«Dieu créa l’homme. » On peut lire ces mots de plusieurs façons, même en restant dans le contexte des Écritures. Mais si on les place dans celui de l’archéologie, une tout autre lecture s’impose. Les primates deviennent distinctement humains lorsque des facteurs hors de portée des sens laissent des traces dans leur comportement. C’est l’intrusion de l’invisible qui donne à Homo sapiens une place à part. Cet animal-là a l’habitude singulière de signifier une chose en la représentant par une autre : partout où les témoignages préhistoriques de cette habitude apparaissent, on en conclut que les agents savaient – à notre manière et d’une manière que les autres créatures ne semblent pas connaître – ce qu’implique de conceptualiser et de mettre en relation les objets du monde physique à un niveau distinct des objets eux-mêmes. « Esprit » est le terme communément admis pour désigner cette zone qui se dérobe à la matérialité. Ce qui ne fait pas, en revanche, l’objet d’un consensus, c’est de savoir à partir d’où l’esprit se sépare de l’immatérialité plus vaste que l’on évoque lorsque l’on parle de Dieu. Peut-être les objets se mettent-ils en relation les uns avec les autres dans notre propre esprit parce que leurs liens préexistent au sein d’un esprit commun. Peut-être l’entendement n’est-il pas à trouver en nous seuls, mais dans le monde qui nous entoure, comme l’eau sous le sol, le sang sous la peau ou la flamme dans le combustible : peut-être est-ce une substance à l’intérieur des objets, toujours prête à resurgir. Dans ce cas, on peut dire qu’Homo sapiens trouve la sapience comme le sourcier guidé par son bâton trouve la source souterraine – ou, pour utiliser une autre métaphore, en se mettant en quête d’étincelles d’où jaillira le feu qui éclairera le monde. Est-ce d’une telle matrice que surgirent les concepts originels de « Dieu » et d’« homme » ? C’est ce que suggère l’archéologue David Lewis-Williams dans les premières pages de son livre Conceiving God, où il examine les plus anciennes traces de comportements symboliques. Nous ne pourrons probablement jamais déterminer avec précision à quand remonte l’habitude humaine d’investir les objets d’une signification. À l’heure actuelle, sous réserve de futures découvertes, le témoignage le plus frappant qui nous soit parvenu provient de la grotte de Blombos, sur le littoral du Cap, en Afrique du Sud, qui était habitée il y a environ 75 000 ans. Pinnacle Point, un autre site se trouvant sur cette même côte, indique que des humains anatomiquement modernes s’intéressaient déjà, près de 100 000 ans plus tôt, à la collecte de morceaux d’ocre rouge. Ce sont cependant les occupants de Blombos qui façonnent ce que Lewis-Williams appelle « les plus anciens objets d’art [en français dans le texte] du monde », le jour où ils gravent un motif linéaire sur deux petits morceaux d’argile de la taille d’une boîte d’allumettes, sur le côté long, le plus étroit – celui sur lequel on gratte l’allumette, pour ainsi dire. Quelle est la raison d’être de ces motifs ? Peut-être, écrit Lewis-Williams, « font-ils référence à quelque chose à l’intérieur de l’ocre » – une substance éminemment symbolique, suggère-t-il, en raison de sa couleur rouge intense et caractéristique – « un peu à la façon dont le titre sur le dos d’un livre renvoie à ce qui se trouve à l’intérieur du volume ». Creusant l’hypothèse, il poursuit : « Il se peut que nous soyons là en présence du premier indice d’une composante importante de la pensée religieuse : l’immanence. Les dieux et les pouvoirs surnaturels ont la faculté d’exister à l’intérieur des statues, des montagnes, des lacs, des mers, de la nature elle-même et, bien sûr, des gens. » Nous avons également affaire ici – bien que cela n’intéresse pas Lewis-Williams – au témoignage le plus ancien d’un système de représentation en deux dimensions. Les bords des deux petits blocs ont été lissés de manière à devenir adaptés à la gravure. Le quadrillage tracé sur l’un d’eux correspond peu ou prou à celui qu’on a retrouvé sur l’autre ; les intervalles et intersections entre les traits visent la régularité. De tels dessins semblent s’apparenter à une recherche consciente de perfection. Derrière chaque rainure, on décèle la géométrie idéale à laquelle aspire le dessinateur. L’effet recherché est, de toute évidence, la pureté, la complétude et la cohérence de ces entrelacs. Si nous prenons au sérieux ces petits morceaux de minéral rouge, si nous acceptons qu’en leur qualité d’objets en trois dimensions ils possèdent une charge symbolique qui les distingue de leur environnement et qu’ils sont en vérité des clés pour en déchiffrer les significations, alors peut-être pouvons-nous également considérer que les rainures gravées sur les surfaces en deux dimensions de ces objets procèdent d’une pensée dont le fil tisse ensemble les éléments du monde alentour en une toile cohérente. La religion, aurait pu ajouter Lewis-Williams, ne sait jamais sur quel pied danser : tantôt elle isole un objet, un lieu ou une personne qu’elle déclare sacré, tantôt elle propose de considérer chaque chose comme faisant partie d’un tout.
La description qu’il fait de la grotte de Blombos, nichée dans les hauteurs d’une falaise surplombant l’océan Indien, est vive et saisissante – résultat des compétences aquises au fil de cinquante ans de carrière. Celle-ci a débuté dans une autre région d’Afrique du Sud, lorsque l’archéologue était à la recherche des reliques les plus obsédantes du pays : le vaste corpus de peintures rupestres qu’ont laissé derrière eux les Sans (ou Bushmen), chassés de leurs terres par les colons néerlandais (les Boers) au milieu du XIXe siècle. Lewis-Williams a passé au crible les preuves ethnographiques (dessins, témoignages des derniers Sans du Drakensberg, enquête de terrain sur ceux qui vivent encore dans le désert du Kalahari) jusqu’à ce que, à sa grande satisfaction, il parvienne à en faire ressortir une caractéristique majeure : le fait que les transes provoquées par les danses collectives amènent les Sans à croire qu’ils vivent dans un cosmos à plusieurs niveaux. Ce qu’ils voient se produire au niveau du sol est lié à ce qui se passe dans les cieux et sous la terre, et leurs peintures sont un moyen d’entrer en relation avec ces zones gouvernées par les esprits. Lewis-Williams n’a pas tant cherché à explorer la façon dont cette cosmologie s’exprime qu’à déterminer précisément ce qui poussait ces gens à penser ainsi. Pour ce faire, il a dû franchir les barrières disciplinaires et s’intéresser à un autre domaine : la neurologie. À partir de la fin des années 1980, il est devenu le porte-drapeau d’une approche singulière de l’étude des sociétés de chasseurs-cueilleurs dont les maîtres-mots sont « chamanisme » et « phénomènes entoptiques ». Les phénomènes entoptiques désignent ce que l’on voit lorsque l’on entre en transe : des formes générées par la stimulation de notre cerveau qui peuvent être de nature purement géométrique ou sembler revêtues des habits culturels de notre garde-robe mythologique – souvent suivies de scènes et d’histoires totalement hallucinatoires. Lewis-Williams prétend reconnaître ces vrilles du système nerveux dans l’art rupestre – zigzags, damiers, cupules – non seulement des Sans, mais aussi d’autres petites sociétés plus ou moins éloignées dans le temps et l’espace. L’étude de ces cultures dites chamaniques, dans lesquelles la vie courante se déroulait sous l’œil d’un faiseur de miracles capable de naviguer d’une strate à l’autre du cosmos, a des implications historiques majeures. Car, à l’origine, c’est ainsi que vivaient nos ancêtres : les Sans sont les plus proches témoins à même de nous informer sur l’époque lointaine et insaisissable du paléolithique. C’est dans un précédent ouvrage, L’Esprit dans la grotte1, que Lewis-Williams a présenté ses recherches au grand public. Il prenait pour cadre les célèbres fresques souterraines d’Espagne et du sud de la France, peintes il y a entre 30 000 et 12 000 ans. Quand les chasseurs-cueilleurs plongeaient à l’intérieur des flancs calcaires de la Dordogne et de l’Ariège, soutient Lewis-Williams, ils croyaient basculer dans le monde des esprits. À leurs yeux, les parois des grottes étaient des « membranes » : en parcourant leurs aspérités du regard et des mains, ils sentaient la présence des animaux fantômes qui habitent la roche. Les peindre leur permettait « d’aller à la rencontre de ces visions chargées d’émotions, d’essayer de les toucher, de les retenir. […] Ils n’inventaient pas d’images. Ils ne faisaient que toucher ce qui était déjà là. » Son interprétation empathique de l’art rupestre est séduisante et étayée de schémas sur le fonctionnement de l’esprit. Les zigzags et les damiers « entoptiques » qui apparaissent sur les murs de la grotte de Lascaux aux côtés de bisons fantasmagoriques suggèrent que ces ornements ont été conçus pour entretenir un « état de conscience intensifié », un état dans lequel l’esprit s’élève au-dessus des schémas de pensée du quotidien plutôt que de s’en éloigner à la façon dont on sombre dans le sommeil ou le rêve. La construction de cette œuvre d’art totale, de ce Gesamtkunstwerk paléolithique, révèle par ailleurs une organisation sociale considérable : les artistes ont dû mettre en place des échafaudages pour peindre le plafond de 4 mètres de haut de la salle des Taureaux, ce qui suggère l’existence d’un protosystème politique, centré sur un maître de cérémonie. L’argumentation de Lewis-Williams jette des ponts entre la neurologie et la sociologie. Son tour de force est d’autant plus remarquable qu’il a été mûrement réfléchi. Au cours de son parcours, l’archéologue s’est frayé un chemin dans l’histoire des études paléolithiques, examinant et critiquant le travail de ses prédécesseurs, avant d’emprunter à la philosophe canadienne Alison Wylie, spécialiste de l’épistémologie des sciences sociales, un nom pour sa propre méthode. Il affirme procéder par « câblage », c’est-à-dire qu’il « recoupe de multiples éléments de preuve ». Lorsque, comme souvent en archéologie, un de ces éléments est faible et incomplet, des éléments issus de domaines de recherche connexes peuvent prendre le relais et permettre à la théorie d’atteindre un certain niveau de cohérence. Qu’en est-il de celle de Lewis-Williams ? Contrairement à ce que clame sans ambages le titre d’un chapitre de son livre, il n’a pas vraiment trouvé « l’origine de la création des images ». En effet, il ne nous explique jamais complètement ce qui a poussé un premier homme à apposer de la peinture sur les parois d’une grotte, ni ce qui a encouragé un autre à trouver un sens aux motifs ainsi obtenus, et encore moins pourquoi eux et les Sans ont représenté les animaux-esprits avec un naturalisme lyrique aussi merveilleux. (Sans compter que 45 000 ans séparent les gravures de Blombos de l’art rupestre le plus ancien : un gouffre temporel durant lequel pratiquement aucune preuve de symbolisme complexe ne nous est parvenue. Notre ignorance reste stupéfiante.) Reste que la perspective globale offerte par le câblage des disciplines qu’opère Lewis-Williams a ouvert une foule de nouvelles questions intéressantes. Si à Lascaux nous entrevoyons les débuts de la stratification sociale, comment ce processus se développe-t-il, et comment interagit-il avec l’arrivée de l’agriculture ? Dans un autre livre, « Dans la tête de l’homme néolithique »2, écrit avec David Pearce, Lewis-Williams étend son enquête aux sites mégalithiques : il s’intéresse d’abord à un étonnant temple construit vers 9600 av. J.-C. à Göbekli Tepe, dans le sud-est de la Turquie, l’une des découvertes archéologiques majeures de notre époque ; puis il quitte le Proche-Orient pour les sites de Stonehenge et Newgrange, datant du IIIe millénaire avant notre ère. Cette digne suite du précédent volume, tout aussi riche en conjectures audacieuses, prend soin de justifier et de nuancer le réductionnisme quelque peu provocateur de l’approche neurologique. Leur argument n’est « en aucun cas déterministe », plaident les auteurs, car « tous les stades et toutes les expériences de conscience [qu’ils distinguent] sont médiatisés par la culture ».
Dans Conceiving God, Lewis-Williams prolonge son interprétation de l’Histoire jusqu’à nos jours en passant par le monde antique. Tout au long de sa longue carrière scientifique, il n’a cessé de parcourir les ouvrages des grands penseurs et de prendre des notes critiques. Aujourd’hui âgé de 87 ans, il en avait 75 au moment de l’écriture du livre et ressentait le devoir de partager ce qu’il savait avec le monde. Il a voulu faire comprendre que l’empathie anthropologique qui colore ses premiers écrits n’était qu’un stratagème heuristique. Que ce soit clair : ces danseurs en transe du peuple san, ces peintres des cavernes, ces dresseurs de mégalithes qui, au cours de millénaires, ont cherché à exacerber leur conscience étaient victimes d’une erreur fondamentale. Cette erreur a commencé à être identifiée en 585 av. J.-C., lorsque Thalès a conjugué avec justesse observations et mathématiques pour prédire une éclipse solaire. Dès lors, avec beaucoup d’hésitation d’abord, puis inexorablement à partir du XVIIe siècle, la raison scientifique a fait reculer notre tendance à la pensée magique. Une tendance qui nous est constitutive, de même que nous naissons dotés d’un appendice, cette petite excroissance située au niveau du gros intestin qui ne nous sert à rien : du point de vue darwinien moderne, il s’agit là d’une aberration. Ceux qui voudraient édifier une ontologie sur ce type d’anomalie se retrouveraient dans une impasse. Et seraient tôt ou tard contraints de se rendre à l’évidence. Allons, c’est bien simple : « Il n’y a pas de Dieu. » Et voici que l’intrépide alpiniste se hisse sur le dernier surplomb… où il tombe nez à nez avec un groupe de pique-niqueurs. Il y a un moment déjà que Richard Dawkins, Daniel Dennett, Christopher Hitchens et Sam Harris ont planté leur drapeau sur ce sommet que Lewis-Williams voulait faire sien ; et là, bien sûr, qui d’autre que le romancier Philip Pullman pour venir à la rencontre du nouveau venu et l’accueillir d’une tape dans le dos ? « Magnifique […], une critique saine, élégante et dévastatrice de la religion », lit-on sur la jaquette de cet ouvrage qui vient étoffer le corpus du nouvel athéisme3. Pourtant, l’entrée de Lewis-Williams dans ce cénacle est plutôt hésitante. Vulgarisateur chevronné des découvertes archéologiques et expert de la critique méthodologique, il a le tempérament trop sec pour entrer dans l’arène des débats grand public. Dans sa préface, il exprime son scepticisme quant à l’efficacité des brûlots de ses collègues athées et affirme rejoindre leur compagnie « à contrecœur ». Lewis-Williams semble avoir non seulement une dent contre la majeure partie de l’Histoire, mais aussi ras le bol de tout, des danses rituelles et des cathédrales (« elles se résument toutes à un bricolage neurologique ») comme de la méditation orientale (« rien de plus qu’un tripotage de la conscience »). Il ne s’embarrasse ni de nuances ni de formules de politesse. « C’est épouvantable », se scandalise-t-il devant les cérémonies sacrificielles des Mayas. Il semble en vouloir à l’Univers tout entier : « Le monde et tout ce qu’il contient n’est en fait qu’un immense gâchis. […] L’histoire de l’évolution est jalonnée de culs-de-sac dénués de sens. Les humains n’en sont peut-être qu’un exemple supplémentaire. » Peut-être, mais est-ce la bonne méthode pour gagner l’esprit de ses lecteurs ? Lewis-Williams aurait été bien inspiré de prendre des leçons de bonnes manières rhétoriques auprès de l’optimiste Daniel Dennett, dont l’ouvrage « Rompre le charme »4 est de loin le plus raffiné des traités athées. « Le monde est sacré », affirme paradoxalement le philosophe, alors même qu’il tente d’inscrire le sacré dans une histoire de causalité darwinienne : oui, lance-t-il à l’adresse de ses concitoyens américains un peu trop respectueux de Dieu, on peut être à la fois ontologiquement vertueux et fêter l’Épiphanie avec une galette des rois et de la bière. Cela dit, pour ce qui est du contenu, il se pourrait que le neuroarchéologue grincheux ait le dessus sur le joyeux philosophe. Les spéculations de Dennett sur l’évolution de la religion chez nos ancêtres du paléolithique, inspirées des travaux d’anthropologues tels que Pascal Boyer et Scott Atran, n’ont rien d’un « câblage » fiable [sur Pascal Boyer, lire l’article de W. G. Runciman, p. 22]. Son récit est plutôt une litanie de « et si », ponctuée ici et là de « candidats plausibles pour remplir les cases », comme il le dit lui-même. La religion est certainement un produit de l’évolution ; ce qui est moins sûr, c’est que le livre de Dennett nous dise comment cela s’est véritablement passé. Dans les trois chapitres centraux de l’ouvrage de Lewis-Williams – la section la plus intéressante –, ces questions sont mieux conceptualisées. Si Dieu est une constante dans les sociétés humaines, écrit-il, c’est parce qu’il repose sur une boucle de renforcement composée de trois types d’éléments. L’« expérience religieuse », associée à certains états cérébraux, génère un système de « croyances religieuses » adoubé par la société. Ces croyances s’expriment par l’adoption de rites structurés, les « pratiques religieuses », lesquelles favorisent à leur tour de nouvelles expériences religieuses. La familiarité de Lewis-Williams avec la neurologie des transes et des « voyages intérieurs » chamaniques rend le chapitre sur l’« expérience » particulièrement incisif.
Mais dans quelle mesure ce travail de conceptualisation vient-il étayer son affirmation de l’inexistence de Dieu ? S’il fait clairement progresser les précédentes définitions de la religion, il ne les annule pas pour autant. Si vous me dites : « Le thermomètre indique – 7 °C », vous n’invalidez pas ma remarque selon laquelle « il fait un froid mordant ». Lorsque vous dites : « Je ressens la présence de Dieu » et que je réponds : « Le lobe temporal droit de votre cerveau est en activité », nous n’avons aucune raison de nous disputer. Quel est donc l’ordre de priorité ici ? Cette coloration de la réalité par les émotions, qui nous fait qualifier le froid de « mordant » – et dont témoignent les remarques sur l’état du cosmos du type « Dieu nous aime » ou encore « Le monde est un immense gâchis » –, est consubstantielle à tout récit d’expérience personnelle. Or l’existence, ce n’est que cela : une expérience personnelle. Celle-ci exige sans cesse des réajustements. Lorsque la température tombe à – 12 °C, ce « mordant » acquiert une douceur rétrospective ; de même, il peut vous arriver de vous apercevoir que vos ruminations mentales vous ont rendu sourd à la détresse de votre voisin de palier. Contre les fluctuations subjectives, les relevés linéaires et abstraits du thermomètre – et de la science en général – semblent offrir une constante neutre, nécessaire. Soustraire un ensemble de phénomènes à l’analyse scientifique, comme le font souvent les fervents croyants, et prétendre que les feux du Saint-Esprit font çà et là des irruptions « miraculeuses » dans la trame bitumée du monde physique est fondamentalement incohérent. À la base de tout événement, il ne peut y avoir qu’une seule structure de causalité – physique, spirituelle, appelez-la comme vous voulez –, car c’est la définition même de ce qu’est la causalité : la façon dont tous les événements sont liés dans le temps. Cependant, nous avons à notre disposition au moins deux approches aussi différentes qu’indispensables pour décrire ce qui nous arrive, et celles-ci ne se recoupent pas complètement. Peut-être pouvons-nous les considérer comme des « niveaux » – en acceptant, comme les Sans, que nous vivons dans un cosmos à plusieurs niveaux –, mais nous devons nous efforcer de garder les deux en tête. C’est là, me semble-t-il, l’un des défis que relève la théologie : s’intéresser à la perspective personnelle et émotionnelle qui irrigue une entité (une personne, un morceau d’ocre rouge, une découverte archéologique), la déclarer cruciale, et en même temps la rapprocher d’un modèle linéaire, idéal et transposable, la vision du monde promise par la science.
Je pense que si la théologie fait enrager Lewis-Williams et ses collègues néoathées, c’est en partie parce qu’ils préféreraient que leurs ennemis soient stupides, mais aussi et surtout parce qu’elle met à mal leurs fortifications antisentiments : ils chérissent avec zèle leur conception d’une histoire universelle qui serait purement darwinienne et dépourvue de finalité. Une telle vision du cosmos peut être belle et spirituellement réconfortante – c’est, après tout, une perspective pleine d’abnégation –, et ils ne veulent rien qui puisse la perturber. Se sentant menacés à la moindre mention du fait que toutes nos expériences sont médiatisées par nos sentiments et que de larges pans du comportement humain n’ont aucun sens si l’on ne prend pas en compte ce paramètre, les athées ripostent par un torrent de critiques acerbes destinées à faire diversion – témoin cette affirmation spécieuse de Lewis-Williams selon laquelle « les croyances surnaturelles conduisent inévitablement à l’autoritarisme ». Autre stratégie, plus raisonnable : ils pressent leurs contradicteurs d’expliquer quel esprit tordu, au juste, pourrait avoir créé un tel monde. Cette interrogation est le revers de la question scientifique à laquelle Lewis-Williams tente de répondre – « Pourquoi les êtres humains sont-ils des êtres religieux ? » –, et il est probable qu’aucune des deux ne trouve jamais de réponse totalement satisfaisante. Imaginons que je sois gravement malade, gisant sur un lit d’hôpital. Les virus à l’intérieur de mon corps, ceux qui promettent mon voisin de chambre à une mort lente, sans parler de la barquette de pâtes tiédasses et du Daily Mail sur ma table de chevet : tout cela, selon n’importe quelle théologie sensée, est soit conforme à la volonté de Dieu, soit « dans » sa nature d’une manière ou d’une autre – du moins en est-il le responsable. Imaginons que je prie Dieu assidûment, et que, contre toute attente, je reprenne des forces et guérisse ; et imaginons ensuite que je remercie Dieu pour sa miséricorde. Si je fais cela, je ne prétends pas que mon voisin n’a pas prié assez fort, ni que l’hôpital doit immédiatement cesser de dispenser des soins médicaux – lesquels m’ont sauvé la vie, du point de vue des médecins. J’affirme simplement que c’est le récit dont j’ai besoin pour donner du sens à ma propre expérience. Ma guérison est mon morceau d’ocre rouge, mon point de départ. Si l’on reformulait ma prière de remerciement en un simple énoncé, celui-ci ne serait pas faux à proprement parler, mais il serait de toute évidence incomplet et je n’aurais aucune idée de la manière de le perfectionner. Et pourtant, toutes les causes et tous les événements forment assurément une seule et unique trame, et, dans ma lutte pour la survie, dans ma tentative de m’accrocher consciemment à cette unité, je reconnais à la fois que j’en dépends et qu’elle a une valeur inestimable. « Dieu est mon créateur et Dieu est bon », chantent les chœurs ; vous êtes libre de rester à l’écart.
— Julian Bell est un peintre et auteur britannique. Il a notamment publié What Is Painting? (Thames & Hudson, 1999, réédité en 2017) et Mirror of the World: A New History of Art (Thames & Hudson, 2007).— Cet article est paru dans The London Review of Books le 10 juin 2010. Il a été traduit par Charlotte Navion.
[post_title] => Aux origines des origines
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => aux-origines-des-origines
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-08-26 10:19:39
[post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=108276
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Qu’il ait lieu dans un séminaire ou au comptoir d’un bar, tout débat sur la religion a de bonnes chances de déraper, non seulement parce que nous n’avons pas tous les mêmes convictions religieuses, mais aussi parce que nous ne sommes pas d’accord sur ce qui relève ou non du domaine du religieux. Personne ne contestera que la liste doive inclure la grand-messe à Notre-Dame, les tapis de prière musulmans ou la coutume du « retournement des morts » (famadihana) chez les Merinas de Madagascar. Mais qu’en est-il des cérémonies d’initiation, de la vénération des stars (faut-il cloner Elvis ?), des mythes fondateurs, des mariages civils, des hymnes nationaux, des minutes de silence en mémoire des défunts, des porte-bonheur, talismans et autres amulettes, du tabou sur les fluides corporels, du spiritisme, de l’oniromancie, des danses de la pluie, des cadeaux de Noël, des serments et malédictions, des habitudes superstitieuses, de l’exaltation de la nature façon Wordsworth (ou de l’écologisme actuel), du respect confucéen de l’autorité, de la métaphysique néoplatonicienne, du culte pythagoricien des nombres et de l’harmonie, du mysticisme de Wittgenstein, de la psychanalyse freudienne, de la doctrine indépendantiste, des allusions chez Kipling ou Socrate à un « démon » personnel, du doux penchant pour l’occultisme partagé par Pline l’Ancien, Marie Curie et des générations de fans d’histoires de fantômes et de films d’horreur ? « La religion concerne l’existence et les pouvoirs d’entités et d’êtres non observables », nous dit Pascal Boyer dans le premier chapitre de Et l’homme créa les dieux. Il ne semble pas envisager des phénomènes comme la gravité, le magnétisme ou les ondes radiophoniques. Or une grande part de la science s’attache à des causalités non observables, tout à fait différentes des pouvoirs invoqués par les sorciers, magiciens, guérisseurs, voyants et autres marabouts. Boyer mentionne par exemple les Fangs du Cameroun, qui croient que certains d’entre eux – les bons orateurs, ceux qui réussissent dans les affaires, ou encore ceux qui ont un don pour l’horticulture ou la sorcellerie – possèdent un petit organe logé dans l’estomac appelé evur : « On naît avec ou sans evur, bien que ce soit difficile à vérifier. » La conviction des Fangs est-elle si différente de la mienne lorsque j’estime que les crises intermittentes d’un ami à moi, lequel est parfois persuadé qu’il sera responsable du déclenchement imminent d’une troisième guerre mondiale, sont dues à un trouble psychologique héréditaire lié à des gènes du chromosome 6 ? Les diverses croyances examinées par Boyer s’étendent d’Apollon et Athéna au chamanisme en vigueur chez les Cunas du Panama, en passant par la rencontre avec des extraterrestres qui auraient atterri au Nouveau-Mexique. Mais ce qui le préoccupe surtout, ce sont les agents surnaturels non observables cités dans le sous-titre de la version anglaise de son livre – les dieux, les esprits et les ancêtres1. La question qui lui sert de fil conducteur est la suivante : comment expliquer les croyances qui impliquent d’attribuer des pouvoirs d’intervention consciente à d’autres êtres que les humains et les animaux ? Ces croyances, constate Boyer, sont étonnamment répandues, mais, en dépit de leur grande diversité, leur variabilité n’est ni illimitée ni aléatoire. Sa réponse se divise en deux parties : d’abord, ces croyances ont en commun l’attribution contre-intuitive de propriétés particulières à certains êtres de nature quasi humaine ; ensuite, l’explication de leur diffusion et de leur persistance est à chercher non pas dans le vaste corpus de textes anthropologiques sur les origines et les fonctions de la religion, mais dans les avancées récentes de la psychologie développementale, cognitive et évolutionniste. On est certes en droit d’émettre des réserves sur cette seconde proposition, mais Boyer a sûrement raison quand il dit qu’au sein d’un système d’idées bien établi la foi en des êtres surnaturels a plus de chances de se propager que d’autres types de croyance. Aucun anthropologue de terrain n’a jamais découvert de peuple adorateur d’un dieu tout-puissant qui n’existerait qu’un seul jour par semaine, ni de peuple persuadé que les esprits des ancêtres infligent des châtiments à ceux qui obéissent scrupuleusement à leurs ordres. À l’inverse, on ne sera pas surpris d’apprendre que dans certaines cultures on pense que l’âme survit après la mort, ou que les humains peuvent se métamorphoser en animaux, que l’on peut prier des saints ou des démons – ou les deux – pour obtenir leur aide et leur protection, que les divinités locales exigent des sacrifices pour apaiser leur courroux, que les montagnes ou la jungle sont des entités spirituelles autant que physiques, que la transe ou d’autres états altérés de conscience permettent à certains de voir l’avenir, que des saints (parfois des saintes) peuvent guérir miraculeusement des maladies présumées incurables, ou encore qu’un ou plusieurs êtres surnaturels non seulement observent mais jugent la conduite des hommes.
Boyer pense que ces types de croyance persistent non pas grâce à la cohésion sociale qu’ils génèrent, ni parce qu’ils sont une source de réconfort, mais parce que l’évolution plurimillénaire de notre structure cérébrale nous y rend réceptifs. Les adversaires de la psychologie évolutionniste objecteront que le lien entre une supposée cause ancestrale et l’effet sur nos comportements relève d’une fiction rétrospective. Mais les recherches en psychologie développementale et cognitive que cite Boyer étayent son idée que des dispositions psychologiques universelles contribuent à expliquer pourquoi les croyances qu’il qualifie de « religieuses » sont, depuis toujours et partout, bien plus répandues que celles qu’il considère comme relevant de la « science ». Lesquelles sont souvent tout aussi contre-intuitives. Mais elles le sont d’une façon beaucoup moins compatible avec l’architecture mentale dont nous avons hérité que ne le sont les systèmes de croyances religieuses. Ce n’est pas tant que la sélection naturelle a façonné nos esprits de manière à ce que nous ayons des croyances religieuses, mais plutôt que le fonctionnement de notre cerveau, par effet collatéral, nous prédispose à croire en ces êtres surnaturels que décrit Pascal Boyer. Que la sélection naturelle ait fait de l’esprit humain (ou, si vous préférez, du cerveau) ce qu’il est, personne ne le contestera – sinon les fervents militants du créationnisme. On ne contestera pas non plus que l’évolution a favorisé une certaine forme d’imagination, donc de crédulité, de sorte que, au cours des millénaires, nos ancêtres dotés d’un esprit inventif étaient davantage susceptibles de transmettre à leurs descendants les gènes correspondants. En tant qu’espèce, nous sommes programmés non seulement pour échafauder toutes sortes de systèmes de croyances à partir des matériaux les plus ténus, mais aussi pour entretenir les croyances en vigueur dans notre environnement en dépit de tous les éléments qui devraient conduire à les discréditer. L’histoire des sciences est aussi riche d’exemples en ce sens que celle des religions, de la sorcellerie, des poupées vaudoues, des tablettes d’envoûtement et des monuments construits sur la base de données astrologiques : ce serait vraiment du vice, même pour le plus obstiné des adeptes de l’anthropologie culturelle, de nier que la biologie joue un rôle dans l’affaire.
Toutefois, quand Boyer s’interroge sur ce qui rend l’esprit humain réceptif à l’idée que les dieux, les esprits et les ancêtres ont des pouvoirs surnaturels, il néglige les mécanismes psychologiques de la conversion et de l’apostasie. Il est tout à fait plausible que, dans l’environnement instable et souvent menaçant du pléistocène, nos ancêtres aient déployé des facultés d’adaptation en prêtant des pouvoirs non seulement aux animaux – proies ou prédateurs –, mais aussi à d’autres êtres, moins directement observables. Les critères « scientifiques » de déduction et de test sont ici sans objet. Si les habitants d’un environnement particulier sont incités à éviter les comportements dangereux grâce à une superstition ou à la conviction illusoire d’une vie après la mort, leur avantage reproductif sera tout aussi accru que s’ils suivaient les conseils d’un professeur de médecine ou de philosophie du XXIe siècle. Une fois ces croyances établies, elles se transmettent d’une génération à l’autre au même titre que les mythes, les chants, les rituels et tout ce qui constitue la tradition culturelle d’une communauté donnée. Et, pourtant, l’histoire des religions – quel que soit ce qu’on entend par « religion » – regorge de changements de doctrine, de querelles, d’hérésies, de désillusions, de réformes et de renversements, parfois soudains, d’un système de croyances au profit d’un autre. Boyer ne se hasarde pas à expliquer pourquoi certains croient à des choses auxquelles d’autres ne croient pas. Or, pour prétendre expliquer le phénomène religieux, il ne suffit pas de montrer que « le cerveau de l’enfant est fait pour présumer » que des êtres surnaturels existent et qu’ils possèdent des pouvoirs. Le cerveau d’un nouveau-né n’est pas fait pour présumer que Jésus de Nazareth s’est relevé d’entre les morts, que nous sommes tous destinés à des réincarnations successives, que la peste est un châtiment divin qui frappe ceux qui ont péché par cupidité, que Mahomet est le dernier vrai prophète du seul vrai Dieu, qu’il est possible de lire l’avenir dans les fissures qui apparaissent sur des os d’animaux sous l’effet du feu ou de prévenir les crises d’épilepsie en portant sur soi un parchemin où sont inscrits les noms des Rois mages. À ce stade, James Frazer, l’auteur du Rameau d’or2, et Émile Durkheim, que Boyer a fermement mis à la porte, doivent être réintroduits par la fenêtre. Même si Frazer a commis l’erreur de prendre la magie pour de la mauvaise science, il avait raison de penser que, si certains acceptent de croire ce que d’autres jugent irrationnel, c’est souvent par un désir très humain de relier les causes aux effets dans des domaines directement liés au bien-être des individus ; et, même si Durkheim a eu tort de considérer la religion comme un culte que la société se voue à elle-même, il a souligné à juste titre qu’elle n’implique pas seulement des croyances ineptes, mais une forme de révérence qui s’étend au-delà des dieux, des esprits et des ancêtres pour s’attacher à des objets, comme les aigles que vénéraient les légions romaines ou les drapeaux de régiment que des soldats sont prêts à défendre au prix de leur vie dans les combats d’aujourd’hui. On peut expliquer beaucoup de choses en rapprochant, comme le fait Boyer, les données ethnographiques et les découvertes récentes de la psychologie. Mais il existe aussi une dynamique historique qui explique pourquoi, dans des conditions sociologiques précises, des membres de cultures différentes acceptent ou rejettent tel ou tel système de croyances. En outre, même dans les cultures les plus traditionnelles, dotées d’une longue histoire d’orthodoxie religieuse, on trouve des sceptiques, des railleurs et des cyniques qui refusent de croire ce que les autres croient. Domenico Scandella, condamné au bûcher en 1599 pour hérésie, n’était sans doute pas le seul à juger idiots ceux qui croyaient à l’existence de l’enfer, ni à penser que les dirigeants ont intérêt à entretenir cette croyance pour agir à leur guise. Comme tout anthropologue de terrain, Boyer est bien conscient qu’il est risqué d’affirmer que les Nuers, les Cunas, les Grecs, les chrétiens (protestants ou catholiques), les musulmans (sunnites ou chiites) adhèrent ou non à un ensemble strictement défini de croyances surnaturelles. Il sait très bien, par ailleurs, que les êtres humains peuvent parfois faire fusionner la foi religieuse et l’adhésion à une cause sans rapport apparent – nationale ou communautaire, par exemple –, donnant naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme. Mais que dire des réfractaires comme Scandella ou Diagoras l’Athée – lequel, au Ve siècle avant notre ère, lorsqu’on lui montra les ex-voto disposés par les survivants de naufrages dans le temple de Poséidon à Samothrace, observa qu’il y en aurait eu beaucoup plus si les noyés avaient eu l’occasion d’en déposer eux aussi ? Le cerveau des nouveau-nés est conçu de manière à inventer illico des agents surnaturels lorsqu’ils sont confrontés à des événements imprévisibles qui réclament une explication, soit. Mais notre cerveau n’est-il pas également conçu de manière à remettre en cause les explications qui en demandent un peu trop à notre propension héréditaire à croire ce que racontent nos parents, nos enseignants ou nos pairs ? Agir conformément à des préceptes « religieux », plutôt que de se fier aux enseignements de sa propre expérience, était peut-être non seulement souhaitable mais vital pour nos lointains ancêtres proches de l’Ève mitochondriale. Mais, pour emprunter une expression du logicien W. V. Quine, les créatures qui tirent de leur environnement des conclusions « foncièrement erronées » ont peu de chances de vivre assez longtemps pour transmettre leurs gènes. Même si les sceptiques, les railleurs et les cyniques ne sont qu’une minorité incapable d’envahir, au sens de la théorie évolutive des jeux, une population viscéralement attachée à ses croyances traditionnelles, le cerveau du bébé autorise aussi des variations sous-culturelles stables, dont l’explication est à chercher dans les processus de sélection culturelle et sociale plutôt que naturelle. Il n’est pas difficile de trouver dans les travaux ethnographiques et historiques des cas où des croyances religieuses héritées sont partagées à la fois par les groupes dominants et les groupes dominés, tandis qu’un groupe intermédiaire, avec ses intérêts et priorités propres, a élaboré une doctrine alternative. Si les membres de ce dernier groupe sont moins enclins que les autres à attribuer à des êtres surnaturels la capacité d’intervenir dans les affaires humaines, ce n’est pas parce que leurs gènes leur ont donné une architecture mentale différente. Ce genre d’exemple n’infirme pas la proposition générale selon laquelle tous les humains sont prédisposés à prêter une volonté consciente non seulement aux animaux mais à certains types d’objets inanimés d’une part et d’êtres surhumains d’autre part. Mais il montre à quel point nous sommes capables de détourner, de modifier ou de surmonter les prédispositions qui dérivent, directement ou indirectement, des pressions sélectives ayant jadis optimisé l’avantage reproductif de nos ancêtres.
Boyer est persuadé que la religion n’est pas vouée à disparaître – et il ne manque pas de données pour appuyer sa prédiction. Mais n’y a-t-il pas des religions plus susceptibles que d’autres de perdurer ? Les êtres humains auront toujours besoin de chercher au-delà des données sensorielles les réponses aux sempiternelles questions telles que : « Comment faut-il vivre ? » Et, bien que Boyer fasse peu de cas de ces « religions métaphysiques », comme il les appelle, qui « ne se salissent pas les mains avec des préoccupations bassement humaines », il admet sans doute que la science ne pourra jamais répondre à la question : « Pourquoi sommes-nous sur Terre ? » L’avenir des dieux, des esprits et des ancêtres est cependant plus problématique. Peut-être ne verrons-nous pas advenir ce mouvement universel vers la sécularisation qu’ont prédit, à tort, tant de sociologues de la religion au cours du XXe siècle. Mais nous avons tout de même assisté en partie à cet Entzauberung – ce « désenchantement » ou, littéralement, cette « démagification » du monde – qui caractérise, selon Max Weber, la modernité. Si William Whiston, qui succéda à Newton à la prestigieuse chaire de mathématiques de Cambridge, jugeait impossible de nier l’existence de démons invisibles, ceux qui occupèrent ensuite ce poste ne partageaient pas son opinion (même si certains d’entre eux croyaient que les nombres entiers naturels étaient une création divine). Les chamans mongols du XXe siècle ont cessé d’attribuer aux esprits la cause de maladies que les vaccins peuvent prévenir, ou la médecine chinoise traiter, tout en restant persuadés que les troubles psychologiques peuvent être guéris uniquement par des techniques que les praticiens occidentaux qualifieraient de magiques. Les insulaires de Mélanésie, dont les aïeux s’adonnaient au culte du cargo, ne croient plus désormais qu’accomplir certains rites leur permettra d’obtenir des marchandises européennes. Aucun des peuples d’Amérique du Sud n’estime plus indispensable de sacrifier des enfants ou des prisonniers de guerre pour assurer la fertilité des champs. Les êtres humains continueront sans doute à croire à toutes sortes de choses, métaphysiques et éthiques, et à se définir par rapport à ces croyances au point d’être prêts à tuer ceux qui refuseraient d’y adhérer. Mais les agents surnaturels ne sont plus ce qu’ils étaient. Pour parler simplement, disons que Hegel n’avait pas tort quand il observait que nous avons beau trouver les statues grecques admirables, « nous ne plions plus le genou devant elles ».
— Garry Runciman (Walter Garrison Runciman) est un sociologue britannique, mort en décembre 2020. Il a notamment publié The Social Animal (HarperCollins, 1998). — Cet article est paru dans The London Review of Books le 7 février 2002. Il a été traduit par Dominique Goy-Blanquet.
[post_title] => Ce que ne nous disent pas les sciences cognitives
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => ce-que-ne-nous-disent-pas-les-sciences-cognitives
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-08-26 10:19:39
[post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=108290
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Dans la pièce Jumpers, de Tom Stoppard1, qui remonte au début des années 1970, le héros philosophe se désole de la montée inexorable de l’athéisme : « La marée fait son chemin, et c’est une marée qui ne s’est inversée qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité. […] Il y a vraisemblablement une date – un moment – où la charge de la preuve est passée de l’athée au croyant, où, tout à coup, le “non” l’a emporté. » Eh bien, quelle était cette date – quand le « non » l’a-t-il emporté ? Était-ce en 1890 ? En 1918, après la Grande Guerre ? En 1966, quand le Time a choqué ses lecteurs avec une couverture qui demandait si Dieu était mort ? D’ailleurs, le « non » l’a-t-il bel et bien emporté ? Dans la plupart des pays du monde, le « oui » semble se porter à merveille. Même dans un quartier sécularisé comme Manhattan, à Noël, les messes de minuit font salle comble. Et les quelques badauds qui sont venus pour la musique s’attirent des regards réprobateurs lorsqu’ils s’éclipsent sur la pointe des pieds après le Vivaldi. Le sondage le plus généreux ne semble jamais trouver plus de 30 % d’Américains se disant « pas ou peu religieux », alors que les chiffres montent jusqu’à environ 50 % en Europe. Mais quelque chose a changé en l’espace d’une centaine d’années. John Stuart Mill déclarait au début du XIXe siècle qu’il était le seul jeune de sa connaissance à n’avoir pas été élevé dans la religion ; à la fin de sa vie, il était entouré d’incroyants. Pourtant, bien que les romans du XIXe siècle soient habités par le doute, il n’y en a aucun où les agnostiques dominent tout à fait. Il est difficile de rendre compte d’un tel changement simplement par des chiffres. Ce qui est certain, c’est qu’un plus grand nombre de personnes déclarent ne pas croire en l’existence de Dieu, et qu’elles sont moins persécutées pour leur incroyance que ce n’était le cas depuis la chute de Rome. Le « non » a visiblement conquis un certain électorat, gagné en visibilité. Mais qu’a-t-il exactement remporté ? À bien des égards, le changement ressemble davantage à un ressac qu’à une marée. Si à la fin du XIXe siècle on trouvait des libres penseurs dans chaque salon, pendant la majeure partie du XXe siècle la voix de l’athéisme s’est faite plus angoissée et plus sourde. La foi a quelque chose de glamour. Presque tous les grands poètes modernistes étaient croyants : Auden et Eliot étaient anglicans, Yeats pratiquait un vaudou irlandais de son invention. Wallace Stevens, dont le grand poème Sunday Morning évoque ce que l’on peut faire le dimanche matin quand on ne va pas à l’église, a vu son athéisme traité très discrètement, comme l’homosexualité de Hart Crane. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que la foi a commencé à faire l’objet d’un mépris affiché. Avec le biologiste de l’évolution Richard Dawkins en figure de proue, les néo-athées sont des polémistes et, en bons polémistes, leur objectif n’est pas tant de convaincre l’opinion publique que de galvaniser leurs troupes et donner des aigreurs d’estomac à leurs adversaires. Longtemps marginalisé et évoqué du bout des lèvres, l’athéisme peut désormais proclamer son credo. Mais pourquoi les non-croyants ont-ils soudain éprouvé le besoin de faire grincer des dents et d’adopter un discours plus explicite ? Pourquoi, si le « non » l’avait bel et bien emporté, se sentent-il soudain obligés d’en faire des tonnes ? [lire « Aux origines des origines », p. 16.] Une histoire de l’athéisme moderne – qu’a dit Voltaire à Diderot ? Qu’a signifié Comte pour Mill ? – serait appréciable. The Age of Atheists, de l’historien britannique Peter Watson, aurait pu être ce livre, mais il ne l’est pas. Il s’ouvre par une citation de Nietzsche qui, en 1882, annonçait la mort du Grand Manitou et la dérive de l’homme dans la « haute mer » des incertitudes, et s’apparente plutôt à un pot-pourri des vies et des œuvres de tous les artistes ou philosophes modernes qui ont été tourmentés par l’idée que Dieu n’existe pas. Peter Watson nous entraîne dans un voyage effréné à travers l’histoire de l’art et des idées – George Bernard Shaw et les membres du Bloomsbury Group, Dostoïevski et l’expressionnisme allemand, Sigmund Freud et Pablo Picasso. Cela a un certain sens : la non-existence de Dieu est un problème omniprésent pour les modernes. Mais signaler chaque manifestation d’incroyance n’aide pas à s’en faire une idée plus précise. (Sur une même page, on nous parle d’Anna Clark, de Tennessee Williams, de Stefan George, de James Joyce, de Philip Roth, de Henry James, de Wilhelm Reich, de Valentine de Saint-Point, de Léger, de Milan Kundera, de Michel Foucault, de Jacques Lacan, de Jean-François Lyotard, de H. G. Wells, de Gerhart Hauptmann, d’Aldous Huxley, de John Gray, d’Eugene Goodheart, de Jonathan Lear et, bien sûr, de Nietzsche.) Dans la mythologie grecque, Argos, le géant aux cent yeux, voyait peut-être plus de choses que les autres, mais il n’avait pas une vue plus perçante. Peut-on vraiment considérer que Matisse n’aurait jamais peint L’Atelier rouge – un tableau paradigmatique de l’art postreligieux, selon Watson, l’espace créé par l’artiste remplaçant la nature divine – si Nietzsche n’avait pas proclamé la mort du Très-Haut ?
Le problème est que l’athéisme en tant que conviction intime est très différent de l’athéisme en tant que mouvement structuré. Or Watson ne distingue pas clairement les deux, ce qui donne l’impression que son livre est à la fois haletant et interminable, beaucoup trop rapide dans ses différentes parties et trop dispersé dans son ensemble. Même sa chronologie de l’essor de l’incroyance semble bancale. « L’art moderne est une célébration du séculier », affirme-t-il avec assurance en parlant de Picasso et consorts, et, bien qu’il revienne rapidement sur ses propos, il ne saurait en effacer l’absurdité, puisqu’une grande partie de l’art moderne – Kandinsky, Mondrian, Rothko – est de nature religieuse ou mystique. Ce n’est que dans les cent dernières pages qu’apparaît la vraie thèse du livre. Pour Watson, nous ne nous divisons pas entre croyants et non-croyants, mais entre ceux qu’on pourrait appeler les « surnaturalistes », pour qui une explication matérielle de l’existence ne peut rendre compte de notre expérience teintée de mystère et de sacré, et les « autosuffisants », que cela ne dérange pas de mettre au compte de l’esprit humain tout ce qui fait le sel de la vie. Watson considère la phénoménologie comme « le courant de pensée le plus sous-estimé du XXe siècle », et l’accent mis sur les sensations agréables, sur ce que les phénoménologues appellent « l’eccéité », comme la meilleure alternative à la religion d’antan. L’athéisme sanctifie moins le monde mais en nomme plus d’éléments, semble-t-il dire, et cela est suffisant en soi. La porte reste ainsi ouverte aux croyants pour qu’ils s’engagent dans une « dénomination » élargie à leur façon, ce qui transformerait le puissant Jéhovah en fée Clochette – si vous dites son nom assez souvent, il prend vie. Pour Watson, c’est la foi adéquate, positive, affirmant le mystère, améliorant la vie, pragmatique, la foi terminale. Une histoire de l’athéisme vraiment utile essaierait sans doute de faire la distinction entre le sujet de Watson, l’angoisse romantique tardive de Nietzsche et de ses disciples – qui réagissent à l’absence de Dieu comme des élèves de CM2 à l’absence de leur instituteur : vous voulez dire que maintenant on peut faire tout ce qu’on veut ? – et la tradition plus ancienne du rationalisme des Lumières : celle qui a organisé pour Dieu un pot de départ à la retraite, lui a offert une canne à pêche et lui a dit qu’il pouvait partir tranquille, que les affaires marchaient bien. Cette forme d’athéisme plus courtoise est au bout du compte plus puissante : elle a joué un rôle plus important en politique que la version nietzschéenne de type « le prof n’est pas là », mais un rôle moindre dans les arts. C’est le sujet d’un livre écrit par Mitchell Stephens, professeur de journalisme à l’Université de New York. Dans « Imaginez que le paradis n’existe pas »2, il traite de l’athéisme en tant que mouvement articulé – un mouvement pour lequel il fait montre d’un enthousiasme parfois excessif. Nous apprenons énormément sur les figures censurées de l’Histoire et sur les persécutions dont les libres penseurs ont souffert jusqu’à une date très récente. Ses martyrs nous serrent le cœur, ses héros nous exaltent. Il préfère Diderot à Voltaire, car, là où Voltaire se contentait de se moquer à bonne distance, Diderot était un vrai moraliste qui a changé les esprits parisiens. Et il consacre des pages émouvantes à la vie méconnue de Charles Bradlaugh, un athée farouche de l’époque victorienne – il aurait qualifié le christianisme de « religion maudite et inhumaine » – qui s’est néanmoins fait élire au Parlement à plusieurs reprises et a finalement été autorisé à y siéger, contre la volonté de la reine. (Il a été commémoré par une statue de plus de 2 mètres de haut dans sa circonscription.) Par moments, Stephens rappelle au lecteur la mère de Philip Roth qui, lisant un article sur un accident d’avion, comptait toujours les noms juifs en premier. Stephens fait de même avec les athées, soulignant leur implication dans le mouvement abolitionniste, même si, comme il le sait, les Églises chrétiennes ont joué un rôle bien plus important. À lire Stephens, on a l’impression que chaque grand nom donne le coup d’envoi d’une nouvelle ère. Ainsi en est-il de l’incroyance : Diderot a écrit ceci, Nietzsche a dit cela, Darwin observé ceci, Bradlaugh défendu cela, et maintenant les magasins d’alcool sont ouverts le dimanche toute la journée. La difficulté, comme toujours lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des idées, n’est pas que les idées ne comptent pas ; c’est que nous avons tendance à faire l’impasse sur la façon dont ces idées en sont venues à compter. Pour un historien, rien de plus facile que de répondre à la question « Qui a ensemencé la terre ? » ; mais « Qu’est-ce qui a fait que la terre a reçu la semence ? », voilà la question difficile.
De fait, une grande partie de l’argumentation contre l’existence de Dieu fonctionne moins bien sous forme de raisonnement à thèse que comme atmosphère et tonalité. Ceux qui ont silencieusement miné les fondations de l’Église ont fait plus de dégâts que les soudards qui l’ont attaquée frontalement. Deux astres des Lumières anglaises et françaises, Edward Gibbon et Auguste Comte, sont complétement absents du récit de Stephens. Ni l’un ni l’autre n’ont professé ouvertement leur incroyance, mais tous deux ont contribué à tuer Dieu par leurs insinuations. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le réquisitoire le plus efficace et le plus ambitieux contre le christianisme est le chapitre XV du livre de Gibbon Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Gibbon admet – « concède », plutôt – la vérité évidente de la religion chrétienne, puis demande, pince-sans-rire, quels sont les mécanismes terrestres qui lui ont néanmoins permis de triompher. Dans une prose concise et convaincante, il énumère les stratégies bien concrètes qui ont rendu possible un tel succès. Les chrétiens avaient l’avantage de la cohésion et de la discipline par rapport aux païens ou aux épicuriens, lesquels étaient plus nombreux mais disséminés. L’histoire religieuse devient une question de causes et d’événements humains. Dieu s’en trouve amoindri, sans pour autant être officiellement mis en doute. Comte, à sa manière, a fait plus de mal à la religion organisée que Diderot : non pas en la contestant, mais simplement en l’imitant. Il a introduit dans la France du XIXe siècle une forme agressive d’« humanisme », un culte qui tend à remplacer le Dieu d’en haut par les Hommes vertueux d’en bas. Cet humanisme a eu ses chapelles (il en existe encore une à Paris3) remplies d’icônes de figures admirables : Héloïse, Abélard, Galilée. Ce sont des endroits agréables. Au lieu de nous faire à la taille de Dieu, Comte a fondé une foi à notre mesure. De même que la tolérance religieuse s’est plutôt imposée à l’usure que par l’argumentation, l’incroyance a fait des émules en vertu d’une certaine atmosphère. Si l’argumentation comptait, c’était surtout par les humeurs qu’elle créait. La non-croyance moderne semble avoir connu trois pics distincts – des périodes où, bien qu’il soit difficile d’avancer des chiffres précis, il était visiblement cool de se moquer de la religion, branché de déclarer l’inexistence de Dieu. L’un se situe à la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution française, un autre à la fin du XIXe siècle, juste avant la révolution russe. Quant au troisième, nous sommes en plein dedans. Un réactionnaire ferait remarquer, avec justesse, que chacun de ces pics a précédé une révolution qui a pris une tournure si horrible que la réputation de l’incroyance s’en est trouvée durablement salie. Comme dans le cas des chrétiens de l’Empire romain, le « non » l’a le plus souvent emporté par la discipline, l’aplomb et la soif de pouvoir que par le nombre, allant jusqu’à revendiquer – à l’instar des chrétiens – la bénédiction d’un État : d’abord la République française, puis l’Union soviétique. Pourtant, le besoin de Dieu ne disparaît jamais. Dans un sketch, Mel Brooks joue un homme âgé de 2 000 ans à qui l’on demande d’expliquer l’origine de Dieu. Les premiers humains ont d’abord adoré « un type du village qui s’appelait Phil », admet-il. Phil « était grand, méchant, et il avait des mains capables de vous briser comme une allumette ». Un jour d’orage, Phil a été frappé par la foudre. « Nous nous sommes rassemblés autour de lui et avons constaté qu’il était mort. Alors nous nous sommes dit : ‘‘Il y a quelque chose de plus grand que Phil !’’ » Ce besoin fondamental de trouver quelque chose de plus grand que Phil donne encore une audience aux théories théistes, même si leurs explications sur le créateur de l’Univers s’empêtrent dans des contradictions absconses. Les fervents défenseurs de Dieu sont de plus en plus enclins à s’emparer de la moindre incertitude scientifique ou à promouvoir l’idée d’un Dieu si lointain qu’il est réduit à l’état de pur courant d’air. Stephen C. Meyer, dans son best-seller « Le doute de Darwin »4 , réinvente le Dieu des lacunes – un Dieu dont le domaine s’étend à tout ce que la science ne peut pas encore expliquer – en examinant notamment les mystères non résolus de l’explosion cambrienne. L’expérience montre que ceux qui adoptent cette stratégie finissent par défendre un terrain de plus en plus réduit. Ils voyaient la main de Dieu dans l’existence même des hommes, puis ils ont dû se résigner à ne plus la voir que dans la conception de leurs yeux. Ensuite, lorsque l’évolution de l’œil humain a été entièrement expliquée, ils se sont rabattus sur l’aile de l’oiseau, après quoi ils ont essayé le flagelle bactérien, et maintenant, à l’instar de Meyer, les voilà réduits à désigner les cils dans l’intestin des vers et l’émergence de quelques types d’organismes pluricellulaires au cambrien comme des phénomènes dépourvus de toute explication rationnelle. Sur ce genre de sujets, la retraite se transforme toujours en déroute. Alors que les explications censées prouver l’existence de Dieu deviennent de plus en plus fragiles, certains font l’apologie du Tout-Puissant avec un zèle excessif. Un récent ouvrage de David Bentley Hart, « L’expérience de Dieu »5, ne tente même pas de faire de Dieu la cause première, l’auteur du big bang qui aurait lancé la fête ; il préfère enraciner la preuve de son existence dans l’existence de l’Univers lui-même. Puisqu’on ne peut expliquer l’Univers qu’au moyen d’un autre élément de l’Univers, pourquoi l’Univers existe-t-il ? La réponse à cette question irrésolue est Dieu. Il se tient en dehors de tout, « infini auquel rien ne peut être ajouté ni soustrait », fondement ultime de l’être. Cette idée, maximaliste dans sa conception, est minimaliste dans ses effets. Une entité à ce point plus grande que Phil est tellement éloignée des problèmes des congénères de Phil qu’elle pourrait tout aussi bien ne pas être là pour eux. Ce Dieu n’a évidemment rien à voir avec celui qui établit des règles interdisant de manger du bacon ou qui met des harpes dans les mains des anges. Un Dieu qui ne communique avec personne et n’interfère dans rien, voilà une acquisition étonnamment sans intérêt pour la cosmologie – un peu comme si l’on avait invité à dîner un personnage célèbre pour ses traits d’esprit et qu’il passait le repas à marmonner la bouche pleine. Ce que l’on souligne rarement, bien qu’il s’agisse d’une chose importante, c’est qu’il existe une convergence secrète entre les « surnaturalistes » et les « autosuffisants ». De façon étonnante, peu de ceux qui ont sérieusement pesé les alternatives – ceux qui lèvent la main pour voter oui ou non – croient encore en Dieu. Je veux dire « croient » en un homme omnipotent dans le ciel qui établit des règles morales et observe les actions des hommes avec une diligence obsessionnelle. Ceux qui se disent croyants croient en quelqu’un – un principe de création du monde, une « entité supérieure », un « fondement de l’être », une « idée ordonnatrice », une essence qui dépasse la compréhension simple et immédiate, quelque chose au-delà de la matière et de plus grand que Phil. Ils croient certainement à une Église, un ensemble de rituels, un schéma historique et une tradition antirationnelle. Mais au cœur de leur conception réside une célébration du mystère et de la complexité trop raffinée pour les esprits matérialistes. Les autosuffisants rendent rarement justice aux questionnements des surnaturalistes, lesquels ont tendance à fétichiser le mystère de la foi – y voyant une province spirituelle spéciale que les non-croyants sont trop idiots pour conquérir – et à proclamer leur doute et leur besoin de foi tout autant que leur dogme. Can’t Help Lovin’ Dat Man (« Je ne peux m’empêcher de l’aimer ») – et non Onward, Christian Soldiers (« En avant, soldats du Christ ») : tel est l’hymne des surnaturalistes de nos jours. Du reste, la plupart des athées croient eux aussi en quelque chose qui ressemble à ce que les surnaturalistes appelleraient la foi – ils recherchent la transcendance et l’épiphanie, pratiquent quelques rituels, observent certains rites. Les vrais rationalistes sont aussi rares dans la vie que les vrais déconstructionnistes dans les départements d’anglais des universités ou les vrais bisexuels dans les bars gays. Au cours d’une vie passée dans des lieux éminemment laïcs, j’ai connu peut-être deux rationalistes purs et durs – des gens qui refusaient de se fier à leur intuition et essayaient de naviguer dans la vie en soumettant toute chose à l’examen de la raison – et d’innombrables humanistes, au sens où l’entend Comte, des gens qui ne cherchent pas Dieu mais sont enthousiastes à l’idée d’une métaphysique, de panthéons sacrés et de chapelles privées. Ils pratiquent un mélange syncrétique de rituels : ils polissent des menorahs ou décorent des arbres de Noël, méditent sur l’au-delà, disent des prières silencieuses, allument des bougies pour faire reculer l’obscurité. Ils parlent volontiers d’âmes et d’armes de l’esprit, et vont à la messe de minuit pour entendre Les Anges dans nos campagnes, et, s’ils partent avant la fin, ils partent comblés. Vous les reconnaîtrez facilement : ce sont ceux qui ont les larmes aux yeux, au fond de l’église.
Si les athées sous-estiment la douceur sucrée de la foi, les croyants sous-estiment, eux, le côté sentimental du doute. Mon blogueur athée préféré, Jerry Coyne, biologiste de l’évolution à l’Université de Chicago, lance des philippiques imparables contre les idioties du dessein intelligent. Mais un historien qui consulterait son blog dans quelques années remarquerait qu’à ses philippiques se mêle un flot d’images attendrissantes de chats – dans la cognition limitée desquels, note l’amoureux des chiens que je suis, il projette une forme d’intelligence et de personnalité tout aussi allègrement que ses ennemis projettent un dessein dans les coquillages – et des extraits de vieilles chansons de Motown. Exprimer son humanisme requiert de l’humanité, et cela se manifeste par l’amour franchement irrationnel que l’on voue à certaines choses. Stephens, d’ailleurs, tire le titre de son livre d’une chanson, explicite en apparence, de John Lennon : Imagine. Après avoir flirté avec l’athéisme pendant environ neuf mois, de Noël 1970 à l’automne 1971, Lennon est retombé dans une forme de spiritualité syncrétique à sa sauce. Il se met en tête de faire le tour du monde en avion dans le « mauvais » sens, d’est en ouest, et pratique l’astrologie. Lennon « pouvait nourrir des croyances par intermittence », écrit Stephens avec diplomatie. Mais, en vérité, l’artiste restait entièrement prisonnier de la dernière superstition à avoir titillé sa fantaisie, ou celle de sa femme. « Imagine there’s no Heaven » «[Imaginez qu’il n’y a pas de paradis], dit la chanson – mais prêtez attention aux étoiles et interrogez le Yi King si nécessaire. L’auteur du grand hymne athée était tout sauf athée. Les dogmatiques de tout bord, qu’ils soient pro- ou antireligion, éprouvent un mépris tout particulier pour ce syncrétisme artisanal, peut-être parce qu’ils y voient une véritable menace pour leur autorité. (Les rites chrétiens étaient raillés par les Romains pour leur vulgarité bien avant d’être dénoncés pour leur absurdité). « Être juif est incroyablement important pour moi, mais je ne suis pas pratiquant, déclare l’un de ces syncrétistes, romancier de son état, dans une interview. En même temps, je tenais beaucoup à ce que mon fils se reconnaisse en tant que juif – pas seulement sur le plan culturel, qu’il soit aussi imprégné des traditions et des rituels. Sa bar-mitzvah, l’année dernière, était complètement atypique, éclectique : elle a été célébrée dans une église, par une femme rabbin dont nous sommes devenus proches. La cérémonie était entrecoupée de lectures de Coleridge et de Hannah Szenes, et toute l’assemblée a chanté Hallelujah de Leonard Cohen tandis que mon fils jouait du ukulélé et moi du piano. ça a été l’un des grands moments de ma vie. » On serait tenté de dédaigner ces fêtes, de les considérer comme abêtissantes et puériles – cette église doublement profanée, cette dame rabbin, ce ukulélé ! Mais en vérité, elles ne sont ni plus ni moins artificielles que les rites des religions plus anciennes, qui étaient eux aussi forgés à partir d’éléments disparates et paraissaient à l’époque tout aussi ridicules aux observateurs extérieurs. Il ne s’agit pas d’une forme de foi corrompue ou amoindrie. C’est la foi telle qu’elle a toujours existé. Voilà une bonne nouvelle, non ? Cela ne signifie-t-il pas que nous sommes, pour citer un optimiste assagi, moins divisés que ne le suggèrent nos opinions théologiques ? Et cela signifie aussi que nous sommes probablement plus divisés que ne le suggèrent nos politiques religieuses, car c’est le but de la politique de diviser. Ce n’est pas un hasard si on appelle « division » le moment où les membres des différentes chambres du Parlement britannique sont appelés à voter. Nos politiques ne reflètent pas nos similitudes mais nos différences. Nous étions moins divisés que nos politiques n’en donnaient l’impression à la veille de la guerre de Sécession, par exemple. Nous étions juste divisés sur un point important. Et, aujourd’hui, la pomme de discorde est que les surnaturalistes ne souhaitent pas seulement pouvoir dire leurs prières quand ça leur chante et vénérer qui ils veulent. Ils souhaitent aussi que les personnes qui, selon eux, contrôlent la culture reconnaissent que leur voie vers la vérité est honorable – ils veulent que le surnaturalisme soit respecté non pas simplement comme une façon de vivre, mais aussi comme une façon de savoir.
Nous arrivons ici à ce privilège que le « non », quel que soit le nombre de ses partisans, possède bel et bien désormais : le monopole sur les formes légitimes de connaissance du monde naturel. Le « non » a ce monopole pour les mêmes raisons que les fabricants d’ordinateurs supplantent les fabricants de boules de cristal : ils ont l’avantage de proposer une explication réelle des choses, et les processus qu’ils mettent en œuvre sont évidents. Ce qui fonctionne l’emporte. Nous savons que l’homme n’a pas été créé ex nihilo mais qu’il a lentement évolué à partir d’animaux plus petits ; que la Terre n’est pas le centre de l’Univers mais une planète parmi un milliard d’autres dans un coin reculé de la Galaxie ; et que, depuis que l’Univers existe – soit des milliards d’années –, il n’y a eu aucune preuve d’une quelconque intercession miraculeuse dérogeant aux lois de la nature. Nous n’avons pas besoin de nous imaginer qu’il n’y a pas de paradis ; nous savons qu’il n’y en a pas, et qu’il est vain de continuer à chercher des anges. Pour combler le vide, on peut certes s’inventer un Dieu, mais il ne s’agira jamais que d’un emploi fictif – un président du conseil d’administration au titre ronflant mais aux pouvoirs limités. Étant donné la diminution du champ de compétences divines depuis l’époque de Galilée, les surnaturalistes souhaitent juste que le langage de la science ne soit pas exagérément insultant à leur égard. Et nous parvenons enfin à la matrice du nouvel athéisme, à ce qui a rendu le « non » si fort : l’immense prestige, au cours des trente dernières années, dont a joui la biologie de l’évolution. Depuis le siècle des Lumières, le langage scientifique a toujours été dominant, c’est-à-dire une métaphore supérieure que les personnes instruites utilisent pour parler de l’existence. Pendant la majeure partie du XXe siècle, la physique a joué le rôle d’une superscience ; or la physique est, par nature, accommodante avec Dieu : les lois de la physique sont tellement cosmiques qu’elles peuvent coexister avec le langage de la foi. Elles concernent l’infiniment grand, à des années-lumière de nous, ou l’infiniment petit, les atomes qui nous composent, et, dans tous les cas, c’est étrange et effrayant. Le « Dieu » d’Einstein, celui qui « ne joue pas aux dés », n’est pas vraiment le Dieu des théologiens, mais il s’en approche suffisamment pour être toléré. Notre compréhension du monde a été sensiblement améliorée par les découvertes qui ont suivi la révolution génomique, ce qui a propulsé la biologie de l’évolution au rang de science modèle, celle sur laquelle portent tant de livres populaires. Or la biologie affirme des choses qui touchent directement les gens, et elle se heurte à des objections religieuses beaucoup plus embarrassées. Il est significatif que le nouvel athéisme se soit constitué autour de Richard Dawkins. Bien que les détails de la nouvelle théorie de l’évolution soient en réalité assez peu pertinents pour le néo-athéisme (les idées lamarckiennes pourraient être acceptées demain sans pour autant rapporter Dieu dans leurs bagages), dans l’esprit des autosuffisants l’une et l’autre vont de pair. Leur invocation perpétuelle est une insulte au surnaturalisme et au droit qu’a la foi de revendiquer ses vérités. « Sur le plan cosmique, il me semble que j’ai deux avis, écrivait John Updike dans un article publié en 2006. Le pouvoir de la science matérialiste de tout expliquer – du comportement des galaxies à celui des molécules, des atomes et de leurs composants submicroscopiques – semble inattaquable et la principale gloire de l’esprit moderne. D’un autre côté, la réalité de nos sensations subjectives, de nos désirs et, si l’on peut dire, de nos illusions constitue l’essence même de notre existence, et seule la religion, sous ses nombreuses formes, tente de les aborder, de les ordonner et de les apaiser. Je suis donc persuadé que la foi religieuse continuera à être une composante essentielle de l’être humain, comme elle l’a été pour moi. » La religion est-elle la seule à aborder la réalité de nos sensations subjectives ? Il est parfaitement possible de penser qu’il y a beaucoup de choses qui ne seront jamais des sujets pour la science sans en déduire qu’elles relèvent de la foi. Les êtres humains sont imprévisibles. Nous ne pouvons pas savoir quelles chansons ils chanteront, quelles idées nouvelles ils auront, s’ils agiront bien ou mal. Mais leurs sensations subjectives ne les dotent pas d’une âme. Elles en font simplement des personnes. Puisque le postulat de départ de Darwin est que la variation individuelle est la règle de la nature, il n’est pas surprenant que les êtres vivants capables d’expérimenter le monde éprouvent chacun des sentiments différents. Une alternative à l’« explication scientifique systématique » est la « description poétique singulière », et non l’« intercession magique miraculeuse ».
En fin de compte, ce qui est en jeu, c’est davantage le tempérament que les arguments. Mitchell Stephens évoque la lutte angoissante au sein de l’âme et de l’esprit entre la croyance et l’incroyance. Cette lutte est une forme moderne de piété, mais je me demande combien de personnes en font réellement l’expérience. La vue de la haute mer en émerveille certains et en terrorise d’autres, et la ligne de démarcation ne semble pas plus une question de principe que celle qui sépare ceux qui aiment aller à la mer l’été de ceux qui préfèrent la montagne. Certaines personnes d’une grande sensibilité et d’une grande intelligence – les poètes Philip Larkin, W. H. Auden et Emily Dickinson, pour n’en citer que trois – trouvent intolérable l’idée de la haute mer, des grandes fenêtres laissant entrer la lumière, et rien au-delà. Si croire en Dieu n’est qu’un effort d’imagination, ils préfèrent encore ce pari précaire. D’autres – Elizabeth Bishop, William Empson et Wallace Stevens – ne s’effraient guère de l’inexistence de Dieu mais reculent devant l’idée d’un Univers conçu autour de sacrifices sanglants et de tortures éternelles, où même la promesse d’une félicité dans l’au-delà s’apparente dangereusement à l’ennui éternel. Pour eux, notre existence n’est composée que de matière, de plaisirs et d’un certain sens moral ; c’est le seul type de vie qui vaille la peine d’être vécu. Les différences, d’abord de tempérament, deviennent ensuite théologiques. Et si, cependant, toute cette bataille entre le « oui » et le « non » n’avait en fait jamais été soumise qu’à une simple règle de développement économique ? Peut-être les petites fluctuations des idées et même des humeurs ne sont-elles que de l’écume sur la grande vague de la prospérité croissante. Il se peut que l’explication matérialiste du triomphe du matérialisme soit celle qui voit juste. L’économiste de Princeton Angus Deaton, dans son livre La Grande Évasion (PUF, 2016), a démontré que l’augmentation du bien-être dans au moins la moitié nord de la planète au cours des deux derniers siècles marque une rupture par rapport à toutes les périodes précédentes. Les tourments quotidiens de l’âge de la Foi n’existent guère dans notre âge occidental de la Fatuité. Les horreurs qui parsemaient la vie de nos ancêtres de l’époque, quand on les énumère, sont maintenant presque inconcevables : les femmes mouraient de douleur en accouchant, et leurs bébés mouraient aussi ; les opérations chirurgicales étaient effectuées sans anesthésie. (Au début du XIXe siècle, la romancière Fanny Burney raconte ainsi son opération pour une tumeur au sein : « J’ai poussé un long hurlement qui n’a cessé pendant toute la durée de l’incision. […] Je sentais le couteau frotter contre l’os du sein, le racler tandis que je restais sous la torture. ») Si Dieu est devenu l’opium du peuple, c’est parce que beaucoup avaient besoin d’une drogue. Les revenus augmentent, les églises se vident. L’Atelier rouge de Matisse représente peut-être la pièce où l’artiste se retire après la fermeture des églises, mais c’est aussi un endroit agréable pour passer le temps, avec un tapis oriental, le chauffage central et de l’espace pour travailler. Le bonheur arrive et Dieu s’en va. « Le bonheur ! s’écriera le surnaturaliste. Il ne peut se réduire au bonheur animal consistant à accumuler toujours plus de choses ! » Mais par bonheur il faut seulement entendre moins de souffrances. Il est vain de rechercher le bonheur ; c’est une qualité soustractive. Quiconque a eu une migraine, un calcul rénal ou une rage de dents et en a ensuite été délivré sait ce qu’est le bonheur. Le monde a eu mal au crâne, aux dents et aux reins pendant des millénaires. Ne plus en souffrir est un sentiment très agréable. Sur une grande partie de la planète, nous n’avons plus besoin qu’une entité invisible nous tienne la main pour nous en sortir. Pourtant, l’interrogation ne prend jamais vraiment fin. Les chiffres semblent indiquer que, dans les sociétés relativement pacifiques et prospères, la foi a tendance à décliner. Mais est-ce parce que nous avons renoncé à Dieu que nous sommes devenus calmes et riches ? Ou plutôt parce que nous sommes devenus calmes et riches que nous avons renoncé à Dieu ? À de telles questions personne ne peut répondre avec certitude. Seul quelqu’un observant tout depuis le ciel pourrait le faire.
— Adam Gopnik est un essayiste, contributeur régulier au New Yorker. On lui doit une dizaine de livres, dont l’un a été traduit en français, Hiver. Cinq fenêtres sur une saison (Lux, 2019). — Cet article est paru dansThe New Yorker le 17 février 2014. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
J’avais 9 ou 10 ans quand mes parents ont quitté leur austère paroisse anglicane pour intégrer une autre église en plein « renouveau charismatique », comme on disait alors. C’était dans le milieu des années 1970, à Durham, dans le nord de l’Angleterre, mais l’élan était résolument américain. Les jeunes paroissiens (notre église était particulièrement appréciée des étudiants de l’université locale) jouaient de la guitare, témoignaient, chantaient en levant les mains et « dansaient avec l’Esprit » dans les allées de l’église. Parfois, bien que rarement, certains « parlaient en langues », et cette glossolalie endiablée me fascinait. Il y avait un orchestre composé de guitares à douze cordes, de tambourins, d’une trompette et d’une flûte. Nous chantions des cantiques américains, qui me semblaient vaguement « californiens ». Je me mis à redouter l’un des plus populaires, Je suis le pain de vie, dont le refrain clamait : « Et Il ressuscitera. » À ces mots, les fidèles enfiévrés levaient les mains vers le ciel, y compris mes parents, que cette chanson émouvait toujours au point de leur faire oublier leur retenue habituelle. Je leur jetais un rapide coup d’œil puis détournais le regard, comme si je venais de les surprendre dans l’émoi de quelque scène primitive. L’intensité des émotions qui circulaient dans cette église chaque dimanche m’inquiétait. J’en vins à la considérer comme l’endroit où les adultes pleurent. Les églises charismatiques ou évangéliques sont le théâtre d’une catharsis spirituelle. On y vient pour déposer son fardeau aux pieds du Seigneur, ouvrir son cœur à l’Esprit-Saint et « expulser le mal et la tristesse » (pour reprendre l’expression de ma mère). Cette démarche était souvent pénible physiquement. Les gens tremblaient et leurs yeux s’emplissaient de larmes, tandis que ceux qui avaient déjà vécu de telles expériences levaient les mains au-dessus de leur tête en psalmodiant des prières. La « prière libre » était encouragée : les fidèles évoquaient parfois à voix haute leurs espoirs, leurs secrets ou leurs prophéties. L’ordre naturel des choses était inversé : c’était comme si des adultes, secoués par l’émotion, avaient besoin de l’intervention apaisante d’un enfant impassible. L’église était l’endroit où des Anglais tout ce qu’il y a de plus banals semblaient mener une sorte de double vie. Une existence si étrange et anormale dans son abandon qu’elle me semblait d’une intensité presque criminelle. Ce qui troublait l’enfant que j’étais, en d’autres termes, était sans doute ce qui plaisait tant à l’adulte converti : un théâtral transfert d’autorité. Le croyant adulte, attiré par le Christ impérieux, ressentait la puissance divine de Son appel et se soumettait aux pasteurs et aux fidèles inspirés par Dieu qui lui ordonnaient : Tu dois changer de vie. Mais l’enfant non croyant ou sceptique, ne souhaitant pas particulièrement changer de vie, se sentait abandonné par ceux qui auraient dû le protéger et s’interrogeait secrètement sur le bien-fondé de cette autorité divine. Qui était ce Dieu, ce Jésus, ce Saint-Esprit ? S’Il n’existait pas, alors l’office du dimanche matin était un moment d’hystérie collective, rien de plus qu’une hallucination contagieuse. Cette idée me semblait particulièrement préoccupante. Mais le scénario alternatif n’était pas plus rassurant. La doctrine évangélique présume l’existence d’un Jésus extrêmement interventionniste, d’un Dieu très porté sur la surveillance qui non seulement connaît le nombre exact de cheveux que vous avez sur la tête mais se soucie également de votre entretien d’embauche, de vos fréquentations ou de votre projet immobilier. Quand un jour ma mère a dit au pasteur que j’avais eu une bonne note à un contrôle, il m’a serré dans ses bras en me gratifiant d’un « Dieu soit loué ! » plein d’entrain. Je me disais que ce Dieu n’existait sans doute pas, mais que, s’Il existait, Il avait tout d’un proviseur indiscret qui espionne le moindre de mes échecs et de mes succès. Je sais que mon point de vue n’est pas objectif. Il y avait chez ces gens beaucoup de bonté et de bienveillance, j’aurais sans doute dû m’en rendre compte. Si je mentionne cette histoire, c’est simplement pour expliquer mon intérêt – tout aussi subjectif – pour les travaux de l’anthropologue Tanya Luhrmann, qui étudie le christianisme évangélique aux États-Unis depuis plus de vingt ans. En 2012, elle a publié « Quand Dieu répond »1, un compte rendu de son enquête de terrain au sein des églises charismatiques de Chicago et de la région de San Francisco. Ces dernières font partie de l’association Vineyard Christian Fellowship, un réseau de congrégations fondé en Californie dans les années 1970. Armée d’une curiosité insatiable, d’une patience sans faille et d’un très bon sens de l’observation, Luhrmann s’est immergée dans ce milieu à la manière d’un correspondant de guerre. Au fil de son enquête longue de plusieurs années, elle a interviewé une cinquantaine de fidèles, pris part à leurs rites, prié avec eux, participé aux groupes d’étude de la Bible et consigné, avec une neutralité scrupuleuse, leurs pratiques spirituelles quotidiennes. Son nouveau livre, How God Becomes Real, est un condensé de ce travail de fond sur l’évangélisme américain. Luhrmann étend sa brillante analyse des pratiques religieuses à d’autres formes de dévotion telles qu’elle a pu en observer au cours de sa carrière : le culte chrétien charismatique au Ghana et en Inde, la santería (« un mélange entre la transe yoruba et le catholicisme apparu chez les esclaves d’Afrique de l’Ouest aux Caraïbes ») et la sorcellerie au Royaume-Uni (le premier livre de Luhrmann, « L’art persuasif de la sorcellerie »2, était le fruit d’un travail de terrain parmi des Londoniens apparemment ordinaires qui pratiquent la magie et la sorcellerie). Ce cadre comparatif convient à Tanya Luhrmann, précisément parce qu’elle ne s’intéresse pas aux questions qui me préoccupaient tant dans mon enfance : qu’est-ce que Dieu, ou qui est-Il, et comment savoir s’Il existe vraiment ? Luhrmann élude la question des croyances au profit de la pratique : elle se focalise sur la prière dans ses aspects techniques. Elle veut savoir comment les fidèles s’ouvrent à l’expérience de Dieu, comment ils communiquent avec les divinités et les esprits et entendent ces derniers leur répondre à leur tour. Elle s’intéresse également aux effets thérapeutiques que ce genre de prière conversationnelle peut avoir sur les fidèles, une activité qu’elle baptise le « rendre-réel ». Luhrmann ajoute que son livre n’adopte ni la perspective du croyant, ni celle de l’athée, mais celle de l’anthropologue. « Plutôt que de partir du principe que les gens pratiquent parce qu’ils croient, nous nous demanderons s’ils croient parce qu’ils pratiquent », écrit-elle. Ainsi, « l’énigme de la religion », comme elle la désigne, « n’est pas de savoir si une croyance est fausse ou non, mais de comprendre comment les dieux et les esprits deviennent et demeurent bien réels pour les fidèles et ce que ce sentiment de présence réelle du divin leur fait ». Que l’on puisse séparer la pratique de la croyance religieuse aussi facilement qu’elle le souhaite est sans aucun doute la véritable « énigme » qui hante son travail.
Les lecteurs qui n’ont jamais fréquenté de communautés évangéliques seront probablement surpris par certains détails de la vie quotidienne relatés dans « Quand Dieu répond ». Dans les églises du groupe Vineyard, écrit Luhrmann, on s’adresse à Dieu de façon extrêmement décontractée, un peu comme on le ferait avec un ami intime. Elle prépare le terrain en nous prévenant que les chrétiens évangéliques conçoivent le rapport à Dieu d’une manière qui pourrait sembler « vulgaire, trop émotive voire psychotique » à des croyants traditionnels. Parmi les gens qu’elle interviewe, il y a Elaine, qui prie le Seigneur pour qu’Il lui indique si elle doit prendre un colocataire ou changer d’appartement. Ou Kate, qui se fâche contre Dieu et « lui crie dessus quand tout va mal, par exemple lorsqu’elle organise un voyage pour l’église et que le loueur de cars lui fait faux bond ou qu’il pleut ». Stacy, elle, prie pour que le coiffeur lui fasse une bonne coupe. Hannah interroge Dieu pour savoir avec qui elle devrait sortir, et se demande parfois s’Il ne lui jouerait pas quelques tours : « Il m’arrive de trébucher et de tomber, et moi je fais, genre : “Merci, Dieu.” » Rachel lui demande de l’aide pour choisir sa tenue : « “Mon Dieu, comment je devrais m’habiller ?”, je lui dis. Je pense que Dieu se soucie des plus petits détails de ma vie. » D’autres femmes racontent qu’elles se réservent un soir dans la semaine pour avoir un « rendez-vous galant » avec le Seigneur (les hommes parlent, eux, d’un « moment de calme » avec Dieu, explique Luhrmann). Peut-être sont-elles encouragées dans cette voie par leur pasteur puisqu’il suggère à ses ouailles de préparer une tasse de café pour Dieu le matin : « Remplissez vraiment une tasse de café bien chaud pour Dieu, posez-la vraiment sur la table, asseyez-vous […] et parlez-Lui de ce qui vous tracasse. » Ces croyants parlent à leur créateur, et à leur tour l’entendent leur parler. Dans la majorité des cas, la voix de Dieu n’est pas audible – une simple manifestation mentale de ce qu’on attendrait d’une réponse divine. Mais, parfois, les sujets de Luhrmann affirment avoir réellement entendu une voix. Elaine, l’une des figures centrales du livre et qui dirige le groupe d’étude de la Bible auquel l’anthropologue participe, raconte qu’elle était en train de prier quand elle a entendu le Seigneur lui dire très clairement « Ouvre une école. » Mais ce que les croyants entendent, comme le montre Luhrmann, dépend de l’endroit d’où ils viennent. Dans How God Becomes Real, elle souligne ainsi que Dieu semble parler plus distinctement en Inde ou au Ghana qu’en Amérique : « Les fidèles disent avoir expérimenté la parole de Dieu de manière plus palpable – comme s’Il leur parlait en dehors de leur propre tête – qu’aux États-Unis. » Le scepticisme prôné par la culture occidentale et, peut-être, la crainte d’avoir l’air bizarre ou fou poussent les fidèles américains à se montrer quelque peu méfiants face à ces manifestations auditives, estime-t-elle. Luhrmann insiste sur le fait qu’avoir ce genre de conversation directe avec le Seigneur requiert un certain talent. Elle remarque combien ses sujets travaillent à entretenir leur relation avec Dieu. Entendre Sa voix, dit-elle, exige « une compétence riche et complexe » que ses sujets disent avoir acquise comme n’importe quel autre savoir-faire. Ils pensent que « l’exposition répétée et la concentration, doublées d’un entraînement spécifique, permettent au croyant averti de voir des choses qui sont réellement présentes mais échappent à l’observateur inexpérimenté ». Luhrmann compare souvent la façon dont les interviewés voient cette aptitude à la prière communicationnelle au savoir-faire d’un œnologue, d’un échographiste ou d’un tennisman. Les membres de Vineyard lui parlent de l’importance du « discernement », un mot que saint Paul utilise dans la première Épître aux Corinthiens, où il énumère différents « dons » du Saint-Esprit : le don de prophétie, celui de faire des miracles, de parler en langues et enfin de « discerner les esprits ». Je me souviens à quel point cette formule quasi magique, « les dons de l’Esprit saint », comptait pour notre congrégation, parce qu’elle différenciait les églises assez chanceuses pour avoir ce genre de pouvoirs charismatiques des autres. Luhrmann explique que les fidèles ne mentionnaient jamais de règles explicites au sujet du discernement, mais que, quand elle leur demandait comment ils savaient que c’était bien Dieu qui leur parlait, ils revenaient toujours à quatre « tests ». Le premier : est-ce que la suggestion me semble spontanée, inhabituelle, pas le genre de chose que je pourrais dire ou imaginer en temps normal ? Le deuxième : est-ce que ce que j’entends est le genre de chose que Dieu pourrait dire ; est-ce que ça ne va pas à l’encontre d’exemples ou d’enseignements bibliques ? (Luhrmann souligne que le Dieu de Vineyard n’est pas le Dieu sévère de la Bible hébraïque – celui qui ordonne, par exemple, à Abraham de tuer son fils – mais le Dieu aimant du Nouveau Testament). Le troisième : est-ce que je peux vérifier cette révélation en demandant à d’autres personnes qui prient pour la même chose s’ils ont entendu un message similaire ? Le quatrième : est-ce qu’entendre la voix de Dieu m’a apaisé ? « Si ce que vous avez entendu (ou vu) ne vous a pas apaisé, c’est que cela ne venait pas de Dieu. » J’ai un prospectus des Témoins de Jéhovah où figure cette question : « Peut-on vraiment croire ce que nous dit la Bible ? » Trois raisons d’y croire sont citées, la dernière étant : « Dieu ne peut pas mentir. La Bible nous dit clairement : “Il est impossible à Dieu de mentir” (Hébreux 6, 18). » Sous cette phrase, un ami à moi a écrit au stylo : « CQFD. » Les quatre tests de Vineyard présentent le même genre de logique circulaire, et, à leur décharge, on ne sait trop quel prétendu test théologique y échapperait. Chez les évangéliques, la relation à Dieu est si possessive, si proche de l’idolâtrie qu’il est difficile d’imaginer qu’on puisse s’en abstraire pour effectuer les « vérifications » nécessaires. Proche de l’idolâtrie, car un Dieu qui s’intéresse à la chemise que vous portez ressemble beaucoup à un Dieu que vous auriez inventé pour vos petits besoins personnels. Sans relâche, les fidèles évangéliques semblent utiliser Dieu pour valider le plus grand luxe du capitalisme : leurs choix. Dois-je choisir Denver ou Chicago ? Cet emploi-ci ou cet emploi-là ? Ce petit copain ou non ? (La formule habituelle pour confirmer votre décision est « Je sens que Dieu m’appelle à faire ceci ou cela. ») On raconte que sur son lit de mort, en 1856, le sympathique poète allemand Heinrich Heine (juif converti au christianisme) aurait prononcé calmement ces mots, à propos de la miséricorde divine : « Dieu me pardonnera ! C’est son métier. » Heine, on peut l’imaginer, se moquait ici du tintouin des repentirs de dernière minute. Plus subtilement, il se moquait de l’idée que nous puissions exercer un contrôle sur Dieu, que nous sachions quels tours de passe-passe cette petite effigie de fer-blanc que nous avons fabriquée à notre image va effectuer pour nous. Les évangéliques sont très forts pour comprendre en quoi consiste le métier de Dieu. Les mots de Heine rappellent ceux de Ludwig Feuerbach, qui, quinze ans avant la mort du poète, dans L’Essence du christianisme (Gallimard, 1992), avançait que nous fabriquons le Dieu dont nous avons besoin, projetant sur lui nos plus grands désirs et nos plus grandes angoisses. Les chrétiens occidentaux d’aujourd’hui aiment à se penser en croyants désintéressés, chez qui la foi n’a rien d’instrumental. Une part non négligeable d’entre eux éprouvent probablement un dédain particulier pour l’évangélisme américain, sa doctrine de prospérité et son côté clinquant. Si l’on classait les croyances, on trouverait sans doute à une extrémité du spectre le Dieu austère et indicible des juifs et des musulmans (« Le silence est ta louange », écrivait Maïmonide) et à l’autre bout le Dieu tapageur et un poil intrusif de la pratique charismatique, heureux qu’on lui parle et apparemment tout aussi heureux de répondre. Mais il ne s’agit que d’un spectre, et, de fait, toute supplique présume l’existence d’un Dieu à qui l’on attribue des qualités humaines. En ce sens, on pourrait dire que le christianisme est une sorte d’idolâtrie. Le Dieu compliqué et ineffable des juifs s’incarne en Jésus, un Dieu fait de chair qui a vécu parmi nous et nous ressemble. Theodor Adorno et Max Horkheimer expliquaient l’antisémitisme des chrétiens justement par l’idolâtrie envers ce Dieu fait homme : « Le Christ, incarnation de Dieu, est un sorcier déifié. » Ils appelaient cela « la spiritualisation de la magie ». Les évangéliques ne sont pas les seuls chrétiens à tenter de s’attirer les bonnes grâces de Jésus, ce sorcier déifié. C’est ce qui m’apparaît à chaque fois que je vois des joueurs de football professionnels faire le signe de croix en entrant sur le terrain, comme si Dieu se souciait vraiment qu’Arsenal batte Manchester United. Luhrmann dirait, assez justement, que dans ces cas-là, nous devrions nous concentrer sur la pratique et non sur les croyances. Faire le signe de croix est une sorte de rituel – l’anthropologue ajouterait probablement que le joueur de foot se comporte ensuite sur le terrain comme si seuls lui et son équipe maîtrisaient l’issue du match, ce qui revient à dire (dans un sens) qu’il se comporte in fine comme si Dieu n’existait pas. Dans How God Becomes Real, Luhrmann appelle cela l’art d’avoir « des doctrines à géométrie variable » parce que « les gens parlent peut-être comme si les dieux existaient vraiment, mais ils ne se comportent pas comme si c’était le cas ». Un conducteur qui prierait pour que sa voiture s’arrête sans qu’il ait à freiner « aurait l’air d’un fou, pas d’un croyant ». Le monde réel, qui repose sur des lois physiques, peut facilement cohabiter avec un monde imaginaire structuré autour de croyances extrêmement élaborées, qui partagent les caractéristiques de la fiction, celle qu’on crée et celle qu’on lit. Les croyants de Vineyard, comme l’a découvert Luhrmann, apprennent à « faire semblant que Dieu soit là et qu’il leur réponde comme un bon copain ». À l’instar d’un personnage de fiction, ce Dieu est à la fois absolument réel, et pas tout à fait. Luhrmann compare ce travail de l’imagination à ce qui se passe quand « nous sommes absorbés par la lecture d’un roman fantastique du genre Harry Potter ». L’un des manuels de prière qu’elle consulte suggère aux fidèles de considérer Dieu non pas comme un « auteur » – une telle chose les rendrait « fous ou malheureux » –, mais comme un « personnage ». Cette opération, en personnalisant l’autorité divine, abolit de fait tout potentiel d’hérésie ou de doute, écrit-elle. La sempiternelle « question du Mal », qui rend les gens fous ou malheureux (pourquoi le monde est-il accablé par tant d’événements tragiques s’il a été créé par un auteur aimant et providentiel ?) devient une question thérapeutique beaucoup plus simple : pourquoi ma vie est-elle telle qu’elle est, et comment Jésus peut-il m’aider à l’améliorer ? Luhrmann omet de dire que cette conception d’un Dieu interventionniste devrait pousser encore davantage les évangéliques à s’interroger sur la question du Mal, puisqu’on peut supputer qu’une divinité assez proche de nous pour s’intéresser à l’issue d’un entretien d’embauche a pu avoir un petit rôle à jouer dans un événement comme, disons, l’Holocauste. Tanya Luhrmann met magistralement en lumière le synchronisme magique qui constitue une grande partie de la croyance évangélique charismatique. Mais son travail, pour un sceptique du moins, est habité par une tension presque intenable. Luhrmann demeure, la plupart du temps, extrêmement neutre quant à la question de l’existence de Dieu – mais semble plutôt ouverte à l’idée. Quand elle parle des aspects ludiques et inventés de la croyance charismatique, elle rappelle à ses lecteurs que, bien sûr, il ne s’agit pas seulement d’inventions, que ces fidèles proposent « une vraie conception du monde, qu’ils affirment la réalité objective du Saint-Esprit et la présence surnaturelle de Dieu ». Dans How God Becomes Real, quand elle met en avant tout l’entraînement et la technique qu’il faut déployer pour atteindre la spiritualité et communiquer avec Dieu par la prière, elle concède qu’un tel argument pourrait sembler être une manière de « prouver que les dieux et les esprits n’existent pas, comme si l’expérience d’un dieu n’en était que le produit accidentel ». Ce n’est pas ce qu’elle pense, s’empresse-t-elle d’ajouter, sans nous dire pourquoi. À d’autres moments, elle semble s’adonner elle-même au rendre-réel, par exemple lorsqu’elle devient un membre à part entière du groupe de prière d’Elaine : « J’étais sa partenaire pour les sessions à domicile, et, semaine après semaine, nous avons prié pour des entretiens d’embauche à venir. » On ne nous dit pas à qui ou à quoi Luhrmann adressait ses prières. Mon hypothèse est qu’elle n’en est pas sûre (une position tout à fait respectable), ce qui explique pourquoi, quand elle se trouve en passe de décider, pour ainsi dire, pour quel bord voter, elle opère des glissements argumentatifs pour le moins étranges. Son refuge principal est une sorte de pragmatisme thérapeutique. Elle adore le verbe « fonctionner ». La prière fonctionne, la croyance fonctionne, le rendre-réel fonctionne, dit-elle, dans le sens où, pour les croyants, Dieu est bien réel. Et cette façon de prier a des vertus thérapeutiques chez les gens qui la pratiquent. Mais, plus important, est-ce que la prière « fonctionne » au sens strict ? Réussit-elle à faire ce qu’elle entend faire, à savoir communiquer avec un Dieu qui existe vraiment ? Luhrmann ne se laisse pas embarquer par ces questions, car elle est fermement attachée à une anthropologie religieuse à la Feuerbach, pour qui Dieu n’est rien d’autre que le réel que nous invoquons et créons à travers nos actes, nos pensées et nos aspirations. « Ces pratiques fonctionnent, écrit-elle au début de “Quand Dieu répond”. Elles transforment les gens. C’est-à-dire qu’elles induisent des états mentaux qui les aident à ressentir réellement la présence de Dieu. » Une page plus loin, elle écrit que le problème le plus difficile que rencontre « toute personne qui croit ou veut croire en Dieu » n’est « pas de savoir si Dieu existe d’une manière abstraite, théorique ou en dehors de ce monde, mais comment le trouver dans le quotidien et comment savoir que c’est bien Dieu que l’on a trouvé et non les affabulations de quelqu’un d’autre, ou le fruit égoïste de notre imagination ». Voilà une réserve en apparence fort raisonnable, mais on peut y voir une forme d’esquive. Peut-on séparer si facilement la pratique visant à trouver Dieu de la question pourtant cruciale de savoir s’il y a bel et bien un Dieu à trouver ? Il est vraisemblable que, une fois convaincu que le Dieu que l’on a trouvé n’est pas une « affabulation », on croira aussi que ce Dieu existe, comme proposition abstraite et comme présence concrète. Luhrmann conclut « Quand Dieu répond » en nous disant qu’elle « ne prétend pas avoir toutes les réponses » mais admet qu’elle a « appris à connaître Dieu ». Elle ne se considère pas comme chrétienne mais se retrouve à défendre le christianisme. (Luhrmann a grandi dans une famille unitarienne, une confession que la plupart des évangéliques considéreraient comme proche de l’athéisme). À la fin de How God Becomes Real, elle déclare ne pas croire à l’existence de Dieu si par « Dieu » on entend « un être invisible qui serait là quelque part et sans plus d’explications, en dehors du monde, un barbu dans les nuages ». D’un autre côté, elle trouve « gênant de dire de ceux que l’on appelle “croyants” que ce qu’ils croient est faux ». Elle se trouve donc prise en étau entre deux options : rejeter l’idée que Dieu est bien réel et présent au monde comme le seraient « une table et des chaises » et réduire les paroles des croyants qu’elle a interviewés au rang de simples « métaphores » (ce qui reviendrait à considérer leurs croyances comme fausses). Il y a là quelque chose : mais qu’est-ce que c’est ? En réalité, le récit de Luhrmann déconstruit de façon silencieuse, insidieuse, voire involontaire, la notion que ce « quelque chose » existe indépendamment de ces « simples métaphores » dont ses sujets usent pour décrire leurs visions mystiques. En particulier, son travail sur l’entraînement et l’apprentissage de la technique de la prière, comme elle le reconnaît, met nécessairement en évidence l’existence d’un savoir-faire à acquérir pour rendre réel l’objet de ces visions. Tchekhov décrit en plaisantant cet exterminateur de nuisibles qui, lisant Les Cosaques, de Tolstoï, décrète que le livre ne vaut rien parce qu’il ne parle pas des poux et autres insectes. On cherche ce que l’on souhaite trouver, mais qu’on le trouve ne garantit pas son existence. Les œnologues goûtent du vrai vin et les obstétriciens cherchent de vrais bébés quand ils font une échographie, mais on pourrait penser que les chasseurs de fantômes et les médiums se sont « entraînés » à chercher de pures fictions. Les analogies de Luhrmann et ses axes de recherche (chercher Dieu c’est comme lire Harry Potter, etc.) placent souvent les croyants évangéliques dans la dernière catégorie.
Dans son nouveau livre, elle évoque nos facultés d’absorption par l’imagination3. Apparemment, les personnes qui ont les scores les plus élevés aux tests d’absorption « ont plus de chances de dire que Dieu leur parle ». « Plus les manifestations physiques (comme pleurer ou parler en langues) sont valorisées au sein d’une communauté de croyants, plus elles auront tendance à se produire », ajoute-t-elle. Elle estime posséder elle-même ce talent d’imagination : elle nous apprend qu’enfant elle adorait Tolkien et fournit un compte rendu fascinant de ces années où, jeune ethnographe, elle enquêtait à Londres sur les pratiques des sorcières britanniques. Comme les évangéliques, ces sorcières apprenaient à utiliser leurs pouvoirs magiques. Luhrmann a suivi un cours pendant neuf mois pour développer ces pouvoirs, à grand renfort de méditation et de visualisation. « Mon imagerie mentale s’est effectivement clarifiée », écrit-elle. Elle s’est mise à vivre plus d’expériences « anormales » : « avoir des visions, entendre des voix, ressentir une présence, avoir la sensation de flotter hors de mon corps ». On voit donc l’analyste douée d’une propension à vivre des expériences métaphysiques faire un rapport sur cette même propension, laquelle semble prédisposer certains adeptes à avoir ce genre d’expériences : cela fait beaucoup d’insectes à gérer, pour le coup. Or on ne saurait étudier la prière seulement comme une technique ou une pratique. Une prière est aussi un postulat. Elle implique que Dieu existe et qu’on peut communiquer avec lui. Et la prière évangélique, fondée sur la foi en un Dieu interventionniste, va plus loin : elle suggère qu’en priant on peut obtenir des miracles. Luhrmann prend peut-être ses distances quant à la réalité concrète de Dieu, mais ce n’est certainement pas le cas des évangéliques qu’elle interviewe. Dieu, pour eux, est encore plus réel qu’une table et des chaises, et, quand cela lui plaît, ce vrai Dieu peut à son tour faire des miracles avec des tables et des chaises. Il n’y a aucune malhonnêteté intellectuelle dans l’agnosticisme omnivore de Luhrmann, évidemment, et seul un lecteur aussi dérangé que l’auteur de ces lignes, avec ses vieux rouages théologiques rouillés, oserait réclamer que ses livres soient autre chose que ce qu’ils sont déjà avec leurs indéniables qualités. En outre, même quand on a décidé que Dieu n’existe pas, on peut hésiter à conclure que la pratique religieuse, avec ses splendeurs et ses misères, n’est qu’une histoire sans fin d’illusions et d’hallucinations. Quand j’étais enfant, l’église évangélique que je fréquentais n’était pas mon seul modèle pour penser la religion. Durham est dominé par une belle cathédrale, un magnifique exemple d’architecture romane. J’ai passé de longues heures dans cet édifice en tant qu’enfant de chœur, j’ai appris à apprécier son silence minéral, sa nef calme et massive, le poids de siècles de dévotion. Parfois, je pouvais presque sentir la présence des bâtisseurs qui, au xiie siècle, avaient péniblement posé une pierre après l’autre. Plus tard, un ami avec qui j’avais d’interminables « batailles sur Dieu » (moi contre, lui pour) m’a un jour taquiné en me posant cette question : si, comme je le prétendais, la religion n’était qu’une vaste illusion, la cathédrale de Durham était-elle « une simple erreur » ? Non, pas une erreur, bien sûr que non, répondis-je. « D’accord, alors un grand temple, érigé pour honorer une illusion ? Un gros canular de pierre ? » Oui, peut-être.
— James Wood est un critique littéraire et romancier britannique. Il a notamment publié How Fiction Works (Farrar, Straus and Giroux, 2008). — Cet article est paru dansThe New Yorker le 2 novembre 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
[post_title] => L’endroit où les adultes pleurent
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => lendroit-ou-les-adultes-pleurent
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-08-26 10:19:39
[post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=108310
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Il y a deux types de révolutionnaires qui prennent les armes : ceux qui s’efforcent de ressembler au héros qui a fait naître leur vocation et ceux qui désirent surpasser leur mentor pour atteindre un niveau supérieur. Rodrigo Londoño appartient à la première catégorie : il a choisi d’imiter ceux qui l’ont inspiré, de vivre dans leur ombre, et c’est pourquoi, lorsqu’il parle, il répète des phrases prononcées par ses chefs, les commandants historiques des Farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Il raconte, par exemple : « Dans la jungle traversée par la rivière Guayabero, Jacobo Arenas s’est exprimé avec une grande sagesse car, lui, il s’y connaissait en politique » ou : « Manuel Marulanda se baignait dans un ruisseau d’eau froide quand il s’est vu encerclé par des soldats… » Londoño accepte de ne plus être le héros de sa propre vie et cède ce rôle à d’autres, un peu comme un orphelin qui parlerait de son père mort. Il était le troisième commandant en chef des Farc, cette guérilla colombienne qui, selon le rapport ¡Basta ya ! [« Ça suffit ! »], du Centre national de la mémoire historique, a commis 24 482 enlèvements (entre 1970 et 2010), 3 899 assassinats ciblés (1981-2012) et 717 attaques armées (1988-2012), parmi lesquelles la prise d’assaut de villages, le dynamitage de ponts et l’attaque de bases militaires. Leurs stratégies de guerre étaient parmi les plus abominables qui soient : pose de mines antipersonnel, enrôlement de mineurs et kidnapping de civils sur les routes – ce que les Farc appelaient « la pêche miraculeuse ». Les Farc sont nées en 1964 à Marquetalia, un hameau du centre du pays, lorsque des milliers de paysans de sensibilité communiste furent persécutés par le Parti conservateur, la police, l’armée, l’Église et les groupes paramilitaires1. Beaucoup furent égorgés et eurent la langue coupée, victimes d’une pratique macabre surnommée la corbata [« cravate », en espagnol : la langue des suppliciés rappelait la cravate rouge qu’arboraient les communistes en signe de ralliement]. Les fondateurs de la guérilla étaient Pedro Antonio Marín, alias Manuel Marulanda Vélez, décédé en 2008 à 77 ans, et Luis Alberto Morantes, dit Jacobo Arenas, mort d’une crise cardiaque alors qu’il prononçait un discours devant un parterre de guérilleros en 1990. Du premier, Londoño a appris la stratégie militaire ; du second, la théorie marxiste. Rodrigo Londoño est plus connu sous le nom de Timochenko, nom qui a acquis une notoriété mondiale le 24 novembre 2016, lorsqu’il a signé un accord de paix avec le président colombien Juan Manuel Santos après quatre ans de négociations à La Havane. Près de cinquante ans après le début du conflit, 13 202 guérilleros ont rendu les armes. Ils se sont présentés dans des centres d’accueil au milieu des montagnes, où ils ont déposé leur arsenal et se sont vu attribuer une identité. Des centaines d’entre eux n’existaient même pas dans les registres de l’état civil. Ils portaient des enfants en bas âge et des blessures de guerre. Certains sont arrivés manchots, d’autres borgnes ou boiteux. Et certains sont arrivés vieux. Comme Timochenko, qui s’est engagé en 1976, à l’âge de 17 ans, quittant sa famille sans jamais lui dire adieu.
Le Quindío est un petit département de Colombie qui ne compte guère plus de 500 000 habitants. C’est une région paisible, traversée par des rivières boueuses bordées d’immenses bambous, où les couchers de soleil sont la mélancolie même : le ciel se teinte de rouge comme si la fin du monde menaçait. Les retraités de Bogotá, de Medellín et de Cali viennent y couler leurs vieux jours, loin des bureaux, cultivant leur petit potager et buvant du café bio. Rodrigo Londoño a suivi cette voie de la classe moyenne : depuis le début du confinement lié au coronavirus, il vit dans une petite ferme du Quindío où il cultive du café et des bananes. Avant qu’il ne signe l’accord de paix, on ne connaissait de lui qu’une photo, représentant un homme de plus de 1,80 m, aux bras épais et à la barbe broussailleuse. Selon les services du renseignement militaire, il était médecin et avait été formé en Union soviétique et à Cuba ; c’était un homme assoiffé de sang avec qui il ne serait jamais possible de conclure la paix. Le temps a prouvé que les services de renseignement avaient tout faux, sauf sur deux points : son nom et sa date de naissance. Londoño se tient dans le couloir de sa maison, construite sur une petite colline. S’il n’avait pas dirigé une armée rebelle, commandité des enlèvements de civils et orchestré une lutte sanglante qui a duré des décennies, on jurerait que c’est un paysan qui a gagné un peu d’argent, pas beaucoup, juste assez pour vivre. Il a 62 ans, mesure à peine 1,70 m et ne porte pas de barbe. Il a un gros ventre et parle d’une voix légèrement aiguë. Ses cheveux sont parfaitement peignés, il sourit – il rit tout le temps, à n’importe quelle question, comme pour masquer sa timidité. La maison dispose d’un salon spacieux. Dans la cuisine, séparée de la salle à manger par un bar, deux jeunes femmes préparent un ragoût de lentilles et de viande. Il vient de s’asseoir lorsqu’un bébé de 1 an surgit de sous la table – son fils, qu’il soulève et pose sur ses genoux. Une des femmes s’approche. Il s’agit de Johana Castro, sa compagne, âgée de 37 ans. Londoño explique que c’est ici, dans cette maison, qu’ils ont essayé de l’assassiner. Après la signature de l’accord de paix, les Farc sont devenues un parti politique, Force alternative révolutionnaire commune, gardant ainsi le même acronyme. Londoño en a pris la tête ; c’est pourquoi il dispose d’une garde rapprochée composée de policiers, d’ex-guérilleros et de civils. En 2018, il s’est porté candidat à la présidentielle. Sa campagne a été mouvementée : des manifestations étaient organisées lors de son passage dans certaines villes, on lui jetait des pots de fleurs, des pierres, des bouteilles. Il a finalement retiré sa candidature en raison de problèmes cardiaques, et les Farc n’ont même pas obtenu 1 % des voix. Dans une déclaration publique de janvier 2020, Londoño a remercié la police et l’armée de lui avoir sauvé la vie en abattant deux anciens guérilleros qui auraient planifié son assassinat. À l’époque, plusieurs politiciens colombiens insistaient sur le fait que le processus de paix avait échoué. Lorsque le médecin légiste a examiné les corps des ex-guérilleros, ceux-ci présentaient des traces de torture et témoignaient de plusieurs jours de décomposition. L’affaire a vite été oubliée, on n’a jamais su ce qui s’était vraiment passé.
En décembre 2014, pendant que Timochenko négociait l’accord de paix à La Havane, le bureau du procureur général colombien a annulé plus de 100 actes d’accusation contre lui et suspendu 117 mandats d’arrêt. À l’époque, les États-Unis offraient une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture ; la Colombie, 2,5 millions de dollars. La Cour pénale internationale lui a infligé 16 condamnations allant de dix à quarante ans de prison pour meurtres, enlèvements, prises d’otages, déplacement forcé de populations et enrôlement de mineurs. Il est actuellement engagé dans une procédure pénale devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), un organe de justice transitionnelle chargé d’enquêter sur les crimes commis pendant le conflit. Les anciens guérilleros qui reconnaissent leur culpabilité et acceptent de dire la vérité bénéficient de peines de prison réduites, voire d’une amnistie. Londoño n’a jamais manqué une audience au tribunal, mais ses déclarations de septembre 2020 sur l’enrôlement des mineurs ont suscité l’indignation. Aucune pièce d’identité n’était demandée à ceux qui voulaient rejoindre les Farc, a-t-il affirmé. Ce qui a été perçu par les Colombiens comme un déni des preuves avancées par les anciens combattants et les parents des victimes. Assis à table, chez lui, devant une bière, après avoir mangé son ragoût de lentilles et réfléchi aux dérives du conflit, il dit : « La guerre, c’est une connerie. – Que pensez-vous des crimes dont vous êtes accusé ? – Je n’étais pas impliqué dans beaucoup d’entre eux. On m’accuse de choses qui se sont passées dans le sud du pays, alors que j’étais dans le Nord, près de la frontière vénézuélienne. Bien sûr que des erreurs ont été commises. Mais, à l’époque, ça nous semblait des actions légitimes. Aujourd’hui, j’ai fait mon examen de conscience et je reconnais nos erreurs auprès des victimes ; je demande pardon. Par exemple, je n’ai jamais approuvé l’enrôlement de mineurs, mais les décisions étaient prises collectivement. » Lorsque Rodrigo Londoño a été nommé commandant en chef, très peu de Colombiens le connaissaient, contrairement à d’autres commandants aujourd’hui décédés qui étaient devenus célèbres pour leurs faits d’armes. Ce n’est qu’avec le processus de paix qu’il a acquis une certaine notoriété, lorsqu’il est apparu dans les médias, qu’il a donné des interviews. Il a alors investi l’imaginaire collectif, incarnant le démon craint par des millions de personnes : le commandant de la guérilla, une figure peut-être plus redoutée que celle du narco.
Les Farc n’ont eu en tout et pour tout que trois commandants. Le premier, Manuel Marulanda Vélez – de son vrai nom Pedro Antonio Marín –, est devenu une icône mythique de la rébellion. Lorsque des ex-guérilleros parlent de lui, on dirait qu’ils récitent le Coran ou la Bible, comme si cet homme n’avait pas été un chef de guerre mais un prophète, un moine qui aurait atteint un niveau de conscience supérieur. Le deuxième était Alfonso Cano – Guillermo León Sáenz –, que les guérilleros et les politiques qui l’ont connu présentent comme un intellectuel. Il a été tué par l’armée colombienne lors d’un bombardement aérien le 4 novembre 2011, alors que le gouvernement Santos menait en secret des pourparlers avec la guérilla. Si Rodrigo Londoño lui a succédé, sur décision de l’organe suprême de l’organisation, le secrétariat de l’État-major central, c’est peut-être surtout en raison de son ancienneté. En cinquante ans, les Farc sont passées d’une minuscule guérilla, composée de paysans dotés d’une faible force de frappe, à une puissante organisation meurtrière. Dans les années 1980, un premier processus de paix a échoué, entraînant l’essor d’autres forces de guérilla comme l’ELN (Armée de libération nationale), l’EPL (Armée populaire de libération) et le M-19 (Mouvement du 19 avril). Les Farc ont alors défini un plan de bataille pour prendre le pouvoir : enlèvements, racket des éleveurs de bétail, taxation des narcotrafiquants et, dans certaines régions, trafic de drogue. « Dans les années 1980, nous espérions que le socialisme international nous aiderait à nous développer, explique Londoño. Nous n’avons jamais été formés par les Soviétiques ou les Cubains. Nous n’avons eu d’échanges fructueux qu’avec les Guatémaltèques ; ils nous ont beaucoup appris sur les techniques de communication. Les Nicaraguayens nous ont causé beaucoup de problèmes parce qu’ils nous ont promis des armes mais ne les ont jamais livrées. Grosse déception. Ensuite, quand on est tombés sur le narcotrafic et qu’on a vu cette montagne de pognon, on s’est dit : “Bon, le camp socialiste nous a laissés tomber, voilà l’argent.” Mais nous étions des révolutionnaires convaincus, pas des narcos ; nous ne faisions que collecter des taxes sur le narcotrafic, nous surveillions les laboratoires. » Grâce à cette manne financière, les Farc se sont développées dans les années 1990. La Colombie est un pays vaste à la végétation dense, traversé par la cordillère des Andes et abritant une partie de la forêt amazonienne. Pour couvrir l’ensemble du territoire, les guérilleros se sont constitués en blocs. Le plus célèbre et le plus meurtrier était le Bloc oriental, commandé par Jorge Briceño, alias Mono Jojoy – « peut-être mon seul ami ; mais à la fin nous nous sommes éloignés, nous avions certains désaccords », dit Londoño. Si Mono Jojoy n’avait pas été tué le 22 septembre 2010 lors d’un bombardement, il aurait probablement été nommé commandant en chef. Sous sa houlette, des armes non conventionnelles ont été mises au point : des « bombes cylindriques », utilisées lors d’attaques de commissariats et de casernes au milieu de la population civile, et des mines antipersonnel, posées dans les champs et les régions montagneuses, qui fauchent soldats, paysans et enfants. Entre 1991 et 2002, selon le parquet colombien, le Bloc oriental s’est emparé de quelque 70 villes, entraînant le déplacement de centaines de familles. La période la plus terrible s’est déroulée entre 1998 et 2002, lorsque les Farc étaient en pourparlers avec le président Andrés Pastrana. Le processus de paix, connu sous le nom de « dialogues du Caguán », du nom de la zone démilitarisée de 42 000 km2 cédée aux guérilleros, fut un échec. Au cours de ces années, les Farc ont mené la vie dure aux soldats de l’armée colombienne. Des vidéos montrant ceux-ci enchaînés dans des cellules de fortune au cœur de la jungle tournaient sur tous les téléviseurs du pays. Les guérilleros ont kidnappé des hommes politiques, des journalistes, des sénateurs, des hommes d’affaires, ainsi qu’Ingrid Betancourt, qui fut gardée en captivité dans la jungle pendant plus de six ans. En 2002, le pays en a eu marre de vivre dans la peur. Vous ne pouviez pas vous déplacer en voiture d’un département à un autre sans risquer de tomber sur un barrage routier et de vous faire kidnapper. Les Farc n’étaient qu’à une demi-heure de villes comme Bogotá, Medellín et Cali, où plusieurs hommes politiques avaient été enlevés lors d’opérations spectaculaires. Álvaro Uribe fut élu président au mois d’août et bénéficia du Plan Colombie, une alliance conclue avec les États-Unis qui prévoyait un soutien économique et logistique. Le gouvernement d’Uribe entreprit de décimer méthodiquement les Farc : bombardement de leurs campements, encerclement des zones de conflit pour empêcher les rebelles de s’approvisionner, déploiement de l’armée dans tout le pays, sauvetage des otages. Des guérilleros de premier plan tels que Mono Jojoy et Raúl Reyes furent tués. En 2010, Juan Manuel Santos, qui avait fait le serment de poursuivre la politique d’Uribe, fut élu président. Son accession au pouvoir laissait présager une intensification des affrontements et des bombardements ; mais, le 4 septembre 2012, des pourparlers de paix furent annoncés. Les négociations durèrent un peu plus de quatre ans à La Havane. Au cours de ces quatre années, le contenu des accords de paix fut régulièrement soumis à l’opinion publique, ce qui suscita de vives réactions dans un pays comptant des milliers de victimes. Le 2 octobre 2016, les Colombiens furent invités à se prononcer, par voie de référendum, sur la question suivante : « Soutenez-vous l’accord final d’achèvement du conflit et de construction d’une paix stable et durable ? » Le « non » l’emporta avec 50,21 % des voix, rendant caduc le traité de paix qui avait été signé quelques jours plus tôt. Les Farc et le gouvernement s’empressèrent d’entamer des négociations avec l’opposition, et la ratification fut finalement obtenue. La Juridiction spéciale pour la paix (JEP) fut créée, ainsi que des « espaces territoriaux de réinsertion » (ETCR) pour que les ex-combattants puissent y commencer une nouvelle vie. Pour financer leurs projets, ils bénéficièrent d’une aide d’un peu plus de 300 dollars. Près de cinq ans après cette signature, le parti des Farc compte dix représentants au Congrès et un maire. Depuis le cessez-le-feu, 200 ex-guérilleros ont été assassinés par l’armée ou des groupes paramilitaires ; des milliers d’autres ont développé des entreprises de tourisme, d’agriculture et de textile. Mais, en août 2019, Iván Márquez et Jesús Santrich, deux ex-guérilleros qui avaient été les principaux artisans du traité de paix, ont repris le maquis – d’où ils prévoyaient d’assassiner Timochenko en janvier 2020 2. Entre 2016 et 2020, des groupes paramilitaires et d’anciens guérilleros ayant repris les armes ont tué plus de 500 défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement et plus de 200 guérilleros repentis. Les espaces territoriaux de réinsertion ne sont plus sûrs ; des centaines d’ex-combattants les ont abandonnés. Des milliers d’entre eux peinent à trouver du travail, et les aides promises par le gouvernement tardent à arriver sur leurs comptes en banque. La paix est en lambeaux. Rodrigo Londoño est le seul parmi les dirigeants et ex-commandants à avoir une vie publique : il a une femme, un fils, un chien qu’il a trouvé dans la jungle, un compte Twitter et un compte Instagram.
La plateforme Zoom est son outil de communication préféré : il ne parle pas au téléphone et utilise WhatsApp avec le laconisme d’un télégraphe. Il continue à prendre ses précautions, comme du temps de la guérilla : il est avare de paroles et craint d’être sur écoute. Notre premier entretien a lieu sur Zoom. Il est assis face à son ordinateur, dans un grand bureau, le visage baigné de lumière. « J’ai eu une enfance heureuse, raconte-t-il. J’ai grandi dans un petit village du Quindío où tout le monde se connaissait. » Avant l’âge de 5 ans, il savait lire et maîtrisait les opérations mathématiques de base, mais il n’a pas pu entrer à l’école du village parce que les enfants de moins de 7 ans n’y étaient pas admis. Sa mère l’instruisait avec la Bible, un livre qu’il trouvait particulièrement beau pour la qualité du papier. Son père était un paysan de gauche, analphabète, qui s’était converti au communisme. Il donnait à lire au petit Rodrigo Voz proletaria, le journal du Parti communiste colombien. « Mon père était un paysan originaire d’Antioquia, un département du nord-ouest de la Colombie. Il était très rebelle, c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas fait d’études. Je regrette de ne pas lui avoir demandé à quel moment exactement il était devenu communiste. Au départ, c’était un libéral de gauche, partisan de Gaitán [voir la note 1]. Ses cousins et la plupart des membres de sa famille étaient de sensibilité communiste mais ne participaient pas activement à la vie politique. Mon père, lui, c’était un militant. Il s’est même porté candidat au conseil municipal de sa commune, La Tebaida. » Au collège, Rodrigo se démarque par ses bons résultats et, comme beaucoup d’autres enfants de la campagne colombienne, il aide son père aux champs pour planter et récolter le café. Le week-end, sa mère et lui vont au cinéma à Armenia, la ville la plus proche, voir des westerns et des comédies mexicaines. Au cours des quarante années qu’il a passées dans la guérilla, il s’est souvenu de ces dimanches comme de petits diamants perdus dont on ne se rappelle que l’éclat. Au lycée, il abandonne ses études parce que son père le punit sévèrement chaque fois qu’il renâcle à la tâche. Il vit alors avec sa demi-sœur aînée à Quimbaya, dans le Quindío, et fait partie de la Jeunesse communiste. C’est grâce à cette organisation qu’il visite l’université locale, où il se fait connaître par sa ferveur révolutionnaire, fruit de plusieurs années d’écoute de Radio Habana avec son père, de lecture de Voz proletaria, d’observation des réunions bien arrosées des partisans qui se retrouvaient dans la maison familiale pour débattre des inégalités et de la persécution de la gauche. « On préparait la campagne électorale lorsqu’un jour une dispute a éclaté avec un sympathisant de l’organisation, se souvient-il. Moi, à 17 ans, j’étais très exalté. Et j’ai entendu un chef de la Jeunesse communiste dire que les élections ne servaient à rien, que ce qu’il fallait, c’était cracher de la mitraille ; que, si on le voulait, il nous aiderait à rejoindre les Farc. Alors j’ai pris contact avec le gars et je lui ai dit que je voulais partir. » À cette époque, Londoño avait un ami proche, Jorge Rojas Rodríguez, qui est devenu plus tard journaliste. Tous les deux vivaient dans la maison de la Jeunesse communiste de Quimbaya. Ils partageaient les tâches ménagères, étudiaient le marxisme et faisaient du théâtre. Ils peignaient des fresques sur les murs à la gloire des héros de la révolution cubaine, Fidel Castro et Che Guevara ; prédicateurs zélés, ils prêchaient la doctrine communiste mégaphone à la main. Rojas a consacré un livre à son ancien ami, Timochenko. El último guerrillero, dans lequel il raconte : « Un docteur fit soudain irruption dans la Maison du peuple. C’était un cardiologue renommé et fortuné, à la fois admiré et persécuté pour son soutien affiché à la révolution cubaine. Il tenait à la main, comme s’il s’agissait de trophées, un sac à dos en toile vert foncé et une paire de bottes noires imperméables. Face aux militants du Parti et aux membres de la Jeunesse communiste de Quimbaya qui se réunissaient religieusement tous les samedis soir à 7 heures, il demanda d’une voix forte : “Qui est la tête brûlée qui part avec moi ?” Du fond de la salle, Rodrigo se leva et s’avança fièrement sans dire un mot. » Londoño ne donne pas plus de détails sur son départ et se rappelle avoir été accueilli par des camarades communistes à Bogotá. Après quelques jours passés dans la capitale, il s’est rendu avec un guide et un indigène sur le haut plateau de Sumapaz, niché dans la Cordillère orientale, qui relie les départements de Meta et de Huila – un territoire historiquement dominé par les Farc. À la faveur d’un cafouillage de son guide, Rodrigo s’est retrouvé dans le campement de Manuel Marulanda et Jacobo Arenas, les fondateurs de la guérilla. C’est Arenas lui-même qui a procédé à l’enrôlement de Rodrigo. Au moment de choisir son pseudonyme, il a repensé à un homme qui était allé en Union soviétique et lui avait parlé d’un certain Timochenko. Son surnom a changé plusieurs fois : Timo, Timoleón Jiménez. « N’importe qui peut expliquer comment allumer un feu, mais c’est autre chose de le faire pour de vrai : allumer un feu avec du bois vert, du bois humide ; manger des serpents, des singes, des rongeurs ; ne pas manger pendant des semaines, ne pas changer de vêtements ; s’enfoncer dans une jungle épaisse avec juste une boussole ; franchir les postes de contrôle de l’armée en se faisant passer pour un mineur, un prêtre ou un petit agriculteur », dit-il, assis à son bureau, tandis que son image vacille sur mon écran. Il ne s’exprime pas sur un ton dramatique. Lorsqu’on lui demande s’il voudrait revenir en arrière, il botte en touche ; il ne veut pas perdre de temps à spéculer. Lorsqu’il a rejoint les Farc, les guérilleros ne faisaient qu’une ou deux « actions » par an ; ils étaient armés de tromblons et de fusils datant de la Première Guerre mondiale. Le travail le plus important était d’ordre discursif, ce qui explique pourquoi lui, l’un des rares à savoir lire et écrire, et à avoir étudié le marxisme, a rapidement gravi les échelons.
Il est 9 heures du matin, nous nous trouvons dans la ferme où il vit. Il a déjà fait une demi-heure d’exercice avant mon arrivée. « Tu as pris un café ? » Il sort de son bureau pour aller chercher des tasses mais revient avec des canettes de bière. « Vous avez été attaqué par certains membres de votre parti parce qu’ils vous trouvent trop mou, trop installé dans votre nouvelle vie. Et aussi parce que vous n’avez pas soutenu Iván Márquez et Jesús Santrich quand ils ont repris les armes. – Mais nous sommes en paix, nous avons signé l’accord. Je ne peux pas décourager des milliers d’ex-guérilleros qui essaient de refaire leur vie. Nous avons accepté de vivre en démocratie. Ça me blesse que ceux qui étaient mes camarades soient retournés à la guerre. – En dehors d’Iván Márquez et de Jesús Santrich, il y a d’autres anciens combattants qui ont repris le maquis. Ils disent que le gouvernement a trahi les accords de paix… – Ils sont très peu nombreux. Ce sont des gens déséquilibrés, qui ont rejoint les Farc sur le tard. Certaines branches de l’organisation étaient gangrénées, à cause du trafic de drogue et d’une mauvaise formation politique. Je n’oublierai jamais une discussion que j’ai eue avec Jacobo Arenas dans la jungle bordant la rivière Guayabero. Il a dit qu’un homme de pouvoir qui avait une arme à la main et rien dans la tête était extrêmement dangereux. Lorsque les affrontements se sont intensifiés, le travail d’éducation du peuple a été suspendu. La guerre a emporté beaucoup de nos meilleurs éléments, et, lorsque ces personnes sont mortes, d’autres qui n’étaient pas aussi instruites les ont remplacées. – Est-ce une manière de vous justifier ? – À présent il s’agit de dire la vérité devant la Juridiction spéciale pour la paix ; mais la frontière est très mince entre reconnaître ses torts et se justifier. Tout n’était pas si mauvais, c’est vrai, mais comment le dire sans heurter, sans blesser les gens ? Il y a quelque temps, on m’a dit : “Quand tu parles aux victimes, tu dis bien les choses et tout le monde en sort apaisé parce que tu reconnais les faits. Mais, dans le contexte judiciaire, le besoin de te justifier resurgit.” Il y a une chose qu’il faut bien garder à l’esprit : l’escalade de la violence, les morts, tout ça c’est le résultat des circonstances du conflit. » Son discours est fluide, il ne cherche pas ses mots. Il peut répondre à une question sur la barbarie de la guerre puis, sans transition, raconter l’histoire d’un guérillero qui a eu le transit intestinal bloqué après avoir mangé le fruit d’un palmier. Ou celle d’un Cubain qui les avait rejoints dans la jungle pour les aider à fabriquer des armes et qui, après un bombardement, s’est mis à avoir si peur des hélicoptères que, quand il les entendait, il faisait sur lui. Ou encore cette fois où, lors d’une cour martiale, ils ont découvert un infiltré et ont dû l’abattre.
Le 2 août 2020, l’ex-président Juan Manuel Santos a interviewé Rodrigo Londoño pour la chaîne de télévision colombienne Caracol TV. Ce fut l’une de leurs seules entrevues depuis la signature du cessez-le-feu. Ils ont discuté du processus de paix, des difficultés rencontrées, des assassinats d’anciens combattants, du rôle de la vérité dans la réconciliation. « En tant que président, ça a été très dur d’envoyer des soldats à la guerre et de devoir ensuite consoler leurs enfants et leurs veuves, explique Santos. Vous-même avez dû faire face à des situations très compliquées : plus de 1 000 guérilleros mouraient au combat chaque année. Comment avez-vous géré cette situation, qu’avez-vous éprouvé personnellement ? – La différence, c’est que vous pouviez consoler les mères. Tandis que les mères des guérilleros ne savaient même pas que leurs fils étaient tombés au combat. Très douloureux – Avez-vous ressenti ce qu’on appelle la solitude du pouvoir ? – Je ne sais pas si c’était la solitude du pouvoir parce que, du pouvoir, on n’en avait pas beaucoup là-bas. Mais la solitude au sens de ne pas pouvoir discuter, échanger, oui. »
Maintenant qu’il est père, Londoño a peur de la mort. Il demande pardon, mais il ne s’attend pas à être pardonné. Il n’est pas médecin, bien que dans les années 1980 des médecins alliés à la cause des Farc lui aient appris à faire de petites opérations chirurgicales. Il n’a jamais été formé en Union soviétique, comme le prétendent les services de renseignement colombiens. À 23 ans, il faisait partie des chefs de l’état-major interarmées et, à 26 ans, il était déjà membre du secrétariat des Farc. Il a été le plus jeune guérillero à atteindre le sommet de l’organisation. Il n’a jamais été blessé et ne sait pas combien de personnes il a tuées lors des affrontements. Il est fier de plusieurs choses : d’être entré dans la jungle avec une boussole pour tout équipement et d’avoir été capable d’en sortir ; de savoir allumer un feu sans que la fumée atteigne le ciel et de pouvoir le faire avec du bois vert et humide ; d’avoir mangé des serpents, des singes et des cochons sauvages sans sourciller. Il ne se vante pas d’avoir été le commandant de la plus ancienne guérilla du monde.
— Daniel Rivera Marin est un journaliste colombien. Spécialiste des conflits armés, il a été reporter pour le quotidien espagnol El Mundo. — Cet article est paru dans le mensuel mexicain Gatopardo le 17 novembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => Timochenko, un innocent aux mains sales
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => timochenko-un-innocent-aux-mains-sales
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-08-26 10:19:38
[post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:38
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=108384
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
« Je suis stupéfaite. La Suède, c’est aussi cela », s’étonne une critique du quotidien Dagens Nyheter, résumant par cette formule la réaction des médias nationaux lors de la parution de Familjen au printemps 2020. Un an après, le livre figure toujours parmi les meilleures ventes, signe de l’inquiétude de la population suédoise face au crime organisé. Primée pour son travail, la journaliste Johanna Bäckström Lerneby y raconte comment un clan familial originaire du Liban tient sous sa coupe une banlieue de Göteborg, la deuxième ville du pays. Approfondissant une série de reportages parus dès 2017, l’auteure « ne dramatise pas, elle clarifie les choses », ajoute le quotidien libéral. L’enquête s’appuie sur des rapports de police et de services sociaux, des comptes rendus de procès et nombre d’entretiens. La journaliste dépeint ainsi une société parallèle qui existe dans d’autres villes du royaume, pointe Svenska Dagbladet. Mais, « pour diverses raisons, de nombreux Suédois en savent probablement moins sur cela que sur les familles de la mafia italienne » à New York, estime le quotidien conservateur. « Tout doit être mis sur la table » pour y remédier, ajoute-t-il, alors que l’extrême droite se tient en embuscade avant les législatives de 2022.
«Toute contestation d’une affirmation officielle ou d’une croyance largement répandue peut être désormais considérée comme “complotiste” », twitte Edgar Morin, le chantre de la pensée complexe. De son côté, l’humoriste Patrick Sébastien confie à TV Magazine, édité par le groupe Le Figaro : « Nous sommes dirigés par des technocrates […]. Il faut pousser les gens à la désobéissance parce qu’on ne comprend pas leurs décisions. La seule logique, c’est que ce virus détruit les malades et les faibles. Je me demande s’il est là par hasard, tout simplement… C’est très complotiste, mais je l’assume. » On dit que les grands esprits se rencontrent, mais parfois il faut les aider un peu. Prenez d’autres lumières contemporaines, qui n’ont a priori pas grand-chose en commun elles non plus : Francis Lalanne, Véronique Genest, Juliette Binoche, Bernard Ménez, Jean-Marie Bigard… Des carrières exceptionnelles, certes, mais les voilà désormais unies sous le qualificatif infâmant de « complotiste », avec une poignée de politiciens, de sportifs, d’éditorialistes, de médecins, de chercheurs et autres intellectuels de haut rang. Leur faute ? À les entendre, ils ont juste posé des questions, fait leurs propres recherches, réfléchi par eux-mêmes, osé donner leur opinion, simplement contesté la doxa, tout cela à la faveur d’une pandémie qui semble avoir grandement sollicité leur verve critique (et leur expertise en épidémiologie). Diantre, on ne peut décidément plus rien dire ! Patrick Sébastien et quelques autres peuvent bien faire mine de se revendiquer complotistes, le terme est généralement reçu pour ce qu’il est : une disqualification. Il est donc, sans surprise, très largement contesté, et souvent explicitement sous la forme du préambule rhétorique : « Je ne suis pas complotiste, mais… » Oui, mais, justement, de plus en plus, c’est le mot lui-même qui est devenu suspect. On le brandirait pour faire taire les voix qui dérangent, on s’épargnerait toute argumentation grâce à ce seul mantra, on réduirait toute dissidence à néant par l’opprobre, amalgamant ainsi des préoccupations bien légitimes aux délires de ceux qui croient à l’existence de reptiliens intergalactiques ou au « grand remplacement ». Trop facile ! Cette profusion d’accusations de complotisme ne cacherait-elle pas quelque chose ? De fait, il paraît que le mot « théorie du complot » a été inventé par la CIA… Comme par hasard ! Certes, c’est peut-être faux, mais ça n’aurait rien d’étonnant si c’était vrai, non ? D’ailleurs, il faudrait qu’on nous prouve le contraire, sans quoi, c’est vraiment qu’on nous prendrait pour des imbéciles. Après tout, il y a quand même eu de véritables complots dans l’Histoire, pas vrai ? Comment savoir si on est complotiste ? Il me semble qu’un bon indice se situe dans l’énergie dépensée à se défendre de l’être en usant de cette rhétorique très caractéristique. Ce n’est pas pour rien que le concept est effectivement péjoratif, et même stigmatisant, selon l’historienne allemande Katharina Thalmann, qui a admirablement documenté cette évolution à partir des années 1950 1. Brièvement, il se trouve que, un jour, la vision du monde selon laquelle tout ce qui va mal peut s’expliquer par l’action délibérée, secrète et malveillante d’entités maléfiques et où, corollairement, tout s’arrangerait immédiatement si les conspirateurs étaient enfin démasqués et mis hors d’état de nuire est devenue irrationnelle, néfaste et, pour tout dire, ringarde. Elle ne l’était pas auparavant. Pendant longtemps, le complotisme fut une façon normale d’envisager la réalité. Seulement, nos manières de comprendre et d’expliquer le monde sont désormais beaucoup plus sophistiquées, et surtout moins romanesques. En conséquence, le « complotisme » relève aujourd’hui d’une vision archaïque et naïve de la société, d’une rhétorique facilement identifiable parce que datée, hyperbolique et improductive. Il est donc normal de s’offusquer d’être qualifié de complotiste : cela signifie simplement qu’il est aujourd’hui inexcusable de l’être.
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
[post_title] => Le complotisme sans peine
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => le-complotisme-sans-peine
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-07-01 07:02:44
[post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=104969
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Le 15 juin 2018, les cendres de l’astrophysicien Stephen Hawking étaient inhumées dans l’abbaye de Westminster, à Londres, en présence d’éminences politiques et scientifiques et de quelques centaines d’admirateurs anonymes, heureux gagnants d’un tirage au sort. La célèbre « voix » du scientifique, générée par ordinateur, résonna sous les voûtes : « J’ai conscience du caractère précieux du temps. Saisissez l’instant. Agissez maintenant. J’ai passé ma vie à voyager à travers l’Univers par la force de l’esprit. » Les hommages firent assaut de superlatifs. « Personne, depuis Einstein, n’avait autant contribué à notre compréhension de l’espace et du temps », déclara l’astrophysicien britannique Martin Rees près de la tombe, voisine de celle de Newton, où a été gravée l’équation du « rayonnement de Hawking ». C’est par l’évocation de ce « grand final » que Charles Seife, professeur de journalisme à l’Université de New York et auteur d’essais sur les mathématiques, ouvre son enquête sur Stephen Hawking. Paru en avril aux États-Unis, l’ouvrage a été aussitôt abondamment commenté, notamment par Frank Wilczek, Prix Nobel de physique 2004, qui salue dans The New York Times un livre « grand public, très fouillé et solidement étayé ». La vie de l’astrophysicien britannique paralysé par une maladie neurodégénérative ne semblait pourtant plus guère recéler de mystères tant elle a été médiatisée. L’auteur d’Une brève histoire du temps – 10 millions d’exemplaires vendus – a déjà fait l’objet de quatre biographies, d’une autobiographie, de plusieurs films, de milliers d’articles… Hawking, qui a joué dans Star Trek, est sans conteste le scientifique le plus populaire depuis Einstein. C’est précisément cela que questionne Charles Seife : sa popularité. « Il pose deux questions cruciales, souligne Samanth Subramanian dans The New Republic : quelle est la nature de la célébrité scientifique ? Et quelles raisons ont permis à Hawking de l’acquérir ? » Interrogations délicates, car il s’agit de démêler la part de la science, de la maladie, de la mécanique médiatique et de l’autopromotion dans ce succès d’image. « Iconoclaste », selon The New York Times, le livre n’en est pas moins, d’abord, un hommage au courage de Hawking, qui apprend à 21 ans la nature irréversible de sa maladie, devient incapable d’écrire à 24 ans, de marcher à 28 ans, de parler à 43 ans. Malgré sa dépendance croissante à toutes sortes de machines, il a poursuivi jusqu’à sa mort, à 76 ans, ses travaux sur les trous noirs : ces astres compacts, nés de l’effondrement d’étoiles et censés engloutir toute matière passant à proximité, émettraient un rayonnement qui les voue à s’évaporer. Cette hypothèse l’a rendu célèbre, même si la preuve (par l’observation ou l’expérimentation) de ce « rayonnement de Hawking » manque toujours. De fait, Hawking n’était pas le scientifique le plus estimé par ses pairs. The New York Review of Books relève une anecdote citée par Charles Seife : en 1999, quand la revue Physics World appelle 250 membres de la communauté à lister les cinq physiciens les plus importants, « Hawking se retrouve en bas du classement, avec un seul vote. » Pourquoi, alors, Hawking était-il perçu par les profanes comme « l’héritier naturel d’Einstein » ? Réponse de Charles Seife : l’astrophysicien, qui refusait cette comparaison, a travaillé dur pour devenir aussi célèbre. Un exemple : son choix de publier sa Brève histoire du temps chez Bantam Books, maison d’édition américaine à grands tirages. Celle-ci l’a présenté, avec son accord, en fauteuil roulant sur fond de ciel étoilé. Cette couverture « a fixé l’image de Stephen Hawking comme le symbole d’un pur esprit scientifique », souligne The New Republic. Ensuite, l’astrophysicien cèdera à la tentation de se vendre « comme une marque » – prêtant son nom à des produits d’Intel et de British Telecom – et de s’exprimer sur des sujets sans rapport avec son expertise. Évitant le piège du portrait à charge, Charles Seife montre aussi que « Hawking a inspiré une nouvelle génération de scientifiques et catalysé les recherches de physiciens travaillant à l’intersection de la théorie quantique et de la relativité », souligne The New York Review of Books. « L’auteur réussit, renchérit la revue Science, à extraire le scientifique – un homme complexe – de l’écheveau des distorsions générées par sa célébrité. »
[post_title] => À la source du rayonnement de Hawking
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => a-la-source-du-rayonnement-de-hawking
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-07-01 07:02:44
[post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=104673
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Au bout du chemin bleu qui glisse vers la mer, entre les frondaisons d’arbres immenses, le ciel s’embrase. C’est l’aube. Ou plus exactement la parfaite représentation d’un rêve d’aube. Car, dans cette image inaugurale du livre de Letizia Le Fur, rien ne colle avec le monde commun, et c’est bien cela qui émeut. La photographie est à l’évidence cadrée au millimètre et les couleurs retravaillées : les feuillages découpent dans le ciel incandescent la forme et le camaïeu d’une flamme. Le chemin, on le devine, est une route bitumée comme tant d’autres. La scène est éclairée au flash, façon nuit américaine : la cime des arbres est presque vert fluo, les troncs sont noyés dans la nuit… Et pourtant, on est happé par le mystère, on est d’emblée perdu. Quelle heure était-il lorsque la photographe s’est arrêtée au tournant de cette route littorale pour visser son œil dans le viseur ? Peu importe, en vérité, car le livre s’appelle Mythologies. Letizia Le Fur a pris ces images aux Canaries, en Grèce, en Normandie et en Corse, c’est-à-dire pas très loin. Elle nous emmène en nul autre lieu que notre imaginaire. En commençant par le commencement : « L’Origine. » Tel est le titre du premier chapitre de son livre, qui cite en exergue quelques vers de la Théogonie, long récitatif sur la généalogie des dieux et la création de l’Univers écrit par Hésiode, poète grec du viie siècle avant notre ère. Letizia Le Fur dit volontiers qu’elle a aimé s’immerger, enfant, dans les récits mythologiques. Ils étaient le véhicule de ses évasions du HLM de Saint-Denis, en banlieue parisienne, où elle a grandi. Ils sont ici sa porte d’entrée dans le règne d’une nature primordiale : le minéral, le végétal et la mer. À la différence de Sebastião Salgado, qui, pour Genesis, a sillonné la planète afin d’y débusquer une nature et une humanité saisissantes de mystère, la photographe traque l’étrange dans le familier. « Je m’efforce de m’éloigner de la réalité », dit-elle. Elle dessine des croquis des vues qu’elle aimerait trouver, un exercice de préparation hérité de ses années aux Beaux-Arts de Tours. Elle compose ses photos comme des tableaux et poursuit le travail en postproduction. « La photographie brute n’est qu’une esquisse qui, après ses interventions seulement, devient l’image projetée et imaginée », commente la spécialiste Laura Serani dans Mythologies. Les fiers figuiers de Barbarie s’alanguissent dans une lumière de nature morte, les pins aux troncs trop minces et trop grands s’élancent vers le ciel en une diagonale vertigineuse, les fleurs ne sont qu’inflorescences phalliques qui se dressent et s’épanchent, les rochers déferlent en lentes vagues rouges, un roc fendu dessine l’origine du monde. Quant à l’humanité, elle surgit, minuscule, dans une forêt transfigurée par un magnifique clair-obscur : c’est un homme nu, archétype d’une sculpture grecque ou d’une peinture néoclassique, qui apparaît, disparaît. « J’aime photographier la végétation. Mais pour la première fois, j’ai eu envie d’introduire un homme. Il est musclé, mais je le vois fragile dans sa nudité au sein de cette nature brute. Je voulais poser sur ce corps masculin un regard de femme, ni érotique, ni emphatique, exprimer une tendresse et proposer une réflexion sur la représentation du masculin, rare dans le monde de l’art moderne. » Rare aussi dans celui de la publicité de luxe, qui lui passe des commandes depuis vingt ans. Ce travail-là lui a permis d’affiner ses techniques de cadrage – « les images bien pensées sont prises vite ». Cela lui a sans doute été bien utile pour décrocher sa première récompense pour une œuvre personnelle : le prix Alpine & Leica, quatre jours à fond de train sur les routes du sud de la France. Au bout, une expo et le titre d’ambassadrice Leica. Et depuis, trois invitations en résidence – La Bourboule, la Normandie et Cadaqués – pour développer un projet personnel dont l’épicentre est, à chaque fois, une transformation du réel ordinaire en fiction étrange et belle. Son prochain défi : transmuer le laid. Un rêve d’enfance.
— C.B.
[post_title] => Un réel étrange et pénétrant
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => un-reel-etrange-et-penetrant
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-07-01 07:02:44
[post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=104897
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
En 2012, l’Arménie avait fêté en grande pompe le 500e anniversaire du premier livre imprimé en caractères arméniens, un événement qui célébrait l’ancrage de la lecture dans la culture nationale. C’était huit ans à peine après que le pays eut quitté le giron soviétique, tutelle sous laquelle des livres tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires se vendaient à bas prix, permettant à la plupart des foyers d’avoir leur bibliothèque de classiques, dont les 12 tomes de l’Encyclopédie soviétique arménienne. Aujourd’hui, les tirages se sont effondrés, les prix ont grimpé et le marché du livre est concentré dans le secteur d’Erevan. La capitale compte une dizaine de librairies, dont deux enseignes majeures : Bookinist, une « institution » locale fondée en 1932, et Zangak. Chacune possède une maison d’édition, publiant essentiellement des traductions de best-sellers destinés à la jeunesse en arménien, langue privilégiée par la nouvelle génération. Les précédentes, elles, préfèrent lire la littérature étrangère et savante en russe. Les ventes dans ces deux librairies reflètent la quête de sens des habitants d’un pays assommé par la défaite face à l’Azerbaïdjan, au lourd bilan humain et économique, et par une pandémie repartie à la hausse au printemps. Ce sont essentiellement les auteurs surfant sur le New Age ou proposant une lecture globale du monde qui ont la cote : ainsi Paulo Coelho, Robin Sharma et Yuval Noah Harari. De jeunes talents arméniens comme Sune Sevada se frayent un chemin aux côtés d’écrivains confirmés tels la romancière Narinai Abgaryan (qui écrit en russe) et Vartkès Bedrossian (mort en 1994), sans toutefois surclasser Mark Aren, prolifique romancier arménien établi à Moscou. Ces livres-phares ne sauraient éclipser une offre soutenue contre vents et marées non seulement par Bookinist et Zangak, mais aussi par des maisons comme Antares, qui publie pléthore d’auteurs arméniens et étrangers (dont Patrick Modiano et Michel Houellebecq). Citons également Actual Art, qui édite depuis vingt ans des livres au design soigné, avec une attention particulière pour la littérature française contemporaine, d’Alain Robbe-Grillet à Leïla Slimani.
— Tigrane Yégavian est un journaliste indépendant, auteur d’Arménie.À l’ombre de la montagne sacrée (Nevicata, 2015) et de Géopolitique de l’Arménie (BiblioMonde, à paraître en octobre 2021).
[post_title] => Après la défaite, la quête de sens
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => apres-la-defaite-la-quete-de-sens
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2021-07-01 07:02:44
[post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=104685
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok