le commerce extérieur – s’aperçurent qu’une France forte nuirait gravement à leur balance commerciale.
De fait, juste après la paix d’Amiens, Napoléon rejeta un traité commercial qui aurait permis aux produits anglais d’être importés en France sans droits de douane. Mais, pour l’historien polo­nais Adam Zamoyski, « avoir voulu protéger l’économie française, qui se remettait lentement à flot, d’une avalanche d’importations britanniques bon marché peut difficilement être considéré comme une déclaration de guerre. »
Le 16 mai 1803, sous des prétextes qui cachaient en réalité des motifs économiques, les Anglais s’emparèrent des ­navires marchands français qui se trouvaient à proximité de leurs ports. Quelques semaines plus tôt, l’ancien ­ministre des Affaires étrangères William Grenville avait déclaré au marquis de Buckingham à la Chambre des lords : « Notre gouvernement s’est arrangé pour que Bonaparte ne puisse pas faire ­machine arrière, quand bien même il le souhaiterait. »
Cette nouvelle guerre franco-­anglaise est à l’origine des quatre guerres de ­coalition qui se succédèrent jusqu’en 1815 et qui furent toutes initiées et finan­cées par l’Angleterre. Le fait qu’elles soient entrées dans l’Histoire sous le nom de « guerres napoléoniennes » est, si l’on en croit ­Adam Zamoyski, « trompeur ». Mieux vaudrait les appeler « guerres anglaises ».
Après la saisie des navires français, Napoléon rassembla une armée de 160 000 hommes sur les côtes de la Manche avec l’intention de débarquer sur les îles Britanniques. Pour éviter cette invasion, les diplomates anglais présents dans presque toutes les capitales européennes reçurent l’instruction de mettre sur pied une nouvelle coalition. Londres offrait 1,25 million de livres pour chaque contingent de 100 000 soldats qu’un pays envoyait à la guerre contre Napoléon. L’idée était de le contraindre à combattre en Europe centrale pour le détourner de ses vues sur l’Angleterre.
La Troisième Coalition, qui vit le jour à l’été 1805, se composait de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie. À l’automne, de grandes armées se mirent en branle en direction de la frontière orientale de la France, envahissant la haute Italie et la Bavière avec l’espoir d’annexer cette dernière, alliée de Napoléon, si la guerre avait une issue favorable.

Par une vaste manœuvre de contournement qu’on continue à enseigner à l’académie militaire américaine de West Point, Napoléon anéantit l’armée autrichienne en Bavière. Peu de temps après, il écrasait la principale armée de la coalition lors de la bataille d’Austerlitz. Le traité de paix de Presbourg (aujourd’hui Bratislava), qui redessina la carte de l’Europe centrale à la fin de 1805, n’offrit qu’un répit de courte durée.
À peine quelques mois plus tard, l’Angleterre finançait la Quatrième Coalition – composée de la Russie et de la Prusse –, qui, le 1er octobre 1806, déclara derechef la guerre à la France. Napoléon vainquit de nouveau et conclut en 1807 la paix de Tilsit, ainsi qu’une alliance avec la Russie.
Seule l’Autriche participa à la Cinquième Coalition, financée comme toujours par des millions de livres anglaises. Elle envahit la Bavière, l’Italie et la Pologne au printemps 1809. Les assaillants concédèrent la victoire au général français lors de plusieurs batailles et durent accepter des pertes territoriales considérables lors de la paix de Schönbrunn.
Il est indéniable que la campagne de Russie de 1812 – comme l’occupation de l’Espagne en 1808 – fut une guerre d’agression lancée par Napoléon. Ce que la plupart des comptes rendus oublient toutefois de mentionner, c’est que le tsar lui avait adressé un ultimatum pour qu’il retire ses troupes déployées au-delà de l’Elbe. En outre, deux mois avant l’invasion de la Grande Armée, le souverain russe avait signé une alliance secrète avec l’Angleterre et la Suède contre la France.
La campagne s’acheva par la plus grande catastrophe militaire du xixe siècle : Napoléon perdit plusieurs centaines de milliers d’hommes, 1 200 canons et toute sa cavalerie. Une fois l’Empereur, qu’on croyait invincible, considérablement affaibli, l’Angleterre réussit en 1813 à fédérer presque toute l’Europe contre lui. La Sixième Coalition remporta une victoire décisive sur les Français et leurs alliés lors de la « bataille des Nations », à Leipzig. La France fut envahie, et, le 6 avril 1814, l’empereur vaincu fut contraint d’abdiquer et de s’exiler sur l’île d’Elbe.
Soutenus par les coalisés victorieux, les Bourbons récupérèrent le trône, ce qui fit craindre une perte des acquis de la Révolution. Parmi le peuple mécontent, on murmurait de plus en plus en faveur d’un retour de Napoléon. Par une audacieuse manœuvre à la hussarde, l’Empereur débarqua en France en mars 1815 et en atteignit la capitale sans qu’un seul coup de feu eût été tiré. Les Parisiens, en liesse, le portèrent sur leurs épaules jusqu’aux Tuileries.
Mais on ne fit pas grand cas du plébiscite du peuple français pour Napo­léon, ni des propositions de paix adressées aux puissances européennes. Les monarques réunis au congrès de Vienne y répondirent en envoyant plus de 1 million de soldats envahir la France et replacer une nouvelle fois les impopulaires Bourbons sur le trône. La bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, mit définitivement un terme au règne de l’Empereur. Il passa les dernières années de sa vie prisonnier des Anglais sur l’île de Sainte-Hélène, un rocher perdu au milieu de l’Atlantique.
Le véritable gagnant du congrès de Vienne fut la Grande-Bretagne – les quelque 66 millions de livres de subsides versées aux belligérants européens pendant les sept guerres de coalition entre 1792 et 1815 avaient porté leurs fruits. Non seulement l’empire insulaire avait gagné Malte, Le Cap, Heligoland, les Seychelles, une partie de la Guyane néerlandaise, Maurice, Sainte-Lucie, les îles Ioniennes et Ceylan (actuel Sri Lanka), mais il s’était hissé au rang de puissance hégémonique incontestée.

Après avoir battu son principal rival sur le champ de bataille, la Grande-Bretagne devint, au cours du xixe siècle, le plus grand empire de tous les temps, plus vaste que l’Empire ­romain et que la future Union soviétique. En 1910, comme on sait, un quart de la masse continentale mondiale était sous le contrôle administratif de Londres.
Il est donc pour le moins partial de prétendre qu’à un moment donné Napo­léon a « perdu toute mesure » (selon les termes de l’historien allemand Jörn Leonhard), qu’il était un « joueur invétéré aux traits démoniaques », qu’il était « obsédé par le pouvoir », et qu’« en dehors de son expansion constante » il n’avait « aucun but » (d’après l’historien allemand Johannes Willms). L’accuser d’être responsable des guerres qui se succédèrent entre 1803 et 1815 est malhonnête.
Même les experts britanniques le reconnaissent désormais. « On nous a appris, écrit l’historien militaire Tim Clayton, à considérer Napoléon comme l’agresseur, un homme animé d’une soif inextinguible de guerre et de gloire. Mais cette affirmation ne masquerait-elle pas une réalité plus plausible : que le refus britannique de faire la paix (avec la France) ait été la cause de cette interminable guerre qui a duré plus de vingt ans ? »
À cette question Günter Müchler, biographe de Napoléon, répond : « Les traités de paix qu’il a dictés n’ont jamais visé à rétablir un équilibre européen. » Une opinion que les faits ne corroborent toutefois que dans une faible mesure, car les traités de paix d’Amiens et de Tilsit, conclus respectivement avec l’Angleterre et la Russie, étaient très équilibrés. À Tilsit, la Russie a même gagné une province polonaise de 55 000 kilomètres carrés autour de Białystok – l’un des très rares cas dans l’Histoire où un agresseur ait reçu du vainqueur une importante compensation territoriale après sa défaite.
Aujourd’hui encore, les historiens ont beaucoup de mal à porter un jugement sur Napoléon. Pas seulement à cause de sa personnalité, qui demeure empreinte de mystère, mais aussi à cause des différentes traditions nationales. Du vivant du grand perturbateur, chaque pays avait déjà tendance à cultiver sa propre vision de lui sur la base de son histoire particulière.
Même en France, l’époque napo-léonienne est aujourd’hui étonnamment impopulaire et figure à peine dans les programmes scolaires. Entre 1996 et 2015, trois gouvernements successifs ont décidé de ne pas célébrer de bicentenaire associé à Napoléon. « La France est une république, et Napoléon a trahi la république », a déclaré sans équivoque le consul général de France à Munich1.
En Pologne, en revanche, Napoléon est tenu en si haute estime qu’il est mentionné dans l’hymne national (« De Bonaparte nous avons appris à vaincre »). Cela s’explique facilement : en 1795, le pays avait été morcelé et annexé par ses voisins. Ce n’est que grâce à Napoléon et à la création du grand-duché de Varsovie qu’il a pu brièvement se relever en tant qu’État (de 1807 à 1813).
Plus étonnant encore : les Russes ont eux aussi une vision positive de Napoléon, certes pour d’autres raisons. Lors de la « guerre patriotique de 1812 », ils ont triomphé du titan militaire, se sentant par là même plus titanesques encore – un sentiment qui perdure aujourd’hui. Les jeunes mariés se font souvent photographier devant les monuments de Borodino et de la Bérézina, qui commémorent 1812. Et, dans tous les supermarchés russes, le gâteau Napoléon est un must, qui permet de manger symboliquement le grand ennemi en dessert.
En Italie, pays qui n’existait pas comme État-nation il y a deux cents ans, la situation est beaucoup plus nuancée. À Milan, le musée du Risorgimento rend hommage à Napoléon en tant que pionnier de l’unification du pays, et la Via Monte Napoleone est considérée comme l’une des plus luxueuses artères commerçantes d’Europe, tandis qu’à Venise ce sont des toilettes publiques qu’on a baptisées de son nom.
Les griefs remontent à 1797, lorsque Napoléon a mis fin d’un trait de plume à l’indépendance plus que millénaire de la Sérénissime. Depuis lors, la haine de la cité des Doges pour le Corse est si profonde que, en 2002, des centaines de Vénitiens en colère ont manifesté contre l’entrée au musée Correr d’une statue en marbre de Napoléon qui se trouvait sur la place Saint-Marc entre 1811 et 1814. Un gondolier avait alors tempêté : « Il ne viendrait à l’idée de personne d’ériger une statue d’Hitler dans le ghetto ! »
Ainsi, aujourd’hui encore, chaque région d’Europe cultive sa propre image de Napoléon, personnage qui suscite souvent des opinions et émotions extrêmes. C’est probablement en Allemagne que l’on observe les réactions les plus divergentes. Si Napoléon fut qualifié d’« antéchrist » pendant les « guerres de libération » (de 1813 à 1815), on a aussi pleuré, en Rhénanie notamment, le recul des droits et des libertés après sa chute.
Il ne fait aucun doute que la victoire sur l’empereur des Français a jeté les bases d’un sentiment national « allemand », qui a conduit à la proclamation de l’Empire allemand à l’issue de la guerre de 1870 contre un autre Napoléon, troisième du nom [lire « Un mythe allemand », ci-contre]. Hitler, dès la première page de Mein Kampf, fait de Johann Philipp Palm, le libraire condamné à mort par Napoléon, un martyr de la cause allemande ; mais, d’un autre côté, le dictateur était aussi un ardent admirateur de l’Empereur.
Tout au long de sa vie, Hitler s’est efforcé d’être présenté comme l’égal de Napoléon dans les livres d’histoire. Cette aspiration du meurtrier de masse a conduit à une perception déformée de Napoléon qui se perpétue aujourd’hui. Même chose pour une affirmation faite par le chancelier autrichien Metternich cent quarante ans plus tôt : dans ses Mémoires, le chef d’orchestre du congrès de Vienne raconte que Napoléon lui aurait dit : « Quelqu’un comme moi se fiche de la vie d’un million d’hommes. »
Lorsque Metternich coucha cela sur le papier, en 1851, Napoléon était mort depuis trois décennies, et l’auteur, âgé de 78 ans, se souciait avant tout de donner à la postérité l’image de lui-même la plus flatteuse possible. Sachant qu’on a recensé au moins 40 informations factuelles clairement réfutables dans ses Mémoires, il est tout à fait possible que Metternich ait également inventé cette déclaration.
Enfin, il existe des témoignages – authentiques, eux – selon lesquels Napoléon a, par exemple, après Borodino, traversé l’immense champ de bataille afin de s’assurer personnellement que les blessés des deux camps étaient soignés de la même façon. Lorsque son cheval marcha par inadvertance sur un homme grièvement blessé et que celui-ci hurla de douleur, l’aide de camp qui était derrière lui le rassura : « Sire, ce n’est qu’un Russe. » Et Napoléon de se retourner et de lui crier : « Après la bataille, il n’y a plus d’ennemis, il n’y a que des hommes ! » 

Thomas Schuler est journaliste. Il a été correspondant aux États-Unis, notamment pour le Süddeutsche Zeitung. On lui doit plusieurs ouvrages, dont l’un sur la famille Mohn, principale actionnaire du groupe Bertelsmann.

— Ce texte est paru dans un hors-série du Spiegel consacré à Napoléon, le 19 janvier 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => Petit et mégalo, vraiment ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => petit-et-megalo-vraiment%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:03:48 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:03:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104837 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 105131
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-06-25 06:58:58
    [post_date_gmt] => 2021-06-25 06:58:58
    [post_content] => 

« LE SEXE, TOUJOURS LE SEXE »

« Maintenant allonge-toi ici et parle-moi un peu de ce qui t’amène. » On va répétant que la psychanalyse est née à la fin du xixe siècle, quand Sigmund Freud commença à examiner ses patients, étendus sur le fameux divan. Mais si c’est là le geste inaugural de la psychanalyse, alors c’est avant que tout a commencé, bien avant. En mars de l’année 423 avant J.-C., les Athéniens se retrouvèrent au théâtre pour assister à la nouvelle comédie d’Aristophane, Les Nuées. L’histoire, toujours la même, est celle d’un père qui ne parvient pas à boucler les fins de mois, avec une épouse peu portée sur les économies (mais qui vient, elle, de la bonne société, à la différence de son mari, un paysan urbanisé), un fils écervelé (sa mère toute crachée, malheureusement) et une foule de créditeurs qui l’assiègent. C’est l’aube, le moment des pensées les plus angoissantes et des intuitions les plus hardies. Le bruit court qu’un soi-disant savant, du nom de Socrate, aide à surmonter ces obstacles en enseignant comment rouler autrui. Voilà son sauveur ! Strepsiade se précipite chez Socrate, qui le regarde avec circonspection : il veut d’abord le connaître, et Strepsiade doit se connaître lui-même. Il a dans son pensoir une couchette, pleine de punaises et de poux, mais en tout cas une couchette : Strepsiade est invité à s’y étendre et à s’ouvrir au maître (c’est le vers cité au début de ce chapitre). C’est ce jour-là qu’est née la psychanalyse, sur les pentes de l’Acropole d’Athènes.
Une plaisanterie ? En tout cas une de celles qui cachent un fond de vérité. La découverte de Freud, qui scandalisa l’Europe entière, fut que nous ne sommes pas ce que nous croyons être. Nous nous croyons rationnels et moraux ; au lieu de cela, nous sommes un chaudron bouillant de passions, d’impulsions, d’instincts dont nous ne sommes même pas conscients. C’est précisément cela que Socrate, le Socrate d’Aristophane, ­révélait à ses infortunés patients. Strepsiade, le pauvre, est trop stupide pour arriver à suivre un pareil enseignement. Mais Phidippidès, son fils, comprend, lui, et vite : nous nous prenons pour des êtres supérieurs, mais différons-nous vraiment des animaux ? Ne poursuivons-nous pas les mêmes choses – du sexe, du sexe et encore du sexe ? (« C’est le sexe, toujours le sexe. », enseignait Charcot, un des maîtres de Freud.) Et que sont les lois ou la morale, sinon des tentatives de contenir notre nature profonde ? Des obstacles, en somme, qui nous empêchent de poursuivre la satisfaction de nos besoins et nous condamnent au malheur ? Il est temps de changer ! À commencer par le problème des problèmes, la cause de tous les maux. La guerre de libération de Phidippidès commence par le geste le plus simple, celui que – d’après Freud – nous rêvons tous d’accomplir depuis notre plus tendre enfance : nous opposer, nier le père. Le complexe d’Œdipe. Il aurait pu l’appeler le complexe d’Aristophane.

*

Freud connaissait très bien le monde antique. D’Aristophane, pourtant, il ne parle jamais : pour dissimuler sa dette ? Il y a une autre raison.
George Steiner l’a suggéré dans un éclair de génie : la plupart des névroses dont parle Freud ont fait leur apparition après que Freud en a parlé, comme des prophéties qui s’autoréalisent. Est-ce à dire que nous allions mieux avant de découvrir notre inconscient ? Aristophane, fin connaisseur de nos abîmes intérieurs, en était convaincu. Faut-il vraiment tout porter à la ­lumière ? Il y a peut-être une raison pour que soient actifs en nous des mécanismes qui masquent nos pulsions les plus bestiales, qui les refoulent dans les profondeurs du moi. Sur la couchette de Socrate, Phidippidès a jeté l’œil dans son désordre, il en a ramené ce qu’il avait refoulé. Il s’est connu pour ce qu’il était, il a battu son père en lui expliquant qu’il était juste d’agir ainsi. Oui, « la vie n’est pas facile. », comme Freud lui-même dut une fois l’admettre : était-il vraiment nécessaire que Phidippidès découvre tout cela ? Quelle belle chose que le refoulement ! Strepsiade, se repentant, donne la bastonnade à Socrate et brûle son pensoir. Dans Les Nuées, Aristophane n’a pas seulement inventé la psychanalyse : il a aussi cherché à la couler pour toujours.

*

S’il n’y est pas parvenu, c’est parce que Freud a trouvé dans Athènes un allié inattendu. On parle de Platon comme d’un écrivain posé, serein, ­d’humeur égale. Mais sa qualité la plus belle, c’est la perfidie avec laquelle il sait remettre à leur place adversaires et rivaux – il n’en manquait pas, et pour chacun il avait quelque chose en réserve. Avec sa caricature, Aristophane avait jeté une ombre sur Socrate, qui avait besoin d’une revanche. Dans Le Banquet ce serait lui, Aristophane, le personnage […].
Au cours de cette soirée de discours en l’honneur d’Éros, quand enfin c’est son tour de parler, Aristophane en réalité n’y parvient pas : il est pris d’un terrible hoquet, qu’il n’arrive pas à contenir – il est pris de soubresauts, il se chatouille le nez, il éternue, rien n’y fait…
Il ne pourrait pas y avoir de défense plus brillante de la psychanalyse. Ce hoquet que rien ne parvient à calmer rappelle les tics nerveux des patients de Freud, d’autant plus intenses qu’on cherche davantage à les réprimer ; c’est le symptôme qui révèle le point faible d’Aristophane, comme la toux nerveuse d’Anna O. : serait-ce qu’il a lui aussi un problème avec l’amour et le sexe ? Voilà la réponse de Platon aux questions d’Aristophane. Inutile de s’imaginer que l’on cache ce que l’on a à l’intérieur : d’une façon ou d’une autre, tout finit par sortir. Aristophane, le moraliste sans préjugés qui ne s’arrête devant rien, est au fond comme les délicates demoiselles de la bonne bourgeoisie viennoise. Il se pourrait que la philosophie et la psychanalyse puissent l’aider à voir clair en lui-même, à faire bon ménage avec ses problèmes.
*

Ensuite, à l’improviste, tout est mis sens dessus dessous. Freud ne cite pas souvent Platon, mais quand il le fait il ne manque pas de surprendre. Comme dans Au-delà du principe de plaisir, un de ses essais les plus suggestifs, où il rappelle les pages auxquelles on se serait le moins attendu : le discours d’Aristophane dans Le Banquet, quand il s’est enfin libéré de son hoquet.
Mais il ne pouvait en être autrement : c’est précisément dans ces mots qu’il y a l’ultime réponse aux mystères de notre existence, la révélation qu’en nous la tension vers la vie est contrebalancée par une obscure impulsion vers la mort. « Éros. » et « Thanatos. » : notre existence est scandée par le conflit entre ces deux forces, mais la surprise est pour la fin. C’est la seconde qui l’emporte, la nostalgie de la tranquillité, la parfaite inertie de la matière inorganique. La vie, c’est une tragique anomalie, une exception qu’il faut réduire ; l’accomplissement de la libido, c’est le repos de la mort : c’est précisément ce qu’enseignait le mythe forgé par Aristophane de ces hommes désespérément en quête de l’unité perdue qui, lorsqu’ils retrouvaient leur moitié, « se laissaient mourir de faim et d’inertie. ». La théorie la plus audacieuse de Freud avait été anticipée par l’Aristophane du Banquet.
C’était l’art de Platon à son sommet, le cercle qui se referme : Aristophane, l’adversaire obstiné, désor­mais enrôlé parmi les grands de la psychanalyse.
[…]

LE (VRAI) COMPLEXE D’ŒDIPE

Pourquoi, à peine s’est-il arraché les yeux de ses propres mains, Œdipe accuse-t-il Apollon et le rend-il coupable de tout ce qui lui est arrivé ?
Le temps est loin où le roman policier passait pour un genre mineur. C’est à coup sûr le plus adapté à la philosophie : dans les deux cas il s’agit de reconstituer une intrigue, de chercher le dessein caché sous l’apparence de désordre. L’ordre ne sera peut-être pas celui qu’on attendait, mais de toute façon il y en a un, comme dans Le Jour de la chouette de Sciascia, où le commissaire Bellodi fait remonter à la lumière le système de corruption et de connivences qui permet à tant de Don Mariano Arena de prospérer sur la « foire aux cocus. » de l’humanité. Parfois au contraire le polar sert à ébranler l’illusion qu’il y a un ordre et révèle que le monde est dominé par la confusion. Comme dans La Promesse de Friedrich Dürrenmatt : ­patient, méticuleux, obstiné, le commissaire Matthieu a tout compris, il sait où l’assassin frappera la prochaine fois. Il se poste, mais son attente durera toute sa vie (le commissaire démissionne et se met à travailler comme pompiste dans une station-­service perdue parce qu’il sait que c’est là que tout doit se passer) ; attente inutile, parce que sa proie, l’assassin, en route pour commettre son crime, est mort dans un banal accident de voiture. Tout était exact, le commissaire avait compris, le plan était bien celui-là, mais la réalité est assujettie au hasard : tout essai de contrôler rationnellement le désordre, tout projet de ramener le chaos à un ordre, est voué à l’échec. Matthieu pourtant continue à attendre, pendant que la lumière du soleil rayonne sur un monde toujours plus incompréhensible.
Le dieu de la lumière, en Grèce, c’était Apollon. Œdipe, de son côté, c’est l’archétype du ­détective, et la tragédie de Sophocle qui raconte son histoire, Œdipe roi, reste le modèle inégalé du roman policier. Un enquêteur, intelligent, entêté, implacable, est sur les traces d’un meurtrier. Laïos, le roi de Thèbes, a été tué, et Œdipe, le nouveau roi, veut en faire justice. Il recueille les indices, entend les témoins, reconstruit les faits. Pour finir il découvre que le coupable, c’est lui. C’est l’intrigue la plus simple, l’intrigue parfaite. L’enquêteur est l’assassin : tout se ramène à un seul personnage, le reste ne compte pas, ce n’est que le décor. Mais Sophocle ne se contente pas de cela, il en veut plus. Les romans policiers jouent sur l’incertitude. Œdipe roi, au contraire, ne fait rien, dès le début, pour cacher l’identité du meurtrier : le public la connaissait avant même le début de la représentation (c’était un mythe bien connu), et Tirésias la révèle tout de suite à Œdipe lui-même. L’oracle de Delphes avait prédit à Œdipe qu’il tuerait son père et épouserait sa mère ; aussitôt, Œdipe avait fui Corinthe, ignorant que Polybos et Méropé n’étaient pas ses vrais père et mère. Et c’est dans sa fuite qu’il avait d’abord tué son père, Laïos, puis épousé sa mère, Jocaste, les souverains de Thèbes. La tragédie – l’enquête du commissaire Œdipe – révèle une histoire connue de tous. Alors, comment expliquer le suspense qui cloue au texte n’importe quel lecteur, qui empêche de détourner le regard de la scène ? C’est qu’Œdipe ne cherche pas seulement un meurtrier. Et nous, nous cherchons avec lui. Dans l’espoir qu’il réussisse, mais en même temps terrorisés par ce qui l’attend au bout du tunnel où il s’est enfoncé comme dans une tornade, lente d’abord, puis de plus en plus impétueuse, jusqu’à tout emporter.

*

Œdipe est entré définitivement dans notre imaginaire collectif en 1899, avec L’Interprétation des rêves. Freud avait vu juste : si les tribulations d’Œdipe nous passionnent, c’est qu’en lui nous voyons quelque chose de nous-mêmes. Mais, dans la tragédie, il y a quelque chose de plus que la simple découverte des pulsions (désir de la mère, conflit avec le père) qui nichent en nous. Parti à la recherche d’un meurtrier, Œdipe s’était mis ensuite à enquêter sur ses père et mère. Mais le véritable objectif de l’enquête, c’est encore autre chose, de plus profond : comme Diogène (celui qui circulait avec sa lanterne en plein jour), Œdipe est en quête de l’homme, de sa liberté. C’est pour cette raison que son enquête concerne tout le monde. Quand il était arrivé à Thèbes, la ville était opprimée par un terrible monstre, le Sphinx, qui tuait quiconque ne résolvait pas son énigme. Œdipe avait trouvé la réponse, sauvant ainsi la cité. Le monde, aussi bien celui des Anciens que le nôtre, est opaque, obscur, ambigu, empli de dangers : c’est cela que symbolise le Sphinx. Œdipe est celui qui fait la lumière, par la force de son intelligence. C’est le héros de l’époque de Sophocle, des ­Lumières qui triomphent à Athènes, « l’école de la Grèce. ». Comme Protagoras, il sait que l’homme est la mesure de toutes choses ; comme Périclès, il sait que nous sommes capables de relever les défis de l’existence. Il a montré que notre vie et notre bonheur dépendent de nous, de notre capacité de comprendre la réalité, d’y mettre de l’ordre. Il est pour tous un « modèle. », reconnaît le chœur. Quand il se lance à la recherche du meurtrier, c’est cela qu’il veut démontrer, une fois encore.
Le moment décisif est un échange de répliques avec Jocaste, sa mère-épouse. Œdipe a enfin ­trouvé un témoin décisif. Le témoin parle et Jocaste commence à comprendre : qu’Œdipe est le meurtrier de Laïos ; que Laïos était le père d’Œdipe et qu’elle, elle a épousé son propre fils. Que rien n’est comme il semblait. Elle supplie Œdipe d’en rester là avec ses enquêtes, de s’arrêter avant qu’il soit trop tard. Elle s’enfuit. Œdipe s’emporte, il ne comprend pas la réaction de ­Jocaste. Il comprend de travers : il pense qu’elle a honte à l’idée d’avoir épousé le fils d’un esclave. Mais pour lui cela n’a pas d’importance. Il le proclame, gonflé d’orgueil : il n’était personne, et il est devenu le roi de Thèbes, grâce à sa patience, à son intelligence, à son courage ! Il est, lui, « fils de son destin. », ses origines ne comptent pas. « We can. », disait Barack Obama il y a quelques années (qui semblent des années-lumière, malheureusement). Il a démontré de quoi est capable un être humain.
Il n’a rien compris. Infatigable et obstiné, Œdipe, l’homme le plus intelligent de tous, tout au long de la tragédie ne comprend rien, il a toujours vécu dans la nuit de l’ignorance. Puis il finit par comprendre : qu’il a tué son père, épousé sa mère ; que ses fils sont aussi ses frères. Il se précipite dans la vérité comme dans un gouffre sans fond, a-t-on dit. L’enquête est terminée. Il maudit Apollon. Après, ne reste que l’horreur, et la douleur.
Le fils de son destin : Œdipe croyait être libre, maître et responsable de ses choix. Il croyait que sa vie dépendait de lui. Il a découvert qu’un destin plus grand pesait sur sa tête et le dominait. La liberté n’est qu’une apparence ; la vie d’Œdipe, le « modèle. » des hommes, était depuis toujours subordonnée à un plan sur lequel lui-même n’avait aucune possibilité de contrôle. Il a découvert n’être qu’un engrenage dans un mécanisme : un mécanisme, impénétrable mais implacable, qui a le sourire moqueur d’Apollon – les Grecs donnaient aux statues de leurs dieux un sourire énigmatique –, le dieu qui éclaire, qui montre comment sont les choses. Sur le temple d’Apollon, à Delphes, ­figurait une inscription célèbre : « Connais-toi toi-même. ». Œdipe a suivi le conseil du dieu, il a enquêté sur lui-même. Ce qu’il a trouvé concerne tout le monde.

*

En réalité, les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui ne sont pas différents. Qu’est-ce que l’homme ? Quel contrôle avons-nous sur nos ­actions, nos décisions, nos choix ? Quelle part de ce qui nous arrive provient de causes qui nous échappent – événements passés, conditionnements sociologiques, situations imprévues, traits de carac­tère ? Plus nous en savons sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure, plus urgentes se font les questions. Le parallèle le plus intéressant est celui qu’on peut faire avec les neurosciences. Nous connaissons comme jamais auparavant le fonctionnement de notre cerveau : et la conclusion qui semble en résulter est que nous n’exerçons ni sur nos décisions, ni sur nos actions de véritable contrôle, conscient et rationnel. « Le sentiment d’identité personnelle et le libre arbitre ne sont en réalité rien d’autre que le comportement d’une vaste organisation de cellules et des molécules qui leur sont associées. » : c’est ce qu’écrit Francis Crick, inventeur de l’ADN et Prix Nobel. Selon d’autres scientifiques, tous nos états mentaux sont des épiphénomènes, sans aucun impact causal sur la réalité. Quel sens y a-t-il alors à parler de liberté et de responsabilité ? Cela paraît incroyable, mais c’est comme cela. Et puis, à bien y réfléchir, cela n’a rien d’incroyable. La révolution scientifique commencée au xviie siècle a démontré que l’Univers entier est mû de façon nécessaire par des lois de cause à effet. Kant, avec sa clarté habituelle, avait posé le problème : pourquoi les êtres humains ne devraient-ils pas être soumis aux mêmes lois que la nature ? Les façons de le dire changent, mais l’ironie est la même : plus notre savoir s’étend, plus nous nous persuadons de notre grandeur ; jusqu’à découvrir notre insignifiance. Comme tout le reste, nous faisons partie d’un mécanisme dont le sens nous échappe et qui échappe à notre contrôle.
Mais c’est justement là où notre misère semble plus grande qu’est notre grandeur. C’est vrai : nous nous croyons forts et nous ne le sommes pas, clairvoyants et nous ne comprenons rien. Mais nous ne renonçons pas pour autant. Nous sommes sans cesse en recherche. Et dans cette continuelle ­recherche d’un sens, dans le courage avec lequel nous faisons face quoi qu’il en coûte aux questions les plus dérangeantes, apparaît un trait qui nous est propre et n’appartient qu’à nous, qui nous distingue et nous rend uniques dans l’Univers infini qui nous entoure. L’homme, l’animal qui pose des questions, qui veut comprendre. Aussi longtemps que nous nous obstinerons comme Œdipe à nous interroger sur ce qui nous entoure sans nous contenter des apparences ; aussi longtemps que nous resterons là à attendre comme Matthieu et Bellodi dans une station-service déserte, sur une planète insignifiante, cherchant à comprendre et cherchant justice, nous démontrerons que nous sommes quelque chose de particulier. C’est risible, peut-être fou, mais c’est ainsi. Ce ne sont pas les réponses que nous trouvons qui nous grandissent, mais les questions que nous posons. C’est cela, le vrai complexe d’Œdipe. 

Ce texte est un extrait du livre Petite Philosophie pour temps troublés, paru le 6 mai 2021 aux Belles Lettres. Il a été traduit de l’italien par Michel Narcy.

[post_title] => Freud revu par Aristophane et Sophocle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => freud-revu-par-aristophane-et-sophocle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:03:48 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:03:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105131 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )