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Le xixe siècle français reste étonnamment mal connu. Prenez la période qui s’étend de la chute de Napoléon, en 1815, aux années 1880, quand la IIIe République, une fois bien installée, se lance dans la plus importante et rapide extension territoriale de notre histoire : on est, en général, bien au fait des tumultes intérieurs, parfois aussi de la très hasardeuse politique des nationalités menée en Europe, qui débouche sur l’unification allemande et le désastre de 1870, mais comment caractériser la politique coloniale de la France d’alors ? Il y a bien la conquête de l’Algérie et de quelques têtes de pont en Afrique, dans le Pacifique et en Indochine, mais ce n’est pas grand-chose si l’on compare à ce qui précède et, surtout, à ce qui suit. Pour rendre compte de ces ambitions outre-mer relativement modestes, l’analyse traditionnelle évoque volontiers un expansion­nisme mis provisoirement sous cloche. Ne s’agirait-il pas cepen­dant d’autre chose, d’une forme d’impérialisme mal cerné jusqu’ici ?
Dans A Velvet Empire (« Un empire de velours »), l’historien David Todd, d’origine française mais de plume anglaise, évoque « l’impérialisme informel de la France au XIXe siècle » et propose une interprétation nouvelle de cette période. « Autant l’impérialisme informel de la Grande-­Bretagne a été bien étudié, autant celui de la France, qu’examine Todd, beaucoup moins », estime Andrew Moravcsik dans Foreign Affairs. Or, selon Todd, l’impérialisme informel de la France fut, pendant une grande partie du XIXe siècle, plus développé encore que celui des Britanniques et, surtout, bien plus « sophistiqué ». Avec sa popu­lation stagnante, la France ne pouvait, comme ses voisins, s’appuyer sur un élan démographique qui lui aurait permis d’envoyer des milliers de colons au loin. De fait, l’émigration outre-mer des Français fut ridiculement basse : « vingt-sept fois plus de Britanniques (11 millions) et même deux fois plus de Norvégiens (800 000) que de Français (400 000) ont émigré entre 1815 et 1930. » Il fallait faire de nécessité vertu et inventer autre chose.
On s’imagine souvent que les fromages français jouissent d’une grande popularité depuis que la France est France. En réalité, leur célébrité est récente. Elle remonte précisément à la période qu’étudie Todd. « Jusqu’au début du XIXe siècle, écrit-il, la production de fromage en France était très faible par rapport aux moyennes européennes, et les fromages français avaient mauvaise réputation. Les restaurants servaient surtout des fromages étrangers, comme le cheshire anglais. » Ainsi le roquefort, qui jouit aujourd’hui d’une renommée mondiale, ne commence-t-il à s’imposer à Paris que sous la monarchie de Juillet et à s’exporter qu’à partir des années 1860. Il participe à ce que l’auteur appelle le « champagne capitalism », une sorte d’impérialisme du goût et du luxe qui fait alors la particularité de la France.
Celle-ci n’est pas le pays sans cesse révolutionnaire et déjà républicain en puissance qu’une vision rétrospective et téléologique voudrait nous faire imaginer : entre 1799 et 1875, la France reste presque continûment un régime de type monarchique, si ce n’est de jure, du moins de facto : « Pendant cette période, les républicains sincères n’ont gouverné le pays que deux fois, pendant dix mois en 1848 et pendant cinq mois en 1870-1871. »
Vue de l’étranger, la France du xixe siècle offre le modèle par excellence de l’art de vivre aristocratique. Elle va profiter de ce prestige pour développer son commerce extérieur à une échelle sans précédent. De quelques centaines de bouteilles avant 1789, la production de champagne atteint 18 millions de bouteilles en 1879, dont les quatre cinquièmes sont destinés à l’exportation. « Loin d’être une exception, le succès planétaire du champagne a été le fer de lance d’un essor commercial qui a vu la France devenir le premier fournisseur mondial de produits de luxe et de demi-luxe entre 1830 et 1870 », explique David Todd. L’industrie de la soie joue un rôle central dans ce processus. Et le tourisme explose : les revenus qu’il rapporte décuplent entre les années 1820 et les années 1860. On peut parler d’un prodigieux impérialisme culturel qui n’est pas sans rappeler celui des États-Unis depuis 1945. À cette différence près que le premier était bien plus élitiste : il assurait la diffusion mondiale de La Dame aux camélias et du champagne plutôt que d’Alerte à Malibu et du Coca-Cola.
La langue française, qui était déjà la langue de l’aristocratie européenne au XVIIIe siècle, s’étend désormais aux classes moyennes d’Europe et aux élites plus lointaines. « Lorsque le juriste international James Lorimer, impérialiste britannique convaincu qui croyait en la supériorité de la race anglo-saxonne, proposa de créer un gouvernement mondial dont le siège serait à Constantinople, il lui sembla évident que “l’idiome de communication entre [ses] membres” devait être le français, “la seule langue que presque tous les Européens cultivés parlent”. Lorimer se contentait d’espérer qu’un jour l’anglais puisse “être au même rang que le français” comme langue de travail. » Jus­qu’au début du xxe siècle, dans les clubs et beaucoup de restaurants londoniens, les menus étaient en français.
L’un des terrains d’application les plus intéressants de cet impérialisme informel fut l’Égypte. Jusqu’à 1882, qui marqua le début de l’occupation du pays par les Britanniques, la France y jouit d’une influence prépondérante. S’y constitua la plus grande communauté d’expatriés français hors Europe et Amérique. Les élites égyptiennes apprirent le français, qui devint leur langue de communication avec leurs homologues européennes (à la place de l’italien). Il le resta, du reste, même après l’occupation britannique. Ce formidable rayonnement culturel et linguistique ne fut pas sans conséquences économiques. Si Ferdinand de Lesseps obtint à des conditions généreuses la concession initiale du canal de Suez en 1854, c’est en grande partie parce que le pacha d’Égypte et lui étaient de vieux amis : jeune, le pacha, « [se rendait] fréquemment chez Matthieu de Lesseps, consul de France à Alexandrie entre 1831 et 1838 et père de Ferdinand, afin d’apprendre la langue et les manières françaises ». 
Keynes et les autres économistes anglais se sont gaussés de l’importance des prêts français à des gouvernements étrangers à la solvabilité douteuse. C’est oublier que ces prêts constituaient de puissants leviers d’influence. En se faisant la principale créancière de l’Empire ottoman, par exemple, la France put en obtenir d’énormes avantages politiques et économiques.
Todd réévalue également la fameuse expédition mexicaine conçue par Napoléon III dans les années 1860 et dont l’issue catastrophique a fait dire à la plupart des historiens qu’elle était condamnée à l’échec. En réalité, l’idée de créer une monarchie francophile au Mexique n’était pas si mauvaise et participait de cet impérialisme informel. En cas de réussite, elle aurait permis de « restaurer la puissance française dans le Nouveau Monde » à moindres frais. « Les coûts, surtout pour le gouvernement français, étaient modestes, mais les gains potentiels – la mainmise sur un pays promis à devenir, de l’avis de nombreux observateurs, un pivot de l’économie mondiale en raison de ses ressources minérales et de sa situation stratégique entre les mondes atlantique et pacifique – étaient énormes. »
Reste à expliquer l’exception algérienne, unique grande conquête territoriale entre 1815 et les années 1880. Pour Todd, elle « n’était pas entièrement délibérée. Même en Algérie, plusieurs acteurs français œuvraient à mettre en place une gouvernance informelle. Ce n’est qu’une fois que ce projet eut échoué que l’élite politique française opta pour une conquête en bonne et due forme. » 

— B. T.

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En Allemagne, contrairement à la France et à la majorité des pays du monde, on ne parle pas d’« invasions barbares » mais de Völkerwanderung (« migration des peuples ») pour caractériser ces mouvements de populations qui ont accompagné et en partie provoqué la chute de l’Empire romain. Votre ouvrage semble s’inscrire dans cette vision des choses puisqu’il s’intitule Geschichte der Völkerwanderung (« Histoire de la migration des peuples »). Vous y montrez pourtant qu’on ne saurait parler ni de « migration », ni de « peuples » ! Pourquoi ces termes posent-ils problème ?
Le terme Volk (« peuple ») a commencé sa carrière après la Révolution française, pendant la période romantique en parti­culier. À l’époque, il a été conçu dans un sens très spécifique qui ne correspond ni aux définitions scientifiques actuelles du mot « peuple », ni à une description adéquate des événements survenus entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Associé au terme « migration », il évoque l’idée qu’on aurait eu alors affaire à des communautés migratoires cohérentes et stables. Mais c’est inexact. En vérité, si mon ouvrage reprend dans son titre l’expression Völkerwanderung, c’est parce qu’il s’adresse au grand public et qu’il tient compte des références connues de celui-ci.

Les Ostrogoths, les Wisigoths, les Francs, les Vandales, les Alamans, les Lombards, les Bavarois, les Burgondes… n’ont donc jamais existé ? À quoi correspondent ces noms de peuples que mentionnent les sources de l’époque ?
Il y a eu des fédérations qui se sont appelées ainsi ou ont été appelées ainsi par d’autres. Il faut cependant bien avoir conscience qu’il ne s’agissait pas d’entités originelles dont les membres étaient biologiquement liés ou possédaient des ancêtres communs. Ce qui les liait, c’était bien plus simplement la croyance qu’ils avaient des traits communs et une origine commune. Une telle croyance en une identité ethnique pouvait être générée de diverses manières : de l’extérieur, par les Romains qui s’efforçaient de différencier et de catégoriser les « barbares », souvent d’ailleurs en recourant à des désignations complètement obsolètes ou fantaisistes ; ou bien de l’intérieur, par des expériences partagées qui créaient un sentiment d’appartenance et donc de cohérence. Je pense par exemple à la bataille de Tarraco, en Espagne, qui, en 422, a fortement contribué à créer, à partir d’une bande de pillards parmi d’autres, l’identité des Vandales. Quoi qu’il en soit, l’ethnicisation a posteriori de ces fédérations au début du Moyen Âge est, en général, le fruit d’un long processus. C’est toujours après la constitution d’une communauté politique que celle-ci est traduite en catégories ethniques.

Peut-on dire au moins que tous ces peuples étaient des Germains ?
Cela n’a guère de sens. Même si les linguistes constatent des affinités entre les langues que parlaient bon nombre d’entre eux, on n’a pas affaire à un groupe culturellement homo­gène. Ceux qui prétendent le contraire s’appuient sur des sources allant de l’Antiquité au début de l’époque moderne, ce qui est extrêmement discutable d’un point de vue méthodologique. Il faut savoir que les « Germains » ne se désignent jamais comme tels. Et que nulle part ne s’observe un quelconque sentiment de solidarité germanique ; au contraire, les peuples dits « germaniques » se battent constamment entre eux. Notons, enfin, que les termes antiques Germani/Germanoí disparaissent pratiquement des témoignages écrits précisément à l’époque des « invasions germaniques ».

Une idée mise en circulation par les auteurs de la fin de l’Antiquité voudrait que bon nombre de ces peuples viennent d’une Scandinavie soudain devenue surpeuplée. Vous réfutez cette idée. Pourquoi ?
C’est là un thème classique de l’ethnographie ancienne qui a été repris par les historiens sans jamais faire l’objet d’un véritable examen critique jusqu’au XXe siècle. Or il n’existe aucun indice crédible de telles migrations – on en trouve trace uniquement dans les textes de l’Antiquité tardive et du début du Moyen Âge, dans lesquels les auteurs s’attachent à imaginer des passés communs afin de créer ou de consolider des identités. Il est tout à fait improbable qu’un groupe homogène soit parti à un moment donné de Scandinavie pour émerger très loin, à la frontière romaine, plusieurs siècles plus tard. Une telle hypothèse suppose un ­degré de stabilité et de cohé­rence des groupes migratoires très élevé : non seulement nous n’en avons aucune preuve, mais la chose est empi­ri­quement très improbable, voire presque impossible. Nous savons combien la plupart de ces fédérations étaient dynamiques et fluides. Compte tenu de leur structure, il est impensable qu’elles aient pu rester stables pendant des siècles.

Dans son Histoire des Goths, qui remonte au VIe siècle, Jordanès relate justement la migration des Goths depuis la Scandinavie jusqu’au nord de la mer Noire. Or cela semble bien correspondre aux éléments linguistiques et même archéo­logiques qu’on connaît. De plus, il existe en Scandinavie des topo­nymes qui évoquent les Goths – l’île de Gotland, au large de la Suède, par exemple. Ne peut-on pas considérer que cela constitue des preuves de cette migration ?
Le fait qu’on retrouve des langues et des biens similaires en Scandinavie et au bord de la mer Noire peut s’expliquer aussi bien, sinon mieux, par un processus non de migration massive mais de diffusion et d’échanges. Et le nom ­« Goths » peut très bien s’être diffusé comme une désignation prestigieuse, renvoyant à une tradition héroïque, indépendamment de tout déplacement important de population (je ne nie pas cependant qu’il ait pu y avoir de petits groupes qui se déplaçaient). De la même manière, les Burgondes sont censés être originaires de l’île de Bornholm, aujourd’hui danoise. Mais cette origine leur est attribuée très tardivement, au viiie siècle, dans un texte qui semble ignorer que l’adjectif germanique burgund signifie tout simplement « haut », « élevé ». Le même raisonnement vaut d’ailleurs aussi pour les Huns, qu’aujourd’hui encore certains historiens rattachent aux Xiongnu, ces nomades qui ont menacé la Chine aux IIe et IIIe siècles. Cela impliquerait que les Huns aient migré en masse vers l’ouest à travers l’Asie. Cette filiation, étant donné l’extrême fluidité des identités ethniques dans la steppe eurasienne, relève de la pure fiction.

Pourquoi, à partir du IIIe siècle, les peuples voisins de l’Empire romain deviennent-ils soudain un danger pour lui ?
Les Romains ont, dans une large mesure, fabriqué eux-mêmes leurs futurs adversaires. Toute la zone à l’est du Rhin était peuplée de groupes agricoles peu différenciés socialement, au domaine d’activité réduit. Comme ils n’avaient guère de possibilités de dégager des surplus, ils n’étaient pas en mesure de produire une élite et des rois. Les Romains ont appliqué à ces groupes les principes traditionnels de leur politique étrangère : ils ont sécurisé militairement les frontières sans pour autant interdire les échanges et le commerce. Par des traités, par le recrutement de troupes auxi­liaires, par des cadeaux et des subsides, ils ont essayé de maintenir un équilibre pacifique, n’intervenant militairement – en général sous la forme de brèves expéditions punitives – que lorsque certains groupes ou chefs devenaient trop menaçants. Ce système a bien fonctionné pendant les deux premiers siècles de notre ère. Mais il a eu, à long terme, un coût dont les Romains n’avaient pas conscience. À mesure que les marchandises romaines étaient introduites dans les territoires barbares comme des biens de prestige, elles en transformaient les structures sociales. Celui qui pouvait les acquérir et les accumuler, celui qui, par exemple, après plusieurs années de service dans l’armée romaine, revenait avec de l’argent et de l’expérience, jouissait d’une grande autorité. On assiste alors à l’émergence d’une stratification sociale qui débouche sur la naissance d’élites différenciées et d’une classe de guerriers. Ces développements, nous pouvons non seulement les déduire de modèles sociologiques, mais également les observer dans le mobilier funéraire qui, à partir du IIe siècle, témoigne de profonds bouleversements sociaux. Des fédérations de plus en plus importantes et de mieux en mieux organisées se mettent ainsi en place, opérant à une échelle non plus locale mais suprarégionale. Les groupes de guerriers s’unissent derrière des chefs charismatiques, lesquels, pour maintenir ou accroître leur pouvoir, ont besoin de toujours plus de richesses à distribuer à leurs partisans et finissent tout naturellement par se tourner vers la principale source de ces richesses, l’Empire romain, bientôt mis au pillage. Bien plus que n’importe quelle « migration » venue du fond de la Scandinavie ou de l’Asie, c’est ce contact direct avec l’Empire romain – et ses conséquences – qui a créé ces « peuples » barbares.

L’Empire romain n’était-il pas ­capable de faire face à ces fédérations ­nouvelles ?
Il se trouve que ce phénomène est intervenu non seulement le long du Rhin et du Danube, mais en Afrique avec les nomades berbères ainsi que dans le désert syrien avec les Arabes, et que tous ces peuples se sont mis à s’agiter à peu près en même temps, au début du IIIe siècle. Pour comble de malchance, à ce moment-là, à l’est, chez le seul grand voisin civilisé de l’Empire romain – la Perse –, d’autres bouleversements ont eu lieu : les Sassanides ont détrôné les Parthes. Or ils étaient beaucoup plus belliqueux et mieux organisés qu’eux. L’Empire romain, plutôt épargné par les agressions pendant les deux siècles précédents, a donc dû soudain faire face à une multitude d’adversaires à la fois. Mais il n’a pas succombé tout de suite. Après un demi-siècle de grandes turbulences (de 234 à 285), il est parvenu à stabiliser la situation à la fin du IIIe siècle, sous l’action réformatrice de Dioclétien et de Constantin. Une stabilisation provisoire.

Vous avez évoqué plus haut les Huns. Pourquoi ont-ils laissé un souvenir si effroyable ?
Même dans l’Antiquité, les Huns, qui sont apparus assez brusquement dans le champ de vision des Romains vers 375, étaient nimbés de mystère : d’où venaient-ils ? Comment étaient-ils orga­nisés ? Et, surtout, comment expliquer leurs triomphes militaires ?
Forts de siècles d’expérience, les Romains savaient comment affronter les formations mobiles venues des steppes. Cependant, les Huns se sont distingués de tous leurs prédécesseurs non seulement par l’utilisation d’arcs beaucoup plus puissants, dont la portée n’était plus de 200 mais de 400 mètres, mais aussi par leur stupéfiante capacité à constituer en très peu de temps d’immenses fédérations exerçant une pression énorme sur l’Empire romain.

Ont-ils, comme on le prétend habituellement, mis en branle des mouvements de population incontrôlables ?
Le rôle des Huns dans la « migration des peuples » est toujours contesté. Cependant, il existe, à mon sens, suffisamment de preuves pour affirmer que leur migration progressive vers l’ouest, de la mer Noire jusqu’au bassin du Danube moyen (l’actuelle Hongrie), a bel et bien créé une pression si importante que, par un effet domino, ils ont chassé les autres groupes qui se trouvaient sur leur chemin. Cela a conduit indirectement aux grandes invasions du début du ve siècle et, en particulier, au franchissement du Rhin par diverses bandes barbares la nuit du nouvel an 407. Soit dit en passant, cette célèbre traversée ne s’est pas effectuée, contrairement à la légende, sur un fleuve gelé, mais plutôt par bateau ou en empruntant des ponts.

Autre événement majeur de cette époque : la prise et le sac de Rome en 410 par les Wisigoths d’Alaric. Là encore, vous en proposez une interprétation originale. Vous n’y voyez pas une manifestation de puissance de la part d’Alaric mais plutôt un acte déses­péré. En quoi ?
Plus qu’aucun autre, Alaric incarne dans la vision traditionnelle allemande le roi germanique héroïque dans toute sa splendeur. Or il ne fut qu’un produit de la politique romaine, désireux qu’il était de se ménager une place dans la hiérarchie militaire de l’Empire. Les événements qui ont mené à la prise de Rome sont assez faciles à reconstituer. Ils montrent qu’Alaric disposait alors d’une marge de manœuvre étonnamment réduite. Il ­venait d’être défait à plusieurs reprises par les armées de l’Empire d’Occident et, s’il avait été épargné, c’est uniquement parce qu’on pensait qu’il pourrait être utile contre des barbares plus dangereux que lui ou contre la partie orientale de l’Empire. Pour ne pas perdre toute crédibilité vis-à-vis de son entourage, il devait remporter une victoire militaire. D’où sa décision d’attaquer Rome, quitte à rendre toute réconciliation impossible avec le gouvernement impérial. C’était la seule solution qui lui restait pour rétablir son prestige aux yeux de ses hommes. De ce point de vue, Alaric illustre bien le fait que, lors de la « migration des peuples », les acteurs en apparence les plus incontrôlables, loin d’être les grands ordonnateurs des événements, étaient le plus souvent leur jouet.

Pendant toute cette période, quel rôle joue le christianisme ?
Un rôle important, jusqu’ici très sous-estimé. Le christianisme est l’un des moteurs de la « migration des peuples », surtout à partir du milieu du vie siècle : on assiste alors à une pénétration de tous les espaces limitrophes de l’Empire par des éléments religieux chrétiens, ce qui déclenche des bouleversements considérables. Le cas le plus spectaculaire est sans doute celui des Arabes. Eux aussi ont subi le processus d’acculturation et de stratification sociale au contact de l’Empire romain qu’on a vu à l’œuvre à la frontière du Rhin et du Danube, et qui mène à l’accumulation de pouvoir entre les mains de chefs charismatiques. Mais, chez eux, les développements religieux qui agitent l’Orient romain rencontrent un écho singulier. On ne comprend rien à l’émergence de l’islam si on ne la replace pas dans le contexte de la guerre qui, de 602 à 628, a opposé l’Empire romain d’Orient (la seule partie de l’empire alors survivante) à la Perse sassanide. Cette guerre longue et dévastatrice eut une dimension « religieuse », surtout après que les Perses se furent emparés de Jérusalem et de la plus sacrée des reliques, la Vraie Croix (la croix sur laquelle Jésus aurait été crucifié), en 614. Le concept de guerre sainte apparaît à cette occasion. Ce n’est pas un hasard si celui de djihad surgit au même moment chez les Arabes. Les parallèles entre ce qui se passe à cette époque dans l’Empire romain et dans la péninsule Arabique montrent que celle-ci était complètement perméable à l’atmosphère eschatologique qui imprégnait alors les régions romaines. Le retour de Mahomet à La Mecque intervient à peu près en même temps que la restitution de la Vraie Croix à Jérusalem par l’empereur Héraclius, parvenu de justesse à vaincre les Perses. Et tandis que Mahomet purifie la Kaaba de ses idoles païennes et se présente comme le « sceau des prophètes », l’empereur célèbre sur les lieux de la crucifixion la victoire du christianisme contre l’adversaire zoroastrien et s’imagine inaugurer une ère nouvelle, la dernière avant la fin du monde. Tous deux sont les produits de ce processus d’intensification du sentiment religieux qui, depuis le monde romano-oriental, s’est diffusé jusqu’aux territoires voisins.

À la fin de la période couverte par votre livre, c’est-à-dire au VIIIe siècle, les grands gagnants parmi les « enva­hisseurs barbares » semblent être, bien entendu, les Arabes en Orient, mais aussi les Francs en Occident. Les Ostro­goths ont été anéantis en Italie, les Wisigoths balayés en Aquitaine puis en Espagne, les Vandales en Afrique du Nord. Ne restent guère que les Francs en Gaule. Pourquoi cette résistance supérieure ?
Les Francs ont réussi très tôt à s’ancrer dans l’Empire romain. Ils sont présents en Gaule dès la fin du iiie siècle. Cela s’explique en partie par le fait qu’ils n’ont pas vraiment migré, mais se sont « seulement » étendus progressivement depuis leur foyer d’origine, situé en Belgique et dans les Pays-Bas actuels. En tout état de cause, ils ont très tôt fait partie intégrante des sociétés locales et, à ce titre, ne pouvaient plus être délogés. La présence des Wisigoths en Espagne, des Ostrogoths en Italie ou des Vandales en Afrique du Nord était beaucoup plus superficielle. Par ailleurs, les Francs n’occupaient pas un territoire isolé mais une zone centrale, qui offrait d’importantes possibilités d’expansion et de butin et donnait un exutoire aux chefs de guerre turbulents. De fait, on les voit intervenir en Bavière, en Espagne, dans le nord de l’Italie…

Après la mort de Dagobert Ier, en 639, les rois mérovingiens ne sont souvent que des pantins aux mains de femmes ambitieuses ou de maires du palais : dès lors, comment ont-ils pu se maintenir si longtemps sans voir le royaume franc se désintégrer ?
Traditionnellement, les historiens répondaient à cette question en invoquant une « royauté sacrée », issue de la tradition germanique, qui aurait protégé les monarques faibles et incompétents en leur conférant une aura magique. Mais, même si des éléments de sacralisation ont pu être introduits pour les derniers Mérovingiens, cette ­royauté sacrée dont l’origine se perdrait dans la nuit des temps est une reconstitution a posteriori. En fait, le roi était utile : c’est lui qui attribuait titres, honneurs et fonctions, qui régulait les conflits entre factions aristocratiques. On peut dire que le royaume mérovingien se présentait comme un ordre oligarchique dont les acteurs avaient besoin d’une royauté comme d’un instrument d’autocontrôle. De ce point de vue, il ne faut pas consi­dérer l’ascension des maires du palais carolingiens comme une émancipation par rapport à la royauté, mais par rapport à l’aristocratie. Celle-ci n’est plus en mesure de s’opposer à l’extraordinaire accumulation de pouvoir d’un de ses membres. C’est, du reste, ce qui s’était déjà passé à la fin de la République romaine : des individus n’ont cessé de s’élever au-­dessus du cercle de leurs pairs et de mettre à mal les instances d’autocontrôle aristocratiques jusqu’à ce que l’un d’eux, César (puis Octave Auguste), parvienne à accaparer l’essentiel du pouvoir politique. La manière dont les Carolingiens ont remplacé les Mérovingiens confirme que le royaume franc disposait d’une royauté, mais pas d’une monarchie. 

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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Dans l’un des derniers textes de Platon, Les Lois, un vieil homme venu d’Athènes, en route pour Cnossos, dit ceci : « Jamais homme qui croit que les dieux existent conformément aux lois n’a de plein gré commis un acte impie ou pro­féré une parole criminelle ; il n’a pu le faire que souffrant de l’une des trois choses suivantes : soit, comme je l’ai dit, l’idée qu’ils n’existent pas ; soit, en second lieu, qu’ils existent, mais n’ont aucun ­souci des humains ; soit enfin qu’ils sont faciles à fléchir et se laissent retourner par des prières et des sacrifices. » Autrement dit, ces trois attitudes étaient courantes à Athènes au début du IVe siècle avant notre ère. Le personnage tient d’ailleurs à le préciser : ces opinions sont exprimées par « les plus renommés parmi les poètes, les rhéteurs, les devins, les prêtres et autres par milliers » ; lesquels ne sont pas empêchés de circuler à Athènes uniquement parce que sa Constitution ne bénéficie pas de l’excellence de celle de la Crète ou de Sparte…
Puisse l’ironie subtile du philosophe planer sur ce dossier. Nous proposons deux niveaux de lecture :
– s’interroger sur les multiples dimensions d’une question sans réponse admise (pourquoi croit-on en Dieu ?) ; 
– peser les arguments qui étayent l’idée d’une victoire, sinon de l’athéisme, du moins du sécularisme et, à l’inverse, les arguments qui suggèrent au contraire non seulement la permanence, mais la résurgence et la progression du sentiment religieux. — Books

Dans ce dossier :

Aux origines des origines, Julian Bell (The London Review of Books)

Ce que ne nous disent pas les sciences cognitives, W. G. Runciman (The London Review of Books)

L'athéisme l'a-t-il emporté ?, Adam Gopnik (The New Yorker)

L'endroit où les adultes pleurent, James Wood (The New Yorker)

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«Dieu créa l’homme. » On peut lire ces mots de plusieurs façons, même en restant dans le contexte des Écritures. Mais si on les place dans celui de l’archéologie, une tout autre lecture s’impose. Les primates deviennent distinctement humains lorsque des facteurs hors de portée des sens laissent des traces dans leur comportement. C’est l’intrusion de l’invisible qui donne à Homo sapiens une place à part. Cet animal-là a l’habitude singulière de signifier une chose en la représentant par une autre : partout où les témoignages préhistoriques de cette habitude apparaissent, on en conclut que les agents savaient – à notre manière et d’une manière que les autres créatures ne semblent pas connaître – ce qu’implique de conceptualiser et de mettre en relation les objets du monde physique à un niveau distinct des objets eux-mêmes. « Esprit » est le terme communément admis pour désigner cette zone qui se dérobe à la matérialité. Ce qui ne fait pas, en revanche, l’objet d’un consensus, c’est de savoir à partir d’où l’esprit se sépare de l’immatérialité plus vaste que l’on évoque lorsque l’on parle de Dieu. Peut-être les objets se mettent-ils en relation les uns avec les autres dans notre propre esprit parce que leurs liens préexistent au sein d’un esprit commun. Peut-être l’entendement n’est-il pas à trouver en nous seuls, mais dans le monde qui nous entoure, comme l’eau sous le sol, le sang sous la peau ou la flamme dans le combustible : peut-être est-ce une substance à l’intérieur des objets, toujours prête à resurgir. Dans ce cas, on peut dire qu’Homo sapiens trouve la sapience comme le sourcier guidé par son bâton trouve la source souterraine – ou, pour utiliser une autre métaphore, en se mettant en quête d’étincelles d’où jaillira le feu qui éclairera le monde.
Est-ce d’une telle matrice que surgirent les concepts originels de « Dieu » et d’« homme » ? C’est ce que suggère l’archéologue ­David Lewis-Williams dans les premières pages de son livre Conceiving God, où il examine les plus anciennes traces de comportements symboliques. Nous ne pourrons probablement jamais déterminer avec précision à quand remonte l’habitude humaine d’investir les objets d’une signification. À l’heure actuelle, sous réserve de futures découvertes, le témoignage le plus frappant qui nous soit parvenu provient de la grotte de Blombos, sur le littoral du Cap, en Afrique du Sud, qui était habitée il y a environ 75 000 ans. Pinnacle Point, un autre site se trouvant sur cette même côte, indique que des humains anatomiquement modernes s’intéressaient déjà, près de 100 000 ans plus tôt, à la collecte de morceaux d’ocre rouge. Ce sont cependant les occupants de Blombos qui façonnent ce que Lewis-Williams ­appelle « les plus anciens objets d’art [en français dans le texte] du monde », le jour où ils gravent un motif linéaire sur deux petits morceaux d’argile de la taille d’une boîte d’allumettes, sur le côté long, le plus étroit – celui sur lequel on gratte l’allumette, pour ainsi dire. Quelle est la raison d’être de ces motifs ? Peut-être, écrit Lewis-Williams, « font-ils référence à quelque chose à l’intérieur de l’ocre » – une substance éminemment symbolique, suggère-t-il, en raison de sa couleur rouge intense et caractéristique – « un peu à la façon dont le titre sur le dos d’un livre renvoie à ce qui se trouve à l’intérieur du volume ». Creusant l’hypothèse, il poursuit : « Il se peut que nous soyons là en présence du premier indice d’une composante importante de la pensée religieuse : l’immanence. Les dieux et les pouvoirs surnaturels ont la faculté d’exister à l’intérieur des statues, des montagnes, des lacs, des mers, de la nature elle-même et, bien sûr, des gens. »
Nous avons également affaire ici – bien que cela n’intéresse pas Lewis-Williams – au témoignage le plus ancien d’un système de représentation en deux dimensions. Les bords des deux petits blocs ont été lissés de manière à devenir adaptés à la gravure. Le quadrillage tracé sur l’un d’eux correspond peu ou prou à celui qu’on a retrouvé sur l’autre ; les intervalles et intersections entre les traits visent la régularité. De tels dessins semblent s’apparenter à une recherche consciente de perfection. Derrière chaque rainure, on décèle la géométrie idéale à laquelle aspire le dessinateur. L’effet recherché est, de toute évidence, la pureté, la complétude et la cohérence de ces entrelacs. Si nous prenons au sérieux ces petits morceaux de minéral rouge, si nous acceptons qu’en leur qualité d’objets en trois dimensions ils possèdent une charge symbolique qui les distingue de leur environnement et qu’ils sont en vérité des clés pour en déchif­frer les significations, alors peut-être pouvons-nous également considérer que les rainures gravées sur les surfaces en deux dimensions de ces objets procèdent d’une pensée dont le fil tisse ­ensemble les éléments du monde alentour en une toile cohérente. La religion, aurait pu ajouter Lewis-Williams, ne sait jamais sur quel pied danser : tantôt elle isole un objet, un lieu ou une personne qu’elle déclare sacré, tantôt elle propose de considérer chaque chose comme faisant partie d’un tout.

La description qu’il fait de la grotte de Blombos, nichée dans les hauteurs d’une falaise surplombant l’océan Indien, est vive et saisissante – résultat des compétences aquises au fil de cinquante ans de carrière. Celle-ci a débuté dans une autre région d’Afrique du Sud, lorsque l’archéologue était à la recherche des reliques les plus obsédantes du pays : le vaste corpus de peintures rupestres qu’ont laissé derrière eux les Sans (ou Bushmen), chassés de leurs terres par les colons néerlandais (les Boers) au milieu du XIXe siècle.
Lewis-Williams a passé au crible les preuves ethnographiques (dessins, témoignages des derniers Sans du Drakensberg, enquête de terrain sur ceux qui vivent encore dans le désert du Kalahari) jusqu’à ce que, à sa grande satisfaction, il parvienne à en faire ressortir une caractéristique majeure : le fait que les transes provoquées par les danses collectives amènent les Sans à croire qu’ils vivent dans un cosmos à plusieurs niveaux. Ce qu’ils voient se produire au niveau du sol est lié à ce qui se passe dans les cieux et sous la terre, et leurs peintures sont un moyen d’entrer en relation avec ces zones gouvernées par les esprits. Lewis-Williams n’a pas tant cherché à explorer la façon dont cette cosmologie s’exprime qu’à déterminer précisément ce qui poussait ces gens à penser ainsi. Pour ce faire, il a dû franchir les barrières disciplinaires et s’intéresser à un autre domaine : la neurologie.
À partir de la fin des années 1980, il est devenu le porte-drapeau d’une approche singulière de l’étude des sociétés de chasseurs-cueilleurs dont les maîtres-mots sont « chamanisme » et « phénomènes entoptiques ». Les phénomènes entoptiques désignent ce que l’on voit lorsque l’on entre en transe : des formes générées par la stimulation de notre cerveau qui peuvent être de ­nature purement géométrique ou sembler revêtues des habits culturels de notre garde-robe mythologique – souvent suivies de scènes et d’histoires totalement hallucinatoires.
Lewis-Williams prétend reconnaître ces vrilles du système nerveux dans l’art ­rupestre – zigzags, damiers, ­cupules – non seulement des Sans, mais aussi d’autres petites sociétés plus ou moins éloignées dans le temps et l’espace. L’étude de ces cultures dites chamaniques, dans lesquelles la vie courante se déroulait sous l’œil d’un faiseur de ­miracles capable de naviguer d’une strate à l’autre du cosmos, a des implications historiques majeures. Car, à l’origine, c’est ainsi que vivaient nos ancêtres : les Sans sont les plus proches témoins à même de nous informer sur l’époque lointaine et insaisissable du paléolithique.
C’est dans un précédent ouvrage, L’Esprit dans la grotte1, que Lewis-Williams a présenté ses recherches au grand public. Il prenait pour cadre les célèbres fresques souterraines d’Espagne et du sud de la France, peintes il y a entre 30 000 et 12 000 ans. Quand les chasseurs-cueilleurs plongeaient à l’intérieur des flancs calcaires de la Dordogne et de l’Ariège, soutient Lewis-Williams, ils croyaient basculer dans le monde des esprits. À leurs yeux, les parois des grottes étaient des « membranes » : en parcourant leurs aspérités du regard et des mains, ils ­sentaient la présence des animaux fantômes qui habitent la roche. Les peindre leur permettait « d’aller à la rencontre de ces visions chargées d’émotions, d’essayer de les toucher, de les retenir. […] Ils n’inventaient pas d’images. Ils ne faisaient que toucher ce qui était déjà là. » Son interprétation empathique de l’art rupestre est séduisante et étayée de schémas sur le fonctionnement de l’esprit. Les zigzags et les damiers « entoptiques » qui apparaissent sur les murs de la grotte de Lascaux aux côtés de bisons fantasmagoriques suggèrent que ces orne­ments ont été conçus pour entretenir un « état de conscience intensifié », un état dans lequel l’esprit s’élève au-dessus des schémas de pensée du quotidien plutôt que de s’en éloigner à la façon dont on sombre dans le sommeil ou le rêve. La construction de cette œuvre d’art totale, de ce Gesamtkunstwerk paléolithique, ­révèle par ailleurs une organisation ­sociale considérable : les artistes ont dû mettre en place des échafaudages pour peindre le plafond de 4 mètres de haut de la salle des Taureaux, ce qui suggère l’existence d’un protosystème politique, centré sur un maître de cérémonie.
L’argumentation de Lewis-Williams jette des ponts entre la neurologie et la sociologie. Son tour de force est d’autant plus remarquable qu’il a été mûrement réfléchi. Au cours de son parcours, l’archéologue s’est frayé un chemin dans l’histoire des études paléolithiques, examinant et critiquant le travail de ses prédécesseurs, avant d’emprunter à la philosophe canadienne Alison Wylie, spécialiste de l’épistémologie des sciences sociales, un nom pour sa propre méthode. Il affirme procéder par « câblage », c’est-à-dire qu’il « recoupe de multiples éléments de preuve ». Lorsque, comme souvent en archéologie, un de ces éléments est faible et incomplet, des éléments issus de domaines de recherche connexes peuvent prendre le relais et permettre à la théorie d’atteindre un certain niveau de cohérence.
Qu’en est-il de celle de Lewis-Williams ? Contrairement à ce que clame sans ambages le titre d’un chapitre de son livre, il n’a pas vraiment trouvé « l’origine de la création des images ». En effet, il ne nous explique jamais complètement ce qui a poussé un premier homme à apposer de la peinture sur les parois d’une grotte, ni ce qui a encouragé un autre à trouver un sens aux motifs ainsi obtenus, et encore moins pourquoi eux et les Sans ont représenté les animaux-esprits avec un naturalisme lyrique aussi merveilleux. (Sans compter que 45 000 ans séparent les gravures de Blombos de l’art rupestre le plus ancien : un gouffre temporel durant lequel pratiquement aucune preuve de symbolisme complexe ne nous est parvenue. Notre ignorance reste stupéfiante.)
Reste que la perspective globale offerte par le câblage des disciplines qu’opère Lewis-Williams a ouvert une foule de nouvelles questions intéressantes. Si à Lascaux nous entrevoyons les débuts de la stratification sociale, comment ce processus se développe-t-il, et comment interagit-il avec l’arrivée de l’agricul­ture ? Dans un autre livre, « Dans la tête de l’homme néolithique »2, écrit avec ­David Pearce, Lewis-Williams étend son enquête aux sites mégalithiques : il s’intéresse d’abord à un étonnant temple construit vers 9600 av. J.-C. à Göbekli Tepe, dans le sud-est de la Turquie, l’une des découvertes archéologiques majeures de notre époque ; puis il quitte le Proche-Orient pour les sites de Stonehenge et Newgrange, datant du IIIe millénaire avant notre ère. Cette digne suite du précédent volume, tout aussi riche en conjectures audacieuses, prend soin de justifier et de nuancer le réductionnisme quelque peu provocateur de l’approche neurologique. Leur argument n’est « en aucun cas déterministe », plaident les auteurs, car « tous les stades et toutes les expériences de conscience [qu’ils distinguent] sont médiatisés par la culture ».

Dans Conceiving God, Lewis-Williams prolonge son interprétation de l’Histoire jusqu’à nos jours en passant par le monde antique. Tout au long de sa longue carrière scientifique, il n’a cessé de parcourir les ouvrages des grands penseurs et de prendre des notes critiques. Aujourd’hui âgé de 87 ans, il en avait 75 au moment de l’écriture du livre et ressentait le devoir de partager ce qu’il savait avec le monde. Il a voulu faire comprendre que l’empathie anthropologique qui colore ses premiers écrits n’était qu’un stratagème heuristique. Que ce soit clair : ces danseurs en transe du peuple san, ces peintres des cavernes, ces dresseurs de mégalithes qui, au cours de millénaires, ont cherché à exacerber leur conscience étaient victimes d’une erreur fondamentale. Cette erreur a commencé à être identifiée en 585 av. J.-C., lorsque Thalès a conjugué avec justesse observations et mathématiques pour prédire une éclipse solaire. Dès lors, avec beaucoup d’hésitation d’abord, puis inexorablement à partir du XVIIe siècle, la raison scientifique a fait reculer notre tendance à la pensée magique. Une tendance qui nous est constitutive, de même que nous naissons dotés d’un appendice, cette petite excroissance située au niveau du gros intestin qui ne nous sert à rien : du point de vue darwinien moderne, il s’agit là d’une aberration. Ceux qui voudraient édifier une ontologie sur ce type d’anomalie se retrouveraient dans une impasse. Et seraient tôt ou tard contraints de se rendre à l’évidence. ­Allons, c’est bien simple : « Il n’y a pas de Dieu. »
Et voici que l’intrépide alpiniste se hisse sur le dernier surplomb… où il tombe nez à nez avec un groupe de pique-niqueurs. Il y a un moment déjà que Richard Dawkins, Daniel Dennett, Christopher Hitchens et Sam Harris ont planté leur drapeau sur ce sommet que Lewis-Williams voulait faire sien ; et là, bien sûr, qui d’autre que le romancier Philip Pullman pour venir à la rencontre du nouveau venu et l’accueillir d’une tape dans le dos ? « Magnifique […], une critique saine, élégante et dévastatrice de la religion », lit-on sur la jaquette de cet ouvrage qui vient étoffer le corpus du nouvel athéisme3. Pourtant, l’entrée de Lewis-Williams dans ce cénacle est plutôt hésitante. Vulgarisateur chevronné des découvertes archéologiques et expert de la critique méthodologique, il a le tempérament trop sec pour ­entrer dans l’arène des débats grand public. Dans sa préface, il exprime son scepticisme quant à l’efficacité des brûlots de ses collègues athées et affirme rejoindre leur compagnie « à contrecœur ».
Lewis-Williams semble avoir non seulement une dent contre la majeure partie de l’Histoire, mais aussi ras le bol de tout, des danses rituelles et des cathédrales (« elles se résument toutes à un bricolage neurologique ») comme de la méditation orientale (« rien de plus qu’un tripotage de la conscience »). Il ne s’embarrasse ni de nuances ni de formules de politesse. « C’est épouvantable », se scandalise-t-il devant les cérémonies sacrificielles des Mayas. Il semble en vouloir à l’Univers tout entier : « Le monde et tout ce qu’il contient n’est en fait qu’un immense gâchis. […] L’histoire de l’évolution est jalonnée de culs-de-sac dénués de sens. Les humains n’en sont peut-être qu’un exemple supplémentaire. »
Peut-être, mais est-ce la bonne méthode pour gagner l’esprit de ses lecteurs ? Lewis-Williams aurait été bien inspiré de prendre des leçons de bonnes manières rhétoriques auprès de l’optimiste Daniel Dennett, dont l’ouvrage « Rompre le charme »4 est de loin le plus raffiné des traités athées. « Le monde est sacré », affirme paradoxalement le philosophe, alors même qu’il tente d’inscrire le sacré dans une histoire de causalité darwinienne : oui, lance-t-il à l’adresse de ses concitoyens américains un peu trop respectueux de Dieu, on peut être à la fois ontologiquement vertueux et fêter l’Épiphanie avec une galette des rois et de la bière.
Cela dit, pour ce qui est du contenu, il se pourrait que le neuroarchéologue grincheux ait le dessus sur le joyeux philosophe. Les spéculations de Dennett sur l’évolution de la religion chez nos ancêtres du paléolithique, inspirées des travaux d’anthropologues tels que Pascal Boyer et Scott Atran, n’ont rien d’un « câblage » fiable [sur Pascal Boyer, lire l’article de W. G. Runciman, p. 22]. Son récit est plutôt une litanie de « et si », ponctuée ici et là de « candidats plausibles pour remplir les cases », comme il le dit lui-même. La religion est certainement un produit de l’évolution ; ce qui est moins sûr, c’est que le livre de Dennett nous dise comment cela s’est véritablement passé. Dans les trois chapitres centraux de l’ouvrage de Lewis-Williams – la section la plus intéressante –, ces questions sont mieux conceptualisées. Si Dieu est une constante dans les sociétés humaines, écrit-il, c’est parce qu’il repose sur une boucle de renforcement composée de trois types d’éléments. L’« expérience religieuse », associée à certains états cérébraux, génère un système de « croyances religieuses » adoubé par la société. Ces croyances s’expriment par l’adoption de rites structurés, les « pratiques religieuses », lesquelles favorisent à leur tour de nouvelles expériences reli­gieuses. La familiarité de Lewis-Williams avec la neurologie des transes et des « voyages intérieurs » chamaniques rend le chapitre sur l’« expérience » particulièrement incisif.

Mais dans quelle mesure ce travail de conceptualisation vient-il étayer son affirmation de l’inexistence de Dieu ? S’il fait clairement progresser les précédentes définitions de la religion, il ne les annule pas pour autant. Si vous me dites : « Le thermomètre indique – 7 °C », vous n’invalidez pas ma remarque selon laquelle « il fait un froid mordant ». Lorsque vous dites : « Je ressens la présence de Dieu » et que je réponds : « Le lobe temporal droit de votre cerveau est en activité », nous n’avons aucune raison de nous disputer. Quel est donc l’ordre de priorité ici ? Cette coloration de la réalité par les émotions, qui nous fait qualifier le froid de « mordant » – et dont témoignent les remarques sur l’état du cosmos du type « Dieu nous aime » ou encore « Le monde est un immense gâchis » –, est consubstantielle à tout récit d’expérience personnelle. Or l’existence, ce n’est que cela : une expérience personnelle. Celle-ci exige sans cesse des réajustements. Lorsque la température tombe à – 12 °C, ce « mordant » acquiert une douceur rétrospective ; de même, il peut vous arriver de vous apercevoir que vos ruminations mentales vous ont rendu sourd à la détresse de votre voisin de palier. Contre les fluctuations subjectives, les relevés linéaires et abstraits du thermomètre – et de la science en général – semblent offrir une constante neutre, nécessaire.
Soustraire un ensemble de phénomènes à l’analyse scientifique, comme le font souvent les fervents croyants, et prétendre que les feux du Saint-Esprit font çà et là des irruptions « miraculeuses » dans la trame bitumée du monde physique est fondamentalement incohérent. À la base de tout événement, il ne peut y avoir qu’une seule structure de causalité – physique, spirituelle, appelez-la comme vous voulez –, car c’est la définition même de ce qu’est la causalité : la façon dont tous les événements sont liés dans le temps. Cependant, nous avons à notre disposition au moins deux approches aussi différentes qu’indispensables pour décrire ce qui nous arrive, et celles-ci ne se recoupent pas complètement. Peut-être pouvons-nous les considérer comme des « niveaux » – en acceptant, comme les Sans, que nous vivons dans un cosmos à plusieurs niveaux –, mais nous devons nous efforcer de garder les deux en tête. C’est là, me semble-t-il, l’un des défis que relève la théologie : s’intéresser à la perspective personnelle et émotionnelle qui irrigue une entité (une personne, un morceau d’ocre rouge, une découverte archéologique), la déclarer cruciale, et en même temps la rapprocher d’un modèle linéaire, idéal et transposable, la vision du monde promise par la science.

Je pense que si la théologie fait enrager Lewis-Williams et ses collègues néoathées, c’est en partie parce qu’ils préféreraient que leurs ennemis soient stupides, mais aussi et surtout parce qu’elle met à mal leurs fortifications antisentiments : ils chérissent avec zèle leur conception d’une histoire universelle qui serait purement darwinienne et dépourvue de finalité. Une telle vision du cosmos peut être belle et spirituellement réconfortante – c’est, après tout, une perspective pleine d’abnégation –, et ils ne veulent rien qui puisse la perturber. Se sentant menacés à la moindre mention du fait que toutes nos expériences sont médiatisées par nos sentiments et que de larges pans du comportement humain n’ont aucun sens si l’on ne prend pas en compte ce paramètre, les athées ripostent par un torrent de critiques acerbes destinées à faire diversion – témoin cette affirmation spécieuse de Lewis-Williams selon laquelle « les croyances surnaturelles conduisent inévitablement à l’autoritarisme ». Autre stratégie, plus raisonnable : ils pressent leurs contradicteurs d’expliquer quel esprit tordu, au juste, pourrait avoir créé un tel monde.
Cette interrogation est le revers de la question scientifique à laquelle Lewis-Williams tente de répondre – « Pourquoi les êtres humains sont-ils des êtres religieux ? » –, et il est probable qu’aucune des deux ne trouve jamais de réponse totalement satisfaisante. Imaginons que je sois gravement malade, gisant sur un lit d’hôpital. Les virus à l’intérieur de mon corps, ceux qui promettent mon voisin de chambre à une mort lente, sans parler de la barquette de pâtes tiédasses et du Daily Mail sur ma table de chevet : tout cela, selon n’importe quelle théologie sensée, est soit conforme à la volonté de Dieu, soit « dans » sa nature d’une manière ou d’une autre – du moins en est-il le responsable. Imaginons que je prie Dieu assidûment, et que, contre toute attente, je reprenne des forces et guérisse ; et imaginons ensuite que je ­remercie Dieu pour sa miséricorde. Si je fais cela, je ne prétends pas que mon voisin n’a pas prié assez fort, ni que l’hôpital doit immédiatement cesser de dispenser des soins médicaux – lesquels m’ont ­sauvé la vie, du point de vue des médecins. J’affirme simplement que c’est le récit dont j’ai besoin pour donner du sens à ma propre expérience. Ma guérison est mon morceau d’ocre rouge, mon point de départ. Si l’on reformulait ma prière de remer­ciement en un simple énoncé, celui-ci ne serait pas faux à proprement parler, mais il serait de toute évidence incomplet et je n’aurais aucune idée de la manière de le perfectionner. Et pourtant, toutes les causes et tous les événements forment assurément une seule et unique trame, et, dans ma lutte pour la survie, dans ma tentative de m’accrocher consciemment à cette unité, je reconnais à la fois que j’en dépends et qu’elle a une valeur inestimable. « Dieu est mon créateur et Dieu est bon », chantent les chœurs ; vous êtes libre de rester à l’écart. 

Julian Bell est un peintre et auteur britannique. Il a notamment publié What Is Painting? (Thames & Hudson, 1999, réédité en 2017) et Mirror of the World: A New History of Art (Thames & Hudson, 2007). — Cet article est paru dans The London Review of Books le 10 juin 2010. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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Il y a deux types de révolutionnaires qui prennent les armes : ceux qui s’efforcent de ressembler au héros qui a fait naître leur vocation et ceux qui désirent surpasser leur mentor pour atteindre un niveau supérieur. ­Rodrigo Londoño appartient à la première catégorie : il a choisi d’imiter ceux qui l’ont inspiré, de vivre dans leur ombre, et c’est pourquoi, lorsqu’il parle, il répète des phrases prononcées par ses chefs, les commandants historiques des Farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Il raconte, par exemple : « Dans la jungle traversée par la rivière Guayabero, Jacobo Arenas s’est exprimé avec une grande sagesse car, lui, il s’y connaissait en politique » ou : « Manuel Marulanda se baignait dans un ruisseau d’eau froide quand il s’est vu encerclé par des soldats… » Londoño accepte de ne plus être le héros de sa propre vie et cède ce rôle à d’autres, un peu comme un orphelin qui parlerait de son père mort.
Il était le troisième commandant en chef des Farc, cette guérilla colombienne qui, selon le rapport ¡Basta ya ! [« Ça suffit ! »], du Centre national de la mémoire historique, a commis 24 482 enlèvements (entre 1970 et 2010), 3 899 assassinats ciblés (1981-2012) et 717 attaques ­armées (1988-2012), parmi lesquelles la prise d’assaut de villages, le dynamitage de ponts et l’attaque de bases militaires. Leurs stratégies de guerre étaient parmi les plus abominables qui soient : pose de mines antipersonnel, enrôlement de mineurs et kidnapping de civils sur les routes – ce que les Farc appelaient « la pêche miraculeuse ».
Les Farc sont nées en 1964 à Marquetalia, un hameau du centre du pays, lorsque des milliers de paysans de sensibilité communiste furent persécutés par le Parti conservateur, la police, l’armée, l’Église et les groupes paramilitaires1. Beaucoup furent égorgés et eurent la langue coupée, victimes d’une pratique macabre surnommée la corbata [« cravate », en espagnol : la langue des suppliciés rappelait la cravate rouge qu’arboraient les communistes en signe de ralliement]. Les fondateurs de la guérilla étaient ­Pedro Antonio Marín, alias Manuel Marulanda Vélez, décédé en 2008 à 77 ans, et Luis Alberto Morantes, dit Jacobo Arenas, mort d’une crise cardiaque alors qu’il prononçait un discours devant un parterre de guérilleros en 1990. Du premier, Londoño a appris la stratégie militaire ; du second, la théorie marxiste.
Rodrigo Londoño est plus connu sous le nom de Timochenko, nom qui a acquis une notoriété mondiale le 24 novembre 2016, lorsqu’il a signé un accord de paix avec le président colombien Juan Manuel Santos après quatre ans de négociations à La Havane. Près de cinquante ans après le début du conflit, 13 202 guérilleros ont rendu les armes. Ils se sont présentés dans des centres d’accueil au milieu des montagnes, où ils ont déposé leur arsenal et se sont vu attribuer une identité. Des centaines d’entre eux n’existaient même pas dans les registres de l’état civil. Ils portaient des enfants en bas âge et des blessures de guerre. Certains sont arrivés manchots, d’autres borgnes ou boiteux. Et certains sont arrivés vieux. Comme Timo­chenko, qui s’est engagé en 1976, à l’âge de 17 ans, quittant sa famille sans jamais lui dire adieu.

Le Quindío est un petit département de Colombie qui ne compte guère plus de 500 000 habitants. C’est une région paisible, traversée par des rivières boueuses bordées d’immenses bambous, où les couchers de soleil sont la mélancolie même : le ciel se teinte de rouge comme si la fin du monde menaçait. Les retraités de ­Bogotá, de Medellín et de Cali viennent y couler leurs vieux jours, loin des ­bureaux, cultivant leur petit potager et buvant du café bio. Rodrigo Londoño a suivi cette voie de la classe moyenne : depuis le début du confinement lié au coronavirus, il vit dans une petite ferme du Quindío où il cultive du café et des bananes. Avant qu’il ne signe l’accord de paix, on ne connaissait de lui qu’une photo, représentant un homme de plus de 1,80 m, aux bras épais et à la barbe broussailleuse. Selon les services du renseignement militaire, il était médecin et avait été formé en Union soviétique et à Cuba ; c’était un homme assoiffé de sang avec qui il ne serait jamais possible de conclure la paix. Le temps a prouvé que les services de renseignement avaient tout faux, sauf sur deux points : son nom et sa date de naissance.
Londoño se tient dans le couloir de sa maison, construite sur une petite colline. S’il n’avait pas dirigé une armée rebelle, commandité des enlèvements de civils et orchestré une lutte sanglante qui a duré des décennies, on jurerait que c’est un paysan qui a gagné un peu d’argent, pas beaucoup, juste assez pour vivre.
Il a 62 ans, mesure à peine 1,70 m et ne porte pas de barbe. Il a un gros ventre et parle d’une voix légèrement aiguë. Ses cheveux sont parfaitement peignés, il sourit – il rit tout le temps, à n’importe quelle question, comme pour masquer sa timidité. La maison dispose d’un ­salon spacieux. Dans la cuisine, séparée de la salle à manger par un bar, deux jeunes femmes préparent un ragoût de lentilles et de viande. Il vient de s’asseoir lorsqu’un bébé de 1 an surgit de sous la table – son fils, qu’il soulève et pose sur ses genoux. Une des femmes s’approche. Il s’agit de Johana Castro, sa compagne, âgée de 37 ans. Londoño explique que c’est ici, dans cette maison, qu’ils ont essayé de l’assassiner.
Après la signature de l’accord de paix, les Farc sont devenues un parti politique, Force alternative révolutionnaire commune, gardant ainsi le même acronyme. Londoño en a pris la tête ; c’est pourquoi il dispose d’une garde rapprochée composée de policiers, d’ex-guérilleros et de civils. En 2018, il s’est porté candidat à la présidentielle. Sa campagne a été mouvementée : des manifestations étaient organisées lors de son passage dans certaines villes, on lui jetait des pots de fleurs, des pierres, des bouteilles. Il a finalement retiré sa candidature en raison de problèmes cardiaques, et les Farc n’ont même pas obtenu 1 % des voix. Dans une déclaration publique de janvier 2020, Londoño a remercié la police et l’armée de lui avoir sauvé la vie en abattant deux anciens guérilleros qui auraient planifié son assassinat. À l’époque, plusieurs politiciens colombiens insistaient sur le fait que le processus de paix avait échoué. Lorsque le médecin légiste a examiné les corps des ex-guérilleros, ceux-ci présentaient des traces de torture et témoignaient de plusieurs jours de décomposition. L’affaire a vite été oubliée, on n’a jamais su ce qui s’était vraiment passé.

En décembre 2014, pendant que Timo­chenko négociait l’accord de paix à La Havane, le bureau du procureur général colombien a annulé plus de 100 actes d’accusation contre lui et suspendu 117 mandats d’arrêt. À l’époque, les États-Unis offraient une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture ; la Colombie, 2,5 millions de dollars. La Cour pénale internationale lui a infligé 16 condamnations allant de dix à quarante ans de prison pour meurtres, enlèvements, prises d’otages, déplacement forcé de populations et ­enrôlement de mineurs. Il est actuellement engagé dans une procédure pénale devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), un organe de justice transitionnelle chargé d’enquêter sur les crimes commis pendant le conflit. Les anciens guérilleros qui reconnaissent leur culpabilité et acceptent de dire la vérité bénéficient de peines de prison réduites, voire d’une amnistie. Londoño n’a jamais manqué une audience au tribunal, mais ses déclarations de septembre 2020 sur l’enrôlement des mineurs ont suscité l’indignation. Aucune pièce d’identité n’était demandée à ceux qui voulaient rejoindre les Farc, a-t-il affirmé. Ce qui a été perçu par les Colombiens comme un déni des preuves avancées par les anciens combattants et les parents des victimes. Assis à table, chez lui, devant une bière, après avoir mangé son ragoût de lentilles et réfléchi aux dérives du conflit, il dit :
« La guerre, c’est une connerie.
– Que pensez-vous des crimes dont vous êtes accusé ?
– Je n’étais pas impliqué dans beaucoup d’entre eux. On m’accuse de choses qui se sont passées dans le sud du pays, alors que j’étais dans le Nord, près de la frontière vénézuélienne. Bien sûr que des ­erreurs ont été commises. Mais, à l’époque, ça nous semblait des actions légitimes. Aujourd’hui, j’ai fait mon examen de conscience et je reconnais nos erreurs auprès des victimes ; je ­demande pardon. Par exemple, je n’ai ­jamais ­approuvé l’enrôlement de ­mineurs, mais les décisions étaient prises ­collectivement. »
Lorsque Rodrigo Londoño a été nommé commandant en chef, très peu de Colombiens le connaissaient, contrairement à d’autres commandants aujourd’hui décédés qui étaient devenus célèbres pour leurs faits d’armes. Ce n’est qu’avec le processus de paix qu’il a ­acquis une certaine notoriété, lorsqu’il est ­apparu dans les médias, qu’il a donné des interviews. Il a alors investi l’imaginaire collectif, incarnant le démon craint par des millions de personnes : le commandant de la guérilla, une figure peut-être plus redoutée que celle du narco.

Les Farc n’ont eu en tout et pour tout que trois commandants. Le premier, Manuel Marulanda Vélez – de son vrai nom Pedro Antonio Marín –, est devenu une icône mythique de la rébellion. Lorsque des ex-guérilleros parlent de lui, on dirait qu’ils récitent le Coran ou la Bible, comme si cet homme n’avait pas été un chef de guerre mais un prophète, un moine qui aurait atteint un niveau de conscience supérieur. Le deuxième était Alfonso Cano – Guillermo León Sáenz –, que les guérilleros et les politiques qui l’ont connu présentent comme un intellectuel. Il a été tué par l’armée colombienne lors d’un bombardement aérien le 4 novembre 2011, alors que le gouvernement Santos menait en secret des pourparlers avec la guérilla. Si Rodrigo Londoño lui a succédé, sur décision de l’organe suprême de l’organisation, le secrétariat de l’État-major central, c’est peut-être surtout en raison de son ancienneté.
En cinquante ans, les Farc sont passées d’une minuscule guérilla, composée de paysans dotés d’une faible force de frappe, à une puissante organisation meurtrière. Dans les années 1980, un premier processus de paix a échoué, entraînant l’essor d’autres forces de gué­rilla comme l’ELN (Armée de libération nationale), l’EPL (Armée populaire de libération) et le M-19 (Mouvement du 19 avril). Les Farc ont alors défini un plan de bataille pour prendre le ­pouvoir : enlèvements, racket des éleveurs de ­bétail, taxation des narcotrafiquants et, dans certaines régions, trafic de drogue.
« Dans les années 1980, nous espérions que le socialisme international nous ­aiderait à nous développer, explique Londoño. Nous n’avons jamais été formés par les Soviétiques ou les Cubains. Nous n’avons eu d’échanges fructueux qu’avec les Guatémaltèques ; ils nous ont beaucoup appris sur les techniques de communication. Les Nicaraguayens nous ont causé beaucoup de problèmes parce qu’ils nous ont promis des armes mais ne les ont jamais livrées. Grosse déception. Ensuite, quand on est tombés sur le narcotrafic et qu’on a vu cette montagne de pognon, on s’est dit : “Bon, le camp socialiste nous a laissés tomber, voilà l’argent.” Mais nous étions des révolutionnaires convaincus, pas des narcos ; nous ne faisions que collecter des taxes sur le narcotrafic, nous surveillions les laboratoires. »
Grâce à cette manne financière, les Farc se sont développées dans les années 1990. La Colombie est un pays vaste à la végétation dense, traversé par la cordillère des Andes et abritant une partie de la forêt amazonienne. Pour couvrir l’ensemble du territoire, les guérilleros se sont constitués en blocs. Le plus célèbre et le plus meurtrier était le Bloc oriental, commandé par Jorge Briceño, alias Mono Jojoy – « peut-être mon seul ami ; mais à la fin nous nous sommes éloignés, nous avions certains désaccords », dit Londoño. Si Mono ­Jojoy n’avait pas été tué le 22 septembre 2010 lors d’un bombardement, il aurait probablement été nommé commandant en chef. Sous sa houlette, des armes non conventionnelles ont été mises au point : des « bombes cylindriques », utilisées lors d’attaques de commissariats et de casernes au milieu de la population ­civile, et des mines antipersonnel, posées dans les champs et les régions montagneuses, qui fauchent soldats, paysans et enfants.
Entre 1991 et 2002, selon le parquet colombien, le Bloc oriental s’est ­emparé de quelque 70 villes, entraînant le dépla­cement de centaines de familles. La période la plus terrible s’est déroulée entre 1998 et 2002, lorsque les Farc étaient en pourparlers avec le président Andrés Pastrana. Le processus de paix, connu sous le nom de « dialogues du ­Caguán », du nom de la zone démilitarisée de 42 000 km2 cédée aux guérilleros, fut un échec. Au cours de ces années, les Farc ont mené la vie dure aux soldats de l’armée colombienne. Des vidéos montrant ceux-ci enchaînés dans des cellules de fortune au cœur de la jungle tournaient sur tous les téléviseurs du pays. Les guérilleros ont kidnappé des hommes politiques, des journalistes, des sénateurs, des hommes d’affaires, ainsi qu’Ingrid Betancourt, qui fut gardée en captivité dans la jungle pendant plus de six ans.
En 2002, le pays en a eu marre de vivre dans la peur. Vous ne pouviez pas vous déplacer en voiture d’un dépar­tement à un autre sans risquer de tomber sur un barrage routier et de vous faire kidnapper. Les Farc n’étaient qu’à une demi-heure de villes comme ­Bogotá, Medellín et Cali, où plusieurs hommes politiques avaient été enlevés lors d’opérations spectaculaires. Álvaro Uribe fut élu président au mois d’août et bénéficia du Plan Colombie, une alliance conclue avec les États-Unis qui prévoyait un soutien économique et logistique. Le gouvernement d’Uribe entreprit de décimer méthodiquement les Farc : bombardement de leurs campements, encerclement des zones de conflit pour empêcher les rebelles de s’approvisionner, déploiement de l’armée dans tout le pays, sauvetage des otages. Des guérilleros de premier plan tels que Mono Jojoy et Raúl Reyes furent tués. En 2010, Juan Manuel Santos, qui avait fait le serment de poursuivre la politique d’Uribe, fut élu président. Son accession au pouvoir laissait présager une intensification des affrontements et des bombardements ; mais, le 4 septembre 2012, des pourparlers de paix furent annoncés.
Les négociations durèrent un peu plus de quatre ans à La Havane. Au cours de ces quatre années, le contenu des ­accords de paix fut régulièrement soumis à l’opinion publique, ce qui suscita de vives réactions dans un pays comptant des milliers de victimes. Le 2 octobre 2016, les Colombiens furent invités à se prononcer, par voie de référendum, sur la question suivante : « Soutenez-vous l’accord final d’achèvement du conflit et de construction d’une paix stable et durable ? » Le « non » l’emporta avec 50,21 % des voix, rendant caduc le traité de paix qui avait été signé quelques jours plus tôt. Les Farc et le gouvernement s’empressèrent d’entamer des négociations avec l’opposition, et la ratification fut finalement obtenue. La Juridiction spéciale pour la paix (JEP) fut créée, ainsi que des « espaces territoriaux de réinsertion » (ETCR) pour que les ex-combattants puissent y commencer une nouvelle vie. Pour financer leurs projets, ils bénéficièrent d’une aide d’un peu plus de 300 dollars.
Près de cinq ans après cette signature, le parti des Farc compte dix représentants au Congrès et un maire. Depuis le cessez-le-feu, 200 ex-guérilleros ont été assassinés par l’armée ou des groupes paramilitaires ; des milliers d’autres ont développé des entreprises de tourisme, d’agriculture et de textile. Mais, en août 2019, Iván Márquez et Jesús Santrich, deux ex-guérilleros qui avaient été les principaux artisans du traité de paix, ont repris le maquis – d’où ils prévoyaient d’assassiner Timochenko en janvier 2020 2. Entre 2016 et 2020, des groupes paramilitaires et d’anciens guérilleros ayant repris les armes ont tué plus de 500 défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement et plus de 200 guérilleros repentis. Les espaces territoriaux de réinsertion ne sont plus sûrs ; des centaines d’ex-combattants les ont abandonnés. Des milliers d’entre eux peinent à trouver du travail, et les aides promises par le gouvernement tardent à arriver sur leurs comptes en banque. La paix est en lambeaux. Rodrigo Londoño est le seul parmi les dirigeants et ex-commandants à avoir une vie ­publique : il a une femme, un fils, un chien qu’il a trouvé dans la jungle, un compte Twitter et un compte Instagram.

La plateforme Zoom est son outil de communication préféré : il ne parle pas au téléphone et utilise WhatsApp avec le laconisme d’un télégraphe. Il continue à prendre ses précautions, comme du temps de la guérilla : il est avare de paroles et craint d’être sur écoute. Notre premier entretien a lieu sur Zoom. Il est assis face à son ordinateur, dans un grand bureau, le visage baigné de lumière.
« J’ai eu une enfance heureuse, raconte-t-il. J’ai grandi dans un petit village du Quindío où tout le monde se connaissait. » Avant l’âge de 5 ans, il savait lire et maîtrisait les opérations mathématiques de base, mais il n’a pas pu entrer à l’école du village parce que les enfants de moins de 7 ans n’y étaient pas admis. Sa mère l’instruisait avec la Bible, un livre qu’il trouvait particulièrement beau pour la qualité du papier. Son père était un paysan de gauche, analphabète, qui s’était converti au communisme. Il donnait à lire au petit Rodrigo Voz proletaria, le journal du Parti communiste colombien.
« Mon père était un paysan originaire d’Antioquia, un département du nord-ouest de la Colombie. Il était très rebelle, c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas fait d’études. Je regrette de ne pas lui avoir demandé à quel moment exactement il était devenu communiste. Au départ, c’était un libéral de gauche, partisan de Gaitán [voir la note 1]. Ses cousins et la plupart des membres de sa famille étaient de sensibilité communiste mais ne participaient pas activement à la vie politique. Mon père, lui, c’était un mili­tant. Il s’est même porté candidat au conseil municipal de sa commune, La Tebaida. »
Au collège, Rodrigo se démarque par ses bons résultats et, comme beaucoup d’autres enfants de la campagne colombienne, il aide son père aux champs pour planter et récolter le café. Le week-end, sa mère et lui vont au cinéma à ­Armenia, la ville la plus proche, voir des westerns et des comédies mexicaines. Au cours des quarante années qu’il a passées dans la guérilla, il s’est souvenu de ces dimanches comme de petits diamants perdus dont on ne se rappelle que l’éclat.
Au lycée, il abandonne ses études parce que son père le punit sévèrement chaque fois qu’il renâcle à la tâche. Il vit alors avec sa demi-sœur aînée à Quimbaya, dans le Quindío, et fait partie de la Jeunesse communiste. C’est grâce à cette organisation qu’il visite l’université locale, où il se fait connaître par sa ferveur révolutionnaire, fruit de plusieurs années d’écoute de Radio Habana avec son père, de lecture de Voz proletaria, d’observation des réunions bien arrosées des partisans qui se retrouvaient dans la maison familiale pour débattre des inégalités et de la persécution de la gauche.
« On préparait la campagne électorale lorsqu’un jour une dispute a éclaté avec un sympathisant de l’organisation, se souvient-il. Moi, à 17 ans, j’étais très exalté. Et j’ai entendu un chef de la Jeunesse communiste dire que les élections ne servaient à rien, que ce qu’il fallait, c’était cracher de la mitraille ; que, si on le voulait, il nous aiderait à rejoindre les Farc. Alors j’ai pris contact avec le gars et je lui ai dit que je voulais partir. »
À cette époque, Londoño avait un ami proche, Jorge Rojas Rodríguez, qui est devenu plus tard journaliste. Tous les deux vivaient dans la maison de la Jeunesse communiste de Quimbaya. Ils partageaient les tâches ménagères, étudiaient le marxisme et faisaient du théâtre. Ils peignaient des fresques sur les murs à la gloire des héros de la révo­lution cubaine, Fidel Castro et Che Guevara ; prédicateurs zélés, ils prêchaient la doctrine communiste méga­phone à la main. Rojas a consacré un livre à son ancien ami, Timo­chenko. El último guerrillero, dans lequel il ­raconte : « Un docteur fit soudain irruption dans la Maison du peuple. C’était un cardiologue ­renommé et fortuné, à la fois admiré et persécuté pour son soutien affiché à la révolution ­cubaine. Il tenait à la main, comme s’il s’agissait de trophées, un sac à dos en toile vert foncé et une paire de bottes noires imperméables. Face aux militants du Parti et aux membres de la Jeunesse communiste de Quimbaya qui se réunissaient religieusement tous les samedis soir à 7 heures, il demanda d’une voix forte : “Qui est la tête brûlée qui part avec moi ?” Du fond de la salle, Rodrigo se leva et s’avança fièrement sans dire un mot. » Londoño ne donne pas plus de détails sur son départ et se rappelle avoir été accueilli par des camarades communistes à Bogotá. Après quelques jours passés dans la capitale, il s’est rendu avec un guide et un indigène sur le haut plateau de Sumapaz, niché dans la Cordillère orientale, qui relie les départements de Meta et de Huila – un territoire historiquement dominé par les Farc. À la faveur d’un cafouillage de son guide, Rodrigo s’est retrouvé dans le campement de ­Manuel Marulanda et Jacobo Arenas, les fondateurs de la guérilla. C’est Arenas lui-même qui a procédé à l’enrôlement de Rodrigo. Au moment de choisir son pseudonyme, il a repensé à un homme qui était allé en Union soviétique et lui avait parlé d’un certain Timochenko. Son surnom a changé plusieurs fois : Timo, Timoleón Jiménez.
« N’importe qui peut expliquer comment allumer un feu, mais c’est autre chose de le faire pour de vrai : allumer un feu avec du bois vert, du bois humide ; manger des serpents, des singes, des rongeurs ; ne pas manger pendant des semaines, ne pas changer de vêtements ; s’enfoncer dans une jungle épaisse avec juste une boussole ; franchir les postes de contrôle de l’armée en se faisant passer pour un mineur, un prêtre ou un petit agriculteur », dit-il, assis à son bureau, tandis que son image vacille sur mon écran.
Il ne s’exprime pas sur un ton dramatique. Lorsqu’on lui demande s’il voudrait revenir en arrière, il botte en touche ; il ne veut pas perdre de temps à spéculer. Lorsqu’il a rejoint les Farc, les guérilleros ne faisaient qu’une ou deux « actions » par an ; ils étaient ­armés de tromblons et de fusils datant de la ­Première Guerre mondiale. Le travail le plus important était d’ordre discursif, ce qui explique pourquoi lui, l’un des rares à savoir lire et écrire, et à avoir étudié le marxisme, a rapidement gravi les échelons.

Il est 9 heures du matin, nous nous trouvons dans la ferme où il vit. Il a déjà fait une demi-heure d’exercice avant mon arrivée.
« Tu as pris un café ? »
Il sort de son bureau pour aller chercher des tasses mais revient avec des canettes de bière.
« Vous avez été attaqué par certains membres de votre parti parce qu’ils vous trouvent trop mou, trop installé dans votre nouvelle vie. Et aussi parce que vous n’avez pas soutenu Iván Márquez et Jesús Santrich quand ils ont repris les armes.
– Mais nous sommes en paix, nous avons signé l’accord. Je ne peux pas décourager des milliers d’ex-guérilleros qui essaient de refaire leur vie. Nous avons accepté de vivre en démocratie. Ça me blesse que ceux qui étaient mes camarades soient retournés à la guerre.
– En dehors d’Iván Márquez et de Jesús Santrich, il y a d’autres anciens combattants qui ont repris le maquis. Ils disent que le gouvernement a trahi les accords de paix…
– Ils sont très peu nombreux. Ce sont des gens déséquilibrés, qui ont rejoint les Farc sur le tard. Certaines branches de l’organisation étaient gangrénées, à cause du trafic de drogue et d’une mauvaise formation politique. Je n’oublierai jamais une discussion que j’ai eue avec Jacobo Arenas dans la jungle bordant la rivière Guayabero. Il a dit qu’un homme de pouvoir qui avait une arme à la main et rien dans la tête était extrêmement dangereux. Lorsque les affrontements se sont intensifiés, le travail d’éducation du peuple a été suspendu. La guerre a emporté beaucoup de nos meilleurs éléments, et, lorsque ces personnes sont mortes, d’autres qui n’étaient pas aussi instruites les ont remplacées.
– Est-ce une manière de vous justifier ?
– À présent il s’agit de dire la vérité devant la Juridiction spéciale pour la paix ; mais la frontière est très mince entre reconnaître ses torts et se justifier. Tout n’était pas si mauvais, c’est vrai, mais comment le dire sans heurter, sans blesser les gens ? Il y a quelque temps, on m’a dit : “Quand tu parles aux victimes, tu dis bien les choses et tout le monde en sort apaisé parce que tu reconnais les faits. Mais, dans le contexte judiciaire, le besoin de te justifier resurgit.” Il y a une chose qu’il faut bien garder à l’esprit : l’escalade de la violence, les morts, tout ça c’est le résultat des circonstances du conflit. »
Son discours est fluide, il ne cherche pas ses mots. Il peut répondre à une question sur la barbarie de la guerre puis, sans transition, raconter l’histoire d’un guérillero qui a eu le transit intestinal bloqué après avoir mangé le fruit d’un palmier. Ou celle d’un Cubain qui les avait rejoints dans la jungle pour les aider à fabriquer des armes et qui, après un bombardement, s’est mis à avoir si peur des hélicoptères que, quand il les entendait, il faisait sur lui. Ou encore cette fois où, lors d’une cour martiale, ils ont découvert un infiltré et ont dû l’abattre.

Le 2 août 2020, l’ex-président Juan Manuel Santos a interviewé Rodrigo Londoño pour la chaîne de télévision colombienne Caracol TV. Ce fut l’une de leurs seules entrevues depuis la signature du cessez-le-feu. Ils ont discuté du processus de paix, des difficultés rencontrées, des assassinats d’anciens combattants, du rôle de la vérité dans la réconciliation.
« En tant que président, ça a été très dur d’envoyer des soldats à la guerre et de devoir ensuite consoler leurs enfants et leurs veuves, explique Santos. Vous-même avez dû faire face à des situations très compliquées : plus de 1 000 guérilleros mouraient au combat chaque année. Comment avez-vous géré cette situation, qu’avez-vous éprouvé personnellement ?
– La différence, c’est que vous pouviez consoler les mères. Tandis que les mères des guérilleros ne savaient même pas que leurs fils étaient tombés au combat. Très douloureux
– Avez-vous ressenti ce qu’on appelle la solitude du pouvoir ?
– Je ne sais pas si c’était la solitude du pouvoir parce que, du pouvoir, on n’en avait pas beaucoup là-bas. Mais la solitude au sens de ne pas pouvoir discuter, échanger, oui. »

Maintenant qu’il est père, Londoño a peur de la mort. Il demande pardon, mais il ne s’attend pas à être pardonné. Il n’est pas médecin, bien que dans les années 1980 des médecins alliés à la cause des Farc lui aient appris à faire de petites opérations chirurgicales. Il n’a jamais été formé en Union soviétique, comme le prétendent les services de renseignement colombiens. À 23 ans, il faisait partie des chefs de l’état-major interarmées et, à 26 ans, il était déjà membre du secrétariat des Farc. Il a été le plus jeune guérillero à atteindre le sommet de l’organisation. Il n’a jamais été blessé et ne sait pas combien de personnes il a tuées lors des affrontements. Il est fier de plusieurs choses : d’être entré dans la jungle avec une boussole pour tout équipement et d’avoir été capable d’en sortir ; de savoir allumer un feu sans que la fumée atteigne le ciel et de pouvoir le faire avec du bois vert et humide ; d’avoir mangé des serpents, des singes et des cochons sauvages sans sourciller. Il ne se vante pas d’avoir été le commandant de la plus ancienne guérilla du monde. 

— Daniel Rivera Marin est un journaliste colombien. Spécialiste des conflits armés, il a été reporter pour le quotidien espagnol El Mundo.
— Cet article est paru dans le mensuel mexicain Gatopardo le 17 novembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Dans la Grèce dévastée par la crise économique des années 2010, un père à l’article de la mort dévoile à son fils, un écrivain quinquagénaire, une vie entière passée dans le secret. Ce dernier découvre un personnage collaborateur pendant l’Occupation, puis mouchard sous les colonels. Au cours d’un étrange passage de relais, le fils endeuillé confie l’histoire de son père à un ami d’enfance, le narrateur, qui se révélera être l’orphelin d’un progressiste. Ensemble, les deux hommes vont tenter de recomposer les figures de ces pères absents et à bien des égards mystérieux.
La poursuite de ces vies cachées constitue le moteur de ce roman célébré par Toúla Repáni, dans la revue culturelle en ligne Tetrágono, comme un futur « classique de la littérature grecque contemporaine. » Polyphonique, entremêlant les générations, ce récit nous mène de l’Athènes de décembre 1944 – en pleine guérilla urbaine opposant les communistes aux Britanniques, sous les bombes qui « changeaient quotidiennement le tracé de la ville » – à la capitale des années 2000 et ses quartiers d’immigrés. Dans le webmagazine littéraire Diástixo, Chrístos Papageorgíou salue un ouvrage esquissant « à grands traits, mais avec intensité, l’entièreté de l’histoire récente de la Grèce. »
Ballottés par les tumultes politiques, pères et fils se répondent en écho au fil d’un roman qui parvient à donner chair à « ces adolescents qui peinent à devenir adultes, ces adultes qui ne mûrissent pas », estime Stefanos Tsitsopoulos de l’hebdomadaire Athens Voice. Ces tentatives parallèles pour reconstituer les trajectoires de pères défunts mènent à une interrogation plus générale sur le poids de l’héritage. La question n’est pas neuve en Grèce, où la vie littéraire et politique reste peuplée par les fantômes de la guerre civile (1946-1949) et de la dictature (1967-1974). À ce titre, Mános Kondoléon relève sur le site de BookPress que l’Histoire « n’est pas seulement tout ce qui est arrivé mais aussi la façon dont les nouvelles générations héritent de ce passé et se construisent contre lui ».
Cet inquiétant père d’extrême droite recèle un dernier secret : il était homosexuel et, pour cette raison, menacé par des rivaux politiques. Ouvrant le débat, le grand quotidien I Kathimerini soutient que « la figure paternelle devient le symbole de l’ancêtre mystérieux et obscur, qui emporte dans sa tombe un héritage incompréhensible. » Question lancinante sous le soleil de l’Attique, comme l’ont montré cette année de nombreux romans consacrés à la relation père-fils. L’engouement pour le livre de Davvètas, à la croisée de l’intime et du collectif, signale le besoin qu’ont les Grecs de sonder leur histoire récente. 

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Le 6 janvier 1614, un jardin d’hiver du sud de l’Angleterre est le théâtre d’une danse « d’une beauté splendide et étrange ». Financée et organisée par le philosophe Francis Bacon, cette représentation, qui sera baptisée plus tard « La mascarade  des fleurs », est un cadeau de mariage offert à deux jeunes membres de la noblesse. Mais c’est aussi la mise en scène d’une habitude nouvelle qui a d’ores et déjà entre­pris de changer la face du monde. En ce jour de noce hivernale de l’an 1614, l’invitée d’honneur de Francis Bacon est une virevoltante pipe à tabac géante.
À peine la pipe entre-t-elle en scène que le public assiste à une bataille des vices où elle affronte son spectaculaire rival : Silène, le dieu du vin dans la mythologie gréco-romaine. L’acteur interprétant le rôle de la divinité, décrit dans les didascalies comme « un vieillard gras […] monté sur un âne artificiel », est accompagné d’un sergent d’armes muni d’une masse en bronze ornée de grappes de raisin. Sachant que cette repré­sentation se tient à l’occasion d’une noce fastueuse, à une époque où il n’y a rien de plus ordinaire que de s’alcooliser en plein jour, on peut supposer qu’à ce moment-là une bonne partie du ­public s’adonnait déjà au culte du dieu de l’ivresse depuis un certain temps.
L’adversaire de Silène est une drogue nouvellement apparue et encore sujette à controverse, que le mécène de Bacon, le roi Jacques ier d’Angleterre et d’Irlande, dénonçait âprement, à peine dix ans plus tôt, comme source de mauvaise haleine, de maladies infectieuses, de pensées perfides et d’idées diaboliques.
Indifférent aux critiques du monarque, Kawasha, le dieu de la pipe à tabac, entre en scène. Son nom fait probablement réfé­rence à une divinité des peuples algonquiens de Virginie que l’un des premiers colons anglais, John White, avait baptisée « l’idole Kiwasa ». Sa tête est coiffée d’un chapeau rouge et or en forme de cheminée, et son corps est drapé de bandes de ­tissu « rappelant la forme et la couleur des feuilles de ­tabac ». Il s’empresse d’engager un combat dansé avec les disciples de Silène et rugit qu’il s’apprête « à tous les souffler, les réduire en cendres et en fumée ». Le valet de Kawasha sautille autour de son maître en tenant en l’air une « immense pipe à tabac » de la taille d’une arquebuse.
En voilà une sacrée grande pipe, ont probablement pensé les invités les plus éméchés. Il s’agit d’un spectacle volontairement exubérant, typique de la démesure qui faisait la réputation de Bacon à cette époque. Quelques semaines plus tôt, pour fêter sa promotion au poste de procureur général d’Angleterre, Bacon avait convié « toute l’université de Cambridge » à un festin de Noël à base de gibier, comme l’atteste l’un de ses contemporains.
Les années 1610 ont été une décennie charnière dans la transformation du tabac en nouvelle obsession mondiale. En un rien de temps, ce don du ciel (ou ce fléau) a donné naissance à l’une des industries les plus lucratives du monde, s’est mué en force motrice du commerce triangulaire et a jeté les bases d’une mauvaise habitude dont l’humanité ne s’est toujours pas débarrassée quatre cents ans plus tard.
Mais, au début de l’époque moderne, fumer ne se résumait pas à tirer sur une pipe à tabac. La pipe géante du spectacle de danse de Bacon s’inscrit dans un éventail de techniques et de pratiques plus complexes et plus étranges encore. Le tabagisme des xvie et xviie siècles comprend l’utilisation d’instruments de distillation et de pipes à eau, notamment pour fumer du cannabis. Sans compter ses pratiques thérapeutiques, comme le lavement à la fumée.
Une telle diversité ne correspond pas à l’histoire classique du tabagisme, que l’on pourrait globalement résumer ainsi : avant 1492, fumer était une pratique répandue chez les peuples amateurs de tabac des Amériques mais demeurait inconnue outre-Atlantique. Puis Christophe Colomb remarqua que les Indiens Taïnos de Cuba fumaient « des herbes particulières […] qui les engourdissent et les enivrent presque ». Après avoir mené sa petite enquête, il apprit qu’« ils appellent cela tabaco » (c’est du moins ce que rapporte Bartolomé de Las Casas dans la version qu’il a livrée du Journal de bord de Colomb, le manuscrit original ayant été perdu). Au cours des années 1560, de plus en plus de notables espagnols encouragèrent l’adoption de cette pratique par les Européens – un médecin de Séville, Nicolás Monardes, déclara notamment que fumer était un « remède miracle » contre plus d’une vingtaine de maladies. À la fin du xvie siècle, la culture du tabac s’était implantée de l’Espagne à l’État indien du Gujarat en passant par la Turquie. Pendant ce temps, les plantations de tabac des Caraïbes et du Brésil devenaient des plaques tournantes du commerce triangulaire. Il s’agissait alors de répondre à la très forte augmentation de la demande de tabac, dont la consommation avait gagné non seulement l’Europe, mais aussi l’Asie et l’Afrique.
L’Angleterre suivit l’exemple espagnol, sous la houlette du mathématicien Thomas Harriot, auteur du rapport sur la Virginie intitulé A Brief and True Report of the New Found Land of Virginia (1588). Harriot fit écho aux louanges quasi obsessionnelles de Monardes et encensa le tabac pour sa prétendue faculté à ouvrir « les pores et les voies du corps » et à soigner « nombre de maladies graves ». Quelques décennies plus tard, l’engouement pour le tabac était tel que même le roi Jacques Ier fut incapable de l’endiguer. Son virulent réquisitoire publié en 1604, Counterblaste to Tobacco, compte parmi les échecs les plus cuisants de l’Histoire en matière de politique antidrogue. Une dizaine d’années plus tard, le tabac était un produit facile d’accès et bon marché dans toute l’Europe, tandis que Harriot mourait à petit feu d’un douloureux cancer du nez, probablement causé par sa longue addiction à cette substance que le souverain britannique avait qualifiée, de façon prémonitoire, d’« ulcère » et de « venin ».
Dans les années 1650, la pipe à tabac était certainement le plus puissant symbole de l’impérialisme européen. Le tabagisme était devenu un phénomène planétaire.
Ce récit de la mondialisation du tabagisme a été raconté un nombre incalculable de fois. Dans l’ensemble, il est vrai. Mais il peut aussi nous induire en erreur.
Le tabac est bel et bien originaire des Amériques, et le fumer est effectivement une pratique nouvelle pour les Européens, les Africains et les Asiatiques du début de l’époque moderne, puisqu’on n’en trouve nulle mention dans les textes anciens. Cependant, comme le prouvent les travaux d’archéologues et d’anthropologues depuis plusieurs décennies, le tabac n’était pas la seule drogue prisée par les peuples de l’Ancien Monde, et cela même avant les voyages de Christophe Colomb.
Si le tabac était en passe de conquérir le globe, c’était également le cas du cannabis – mais de façon plus furtive et souterraine. Des données archéologiques indiquent que l’on fumait du cannabis en Asie centrale et en Asie du Sud depuis au moins l’an 1000 avant notre ère. Une variante de cette pratique ancestrale a notamment attiré l’attention de l’historien grec Hérodote, qui rapporte que les Scythes, ces peuples nomades d’Eurasie, inhalaient de la fumée de cannabis à l’intérieur de leurs tentes : « Les Scythes prennent de la graine de chanvre [kannabis], et, s’étant glissés sous ces tentes de laine foulée, ils mettent de cette graine sur des pierres rougies au feu. Lorsqu’elle commence à brûler, elle répand une si grande vapeur qu’il n’y a point en Grèce d’étuve qui ait plus de force. Les Scythes, étourdis par cette vapeur, jettent des cris confus. » Aux environs de l’an 800, la consommation de cannabis traverse l’océan Indien et devient une pratique courante dans certaines régions d’Afrique subsaharienne.

Quand les marchands d’esclaves et les commerçants européens atteignent les régions d’Asie du Sud et d’Afrique centrale et orientale où l’on fume du cannabis, son pouvoir « enivrant » attire à nouveau l’attention. Le médecin juif portugais Garcia da Orta, qui vivait en Inde dans les années 1550, reconnaissait que le cannabis pouvait être « agréablement enivrant » mais le considérait également comme source de « nausée » et de « mélancolie ». Au xviie siècle, certains marchands européens qui sillonnent l’océan Indien se mettent à en consommer, et au moins l’un d’entre eux en rapporte en Europe, dans le but de faire du chanvre une nouvelle culture commerciale sur le modèle du tabac.
En 1689, le scientifique Robert Hooke rend à la Royal Society de Londres un rapport de première main sur les effets du cannabis indien : « Le patient ne comprend ni ne se souvient de ce qu’il voit, entend ou fait quand il est plongé dans cet état d’extase. Il devient, pour ainsi dire, un simple d’esprit incapable de prononcer une parole sensée. Il est pourtant très joyeux ; il rit, chante et s’exprime sans aucune cohérence. » Hooke explique que le cannabis est « chiqué ou ingéré » mais reste vague sur les quantités utilisées : « environ l’équivalent de ce que peut contenir une pipe à tabac ordinaire ». En dehors des régions d’Afrique et d’Asie du Sud où l’on fumait le cannabis, on ne sait toujours pas dans quelle mesure cette forme de consommation, par opposition à l’ingestion de préparations comestibles ou buvables, était une pratique répandue à l’époque de Hooke.
Hooke ne précise pas non plus si le « patient » anonyme de son rapport n’était pas, en réalité, sa propre personne. Il termine toutefois son discours sur une note résolument optimiste : « Voici ­diverses graines, dit-il en les présentant à la Royal Society lors de la dernière réunion hebdomadaire avant Noël, que j’ai l’intention de planter au printemps pour voir si la plante peut être cultivée ici. » En cas de succès, Hooke pense que cette substance peut s’avérer « très utile pour soigner les fous ». Il conclut sur ces mots : « Il n’y a rien à craindre, sauf peut-être quelques éclats de rire. »
Autrement dit, si Bacon, au lieu de se contenter d’offrir un cadeau de mariage impressionnant, avait cherché à se rapprocher de la vérité historique, il aurait dû commander un danseur supplémentaire pour « La mascarade des fleurs » : un frétillant plant de cannabis.

Un curieux détail étymologique semble indiquer que le tabagisme s’est propagé simultanément dans différentes régions du globe avant de s’imposer à l’échelle mondiale.
Alors que, dans pratiquement toutes les langues européennes, le mot signifiant « pipe » descend du latin pipa, le mot portugais constitue une exception frappante : cachimbo. Il est issu d’une des langues bantoues d’Afrique subsaharienne et serait entré dans le vocabulaire portugais par l’intermédiaire du jargon des marchands d’esclaves installés au Congo ou dans la vallée du Zambèze au début du xviie siècle. À première vue, l’hypothèse tient la route. Après tout, les Portugais ont joué un rôle clé dans la traite atlantique, et le tabac brésilien, trempé dans la mélasse pour mieux masquer le goût des feuilles défraîchies, faisait office de monnaie d’échange dans l’Afrique du xviie siècle.
Les choses se compliquent cependant lorsque l’on s’intéresse à la signification du terme dont semble dériver cachimbo : kixima, un mot qui signifie « puits d’eau » en kimbundu. Cela suggère que le mot portugais pour dire « pipe » ne désignait pas à l’origine les pipes sèches des fumeurs de tabac, mais plutôt les pipes à eau (que l’on connaît aussi sous le nom de « bang »). Comme le fait remarquer le géographe Chris S. Duvall dans son livre « Les racines africaines de la mari­juana »1, on se servait de pipes à eau et de pipes sèches pour fumer du cannabis dans toute l’Afrique subsaharienne bien avant que le récit de Christophe Colomb sur cette « herbe […] qu’ils appellent tabaco » n’atteigne l’Europe.
Tout au long du xviie siècle, les préparations étiquetées sous le nom de « tabac » ne contenaient pas que des feuilles de tabac réduites en poudre, mais des mélanges complexes de parfums et de substances actives. Les ingrédients pouvaient aller de différentes espèces de tabac, comme la puissante Nicotiana rustica, jusqu’à des préparations très élaborées dans lesquelles on trouvait toutes sortes de choses : du musc, de l’eau de rose, de la bergamote ou encore de l’orpiment, un minéral toxique. Dans son récit de 1590, le jésuite espagnol José de Acosta nous donne un bon exemple de ce genre de mixture. Il y décrit la « nourriture divine » préparée par les prêtres aztèques pour servir d’offrande aux dieux. Celle-ci se compose d’un mélange de cendres d’araignée, de scorpion et de mille-pattes, le tout accompagné « d’une grande quantité de tabac […] et de cette graine moulue que les Indiens appellent oluluchqui [belle-de-jour] et qu’ils ingèrent pour avoir des visions ».
Apparaissent également les lave­ments à la fumée, une pratique que les Européens du début de l’époque moderne adoptent avec un enthou­siasme surprenant. Le médecin ­anglais Thomas Sydenham en explique le principe en 1753 dans le traitement qu’il préconise en cas de fièvre doublée de « violentes coliques » : « Ici, je pense qu’il convient d’effectuer d’abord une saignée dans le bras, puis, après une ou deux heures, d’administrer un fort purgatif ; et je ne connais rien de plus fort ni de plus efficace que la fumée de tabac, poussée dans les intestins par un grand soufflet raccordé à une pipe inversée. »
Un peu plus tard, Richard Mead, un éminent médecin britannique du xviiie siècle, soutient que le lavement à la fumée est la meilleure méthode pour réanimer un patient inconscient. Face à un noyé, « la première chose à faire est de lui insuffler de la fumée de tabac dans les intestins », préconise-t-il. Dans les années 1780, cette pratique est si largement répandue qu’une fondation caritative, la Royal Humane Society, installe le long des rives de la Tamise une série de trousses de premiers secours contenant tout l’équipement nécessaire à l’administration d’un lavement au tabac.

Alors que le pouvoir de la fumée fait des émules partout dans le monde et que les expériences se multiplient pour servir une variété d’objectifs, la curiosité des alchimistes de l’époque est piquée au vif. Ils sont tout particulièrement intri­gués par le potentiel du feu comme mode de transformation, surtout lorsqu’il agit à l’intérieur du corps humain.
L’idée fondamentale qui sous-tend le pouvoir de la fumée est que le corps humain serait poreux. Il serait façonné non seulement par les liquides, les aliments et les drogues que nous absorbons, mais aussi par la force astrale exercée par les étoiles et les planètes, par l’influence invisible du « magnétisme » et par les ­vapeurs et les « humeurs » qui imprègnent l’atmosphère. La fumée médi­cinale jouerait alors un rôle essentiel pour purifier le corps de ces influences extérieures.
Même le roi Jacques Ier fait référence à cette croyance populaire dans son Counterblaste to Tobacco. Le tabac, concède-t-il, détient un pouvoir de « suffumigation » qui en fait un bon « antidote » (au demeurant « tout à fait infect ») contre la variole. Et le souverain d’évoquer cet « adage unanimement admis » par les médecins qui veut que, « le cerveau humain étant de nature froide et humide, toute chose sèche et chaude peut lui être bénéfique. Or telle est la nature de cette suffumigation nauséabonde. »
Cette conception de la fumée comme purgatif contre les humeurs froides et humides du cerveau, réputées être à l’origine de toutes sortes de maux, s’illustre bientôt dans une série de gravures populaires qui montrent les pensées stupides d’un jeune homme partir, littéralement, « en fumée ».
Peu de temps avant la pandémie de Covid-19, j’ai visité un laboratoire archéologique de l’Université de Californie à Santa Cruz, spécialisé dans la culture matérielle du royaume du Dahomey, dans l’actuel Bénin. Les armoires du labo étaient pleines de pipes à tabac : de minuscules tessons d’argile, blancs comme des os, dont beaucoup étaient encore couverts d’une poussière rougeâtre, de la couleur de la terre dans laquelle ils avaient été longtemps ­enfouis.
Au début de l’époque moderne, ­fumer recouvrait un large éventail de pratiques. Mais le xviiie siècle voit s’imposer les pipes en argile blanche de facture rudimentaire et le tabac en poudre de mauvaise qualité. À la fin du xixe siècle et au xxe siècle, lorsque la cigarette arrive sur le devant de la scène, fumer n’est déjà plus cet art élaboré caractéristique de la première phase de la mondialisation du tabagisme. La consommation de cannabis a bien sûr persisté, mais de manière clandestine et parfois sous des formes différentes. En témoigne par exemple la teinture de cannabis, une extraction obtenue en faisant infuser des feuilles séchées de cannabis dans de l’alcool, qui figurait jusqu’à récemment dans de nombreux protocoles thérapeutiques pour ses vertus médicinales.
Le tabagisme est sur le déclin dans de nombreux pays du monde. En parallèle, le cannabis a été reconditionné en une très large gamme de produits, des space cakes aux cigarettes électroniques. Pourtant, il y a fort à parier que la fascination première de l’homme pour la fumée, cette présence fugace qui nous accompagne depuis la nuit des temps, n’est pas près de s’évaporer. 

Benjamin Breen est professeur d’histoire à l’Université de Californie à Santa Cruz. Il est l’auteur de The Age of Intoxication (University of Pennsylvania Press, 2019).
Cet article est paru dans le magazine américain Lapham’s Quarterly le 15 mars 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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« Il est rare que, passé un certain âge, de grands chefs d’entreprise écrivent des ouvrages qui ne soient pas des autobiographies », notent Anton Rainer et Volker Weidermann dans le Spiegel. Dirk Rossmann, lui, fondateur de la chaîne de pharmacies du même nom et l’un des hommes les plus riches d’Allemagne (sa fortune est estimée à 3,4 milliards d’euros), a commis un thriller. À 74 ans. Un événement outre-Rhin, où le livre est resté plusieurs ­semaines en tête des ventes. Pour son brio littéraire ? Plutôt grâce à « un budget publicitaire qui se chiffre en millions, l’intervention discrète de plusieurs coauteurs et une stratégie de vente aussi habile qu’effrontée », juge le Spiegel. Le roman met en scène plusieurs grands de ce monde, l’ex-chancelier allemand ­Gerhard Schröder (ami proche de Rossmann), Xi Jinping ou encore ­Kamala Harris. À la fin, Vladimir Poutine obtient le prix Nobel de la paix. L’auteur y caresse l’idée d’une dictature verte pour sauver la planète : un G3, réunissant les États-Unis, la Chine et la Russie, impose au monde des mesures draconiennes – par exemple la politique de l’enfant unique en Afrique. Apparemment, Schröder, qui a lu une partie du roman, l’aurait trouvé « peu réaliste ». 

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En 1758, le roi de Grande-
Bretagne George II ­gracia un fusilier de la marine royale reconnu coupable de « sodomie sur la personne d’une chèvre ». Motif : le condamné « était un jeune crétin, illettré et ignorant […], dépourvu de toute capacité intellectuelle, un quasi débile mental. » On jugea en revanche que la chèvre, elle, avait un peu trop apprécié l’expérience : elle fut dûment exécutée.
Un siècle plus tard, le psychiatre germano-autrichien Richard von Krafft-Ebing affirmait dans son ouvrage Psychopathia sexualis (1886) que ceux qui s’adonnent à la sexualité avec des animaux sont des dégénérés congénitaux que leur « névrose constitutionnelle » rend « incapables d’avoir des rapports sexuels normaux ».
La zoophilie, c’est-à-dire le commerce sexuel avec un animal, est-elle une dangereuse pathologie ou une simple peccadille ? Pour l’Association américaine de psychiatrie (APA), la réponse ne fait aucun doute : la zoophilie figure depuis 1980 dans chaque nouvelle édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel de référence pour les troubles ­psychiatriques.
Joanna Bourke, professeure d’histoire au Birkbeck College (Université de Londres), estime pour sa part que la société devrait adopter une approche plus nuancée. Dans Loving Animals, elle invite à considérer avec une grande prudence les études établissant un lien entre zoophilie et psychose en raison de leur « biais d’échantillonnage ». Celles-ci ne portent en effet que sur des individus ayant déjà eu affaire à la justice, pas sur un échantillon représentatif de la population. Le jeune fermier qui, sous le coup de la frustration sexuelle, fricote avec une de ses juments ne devrait pas figurer dans la même catégorie qu’un pervers sexuel patenté, car son écart de conduite ne constitue, pour reprendre les termes du psychiatre Philip Q. Roche1, qu’un « expédient visant à pallier la solitude bucolique ». Autrement dit, il s’agit là d’une question de circonstances plutôt que d’une tendance.
Pour Joanna Bourke, le tabou qui frappe la zoophilie perdure du fait de l’improbable alliance des militants en faveur des droits des animaux et des mora­listes de droite. Les premiers la condamnent au titre du bien-être animal, les seconds au motif qu’elle est non procréatrice et qu’elle contrevient à l’ordre natu­rel. Qui plus est, cette pratique n’est pas sans risques pour le partenaire humain. En témoigne le triste cas de l’Américain Kenneth Pinyan, un ingénieur de 45 ans travaillant chez Boeing, mort en 2005 d’une péritonite aiguë due à une perforation du côlon après avoir été pénétré par un étalon connu localement sous le sobriquet de « Grosse Bite ». Les rapports sexuels avec les chiens ne sont pas non plus exempts de dangers : « Une fois un pénis de chien inséré dans une vulve ou un anus, son pars longa glandis [la partie allongée du gland, chez un chien] peut doubler de diamètre et son épaisseur augmenter de 3 cm. Le bulbe du gland triple de largeur (de 6 cm ou plus) et gagne jusqu’à 4 cm d’épaisseur. »
Les interdictions légales soulèvent par ailleurs d’intéressantes questions de définition2. Qu’est-ce qui, au juste, caractérise une « bête » ? Dans l’affaire « Murray contre l’État de l’Indiana » (1957), l’accusé avait copulé avec un poulet, donc techniquement avec une volaille plutôt qu’une bête. Et puis, qu’est-ce qui constitue un « acte sexuel » ? Faut-il y inclure la formicophilie, cette pratique consistant à attirer des fourmis sur le clitoris d’une femme en enduisant de miel son mont de Vénus ? Au regard du droit pénal, ce n’est pas seulement l’acte lui-même qui compte mais l’intention qui le sous-tend : les éleveurs de vaches ou de cochons font quotidiennement des gestes qui, s’ils sont parfaitement légaux, n’en sont pas moins d’ordre sexuel – s’ils étaient accomplis à des fins de gratification personnelle, ils seraient jugés délictueux. L’auteure en conclut que « la différence entre un zoophile et un fermier est de nature biopolitique. »
Joanna Bourke interviewe nombre d’adeptes de ce qu’elle nomme de façon touchante « l’amour interespèces », qui soutiennent que leurs relations avec les animaux sont tendres et consenties. Évidemment, leurs partenaires à quatre pattes ne s’expriment pas sur la question. L’un des principaux arguments contre la zoophilie est que les animaux sont par nature incapables d’exprimer leur consentement.
Si elle admet volontiers que « la plupart des relations sexuelles entre un humain et un animal impliquent la coercition », l’auteure avance aussi l’idée – discutable – que l’on peut juger du consentement d’un animal au moyen de certains indices non verbaux révélant s’il prend ou non du bon temps. Même si l’on se range à ce point de vue, on imagine difficilement quelle réforme juridique pourrait en découler. Il est peu probable qu’un quelconque gouvernement établisse une juridiction spéciale dont le but serait de s’assurer de la réciprocité des sentiments amoureux au sein des couples interespèces potentiels. 

Houman Barekat est un critique littéraire dont les articles paraissent régulièrement dans The Guardian, The Sunday Times ou The Spectator. Il a codirigé The Digital Critic (O/R Books, 2017), un recueil de textes explorant l’impact d’Internet sur la critique littéraire.

Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 19 février 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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« Je suis stupéfaite. La Suède, c’est aussi cela », s’étonne une critique du quotidien Dagens Nyheter, résumant par cette formule la réaction des médias nationaux lors de la parution de Familjen au printemps 2020. Un an après, le livre figure toujours parmi les meilleures ventes, signe de l’inquiétude de la population suédoise face au crime organisé.
Primée pour son travail, la journaliste ­Johanna Bäckström Lerneby y raconte comment un clan fami­lial originaire du Liban tient sous sa coupe une banlieue de Göteborg, la deuxième ville du pays. Approfondissant une série de reportages parus dès 2017, l’auteure « ne dramatise pas, elle clarifie les choses », ajoute le quotidien libéral.
L’enquête s’appuie sur des rapports de police et de services sociaux, des comptes rendus de procès et nombre d’entretiens. La journaliste dépeint ainsi une société parallèle qui existe dans d’autres villes du royaume, pointe Svenska Dagbladet. Mais, « pour diverses raisons, de nombreux Suédois en savent probablement moins sur cela que sur les familles de la mafia italienne » à New York, estime le quotidien conservateur. « Tout doit être mis sur la table » pour y remédier, ajoute-t-il, alors que l’extrême droite se tient en embuscade avant les législatives de 2022. 

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