WP_Post Object ( [ID] => 104987 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>«Vivre en Chine aujourd’hui a quelque chose de déroutant, a déclaré le romancier Yan Lianke, parce qu’on a l’impression d’être à la fois en Corée du Nord et aux États-Unis. » Quand il a fait cette remarque il y a trois ans, lors d’une table ronde sur le campus de l’université Duke Kunshan, près de Shanghai, je me souviens d’avoir souri et opiné du chef. En une courte phrase, il résumait en effet toute l’étrangeté et la singularité de la Chine actuelle, un pays qui abrite des goulags et des magasins Gap.
La formule de Yan Lianke traduisait la difficulté de faire entrer la Chine dans une catégorie, et j’ai peu à peu réalisé qu’il en allait de même pour son président, Xi Jinping. D’un côté, Xi – qui a pris la tête du Parti communiste chinois en 2012, puis du pays tout entier l’année suivante – semble ramener la Chine en arrière ; d’un autre, il fait figure de libre-échangiste tourné vers l’extérieur, capable d’éblouir la clique de Davos en vantant la mondialisation et en ratifiant des accords de libre-échange. Cette dichotomie se fonde en partie sur la conviction de certains observateurs extérieurs qui voient en Xi Jinping un réformateur façon Mikhaïl Gorbatchev, l’ancien leader soviétique. Mais la politique de Xi – répression de la dissidence, abolition des limites de durée du mandat présidentiel, édification d’un culte de sa personnalité – rappelle davantage celle de Vladimir Poutine, voire du Nord-Coréen Kim Jong-un. De fait, il concentre actuellement plus de pouvoir entre ses mains qu’aucun dirigeant chinois depuis Mao. Et il ne se prive pas de certaines extravagances, comme de faire référence à Confucius tout en s’affichant en tenue militaire ou d’accumuler les titres honorifiques à la manière du leader nationaliste Tchang Kaï-chek. Mais ces comparaisons sont trompeuses, car Xi ne ressemble à aucun dirigeant chinois précédent, ni à aucun chef d’État actuel.
À force de m’interroger sur ses points communs avec d’autres autocrates, je me suis aperçu d’une chose qui le distingue nettement : il n’existe aucune biographie examinant sa vie de façon rigoureuse et détaillée. Dans n’importe quelle bonne librairie, on trouve quantité de biographies de Vladimir Poutine, au moins deux de Kim Jong-un, plus quelques-unes du président philippin Rodrigo Duterte ou du Premier ministre hongrois Viktor Orbán. Mais si l’on cherche quelque chose d’équivalent sur le plus puissant dirigeant que la Chine ait connu depuis des décennies – personne qui, à bien des égards, est la plus puissante du monde –, on ressort les mains vides. Il existe bien entendu des livres sur Xi, mais pas de biographies approfondies et minutieuses. Il s’agit plutôt de livres relevant de l’une ou l’autre de ces trois catégories : hagiographies en chinois à destination du public local ; recueils de ragots sans grande crédibilité dans la veine « la vie secrète des empereurs », également en chinois mais interdits à la vente en Chine continentale ; ouvrages en langues diverses avec Xi en couverture mais qui ne décrivent ni n’analysent vraiment sa vie. Le président chinois n’a fait l’objet que d’une poignée de portraits sérieux dans des articles ou des podcasts. Il est sidérant de constater, vu le pouvoir que Xi exerce depuis près de dix ans, qu’il n’existe qu’un nombre très restreint de travaux dignes d’être mentionnés, quand bien même ceux-ci éclairent certains aspects clés de sa vie et de sa personnalité.
Pour tenter d’expliquer cette carence criante, j’ai sollicité l’avis de journalistes et de chercheurs qui, même s’ils n’ont pas écrit de livres sur lui, se sont intéressés de près à Xi ou à des personnages contemporains ayant des points communs avec lui. Beaucoup de facteurs semblent entrer en ligne de compte, à commencer par le manque de sources crédibles qui soient à la fois proches de Xi et prêtes à parler de lui en toute franchise.
Sans compter le fait que le dirigeant chinois est relativement inaccessible. Le journaliste Steven Lee Myers, qui couvre la Chine pour The New York Times et a écrit une biographie de Poutine, note que le dirigeant russe a beau être « très réservé, notamment avec les médias étrangers », il rencontre toutefois « de nombreux journalistes et répond en détail aux questions qu’on lui pose ». Xi, en revanche, « n’accepte jamais de répondre aux questions, mêmes amicales ». Anna Fifield, ex-directrice du bureau du Washington Post à Pékin et auteure d’une biographie de Kim Jong-un, pense qu’il est au moins « aussi difficile d’écrire sur Xi que sur Kim », mais que « pour Xi, la barre est placée plus haut, car l’opinion publique estime être en droit d’en savoir davantage sur lui ». Et ce n’est pas tout. « La caractéristique numéro un de Xi avant son accession au pouvoir était sa prudence », m’a confié le politologue Joseph Torigian, qui remarque que l’étude des élites politiques, dans une perspective biographique du moins, est passée de mode chez les universitaires. Enfin et surtout, il y a le facteur peur. Les spécialistes de la Chine craignent de se voir interdire l’accès au pays s’ils écrivent un livre critique sur Xi. Sans parler d’autres formes de représailles, en ligne ou dans le monde réel. (Fin 2015, par exemple, cinq libraires de Hongkong, accusés de diffuser des livres racoleurs sur la vie privée de dignitaires chinois, ont été kidnappés et emmenés en Chine continentale.)
Mais les dirigeants chinois n’ont pas toujours agi ainsi. Un des prédécesseurs de Xi, Jiang Zemin, avait accordé une interview à une émission de télévision américaine. Et, s’il n’existe pas de biographie majeure en anglais de Hu Jintao, le président chinois dont Xi a pris la suite en 2013, ce n’est probablement pas parce qu’il est difficile d’accès. « Certaines personnes sont juste trop ennuyeuses pour faire l’objet d’une biographie », m’a dit l’historien John Delury, auteur avec Orville Schell d’une galerie de portraits de dirigeants et d’intellectuels emblématiques de la Chine (sans surprise, Hu n’est pas du lot). Xi, lui, est tout sauf ennuyeux. Sous sa férule, la puissance économique et militaire de la Chine a grimpé en flèche. Il a organisé l’incarcération massive de musulmans ouïgours dans des camps de rééducation de la province du Xinjiang, muselé la presse et étouffé les critiques à l’égard du Parti. Sous son règne, la mainmise chinoise sur Hongkong n’a cessé de croître : lors d’une visite en 2017, Xi y a présidé la plus importante parade militaire qui s’y soit tenue depuis sa rétrocession.
Le fait qu’il n’existe pas de biographie de Xi mérite notre attention. Que l’on en sache si peu sur son compte – et que si peu de ceux qui le connaissent soient disposés à parler de lui –en dit long sur la vigueur de la répression qu’il a instaurée. Et cela a des conséquences plus générales, notamment pour les pays qui traitent avec la Chine – c’est-à-dire tous les pays. Xi exerce un pouvoir tellement supérieur à celui de ses prédécesseurs qu’il est impératif de bien cerner son état d’esprit. De façon générale, il est crucial de savoir comment traiter avec quelqu’un faisant l’objet d’un culte de la personnalité dans un pays puissant sur la scène internationale – même si, comme me l’a expliqué Alice Su, la patronne du bureau pékinois du Los Angeles Times, le culte de Xi semble générer moins de ferveur que celui de Mao.
Le manque d’informations sur Xi et le difficile accès à son cercle intime ont donné lieu à deux conceptions qui, pour attrayantes qu’elles soient, demeurent fallacieuses. La première, qui prévalait quand il a pris le pouvoir, mettait l’accent sur les aspects de sa vie qui laissaient pressentir un dirigeant conforme à ce que souhaitait l’Occident : un réformateur politique. Les premières analyses des commentateurs – comme celle du très médiatique Nicholas Kristof, qui a eu un vaste écho en raison de son aura de Prix Pulitzer spécialiste de la Chine – soulignaient que le père de Xi avait été un conseiller de tendance libérale du président Deng Xiaoping. Autrement dit, Xi aurait « dans ses gènes » des penchants réformistes. Cette idée a été combinée à d’autres éléments biographiques pour étayer la thèse que Xi allait réduire le contrôle de l’État sur la population. Mais, en définitive, ses positions sur Hongkong ou sur les Ouïgours du Xinjiang montrent qu’il n’en est rien. La seconde approche met l’accent sur deux autres aspects de la vie de Xi : d’abord, il a grandi sous Mao ; ensuite, il faudrait le considérer, du fait du haut statut de son père, comme un « prince héritier », fils d’un héros de la révolution chinoise. D’où l’idée que Xi ne serait qu’une version actualisée des anciens autocrates chinois. Mais c’est oublier que Xi, contrairement à Mao, ne s’intéresse guère aux « mouvements de masse » ou à la lutte des classes. En outre, il ne semble nullement préparer quelqu’un de sa famille à lui succéder.
Il se passe bien des choses en Chine aujourd’hui qu’on ne peut simplement imputer à la personnalité de son dirigeant, et, d’ailleurs, les meilleurs travaux récents sur le pays sont souvent l’œuvre d’universitaires ou de journalistes privilégiant une approche « par le bas ». Mais, s’agissant d’un pays qui tient à la fois de la Corée du Nord et des États-Unis, pour reprendre les mots de Yan Lianke, et qui semble simultanément s’élancer vers le futur et revenir en arrière, il n’est pas plus pertinent de considérer son leader comme un réformiste que comme un rétrograde pur et dur. Il est grand temps de mieux cerner – même si la tâche n’est pas aisée – le mode de fonctionnement de cet autocrate obsédé par l’ordre et profondément nationaliste qui gouverne la Chine.— Jeffrey Wasserstrom est un historien américain spécialiste de la Chine contemporaine. Il a récemment publié un livre sur l’histoire de Hongkong, Vigil: Hong Kong on the Brink (Columbia Global Reports, 2020).
— Cet article est paru dans le magazine américain The Atlantic le 30 janvier 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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WP_Post Object ( [ID] => 105123 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Alors que les romans de plage s’alignent sur les tables des librairies, c’est un cahier de vacances qui risque bien de rafler la mise cet été. Son titre ? Burn After Writing, littéralement « Brûler après avoir écrit ». Sorti le 4 mars en France, où son premier tirage à plus de 100 000 exemplaires s’est écoulé en moins de trois semaines, ce phénomène venu d’Angleterre invite à la réflexion – ainsi qu’à une certaine perplexité.
Résumons le concept : il s’agit d’une introspection guidée, une sorte de grand questionnaire de Proust étiré sur 160 pages. Ces dernières sont blanches, puisque c’est au lecteur de les noircir en répondant à des questions plus ou moins existentielles, parmi lesquelles « Quel est ton film préféré ? », « Qu’est-ce qui te rend triste ? » ou, plus directe : « Quelle personne as-tu le plus envie de frapper en pleine tête ? » Confronté à ces interrogations, le lecteur pourra cogiter en mâchonnant son crayon à papier, tandis que les éditeurs du monde entier se féliciteront de faire un tel carton avec si peu de phrases imprimées et des coûts de traduction aussi bas. Si nous passons outre la consternation qui nous guette, il faut bien admettre qu’il s’agit sans doute d’un sujet plus complexe qu’il n’y paraît.
D’abord, ce succès de librairie témoigne des mécanismes à l’œuvre aujourd’hui sur le marché du livre – il faudrait d’ailleurs plutôt parler de succès d’édition, puisque la majorité des ventes s’est faite en ligne, sur Amazon. Ensuite, le nombre astronomique d’exemplaires écoulés tranche avec sa réception dans les médias. Longtemps, aucune recension n’en a été faite, et il a fallu que le livre occupe pendant plusieurs semaines le podium des meilleures ventes pour que les journaux s’y intéressent – et finissent par tous parler en même temps du « livre dont personne ne parle ». De fait, ce carton commercial s’est appuyé sur un bouche-à-oreille un peu particulier, puisque c’est une jeune influenceuse britannique qui a soufflé à ses millions d’abonnés sur la plateforme TikTok de se procurer cet ouvrage « qui a changé [sa] vie ». C’était il y a deux ans, et, depuis, chaque nouveau tirage est l’occasion d’un raz-de-marée de publications sur le Web. En plus des vidéos, on ne compte plus les photos postées sur Instagram de la couverture rose layette du livre, savamment installée entre une bougie et deux pommes de pin. Car ce journal intime d’un nouveau genre est clairement destiné à un lectorat féminin. Pour reprendre les termes de son éditeur français, il s’adresse même à une jeune « femme hyperconnectée, qui saisit là l’occasion de prendre un peu de recul sur son existence ». Notons cependant qu’une déclinaison bleue vient de paraître afin d’élargir le public cible – signe que, en 2021, si le rose n’est toujours pas pour les garçons, ceux-ci ont désormais le droit d’avoir une vie intérieure.
Car c’est au fond de cela qu’il s’agit, et cet appétit des 15-30 ans pour un bête carnet à remplir mérite plus qu’un regard moqueur ou l’impression qu’on réinvente le fil à couper le beurre. Il témoigne des manques et des aspirations d’une génération ultraconnectée prise dans le brouhaha incessant des plateformes. Faut-il en déduire que ceux que l’on désigne à l’emporte-pièce comme des « milléniaux », qui ont grandi avec le Web 2.0 et dont le smartphone est une extension d’eux-mêmes sont pris d’un gros coup de fatigue ? Pour certains, la possibilité, d’abord grisante, de mettre en scène sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux s’est peu à peu transformée en injonction intériorisée pour exister. Biberonnés aux likes et autres récompenses numériques comme autant de marques de validation, ils sont incités à travailler quotidiennement pour offrir au monde un récit convaincant de ce qu’ils sont. Or, il faut bien le dire, faire de son quotidien des moments partageables sur écran brillant, c’est épuisant. Quel meilleur refuge qu’une page blanche pour s’extraire du monde ? Ce rappel de la valeur de l’intime et ses coulisses est aussi simple que fondamental. Reste à savoir si cette leçon mérite réellement de débourser 12,90 €.— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
[post_title] => Le marketing de l’intime [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-marketing-de-lintime [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105123 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 104999 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>L’Américaine Sylvia Plath est la poétesse de langue anglaise la plus connue du xxe siècle. Dans les universités et le milieu littéraire, elle est admirée pour la puissance et l’originalité de ses poèmes, qui sont d’une grande maîtrise technique et constellés d’images mémorables. Dans la culture populaire, son statut est celui d’une sorte de Marilyn Monroe de la littérature. À la fois figure tragique et icône du féminisme, elle est l’objet d’un mythe tenace. Sylvia Plath s’est suicidée au gaz à Londres en 1963. Elle avait 30 ans et deux enfants en bas âge, elle venait de publier son unique roman, La Cloche de détresse, et d’écrire une série de poèmes qu’elle considérait comme ses meilleurs. Mais son mariage avec le poète anglais Ted Hughes semblait irrémédiablement détruit, et la dépression dont elle souffrait depuis la fin de son adolescence l’avait rattrapée. L’idée de suicide et de maladie mentale est inéluctablement associée à son nom. En ajoutant une nouvelle biographie à l’abondante littérature qui lui est consacrée, Heather Clark a voulu proposer d’elle un portrait débarrassé de la « rhétorique sensationnaliste et mélodramatique » qui l’entoure et rendre justice à ce qu’elle était vraiment : une artiste extrêmement disciplinée qui, à force de travail et d’acharnement, a produit une œuvre singulière.
En 1994, la journaliste Janet Malcolm a consacré un ouvrage entier aux controverses qui ont fait rage autour des biographies successives de Sylvia Plath1. Aujourd’hui, la plupart des protagonistes sont morts. Une version non expurgée des journaux de Plath – du moins ceux qui ont été conservés, puisque le dernier a été détruit par Ted Hughes – a paru, ainsi que deux épais volumes de correspondance. Heather Clark a pu les exploiter, en plus d’une grande quantité de matériel non publié. Le résultat est un récit très détaillé, quasiment au jour le jour, de la vie de Plath, qui montre la façon dont son talent s’est développé et offre un portrait riche et nuancé de sa personnalité.
Sylvia Plath est née et a grandi dans la banlieue de Boston. Elle a passé ses premières années sur la côte atlantique et gardera toute sa vie le souvenir enchanté de l’océan. Son père était un homme austère. Immigré d’origine allemande, professeur de biologie à l’Université de Harvard, c’était un entomologiste spécialisé dans l’étude des bourdons. Sa mort précoce fut pour Sylvia, qui n’avait alors que 8 ans, un choc auquel elle réagit avec stoïcisme. Dans la formation de son caractère, ses rapports compliqués avec sa mère ont joué un rôle déterminant. Aurelia Plath, qui était une femme lettrée, avait sacrifié son avenir professionnel à la carrière de son mari. Devenue veuve, elle se mit à enseigner, reportant sur sa fille ses ambitions littéraires. Pour Sylvia, qui avait avec elle une relation intense, sa mère fut toute sa vie une confidente et un modèle, mais aussi une présence étouffante et un repoussoir en raison de son conformisme moral et social.
Sylvia Plath était une enfant exceptionnellement brillante, douée pour le dessin et la littérature. Avant même d’avoir atteint l’adolescence, elle maîtrisait parfaitement la prosodie, la métrique et les règles de composition des différentes formes poétiques. Neuf mois après le décès de son père, elle publiait son premier poème dans un journal de Boston. De nombreux autres suivront, ainsi que des textes en prose, qu’elle essayait de placer dans la presse locale, notamment pour s’assurer une source personnelle de revenus (la famille n’était pas riche). Dans certaines de ses œuvres de jeunesse apparaît déjà l’imagerie gothique qui caractérisera souvent ses poèmes de maturité : la lune glaciale, la lumière ténue du soir, les arbres noirs et menaçants, les ciels chargés et le froid de l’hiver. Grâce à un professeur de collège qu’elle admirait, elle découvrit Tolstoï et Dostoïevski, Thomas Hardy et Joseph Conrad, ainsi que D. H. Lawrence et Virginia Woolf, qui demeurèrent ses plus puissantes sources d’inspiration. C’était par ailleurs une jeune fille sociable, qui accordait une grande importance aux amitiés et aux flirts. Elle était aussi terriblement ambitieuse, passionnée et perfectionniste, volontiers jalouse du succès des autres et incapable de supporter l’échec.
En 1950, elle entra au Smith College, établissement faisant partie d’un réseau d’universités pour jeunes filles conçu comme l’équivalent de la prestigieuse Ivy League. Dans l’Amérique des années 1950, le destin d’une femme était encore largement perçu comme limité à la vie domestique. Toute son existence, Sylvia Plath luttera contre le préjugé voulant que seuls les hommes puissent vivre de leur plume. Elle avait toutefois des mots cruels pour les femmes qui ne se souciaient que de leur carrière, les femmes « stériles » qui n’ont pas d’enfants ou choisissent d’avorter, et, pour elle, le mariage était sacré. À l’intersection du modèle traditionnel, des idées nouvelles et de ses ambitions personnelles, elle voulait s’accomplir pleinement sur tous les plans à la fois : comme artiste, femme, épouse, mère. « J’aime mes enfants, écrira-t-elle plus tard, mais je veux vivre ma propre vie. Je veux écrire des livres, voir des gens, voyager […]. J’ai eu un terrible plaisir sensuel à être enceinte et à allaiter. Mais, je dois dire, j’ai aussi plaisir à être légère et mince, et à baiser. »
En 1953, à la suite du rejet de sa candidature à l’école d’été de Harvard, elle traversa un premier épisode dépressif. Traitée par électrochocs, à la manière brutale dont on les administrait à l’époque, elle fit une tentative de suicide, avalant une grande quantité de somnifères avant de se cacher dans la cave de la maison maternelle. Internée à l’hôpital McLean de Boston, elle y fut prise en charge par une jeune psychiatre, le Dr Beuscher. Ni la psychothérapie d’inspiration psychanalytique qu’elle entama avec elle, ni les injections d’insuline ne donnant les résultats escomptés, le Dr Beuscher prescrivit une nouvelle série d’électrochocs. L’expérience la traumatisa pour le restant de ses jours, sans l’empêcher de rester liée toute sa vie avec cette psychiatre, qu’elle admirait. Son séjour à McLean est raconté dans La Cloche de détresse, qui est autant un roman de critique sociale sur l’univers de la psychiatrie que le récit d’une dépression. Après six mois d’internement à l’hôpital, elle retourna au Smith College, d’où elle sortit diplômée en 1955 avec la mention summa cum laude. Le sujet de sa thèse était le thème du double chez Dostoïevski. Peu de temps après, elle obtenait une bourse Fulbright pour l’Université de Cambridge, en Angleterre, où elle allait rencontrer Ted Hughes.
Doté d’un physique puissant, avec une allure sauvage souvent comparée à celle du Heathcliff des Hauts de Hurlevent, Ted Hughes exerçait un effet magnétique sur tous ceux qui croisaient sa route, en particulier les femmes. Entre lui et Sylvia Plath, l’attraction fut immédiate. « Grand, sombre, beau, le seul suffisamment immense pour moi », écrivait-elle, avec « une voix comme le tonnerre de Dieu ». Poète anglais renommé, Ted Hughes était l’incarnation de l’homme de ses rêves : une figure superlativement masculine qui était en même temps un grand écrivain.
Toujours impeccablement habillée, obsédée par l’hygiène, aimant plaire et avide de contacts sociaux, Sylvia Plath avait les manières d’une jeune femme de la classe moyenne de la côte est des États-Unis. Issu d’un milieu pauvre et rural, amateur de pêche et de chasse, passionné par le monde animal, peu sensible à son apparence, Ted Hughes préférait la solitude dans la nature aux paillettes de la vie mondaine. Rapidement mariés, ils vécurent plusieurs années d’entente totale : physique, intellectuelle, émotionnelle, artistique. Ted Hughes réussit à intéresser sa femme aux signes, à l’astrologie, à l’occulte, à l’hypnose et au spiritisme – croyances et pratiques qui jouaient un rôle considérable dans sa vie. Mais ce qui les unissait fondamentalement, c’était la passion pour la littérature. Avec toutefois une nuance importante, relevée par leur ami commun Lucas Myers : « Ted et Sylvia […] étaient résolus à mettre en mots ce qu’il y avait de meilleur en eux, mais […] de manière assez différente. Sylvia voulait que ses mots soient lus, Ted qu’ils existent. » De fait, rien n’exaltait davantage Sylvia Plath que de voir un de ses textes, en prose ou en vers, paraître dans The Atlantic, Harper’s Magazine ou The New Yorker.
Un an après leur mariage, Ted Hughes et Sylvia Plath partaient pour les États-Unis. Ils y restèrent trois ans. Deux épisodes y jouèrent un rôle décisif dans l’évolution artistique de Sylvia. Jusque-là, ses modèles avaient été les poètes modernistes : W. B. Yeats, T. S. Eliot, W. H. Auden, Dylan Thomas, Wallace Stevens et Marianne Moore. À l’occasion d’un séjour de quatre mois dans la « colonie d’artistes » de Yaddo, dans l’État de New York, elle découvrit les poèmes expérimentaux et introspectifs de Theodore Roethke. À Boston, elle fit la connaissance de Robert Lowell et d’Anne Sexton, avec laquelle elle se lia et parlait souvent du suicide2. Comme Roethke et Sylvia elle-même, Lowell et Sexton avaient connu la dépression et l’hôpital psychiatrique, qu’ils évoquaient dans leur œuvre. Dans un entretien radiophonique accordé en 1962, Sylvia Plath indiquera avoir été influencée par la façon dont ces poètes exploraient des sujets « singuliers, tabous ».
De retour en Angleterre, le couple s’établit à Londres, où Sylvia accoucha bientôt de leur fille Frieda. Deux ans après naissait leur fils Nicholas. La jeune mère profitait de toutes ses heures libres, notamment celles qui précédaient l’aube, pour se consacrer à sa poésie. En 1960 paraissait son recueil de poèmes The Colossus, le seul qui serait publié de son vivant. Sous des dehors encore très sages, son univers fantasmatique et surréaliste y prenait forme. À l’initiative de Ted, ils s’installèrent dans le Devon, un comté du sud-ouest de l’Angleterre. Rétrospectivement, Hughes considérera ce déménagement comme le commencement de la fin de leur mariage. De fait, si vivre à la campagne était pour lui un rêve, la vie intellectuelle et sociale londonienne manquait cruellement à Sylvia.
En réalité, des tensions se manifestaient dans le couple depuis longtemps. Aux États-Unis, plusieurs disputes violentes avaient éclaté. Des forces fatales étaient à l’œuvre, que Heather Clark décrit ainsi : « Durant les premières années de leur mariage, Plath et Hughes se soutenaient mutuellement dans leur travail d’écriture et leur ambition, mais, à la fin, tous les deux en vinrent à regretter le temps consacré à l’autre. Plath était furieuse d’avoir perdu tellement d’heures à faire progresser la carrière de Hughes […]. Hughes se plaignait d’avoir trop longtemps supporté ce qu’il appelait la “détresse” de Plath et ses “humeurs tempétueuses”. »L’élément déclencheur de leur rupture fut la découverte, par Sylvia, de la liaison entamée par Ted Hughes avec une femme mariée de leur connaissance, Assia Wevill. Ce n’est pas le fruit du hasard si cet adultère se produisit précisément à ce moment-là. La poésie de Sylvia n’avait cessé de s’améliorer, mais c’est Ted qui connaissait la notoriété. La célébrité vint lui fournir des occasions d’aventures professionnelles et sentimentales au moment où il avait l’impression que sa femme voulait l’enfermer dans une vie casanière.
Le couple se sépara. Dans une série de lettres poignantes au Dr Beuscher, Plath laisse éclater sa rage, sa tristesse, son désespoir : « Ted me ment, il ment tout le temps, il est devenu quelqu’un de petit » ; « Ted est unique […]. Le sexe est pour moi tellement lié à mon admiration pour l’intelligence, la puissance et la beauté masculines qu’il est simplement le seul homme dont j’aie envie. » Parfois, aussi, elle exprime un sentiment de libération : « Vivre séparée de Ted est merveilleux – Je ne suis plus dans son ombre. »
Après être restée seule dans le Devon, Sylvia Plath s’installa à Londres, dans une maison qu’avait occupée Yeats, ce qu’elle voyait comme un heureux présage. Elle n’avait pas tort, au moins s’agissant de son art. En dépit ou à cause du désarroi émotionnel qui l’accablait, elle produisit en quelques mois, à un rythme stupéfiant, la quarantaine de poèmes qui lui garantissent une place dans les anthologies. Le premier témoin de cette explosion de créativité fut Al Alvarez, poète et personnalité très influente dans le milieu littéraire londonien, avec qui elle et Ted Hughes étaient liés. Dans un essai sur le suicide3. Alvarez, qui avait lui-même voulu mettre fin à ses jours, évoquera plus tard en détail les dernières semaines de la vie de Sylvia Plath, avec ce que Hughes dénoncera comme un coupable manque de tact et de discrétion.
Son état psychologique se dégradant, le 11 février 1963, à l’aube, après avoir calfeutré la chambre de ses enfants pour les mettre à l’abri des émanations, Sylvia Plath ouvrait le gaz de sa cuisinière. Ce jour-là, elle aurait dû être admise à l’hôpital psychiatrique pour quelques jours de repos. Le souvenir des électrochocs subis durant sa jeunesse, la peur et l’humiliation de se retrouver aux mains de médecins, la crainte également, suggère Clark, de faire du mal à ses enfants semblent avoir joué un rôle dans sa décision. Peut-être aussi faut-il incriminer les antidépresseurs qui venaient de lui être prescrits, dont les effets ne semblent pas avoir été maîtrisés. Au bout du compte, il est vain de chercher à démêler les causes. Comme le résume avec une brutale simplicité Diane Middlebrook dans sa biographie du couple4, « la dépression a tué Sylvia Plath ».
Longtemps, Ted Hughes refusera de s’exprimer au sujet de sa vie avec Sylvia et des circonstances de sa mort, qu’il a été accusé d’avoir provoquée5. (À trois reprises, son nom fut effacé de la tombe de son épouse.) Quelques mois avant son propre décès, en 1998, il rendra publique sa version des faits dans Birthday Letters, recueil de poèmes écrits tout au long de sa vie. Avant cela, il s’était employé à faire paraître les textes inédits de Sylvia, à commencer par les poèmes de ses derniers mois, réunis sous le titre Ariel.
Sans rien perdre de la virtuosité technique qui caractérise ses œuvres de jeunesse, Sylvia Plath s’y affranchit de certaines contraintes, gardant le principe de la division en strophes mais abandonnant souvent la rime. L’impression produite par ces textes tient à la force des images qu’ils contiennent, « images de torture, de meurtre, de génocide, de guerre, de suicide, de maladie, de revanche et de fureur, mais aussi de résistance, de renaissance et de triomphe », résume Heather Clark. Dans « Daddy », son poème le plus célèbre, dans lequel elle s’en prend avec violence à la figure paternelle (son père allemand, mais aussi, en filigrane, Ted Hughes), référence est faite au nazisme et à l’Holocauste. Alors que le critique George Steiner hissait « Daddy » au rang de « Guernica de la poésie moderne », l’allusion historique a été jugée inacceptable par d’autres intellectuels juifs comme Irving Howe, Leon Wieseltier ou Adam Kirsch.
Il faut garder à l’esprit l’impact que les affaires du monde avaient sur l’imagination de Sylvia Plath. La Cloche de détresse s’ouvre sur l’évocation de l’exécution des époux Rosenberg, soupçonnés d’espionnage au profit de l’Union soviétique. Et la similitude entre la chaise électrique et les électrochocs subis par la narratrice est un thème implicite du roman. Sylvia Plath était démocrate et pacifiste. L’atmosphère politique aux États-Unis durant les années 1950 – le souvenir frais de l’extermination des juifs, la croisade anticommuniste du sénateur McCarthy, la guerre froide, la menace nucléaire – l’affectait intensément.
À ses yeux, la poésie n’avait pas vocation à devenir « une sorte de purge ou d’excrétion publique thérapeutique ». Le poète, disait-elle, « doit être capable de contrôler et manier les expériences, même les plus terribles, comme la folie […]. Il faut savoir manier ces expériences l’esprit avisé et avec intelligence. » Si expressifs qu’ils soient, les textes réunis dans Ariel sont construits avec un art sophistiqué et émaillés de références implicites à la mythologie et la littérature. Pleins de symboles, ils tirent leur étrange pouvoir, écrit Adam Kirsch, de « l’habileté avec laquelle ils transforment l’expérience la plus intime de telle sorte qu’on ne la reconnaît presque pas »6.
Une de leurs caractéristiques est la présence de nombreuses allitérations. Plath a affirmé avoir écrit les textes d’Ariel en les récitant à voix haute. Elizabeth Hardwick témoignera de son saisissement à l’écoute, dans un enregistrement de la BBC, de sa voix dure aux intonations envoûtantes scandant ses poèmes avec une diction anglaise parfaite (son accent était un mélange de ceux de Boston et d’Oxford)7.
La vie de Sylvia Plath fut très courte, mais son œuvre est considérable : plusieurs centaines de poèmes, des dizaines d’articles de critique littéraire, de nouvelles et d’histoires pour enfants. Elle avait un caractère porté à l’excès et n’était assurément pas facile à vivre au quotidien. Elle était égocentrique, et sa propension à la dramatisation est évidente. À la lecture de son journal, de sa correspondance et du livre de Heather Clark, on est surtout frappé par son intelligence, sa lucidité à l’égard d’elle-même, son courage et l’exceptionnelle opiniâtreté dont elle a fait preuve toute sa vie pour développer son art et son talent sans abandonner ses autres rêves d’accomplissement. Pour ceux qui ont d’elle une vision romantique, c’est sa fascination poétique pour la mort qui l’a menée au suicide. On est tenté de penser le contraire : c’est son engagement envers la littérature qui l’a aidée à dompter ses démons, jusqu’au moment fatal où ceux-ci ont eu raison d’elle.— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
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WP_Post Object ( [ID] => 105069 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Défense des droits de la femme, le best-seller de Mary Wollstonecraft publié en 1792, est peut-être le premier essai féministe de l’Histoire. Chose curieuse, cette même auteure avait rédigé deux ans plus tôt un autre plaidoyer, cette fois en faveur des « droits des hommes ». Paru le 29 novembre 1790 – la date a son importance –, le livre a été écrit en trois semaines et édité à la vitesse de l’éclair. Pour Mary Wollstonecraft, il s’agissait de prendre au plus vite le contre-pied du pamphlet contre la Révolution française publié le premier de ce mois par le conservateur irlandais Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France. Burke y chantait les louanges de Marie-Antoinette et décrivait les femmes venues déloger la famille royale de Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, comme des « furies venues de l’enfer ». Elles protestaient contre la disette et « gagnaient leur vie, nuance Wollstonecraft, en vendant des légumes ou du poisson, n’ayant jamais reçu le moindre avantage de l’instruction ».
[post_title] => Une « nouvelle espèce » de femme [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-%e2%80%89nouvelle-espece%e2%80%89-de-femme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105069 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Publié anonymement, le livre fut réédité le mois suivant sous le nom de l’auteure. Une femme réellement étonnante, dont la critique littéraire britannique Miranda Seymour résume en quelques lignes les professions de foi dans The New York Review of Books : « Toutes les écoles doivent être mixtes, gratuites, dispenser beaucoup d’exercices en plein air et mettre l’accent sur l’apprentissage d’une langue étrangère et la bonté à l’égard des animaux (afin de réduire la propension à la violence). Dans le couple, égalité entre les conjoints. Répartition égale de l’héritage entre les enfants, quel que soit le sexe. Pas de privilèges pour le fils aîné. Chaque femme doit pouvoir aspirer à gagner sa vie (la vraie définition de l’indépendance) au lieu de jouer de son physique pour attirer un riche amant ou époux. »
Née de parents bourgeois mais désunis, la petite Mary se couchait devant la porte de sa mère pour la protéger de son père. À la mort de sa mère, elle fut victime de son frère aîné, un avocat, qui les laissa, elle et ses deux sœurs, dans le dénuement. Plus tard, elle persuada l’une d’elles de quitter un mari violent. Aidée de son amie Fanny, avec laquelle elle eut une relation passionnée, elle créa une école pour filles dans un quartier de Londres où vivait une communauté contestataire, dominée par la figure d’un pasteur gallois, le philosophe républicain Richard Price, qui correspondait avec Jefferson, Washington, Mirabeau et Condorcet. Elle publia alors son premier livre, « Réflexions sur l’éducation des filles » (1787).
L’école ayant fait faillite, elle accepta à contrecœur un poste de gouvernante en Irlande dans une famille d’aristocrates, dont elle aima les enfants mais détesta leur mère. En 1788, après avoir publié un roman anticonformiste, Mary: A Fiction, elle revint à Londres où elle fut la première femme ayant jamais gagné sa vie de sa plume, sous l’égide du brillant éditeur de l’Analytical Review. « Je suis la première d’une nouvelle espèce », écrit-elle dans une lettre.
Rendue célèbre en Angleterre par ses deux essais promouvant les droits des hommes et des femmes, blessée par une liaison sans avenir avec un homme marié, elle partit pour Paris en décembre 1792 pour assister en personne au déroulement de sa chère Révolution. Elle ne fut pas déçue : un mois plus tard, elle voyait Louis XVI mené à la guillotine. La France ayant déclaré la guerre à l’Angleterre, Wollstonecraft se retrouva dans une situation précaire. Elle tomba follement amoureuse d’un homme d’affaires américain, qui la fit passer pour son épouse afin de lui obtenir la nationalité américaine. La jeune femme accoucha d’une fille puis fut lâchée par son amant, qu’elle tenta de reconquérir en partant avec sa fille en Scandinavie pour l’aider dans ses affaires. Après deux tentatives de suicide, dont une en se jetant dans la Tamise, elle se mit en ménage avec un homme de premier plan, le romancier et philosophe anarchiste William Godwin. Elle mourut onze jours après avoir donné naissance à sa seconde fille : la future Mary Shelley, l’auteure de Frankenstein.
WP_Post Object ( [ID] => 105181 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Pourquoi le nord est-il donc en haut sur (presque toutes) les cartes ? s’interroge Mick Ashworth dans sa « petite histoire des conventions cartographiques ». Depuis la découverte du nord magnétique et l’invention de la boussole, la chose semble aller de soi. Mais, auparavant, les cartes étaient plutôt « orientées » vers l’Orient – Jérusalem, La Mecque, le paradis… Et, même aujourd’hui, on peut faire un autre choix, comme les Australiens qui n’en peuvent plus d’habiter « tout en bas », aux antipodes, et affectionnent les cartes « rectificatives » où c’est le sud qui est placé en haut. Et si, pour se repérer, on a depuis Ptolémée divisé la carte du monde selon des axes verticaux et horizontaux, il a fallu des siècles pour s’accorder sur une nomenclature commune. Les parallèles horizontaux, il est logique de les décompter depuis l’équateur. Mais, pour les méridiens verticaux, il faut un point de départ – les îles Canaries pour Ptolémée (dernier point occidental connu à son époque) ; Greenwich, dans la banlieue de Londres, depuis la conférence internationale de Washington en 1884 ; et une grande pagaille entre les deux.
[post_title] => De Ptolémée à Google Maps [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => de-ptolemee-a-google-maps [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105181 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Le système de projection – c’est-à-dire la façon de représenter la Terre, une sphère tridimensionnelle, sur une surface plane rectangulaire – est lui aussi affaire de choix. La solution mathématique proposée par Gérard Mercator au xvie siècle a longtemps prévalu, même si des systèmes concurrents mieux adaptés aux différents besoins ont été continuellement développés. Mais la « projection de Mercator » a un gros défaut : elle représente fidèlement les zones tempérées et présumées civilisées, mais distord les superficies à mesure que l’on s’éloigne de l’équateur pour se rapprocher des pôles. Pour rétablir les pays du Sud dans leurs dimensions, le militant allemand Arno Peters a popularisé une carte plus politiquement correcte qui fait paraître l’Afrique et l’Inde comme étirées par un miroir déformant, tandis que l’Australie semble plus isolée et toute ratatinée. Car tout choix cartographique est en effet éminemment politique, à commencer par la délimitation des frontières, fonction performative par excellence. C’est vrai aussi de presque toutes les options prises, depuis les motifs utilisés pour décorer les cartes jusqu’aux symboles et aux couleurs employés. L’existence même d’une carte, son degré de précision ou de véracité, les informations communiquées, les configurations diplomatiques retenues – tout est fonction de l’usage prévu et de l’utilisateur potentiel. La couleur constitue « la plus importantes des variables graphiques ». En la matière, chaque culture a sa propre perception, mais le rouge, dès les cartes les plus anciennes, servait à mettre en valeur les éléments les plus importants.
Faut-il révéler à quiconque voudrait le traverser les secrets de son territoire, ses richesses géologiques, les dangers qu’il recèle (précisément trahis grâce aux courbes de niveau et autres techniques de représentation du relief) ? Les cartes servent à tout : naviguer, conquérir, négocier, détecter les richesses, taxer les individus, voire les guérir (c’est en cartographiant la propagation du choléra à Londres en 1854 qu’on a pu identifier la cause de l’épidémie, une pompe à eau contaminée à Soho).
« La guerre de 1914-1918 fut le premier conflit majeur au cours duquel les cartes jouèrent un rôle crucial – plus de 34 millions de cartes furent fabriquées par les Britanniques pendant cette période », nous apprend Ashworth. La toute jeune aviation fut d’une grande aide, et « des conventions telles que l’utilisation du rouge pour représenter les forces ennemies et du bleu pour les Alliés commencèrent alors à se mettre en place ».
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans le monde de la carte « à la carte ». Google Maps permet en effet à l’utilisateur de fabriquer une carte personnalisée en fonction de ses besoins et de sa position. Parfois même sans le consulter : un internaute indien n’aura pas droit exactement au même tracé de la frontière sino-indienne qu’un Chinois !
WP_Post Object ( [ID] => 105185 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>En le gardant enchaîné la nuit, son propriétaire croyait prévenir toute tentative d’évasion. C’était mal connaître Samuel Long, jeune esclave noir dans la Virginie des années 1840. Pour se libérer, il se tranche une main d’un coup de hache et, comme il faut tout de même cautériser le moignon sanglant, il le plonge dans du goudron. Puis c’est la fuite vers le nord. Un fugitif à Walden raconte la rencontre entre Samuel et certains des plus grands noms des lettres américaines de l’époque – Thoreau, Emerson, Hawthorne –, qui forment alors un cercle de philosophes transcendantalistes. Quand Thoreau part vivre dans une cabane dans la forêt, expérience qui le rendra célèbre, Emerson confie à Samuel la mission de veiller sur lui. Une amitié se tisse peu à peu.
[post_title] => Rame, manchot ! [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => rame-manchot%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105185 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Écrit du point de vue du fugitif, le roman met à nu les contradictions d’intellectuels progressistes confrontés à un esclave de chair et d’os. « Dans un épisode remarquable, rapporte Benjamin Miller dans la Colorado Review, Thoreau, Hawthorne et Samuel Long remontent une rivière en barque. Au cœur d’un décor enchanteur, les deux hommes blancs échangent des réflexions philosophiques et se relaient à l’une des rames. Ils oublient complètement que Samuel s’échine sur l’autre rame depuis le début – le fait qu’il trime est normal à leurs yeux. »
WP_Post Object ( [ID] => 105075 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Cela se passe dans une île imaginaire de la mer Égée au début du xxe siècle. Survient une épidémie de peste, comme l’Empire ottoman en connaissait encore en effet à cette époque (ainsi que le choléra). Orhan Pamuk travaillait à ce dernier roman depuis quatre ans quand l’épidémie de Covid-19 est arrivée. Elle l’a obligé à repenser ses personnages, pour mieux rendre compte d’un sentiment qu’il avait négligé, la peur. La peste et la peur : une double réalité qui lui sert aussi de métaphore pour évoquer la situation actuelle en Turquie. « Quelque chose de tout à fait nouveau s’est produit ces derniers temps dans ce pays, confie-t-il à The Economist dans sa maison au bord du Bosphore : ce sont ces silences qui s’installent quand le nom du président Erdoğan est prononcé. Avant, on pouvait sortir une méchanceté dans un taxi ou au supermarché. Maintenant, c’est le silence. »
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Après cette visite, il avait rendez-vous avec un journaliste d’une chaîne de télévision de l’opposition qui venait de passer un an en prison pour des motifs inventés de toutes pièces. Quelques jours plus tôt, ce journaliste avait vu arriver dans son studio un homme dont les doigts avaient été brisés par des sbires à la solde du gouvernement pour avoir osé critiquer le régime. « Ils mettent tout le monde en prison, mais, comme cela ne suffit pas, ils les tabassent », dit le Prix Nobel de littérature. Lui-même n’a plus été sollicité par les grands médias turcs depuis 2017.
WP_Post Object ( [ID] => 105188 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Encore un livre sur Amazon ? N’a-t-on pas déjà tout dit sur l’effrayante démesure et les pratiques très critiquables du géant du commerce en ligne ? L’ouvrage du journaliste Alec MacGillis reprend un certain nombre d’accusations qu’on a pu lire ailleurs (et qui n’ont rien perdu de leur pertinence) : des employés sous-payés (l’auteur relève qu’aux États-Unis ils sont des milliers à être éligibles à l’aide alimentaire) et mal traités (blessures à répétition, pauses inexistantes ou trop courtes, au point que l’un d’entre eux raconte devoir uriner dans un coin de l’entrepôt, dissimulé par son chariot élévateur), un talent inouï pour engranger des milliards sans payer d’impôts (mieux : en obtenant des subventions publiques en tout genre)… Mais MacGillis explore aussi un aspect plus inattendu : la façon dont Amazon aurait refaçonné le territoire américain. Pour le pire.
[post_title] => Au pays d’Amazon [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => au-pays-damazon [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:43 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=105188 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
« L’Amazon que dépeint son livre est à la fois cause et métaphore, note Jennifer Szalai dans The New York Times. C’est l’un des moteurs de l’inégalité régionale croissante qui bride le sentiment de solidarité nationale. L’entreprise exacerbe la concentration économique en canalisant l’argent vers les régions les plus riches du pays, comme Seattle et Washington. Résultat : une prospérité galopante pour certains Américains et une précarité implacable pour d’autres. » Seattle, où Amazon a son siège social, est ainsi devenue une ville inabordable où seuls les plus fortunés peuvent s’acquitter des loyers délirants. Les sans-abri y prolifèrent en même temps que les cafés sophistiqués, dont l’un ne sert que les chiens.
Rendre Amazon responsable de cette explosion des inégalités sociales et géographiques, n’est-ce pas cependant lui faire un peu trop d’honneur ? Certes, avec ses 800 000 salariés, l’entreprise est le deuxième plus gros employeur des États-Unis après Walmart. Et, comme le rappelle Vauhini Vara dans The Atlantic, « le nombre d’abonnés à son service Prime est supérieur au nombre de personnes ayant voté pour Donald Trump ou Joe Biden lors de la dernière élection : plus de 100 millions, selon des estimations récentes ». Mais les problèmes auxquels font face les divers interlocuteurs de MacGillis « semblent découler de forces qui dépassent la seule influence d’une entreprise en particulier : la mondialisation, la gentrification, la crise des opioïdes », poursuit Vara.
Dans The Washington Post (journal appartenant à Jeff Bezos, le PDG d’Amazon), James Kwak met en avant la complaisance générale dont bénéficie la firme : « Cela fait des années que nous savons comment elle traite ses travailleurs, met ses vendeurs sous pression, dévaste les petites entreprises et extorque de l’argent aux collectivités locales. Nous n’en sommes pas heureux, mais nous continuons à acheter sur Amazon. Qu’est-ce que cela dit de nous ? »
WP_Post Object ( [ID] => 105193 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Philip Matyszak est de ces auteurs qui cherchent à rapprocher l’Antiquité de nous, à la rendre aussi vivante et concrète que possible. Son dernier livre, 24 Heures dans l’ancienne Athènes, nous fait découvrir la plus brillante des cités-États grecques comme aurait pu le faire une sorte de Guide du routard de l’époque, note Ed King dans The Sunday Times : « Matyszak y dispense beaucoup de conseils avisés (ne jamais prendre la route de Delphes sans un bon bâton et un âne paisible) et d’anecdotes amusantes (deux Spartiates survécurent à la bataille des Thermopyles – l’un d’eux se suicida de honte). »
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Le livre est centré sur l’âge d’or que connut Athènes, au sommet de sa puissance et de son rayonnement entre la fin des guerres médiques et le début de la guerre du Péloponnèse, même s’il est fait allusion à des événements dépassant largement ce cadre. On y suit, au fil des chapitres, des personnages appartenant à toutes les strates de la société : de l’esclave au hoplite et au capitaine de navire en passant par le médecin, la poissonnière, la danseuse ou encore la sorcière. Les grands noms de l’époque ne sont pas oubliés, tel le jeune Platon, excellent lutteur mais chanteur médiocre à cause de sa « voix faible et criarde ».
WP_Post Object ( [ID] => 105081 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-07-01 07:02:43 [post_date_gmt] => 2021-07-01 07:02:43 [post_content] =>Condamné en appel comme organisation criminelle en octobre 2020, le parti néonazi grec Aube dorée a vu ses principaux responsables emprisonnés pour meurtre. Figure centrale de cette affaire historique, l’avocat de l’accusation Thanásis Kambagiánnis dresse le réquisitoire implacable de ces « loups » aux portes du pouvoir dès 2012. Il leur oppose la « solidarité du monde des abeilles », en rendant hommage aux adolescentes grecques et aux immigrés qui témoignèrent à visage découvert. La revue culturelle en ligne Lifo prescrit cette « leçon de démocratie » qui « sort de la cour d’appel pour dialoguer avec l’Histoire » et mériterait d’être enseignée en classe. Selon cette revue, « la puissance sereine de la parole de l’avocat fait face à la force brute » symbolisée par l’assassinat en pleine rue du rappeur antifasciste Pávlos Fýssas en 2013.
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D’une haute teneur politique, ce plaidoyer révèle comment ratonnades et exactions, loin d’être des actes isolés, furent méthodiquement organisées et bénéficièrent du soutien tacite de la police. Célébrant une « précieuse source de force morale », le site d’information AlterThess appelle à y puiser au-delà du procès.